JUSQU'AU SOMMEIL

« PEUR signifie Progresser Et Utilement Réévaluer. »

Vieux slogan AA

ANNIVERSAIRE

1

Fondée en 1946 par Fat Bob D., qui avait connu personnellement Bill Wilson, le fondateur du Programme, la réunion des AA du samedi midi à Frazier était l’une des plus anciennes du New Hampshire. Fat Bob D. était couché dans sa tombe depuis longtemps, victime d’un cancer des poumons — dans les débuts, la plupart des alcoolos abstinents fumaient comme des pompiers et on avait coutume de dire aux petits nouveaux de garder le bec fermé et les cendriers vides — mais cette réunion était toujours très fréquentée. Ce jour-là, c’était salle comble, parce qu’à la clôture, il y aurait de la pizza et du gâteau. C’était ce qui se faisait pour la plupart des réunions d’anniversaire, et maintenant l’un des leurs célébrait ses quinze ans de sobriété. Dans ses premières années, on le connaissait sous le nom de Dan ou Dan T., mais la rumeur concernant son travail à l’hospice du coin s’était propagée (on n’appelle pas le magazine des AA De bouche à oreille pour rien), et maintenant il était devenu courant de l’appeler Doc. Vu que ses parents l’appelaient comme ça quand il était petit, Dan trouvait le surnom ironique… mais d’une façon positive. La vie est une roue, son seul boulot c’est de tourner, et elle revient toujours à son point de départ.

Un vrai toubib, du nom de John celui-là, présidait à la demande de Dan et la réunion suivit son cours habituel. Il y eut des rires quand Randy M. raconta comment il avait dégueulé sur le flic qui l’avait arrêté la dernière fois pour conduite en état d’ébriété et d’autres rires lorsqu’il poursuivit en disant qu’il avait découvert un an après que le flic était lui-même membre du Programme. Maggie M. pleura en racontant (en « partageant » en langage AA) comment on lui avait encore refusé la garde alternée de ses deux enfants. Les clichés habituels furent prodigués — il faut laisser du temps au temps, les choses avancent si tu les fais avancer, ne lâche pas tant que le miracle n’est pas arrivé — et Maggie finit par se calmer et renifler. Il y eut la clameur habituelle La Puissance Supérieure a dit Éteins-moi ça ! quand le téléphone portable d’un mec se mit à sonner. Une fille dont les mains tremblaient renversa son gobelet de café ; une réunion sans au moins un café renversé était rare, en vérité.

À une heure moins dix, John D. fit passer le panier (« nous nous finançons par nos propres contributions ») et un appel à annonces. Trevor K., qui avait ouvert la séance, se leva et demanda de l’aide — comme il le faisait toujours — pour nettoyer la cuisine et ranger les chaises. Yolanda V. se chargea du Club des Jetons, elle en distribua deux blancs (vingt-quatre heures) et un violet (cinq mois — désigné couramment sous le nom de Jeton Barney). Et comme toujours, elle termina en disant: « Si vous n’avez pas bu aujourd’hui, félicitez-vous chaleureusement, vous et votre Puissance Supérieure. »

Ce qu’ils firent.

Lorsque les applaudissements décrurent, John dit: « Nous avons un quinzième anniversaire aujourd’hui. Casey K. et Dan T. peuvent-ils s’avancer ? »

La foule applaudit lorsque Dan — approchant lentement pour rester à la hauteur de Casey qui marchait dorénavant avec une canne — se présenta. John confia à Casey la médaille avec XV imprimé côté face et Casey l’éleva pour que l’assistance la voie. « J’aurais jamais cru que ce gars-là y arriverait, dit-il, parce qu’il avait AA écrit sur le front dès le début. Trou-du-cul arrogant, autrement dit. »

Ils rirent de bonne grâce à cette vieille blague. Dan sourit, mais son cœur tambourinait. Sa seule et unique pensée était de se sortir de l’épreuve sans se trouver mal. La dernière fois qu’il avait eu aussi peur, c’était quand il avait levé les yeux vers Rose Claque, là-haut sur la plate-forme du Toit du Monde, et lutté pour ne pas s’étrangler lui-même de ses propres mains.

Dépêche-toi, Casey. Je t’en prie. Avant que je perde ou mon courage ou mon petit déjeuner.

Casey aurait pu être celui des deux qui avait le Don… ou peut-être vit-il quelque chose dans le regard de Dan. Toujours est-il qu’il abrégea. « Mais il a dépassé mes attentes et il s’en est tiré. Sur sept alcooliques qui passent notre porte, six la repassent dans l’autre sens et vont se soûler. Le septième est le miracle que nous attendons tous. L’un de ces miracles se tient debout ici devant nous, plus grand que nature et deux fois plus moche. Voici pour toi, Doc, tu l’as mérité. »

Il remit la médaille à Dan. Un instant, celui-ci crut qu’elle allait lui échapper et tomber par terre. Mais Casey serra ses doigts sur les siens avant que cela n’arrive, puis referma ses bras autour de lui pour une grosse étreinte fraternelle. Dans son oreille, il chuchota: « Un an de plus, fils de pute. Félicitations. »

Casey remonta pesamment l’allée jusqu’à la rangée du fond où, par privilège d’ancienneté, il siégeait avec les autres vétérans du Programme. Dan resta seul en première ligne, étreignant si fort sa médaille des quinze ans que ses veines saillaient sur ses poignets. L’assemblée le fixait, attendant ce que la sobriété de longue durée est censée transmettre: expérience, force et espoir.

« Il y a deux ou trois ans… », commença-t-il. Puis il dut s’éclaircir la voix. « Il y a deux ou trois ans, un jour que je prenais un café avec ce vieux gentleman boiteux qui est juste en train de se rasseoir, il m’a demandé si j’avais franchi la cinquième étape: “Nous avons avoué à Dieu, à nous-mêmes et à un autre être humain la nature exacte de nos torts.” Je lui ai répondu que oui, en grande partie. Pour des gens qui n’ont pas notre problème particulier, ça aurait probablement suffi… c’est justement une des raisons pour lesquelles on les appelle des Terriens. »

De petits rires accueillirent cette déclaration. Dan prit une profonde inspiration, se disant que, s’il avait pu affronter Rose et ses Nœuds Vrais, il pouvait affronter ça. Sauf que là, c’était différent. Là, c’était pas Dan le Héros, c’était Dan le Salaud. Il avait assez vécu pour savoir qu’il y a un petit salaud en chacun de nous, mais ça n’est pas d’une grande aide quand il s’agit de le dévoiler au grand jour.

« Il m’a dit qu’à son avis, j’avais encore un tort sur la conscience, parce que j’avais trop honte pour en parler. Il m’a dit de le lui abandonner. Il m’a rappelé une formule que l’on entend pratiquement à toutes les réunions — on n’est jamais aussi malade que de ses secrets. Et il m’a dit que si je ne racontais pas le mien, un jour ou l’autre, je me retrouverais avec un verre à la main. J’ai résumé l’essentiel, Casey ? »

Au fond de la salle, les mains refermées sur le pommeau de sa canne, Casey fit oui de la tête.

Dan sentit la brûlure derrière ses yeux signifiant que les larmes approchaient et il pensa, Mon Dieu, aide-moi à franchir cette étape sans chialer. Je t’en prie.

« Je lui ai pas lâché le morceau. Je me disais depuis des années que c’était la seule chose que je ne raconterais jamais à personne. Mais je pense qu’il avait raison, et si un jour je recommence à boire, j’en mourrai. Je ne veux pas le faire. J’ai de bonnes raisons de vivre aujourd’hui. Alors… »

Les larmes étaient là, maudites larmes, mais il était allé trop loin pour reculer, à présent. Il les essuya du poing qui ne serrait pas la médaille.

« Vous savez ce que disent les Promesses ? Que nous ne regretterons pas plus le passé que nous ne voudrons l’oublier. Pardonnez-moi de vous le dire mais je pense que c’est une des rares conneries dans un programme plein de vérités. Je regrette beaucoup de choses mais il est temps pour moi de m’en libérer, même si je le fais en traînant les pieds. »

Ils attendirent. Même les deux dames occupées à répartir les parts de pizza sur des assiettes en papier l’observaient, debout à la porte de la cuisine.

« Peu de temps avant que j’arrête de boire, je me suis réveillé à côté d’une femme que j’avais ramassée la veille dans un bar. On était dans son appartement. C’était un taudis. Elle avait pratiquement rien. Je pouvais comprendre ça parce que moi-même, à l’époque, j’avais pratiquement rien et on vivait probablement à Galère City pour la même raison, tous les deux. Et cette raison, vous la connaissez tous. » Il haussa les épaules. « Si t’es l’un de nous, la bouteille te prend tout, c’est tout. D’abord un peu, puis beaucoup, puis tout.

« Cette femme s’appelait Deenie. Je ne me rappelle pas grand-chose d’elle, mais ça, je m’en souviens. Je me suis rhabillé et je suis parti. Mais d’abord, j’ai pris son argent. Et il se trouve qu’en fait, elle avait au moins une chose que je n’avais pas, parce que pendant que je fouillais dans son porte-monnaie, je me suis retourné et son fils était là. Un bébé encore en couche-culotte. Sa mère et moi, on avait ramené de la coke la veille et le sachet était posé sur la table. Quand il l’a vu, il a voulu le prendre. Il croyait que c’étaient des bonbons. »

Dan s’essuya encore les yeux.

« Je l’ai attrapé avant lui et je l’ai rangé en hauteur. Ça, au moins, je l’ai fait. C’était pas assez, mais au moins je l’ai fait. Puis j’ai mis l’argent de sa mère dans ma poche et je suis parti sans me retourner. Je ferais n’importe quoi aujourd’hui pour pouvoir me retourner. Mais je ne peux pas. »

Les deux femmes étaient retournées à la cuisine. Certains consultaient leur montre. Un estomac gargouillait. Dévisageant la petite centaine de présents, Dan prit conscience d’une chose ahurissante: ce qu’il avait fait ne les révoltait pas. Ça ne les surprenait même pas. Ils avaient entendu pire. Certains avaient fait pire.

« Voilà, dit-il. C’est tout. Merci de m’avoir écouté. »

Avant les applaudissements, l’un des vétérans du dernier rang lança la question rituelle: « Comment tu y es arrivé, Doc ? »

Dan sourit et donna la réponse rituelle: « Un jour à la fois. »

2

Après le Notre-Père, la pizza et le gâteau au chocolat avec le grand chiffre XV glacé dessus, Dan aida Casey à remonter dans sa Tundra. De la neige fondue avait commencé à tomber.

« Le printemps dans le New Hampshire, dit Casey d’un ton acide. Si c’est pas magnifique.

— Et le soleil haut sur l’horizon caché dans un banc de nuage a mis du safran sur le bord des nuages, déclama Dan. Tout dit que pas ne dure la fortune. En fait une petite bourrasque de pluie… comme une souris hors de la montagne de nuages. »

Casey le dévisagea, médusé. « Tu viens d’inventer ça ?

— Mais non. Ezra Pound. Quand vas-tu arrêter de faire le con et te décider à te faire opérer de la hanche ? »

Casey grimaça. « Le mois prochain. J’ai décidé que si tu peux révéler ton plus grand secret, je peux me faire mettre une prothèse. » Il se tut. « Mais, Danno, je dois te dire que ton secret, il était foutre pas si gros.

— C’est ce que j’ai découvert. Je pensais qu’ils allaient tous s’enfuir en criant. Au lieu de ça, ils sont restés là à manger de la pizza et à causer de la pluie et du beau temps.

— Si tu leur avais dit que tu avais assassiné une grand-mère aveugle, ils seraient restés pareil pour manger la pizza et le gâteau. Gratos, c’est gratos. » Il ouvrit la portière du conducteur. « Allez, hisse-moi, Danno. »

Dan le hissa.

Casey se contorsionna lourdement, cherchant la position confortable, puis tourna la clé de contact et mit les essuie-glaces pour chasser la neige fondue. « Tout est plus petit une fois que c’est sorti, dit-il. J’espère que tu passeras l’info à tes poulains.

— Oui, ô Sage Casey. »

Casey le contempla tristement. « Va te faire enculer, mon trésor.

— En fait, dit Dan, je crois que je vais retourner aider à ranger les chaises. »

Et c’est ce qu’il fit.

JUSQU'AU SOMMEIL

1

Pas de ballons ni de magicien au goûter d’anniversaire d’Abra cette année-là. Elle avait quinze ans.

Ce qu’il y avait, c’était de la musique rock à faire trembler tout le voisinage pulsant par les haut-parleurs extérieurs qu’avait installés Dave Stone, assisté de Billy Freeman. Les adultes prenaient le café en partageant un gâteau et des glaces dans la cuisine des Stone. Les jeunes avaient investi la salle de séjour familiale du rez-de-chaussée et la pelouse de derrière et, à les entendre chahuter, ils s’éclataient. Les premiers commencèrent à partir aux alentours de dix-sept heures, mais Emma Deane, la meilleure copine d’Abra, resta pour dîner. Abra, resplendissante dans une jupe rouge et une blouse paysanne dégageant les épaules, irradiait de bonne humeur. Elle s’extasia devant le bracelet à amulettes que Dan lui offrit, lui fit un gros câlin et un baiser sur la joue. Il sentait le parfum. Ça, c’était nouveau.

Quand Abra partit raccompagner Emma chez elle, toutes deux papotant gaiement en descendant l’allée, Lucy se pencha vers Dan. Il y avait de nouvelles ridules autour de sa bouche et les premières touches de gris dans ses cheveux. Abra semblait avoir définitivement mis le Nœud Vrai derrière elle ; Dan pensait que Lucy ne le pourrait jamais. « Tu voudras bien lui parler ? Pour l’histoire des assiettes ?

— Je vais aller contempler le coucher de soleil au bord de la rivière. Peut-être que tu pourras lui dire de venir me rejoindre quand elle rentrera de chez les Deane ? »

Lucy parut soulagée, tout comme David, pensa Dan. Pour eux, leur fille serait toujours un mystère. Cela les aiderait-il de savoir qu’elle en serait toujours un pour lui aussi ? Probablement pas.

« Bonne chance, chef », lui dit Billy.

Sur le perron de derrière, où ils avaient naguère vu Abra gisant dans un état qui n’était pas de l’inconscience, John Dalton ajouta son grain de sel: « Je te proposerais bien mon soutien moral, mais je crois que c’est une corvée dont tu dois te charger seul.

— Tu as essayé de lui parler ?

— Oui, à la demande de Lucy.

— Sans résultat ? »

John haussa les épaules. « Elle est plutôt fermée sur le sujet.

— Moi aussi, je l’étais, dit Dan. À son âge.

— Mais tu n’as jamais brisé toutes les assiettes dans la vitrine d’antiquités de ta mère ?

— Ma mère n’avait pas de vitrine d’antiquités », dit Dan.

Il descendit la pelouse des Stone en direction de la Saco River transformée en luisant serpent écarlate par la magie du soleil couchant. Bientôt, les montagnes absorberaient les derniers rayons du soleil et la rivière virerait au gris. La clôture grillagée, jadis destinée à prévenir les explorations potentiellement désastreuses des jeunes enfants, avait été remplacée par une haie d’arbustes décoratifs. David avait retiré la clôture au mois d’octobre de l’année précédente, au prétexte qu’Abra et ses amis n’avaient plus besoin de sa protection ; tous savaient nager comme des poissons.

Mais évidemment, il existe d’autres dangers.

2

La teinte de l’eau avait fané jusqu’au rose le plus ténu — cendres de rose — quand Abra le rejoignit. Il n’eut pas besoin de tourner la tête pour savoir qu’elle était là, ni pour savoir qu’elle avait passé un pull pour se couvrir les épaules. Les soirs de printemps, dans le centre du New Hampshire, l’air fraîchit rapidement, même quand les dernières menaces de neige ont disparu.

(j’adore mon bracelet Dan)

Elle ne disait plus « oncle » que rarement.

(je suis content)

« Ils veulent que tu me parles de l’histoire des assiettes », dit-elle. Prononcées, les paroles manquaient de la chaleur avec laquelle elle les avait pensées. Et les pensées s’étaient envolées. Après son très adorable et sincère merci, elle lui avait fermé son moi intérieur. Elle était très douée pour ça maintenant et s’améliorait de jour en jour. « C’est pas vrai ?

— Est-ce que toi tu veux en parler ?

— Je lui ai dit que je regrettais. Je lui ai dit que je voulais pas le faire. Mais je crois qu’elle m’a pas crue. »

(moi je te crois)

« Parce que toi, tu sais. Eux non. »

Dan ne dit rien, et n’émit qu’une seule pensée:

( ?)

« Ils me croient jamais pour rien ! explosa-t-elle. C’est pas juste ! Je savais pas qu’il y aurait de l’alcool à la stupide fête chez Jennifer et j’en ai même pas bu ! Mais ça l’empêche pas de me priver de sortie pendant deux putains de semaines ! »

( ? ? ?)

Rien. La rivière était presque entièrement grise à présent. Il risqua un coup d’œil vers sa nièce et vit qu’elle examinait ses tennis — rouges, assorties à sa jupe. Ses joues aussi étaient maintenant assorties à sa jupe.

« D’accord », dit-elle enfin. Et même si elle ne se décidait toujours pas à le regarder, un petit sourire réticent relevait les commissures de ses lèvres. « J’peux pas te mener en bateau, hein ? J’en ai pris une gorgée, juste pour savoir quel goût ça avait. Et tu sais quoi ? Y a pas de quoi fouetter un chat. Ç’avait un goût horrible ! »

À ça, Dan ne répondit pas. S’il lui disait que lui aussi avait trouvé sa première gorgée horrible, que lui aussi avait pensé qu’il n’y avait pas de quoi fouetter un chat, que ce n’était ni un secret des dieux ni de roi, elle aurait balayé ça d’un revers de la main comme des conneries sentencieuses d’adulte. On ne peut pas faire la morale aux enfants pour les empêcher de grandir. Ni pour leur apprendre comment faire.

« Je voulais pas casser les assiettes, dit-elle d’une petite voix. Vraiment. C’était un accident, comme je lui ai dit. J’étais tellement folle furieuse !

— C’est vrai que t’es assez douée pour ça. » Il se souvenait d’elle debout au-dessus de Rose Claque pendant que Rose cyclait. Est-ce que ça fait mal ? avait demandé Abra à la chose mourante qui ressemblait à une femme (exception faite, bien sûr, de cette terrible dent). J’espère que oui. J’espère que ça fait un mal de chien.

« Tu vas me faire la leçon ? » Et avec un petit chantonnement méprisant: « Je sais que c’est ça qu’elle veut.

— Je n’ai aucune leçon à faire, mais je pourrais te raconter une histoire que ma mère m’a racontée. À propos de ton arrière-grand-père côté Torrance. Tu veux l’entendre ? »

Abra haussa les épaules. Vas-y, qu’on soit débarrassé, disait ce haussement.

« Din Torrance n’était pas aide-soignant comme moi, mais presque. Il était infirmier. Il marchait avec une canne à la fin de sa vie parce qu’un accident de voiture l’avait laissé infirme d’une jambe. Et un soir, à la table du dîner, il a retourné cette canne contre sa femme. Sans raison: il s’est juste mis à la rouer de coups. Il lui a cassé le nez et ouvert le cuir chevelu. Quand elle est tombée de sa chaise, il s’est levé et il s’est vraiment acharné sur elle. D’après ce que mon père a raconté à ma mère, il l’aurait battue à mort si Brett et Mike, mes oncles, ne l’avaient pas ceinturé. Quand le médecin est arrivé, ton arrière-grand-père était agenouillé près d’elle avec sa trousse d’infirmier, faisant ce qu’il pouvait pour la soigner. Il a dit qu’elle était tombée dans les escaliers. Sa femme — la Momo que tu n’as jamais connue, Abra — a appuyé ses dires. Leurs enfants aussi.

Pourquoi ? souffla-t-elle.

— Parce qu’ils avaient peur. Plus tard — longtemps après la mort de Din —, ton grand-père Jack m’a cassé le bras. Ensuite, à l’Overlook — qui se dressait là où se dresse aujourd’hui le Toit du Monde —, ton grand-père a battu presque à mort ma mère. Avec un maillet de roque, pas une canne, mais au final, c’était la répétition du même.

— Je pige.

— Des années plus tard, dans un bar de St-Petersburg…

— Arrête ! J’ai dit que j’ai pigé. » Elle tremblait.

« … j’ai frappé un type avec une queue de billard jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Tout ça parce qu’il avait ri quand j’avais raclé le tapis. Après ça, le fils de Jack et le petit-fils de Din a passé trente jours en combinaison orange à ramasser les ordures le long de la nationale 41. »

Elle se détourna, se mettant à pleurer. « Merci, oncle Dan. Merci d’avoir gâché… »

Une image emplit la tête de Dan, oblitérant momentanément la vue de la rivière: un gâteau d’anniversaire calciné et fumant. En d’autres circonstances, l’image aurait pu être drôle. Pas là.

Il la prit gentiment par les épaules et la retourna vers lui. « Il n’y a rien à piger. Aucune leçon. C’est rien qu’une histoire de famille. Pour reprendre les mots de l’immortel Elvis Presley, c’est ton bébé, tu le berces.

— Je comprends pas.

— Un jour, tu écriras peut-être de la poésie, comme Concetta. Ou, avec ton esprit, tu pousseras quelqu’un d’autre d’un point élevé pour le faire tomber.

— Non, je ferai jamais ça… mais Rose le méritait. » Abra leva son visage baigné de larmes vers lui.

« Rien à redire à ça.

— Alors, pourquoi est-ce que j’en rêve ? Pourquoi est-ce que je regrette de l’avoir fait ? Elle nous aurait tués tous les deux, alors pourquoi est-ce que je regrette de l’avoir fait ?

— Est-ce le meurtre que tu regrettes ou la joie du meurtre ? »

Abra baissa la tête. Dan aurait voulu la prendre dans ses bras, mais il ne le fit pas.

« Ni leçon ni morale. Juste la voix du sang. Les pulsions idiotes des gens réveillés. Et tu es arrivée à un âge de la vie où tu es complètement réveillée. C’est dur pour toi. Je le sais. C’est dur pour tout le monde, mais la plupart des adolescents n’ont pas tes capacités. Tes armes.

— Que dois-je faire ? Que puis-je faire ? Des fois, je sens monter une de ces colères… pas juste contre elle, mais contre des profs… contre des élèves au bahut qui se prennent pas pour de la merde… ceux qui se moquent si t’es pas bon en sport ou que tu portes pas les bons vêtements… »

Dan songea au conseil que Casey Kingsley lui avait un jour donné: « Va à la décharge.

— Quoi ? » Elle le regarda avec des yeux ronds.

Il lui envoya une image: Abra usant de ses talents extraordinaires — qui, incroyable mais vrai, n’avaient pas encore atteint leur apogée — pour renverser des réfrigérateurs abandonnés, exploser des postes de télé HS, fracasser des machines à laver. Des meutes de mouettes alarmées s’envolaient.

Maintenant, Abra ne le regardait plus avec des yeux ronds, elle lui boxait l’épaule en gloussant. « T’es sûr que ça aide ?

— Mieux vaut la décharge que les assiettes de ta mère. »

Elle inclina la tête et le fixa avec des yeux rieurs. Ils étaient amis de nouveau et c’était bon. « Mais si t’avais vu ces assiettes… ce qu’elles étaient laiii-des.

— Tu essaieras ?

— Oui. » Et à voir sa tête, elle avait hâte.

« Encore une chose. »

Elle redevint grave, attendant la suite.

« Ça ne veut pas dire que tu dois te laisser marcher sur les pieds par qui que ce soit.

— Ah, tant mieux.

— Oui. Rappelle-toi juste à quel point ta colère peut être dangereuse. Garde-la… »

Son portable sonna.

« Je crois que tu devrais répondre. »

Il leva les sourcils. « Tu sais qui c’est ?

— Non, mais je crois que c’est important. »

Dan sortit le téléphone de sa poche et lut le nom du contact: MAISON RIVINGTON.

« Allô ?

— Danny ? C’est Claudette Alberson. Tu peux venir ? »

Il passa mentalement en revue les hôtes de la Maison. « Amanda Ricker ? ou Jeff Kellogg ? »

Ce n’était ni l’un ni l’autre.

« Si tu peux venir, fais vite, dit Claudette. Tant qu’il est encore conscient. » Elle hésita. « Il te demande.

— J’arrive. » Mais si c’est aussi grave que tu le dis, il risque d’être déjà parti quand j’arriverai. Dan coupa la communication. « Il faut que j’y aille, ma puce.

— Même si c’est pas ton ami. Même si tu l’aimes même pas. » Abra était pensive.

« Eh oui, même si.

— Comment il s’appelle ? J’ai pas capté son nom. »

(Fred Carling)

Puis il la prit dans ses bras et la serra, fort-fort-fort. Abra en fit de même.

« J’essaierai, dit-elle. J’essaierai vraiment.

— Je sais que tu le feras, dit-il. Je le sais. Je t’aime très fort, Abra.

— Je suis contente. »

3

Quand il arriva quarante-cinq minutes plus tard, Claudette était dans le bureau des infirmières. Il lui posa la question qu’il avait déjà posée des dizaines de fois auparavant: « Il est toujours avec nous ? » Comme s’il s’agissait d’une excursion en bus.

« À peine.

— Conscient ? »

Elle secoua la main. « Un coup oui, un coup non.

— Azzie ?

— Il a été un moment avec lui puis il s’est éclipsé quand le Dr Emerson est arrivé. Emerson n’y est plus maintenant, il est passé voir Amanda Ricker. Azzie y est retourné dès qu’il est parti.

— Pas de transfert à l’hôpital ?

— Impossible pour le moment. Il y a eu un carambolage sur la 119 de l’autre côté de la frontière à Castle Rock. Plusieurs voitures en accordéon, de nombreux blessés. On a quatre ambulances là-bas, sans compter LifeFlight. Pour certains, aller à l’hôpital changera tout. Mais pour Fred… » Elle haussa les épaules.

« Que s’est-il passé ?

— Tu connais notre Fred… accro à la malbouffe. McDo est sa deuxième maison. Des fois, il regarde avant de traverser Cranmore Avenue, des fois, non. Il compte juste que les gens s’arrêtent pour le laisser passer. » Elle fronça le nez et tira la langue, comme un gosse qui vient de mettre un truc dégoûtant dans sa bouche. Des choux de Bruxelles, peut-être. « Cette arrogance. »

Dan connaissait les manies de Fred, et il connaissait l’arrogance.

« Il allait se chercher son cheese-burger du soir, dit Claudette. Les flics ont embarqué la femme qui l’a renversé: totalement bourrée, elle tenait à peine debout, d’après ce qu’on m’a dit. Ils ont ramené Fred ici. Il a la figure comme des œufs brouillés, le bassin et le torse écrasés, une jambe quasi sectionnée. Si Emerson n’avait pas été là pour ses visites, Fred serait mort tout de suite. Nous avons hiérarchisé les priorités, stoppé l’hémorragie, mais même s’il avait été en excellente condition physique… ce que notre cher vieux Freddy n’est pas… » Elle haussa les épaules. « Emerson dit qu’ils enverront une ambulance après avoir fini de nettoyer les dégâts à Castle Rock, mais le pauvre Fred ne sera plus là, à ce moment-là. Dr Emerson n’a pas voulu se prononcer là-dessus, mais je crois Azraël. Tu ferais bien d’y aller, si tu y vas. Je sais que tu l’as jamais beaucoup aimé… »

Dan repensa aux empreintes de doigts sur le bras du pauvre vieux Charlie Hayes. Désolé de l’apprendre, avait dit Carling quand Dan l’avait informé du trépas du vieil homme. Pépère, le Fred, occupé à bouffer des Junior Mints, en équilibre sur sa chaise préférée. C’est bien pour ça qu’ils sont ici, non ?

Et maintenant, Fred occupait la chambre même où Charlie était mort. La vie est une roue, et elle revient toujours à son point de départ.

4

La porte de la suite Alan Shepard était entrouverte mais Dan frappa quand même, question de courtoisie. Du couloir déjà, il entendait la dure respiration sifflante et gargouillante de Fred Carling, mais ça ne semblait pas déranger Azzie, lové au pied du lit. Carling était étendu sur un drap de caoutchouc, vêtu de son seul caleçon boxer ensanglanté et d’un kilomètre de pansements déjà suintants de sang. Il était défiguré, son corps tordu décrivait au moins trois angles différents.

« Fred ? C’est Dan Torrance. Tu m’entends ? »

L’œil intact s’ouvrit. La respiration s’entrecoupa. Le bref râle aurait pu être un oui.

Dan passa à la salle de bains mouiller un linge d’eau tiède. C’étaient des gestes qu’il avait accomplis tant de fois. Lorsqu’il revint au chevet de Carling, Azzie se leva, s’étira avec volupté en faisant le dos rond comme le font les chats, et sauta à terre. Une seconde plus tard, il était parti, retournant à ses rondes nocturnes. Il boitait un peu maintenant. C’était un très vieux chat.

Dan s’assit au bord du lit et passa doucement le linge humide sur la partie du visage de Fred relativement indemne.

« Comment est la douleur ? Supportable ? »

Le râle, de nouveau. La main gauche de Carling n’était plus qu’un enchevêtrement tordu de doigts brisés, Dan lui prit donc la droite. « Tu n’as pas besoin de parler, dis-moi juste. »

(maintenant oui)

Dan hocha la tête. « Bien. C’est bien. »

(mais j’ai peur)

« Tu n’as aucune raison d’avoir peur. »

Il vit Fred à l’âge de six ans, nageant dans la Saco River avec son frère, Fred tout le temps cramponné à son slip de bain trop grand pour l’empêcher de glisser: c’était un vêtement déjà porté comme presque tout ce qu’il possédait. Il le vit à quinze ans, en train d’embrasser une fille au ciné-parc de Bridgton, respirant son parfum tout en lui touchant le sein et souhaitant que la nuit ne finisse jamais. Il le voit à vingt-cinq ans rouler vers Hampton Beach avec les Saints du Bitume, chevauchant une Harley FXB, modèle Sturgis, superbe, bourré de vin rouge et de benzédrine, et c’est une journée de rêve, tout le monde regarde la longue caravane scintillante et pétaradante des Saints s’arracher dans un boucan d’enfer ; la vie explose comme un feu d’artifice. Et il voit l’appartement où vit — vivait — Carling avec son petit chien Brownie. Brownie ne paye pas de mine, ce n’est qu’un bâtard, mais il est intelligent. Parfois, il saute sur les genoux de son maître et ils regardent la télé ensemble. Fred se fait du souci pour Brownie, parce que Brownie va attendre son retour du travail, et le petit tour qu’il l’emmène faire, et la gamelle qu’il lui remplit de croquettes Gravy Train.

« Ne t’inquiète pas pour Brownie, dit Dan. Je connais une petite fille qui sera ravie de s’occuper de lui. C’est ma nièce, et c’est son anniversaire aujourd’hui. »

Carling le regarda de son seul œil valide. Le râle de sa respiration était très bruyant à présent, on aurait dit un moteur encrassé.

(peux-tu m’aider je t’en prie Doc peux-tu m’aider)

Oui. Il pouvait l’aider. C’était son sacerdoce, ce pour quoi il était fait. Tout était calme maintenant dans la Maison Rivington, très calme en vérité. Quelque part tout près, une porte s’ouvrait. Ils étaient parvenus à la frontière. Fred Carling leva les yeux vers lui, demandant quoi. Demandant comment. Mais c’était si simple.

« Tu as seulement besoin de sommeil. »

(ne me laisse pas)

« Non, dit Dan. Je suis là. Je t’accompagne jusqu’au sommeil. »

Il serra la main de Carling dans les deux siennes. Et sourit.

« Jusqu’au sommeil », répéta-t-il.

1er mai 2011 — 17 juillet 2012

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