« Pour quelle raison m’avez-vous fait transmettre ces notifications de poursuites judiciaires ? » demanda Rione, dont la voix et le maintien trahissaient l’exaspération.
Geary se frotta les yeux avant de reporter le regard sur le panneau de com de sa cabine pour lui répondre. « Quelles notifications de poursuites judiciaires ?
— Mille trois cent douze au dernier décompte.
— Des poursuites ? Par qui ? À quel propos ?
— Voyons voir. » Rione fit mine d’étudier son propre écran. « De cousins aux troisième et quatrième degrés de certains criminels morts sur Europa, alléguant de décès injustifiés, de dommages matériels et d’infractions aux règlements écologiques…
— Aux règlements écologiques ?
— Nous avons laissé des déchets sur Europa, expliqua Rione. Hum… Violation de la quarantaine médicale, tout cela au nom de l’entière population du système solaire, confiscation illégale d’armes individuelles, infraction à la “loi du Château”…
— La quoi ?
— Une loi qui autorise à défendre son domicile. Ces faquins d’avocats affirment que l’appareil furtif était précisément le foyer en question et patati et patata. » Rione lui décocha un regard atone. « Il semblerait qu’une fraction conséquente des habitants de Sol soient des juristes et que bon nombre d’entre eux voient en l’Alliance une vache à lait qu’on peut traire à loisir en engageant à son encontre des actions en justice, notamment quant à l’opération que nous avons entreprise pour récupérer nos deux officiers et quelques-uns encore de nos autres agissements. Ce n’est pas vous qui me les avez envoyées ?
— Non. Je ne les ai même pas vues. » Cela avait au moins le mérite de le renseigner sur l’identité de l’expéditeur : Tanya avait dû prendre son pied en transmettant ces notifications à Rione. « Mais j’imagine que les sénateurs et vous-même êtes les destinataires les plus indiqués.
— Compte tenu de l’absence d’une ambassade et de groupes de pression de l’Alliance dans ce système stellaire, vous avez sans doute raison.
— Qu’allons-nous en faire ? »
Rione rumina la question. « Je dois obtenir l’accord de nos trois sénateurs à cet égard…
— Enfer ! »
Rione sourit. « Ça ne devait pas être si difficile en l’occurrence. Tous conviendront certainement que l’immunité souveraine prévaut, et, en conséquence, je devrais sans doute me contenter de renvoyer toutes ces notifications aux autorités du système solaire, à charge pour elles de s’en débrouiller. Dans quelques siècles, quand leur bureaucratie aura enfin décidé de ce qu’elle doit en faire, les descendants des plaignants pourront toujours s’en préoccuper.
— Ça me paraît une excellente solution, convint Geary. Mais, après cet attentat contre nous, le rapt de nos deux lieutenants et maintenant ces poursuites judiciaires, je commence à comprendre pourquoi l’Alliance ne dépêche pas plus souvent des délégations officielles à Sol. »
Rione opina. « Sol grouille d’avocats. Si ce n’est pas une explication suffisante à une quarantaine, je me demande ce qui pourrait bien l’être.
— Avez-vous des nouvelles de vos amis dans le système ?
— Tout ce que j’ai appris jusque-là, c’est que, quels que soient les effets de notre visite et de nos interventions, ils mettront longtemps à s’effacer. Nous ne nous sommes pas fondus dans la masse et ne nous sommes pas non plus clairement expliqués sur nos intentions, de sorte que la majorité de la population ne peut guère s’appuyer sur une réaction impulsive. Les gens en débattront longuement plutôt que de sauter à des conclusions irréfléchies.
— Hormis les juristes, fit remarquer Geary.
— Euh… bien entendu. Il s’agit d’argent. Je crois comprendre que vous avez aussi reçu un message de Sol. »
Rione avait dû l’apprendre, il fallait s’en douter. « Rien qui doive vous inquiéter. J’ai posé une question avant que nous ne quittions le premier site que nous avons visité et j’ai reçu la réponse.
— La ville abandonnée ? s’enquit Rione. Au Kansas ? Qu’avez-vous demandé ?
— Une de nos accompagnatrices a déclaré que la région commençait enfin à se remettre des coups que lui avaient portés la nature et l’homme, et que la ville allait peut-être revivre. Je lui ai demandé un peu plus tard si elle disait vrai et si l’on envisageait de la reconstruire.
— Pourquoi cette sollicitude ? Nous avons vu des systèmes stellaires entièrement désertés par l’humanité. Peut-être à tout jamais.
— J’ignore pourquoi ça me tenait tant à cœur, admit Geary. Mais j’ai brusquement ressenti le besoin de connaître la réponse et j’ai finalement appris qu’elle était affirmative. Des gens ont déjà pris des dispositions pour revenir sur place et reconstruire la ville à l’identique. Ce sont les descendants de ses anciens habitants et ils veulent honorer leurs ancêtres en la ressuscitant maintenant que les plantations vont se remettre à pousser.
— Elle était en très mauvais état.
— Ils vont la rebâtir. Ils comptent reconstruire son ancien palais de justice à la main, comme l’ont fait leurs ancêtres.
— Intéressant symbolisme, marmonna Rione. Reconstruire littéralement le passé. Refuser d’accepter une issue funeste et en établir une autre. Dommage que nous ne puissions pas reconstruire Europa.
— Pourquoi parler d’Europa ? » À peine ces mots lui eurent-ils échappé qu’il prit conscience de la dureté de sa voix, de la colère qui l’avait gagné, tant et si bien qu’une sorte de halo rouge, qui refusait de se focaliser sur une image précise, avait voilé ses pensées.
Rione le scruta, non sans afficher une certaine tristesse. « Pendant que se déroulait cette opération à la surface du satellite, la plupart des personnes présentes sur la passerelle de l’Indomptable observaient les faits et gestes des fusiliers. Moi, c’est vous que j’observais.
— Et… ? » La colère vibrait encore dans sa voix, il éprouvait encore en lui cette brûlante tension, mais il n’aurait su dire pourquoi.
« Il y a seulement un an, je ne crois pas que vous en auriez été capable. Ce que nous avons fait sur Europa était nécessaire. Mais au mieux détestable dans la plupart des cas, horrible au pire. »
Geary baissa les yeux pour éviter de croiser le regard de Rione et il fixa ses poings crispés. « Nous n’avions pas le choix. » Ce disant, il restait conscient d’être sur la défensive, comme s’il cherchait à la convaincre plutôt qu’à constater un fait avéré.
« Je sais. Mais il me semble qu’un an plus tôt vous n’auriez pas encore pu vous contraindre à donner ces ordres, à autoriser cette procédure. Vous avez appris à gérer ce que vous auriez naguère trouvé trop horrible pour seulement l’envisager. »
Geary prit une profonde inspiration, les yeux toujours rivés sur ses poings impuissants. Qu’est-ce qui l’avait mis à ce point en colère ? Ou l’avait tant effrayé ? « Tout comme vous. Ou Tanya. Et tous ceux qui sont encore en vie aujourd’hui.
— Pas tout à fait comme nous. » Il s’était attendu à une réplique furieuse de sa part, mais il ne percevait que la même tristesse. Il releva les yeux pour l’observer attentivement. « Vous n’avez pas appris à vivre avec, reprit-elle. Oh, nous prenons nos médicaments et nous nous soignons pour continuer, mais nous acceptons cette facette de notre existence. Ces décisions et ces médicaments sont nécessaires. Mais, pour vous, ces décisions restent mauvaises même s’il vous arrive d’en reconnaître la nécessité. C’est pour cela que je vous observais au lieu de regarder les fusiliers, amiral. Je voulais voir si ce qu’ils devaient faire vous touchait toujours aussi durement. Et c’était le cas.
— Ça vous semblait important ?
— Oui. Je devais vérifier si, à la place de tel soldat, vous auriez pressé la détente pour tuer un des preneurs d’otages. Le soldat en était capable, j’en étais capable, tout le monde en était capable à bord de ce vaisseau. Mais pas vous. Et c’est cela qui est très important, amiral. Vous restez plus proche de nos ancêtres que de nous. Que cela ne vous tourmente pas. Au contraire, acceptez-le. Je ne l’avais pas compris quand je vous ai connu, mais, à présent, j’en apprécie l’extrême importance, même si je n’en évalue pas encore exactement les effets. Quand avez-vous parlé pour la dernière fois à la sénatrice Suva ? demanda-t-elle, changeant brutalement de sujet.
— Sans doute à cette réunion où ils ont voté pour l’intervention sur Europa. » Il ne lui fit pas grief de son coq-à-l’âne, trop content de passer à autre chose.
« Elle sait que vous vous êtes entretenu avec Costa et Sukaï. Vous devriez aller la trouver.
— Suis-je censé lui parler de quelque chose en particulier ? »
Rione haussa les épaules. « De ce que vous comptez continuer à servir l’Alliance, des bons moments que nous avons passés à Sol, comme il vous plaira. Du moment que la conversation la rassure, lui prouve que vous ne complotez pas derrière son dos avec Costa et Sakaï, de sorte, que, à l’instar de Costa, elle vous fournisse quelques autres informations. »
La sénatrice Suva était dans sa cabine. Elle invita poliment Geary à entrer, mais elle resta assise et ne lui offrit pas de siège. « Oui, amiral ?
— Je tenais à m’assurer que vous alliez bien, dit-il. Vous ne vous êtes pas montrée à l’équipage depuis notre départ d’Europa.
— Vous me suivez à la trace, amiral ? » Suva n’avait pas haussé la voix, mais celle-ci s’était légèrement durcie.
« Très rarement. Mais il est de mon devoir de m’informer de vos activités en général ainsi que de votre état de santé. Vous aviez pris l’habitude de vous promener dans les coursives du vaisseau une fois par jour pour bavarder avec les matelots. Vous ne l’avez plus fait depuis.
— Quelle sollicitude ! » Suva détourna le regard, les yeux voilés. « Compte tenu de ce que nous exigeons des militaires de l’Alliance, en rencontrer quelques-uns de temps en temps, leur demander comment ils vont, comment se portent leurs parents, de quoi ils ont besoin, c’est la moindre des choses de ma part.
— Vous pouvez le voir sous cet angle, mais cette démarche en a impressionné beaucoup. Ils croient que les politiciens de l’Alliance sont tous pareils, qu’ils ne se soucient pas du sort de leurs administrés. Il n’est jamais mauvais de leur faire comprendre qu’on ne peut pas ranger tous les politiciens dans le même sac, exactement comme les autres gens, de façon aussi simpliste. Mais les matelots ont remarqué que vous aviez cessé de vous intéresser à eux depuis Europa. »
Le silence s’éternisant, Geary se demanda si Suva allait finalement lui répondre. Elle fixait le pont en tortillant entre ses doigts un petit chapelet aux perles de bois. Geary y reconnut un des nombreux souvenirs que les matelots avaient rapportés de la Vieille Terre.
Suva finit par faire la grimace, sans pour autant le regarder. « Je n’avais jamais jusque-là… eu l’occasion… d’assister à une opération militaire. »
Le motif ne surprit nullement Geary. « Ce qui s’est passé sur Europa était épouvantable. Nous devions le faire, mais nul ne s’est senti à l’aise. Et c’est moi qui ai donné l’ordre de mener l’opération à bien. »
Suva reporta le regard – à la fois approbateur et soucieux – sur lui. « Le problème, amiral, c’est qu’ils obéissent à vos ordres. Qu’ils sont disposés à y obéir.
— S’il y avait eu une autre option…
— J’ai tenté de les comprendre, le coupa-t-elle. Peut-être ai-je peur de les comprendre et de ne pas aimer ça. Pour ce qu’ils sont prêts à faire.
— Vous croyez que la guerre leur plaît ? s’enquit Geary. Qu’ils ont aimé ce qu’ils ont fait sur Europa ?
— Exactement. Je n’imagine même pas comment… Je n’aurais jamais pu faire ça. J’en aurais été incapable.
— C’est bien pour cette raison que nous pouvons nous estimer heureux d’avoir des gens qui en sont capables. Je ne sais pas si je pourrais tirer directement sur quelqu’un. Je n’ai jamais eu à m’y résoudre, en réalité. » Suva lui adressa un regard aigu, à présent sceptique. « Si j’avais davantage participé à la guerre, si j’avais été partie prenante dans un abordage, ç’aurait pu se produire, mais ça ne m’est jamais arrivé, de sorte que je n’ai jamais braqué mon arme sur un être humain ni pressé la détente. Cela étant, si vous croyez que c’est chose aisée pour ceux qui sont conduits à le faire, vous vous trompez. Les fusiliers que nous avons envoyés sur Europa ont été très durement secoués. Ce sont des combattants, pas des tueurs. Si d’aventure l’Alliance décidait d’une décoration pour cette opération, aucun, à mon avis, ne voudrait la porter.
— Je n’aurais rien pu faire de tel, répéta Suva. Je vais recommencer à sortir et à parler aux matelots, mais j’ai le plus grand mal à éprouver de l’empathie pour certaines pratiques.
— Vous avez voté pour cette opération, fit remarquer Geary.
— Je n’étais pas pleinement informée de ce qu’elle impliquait. »
N’étaient-ce pas là les mots précis qu’avait prononcés Rione pour décrire une des excuses qu’invoqueraient Costa ou Suva ? Geary s’efforça de ne pas laisser sa colère transparaître sur son visage ni dans sa voix. « Si vous aviez une autre idée en tête, j’aurais aimé que vous nous en fissiez part.
— C’est à vous qu’il revient de trouver des solutions alternatives à une opération militaire, amiral. Vous ne nous avez pas laissé le choix.
— Je vous ai pourtant proposé deux options. Faire comme nous avons opéré ou abandonner nos deux officiers sur Europa, en même temps qu’une épidémie qui risquait de se transmettre à tout le système de Sol. S’il y en avait une troisième ou même une quatrième, je les aurais aussi avancées. » Il marqua une pause pour s’assurer que ses paroles suivantes sonneraient justes. « J’ai préconisé l’intervention qui, selon moi, préserverait le mieux les intérêts respectifs de nos lieutenants kidnappés, de l’Alliance et de la population du système solaire. »
Suva ne répondit qu’au bout de quelques secondes et sur le ton du défi. « Une conception trop étroite de l’intérêt le mieux compris peut inciter à mener des actions qui ne sont en réalité dans l’intérêt de personne. Je crois, moi, aux intérêts de l’humanité. De l’humanité tout entière. Je n’ai pas honte d’avouer que je l’aime. Notre espèce dispose d’un énorme potentiel, d’horizons illimités et d’une aptitude infinie à l’empathie. J’aime cela, et j’ai la ferme intention d’œuvrer dans ce sens, même si je suis la seule qui consente à s’y atteler. »
Geary se passa la main dans les cheveux tout en la fixant ; il sentit sa colère de tout à l’heure céder la place à l’exaspération. « Pourquoi croyez-vous mon sentiment différent ?
— Parce que vous êtes trop puissant et trop enclin à recourir à la force dont vous disposez. En cela, vous n’êtes pas différent de… » Elle ravala les derniers mots.
Mais Geary les devinait sans peine : de la sénatrice Costa. Voire des Syndics. L’idée qu’on pût le comparer aux Syndics lui rendit encore plus difficile de maîtriser sa voix. « Vous trouverez sans doute cela dur à croire, mais j’ai fait preuve d’une très grande retenue dans l’usage de la force. J’accorde une extrême attention à son dosage et aux circonstances qui entourent son emploi, et je ne m’en sers que quand il le faut vraiment.
— Serait-ce une menace ?
— Hein ? » Exactement comme Costa, elle prenait un inoffensif constat pour une menace personnelle. Je sais que j’aimerais voir des sénatrices comme Suva et Costa mieux comprendre mon équipage, mais j’ai moi-même le plus grand mal à comprendre les sénatrices. Elles cherchent la petite bête dans les propos les plus directs.
Bah, c’est inévitable. C’est là leur champ de bataille habituel et les tactiques qui leur sont coutumières. Elles bataillent avec moi comme si j’étais des leurs. Dois-je le prendre comme un compliment ou comme un affront ? Cette dernière pensée le doucha, lui ôtant toute envie de poursuivre ces joutes verbales. Au lieu de cela, il répondit aussi franchement et brutalement que possible. « C’est diamétralement opposé. Jamais je ne menacerais le gouvernement de l’Alliance.
— Je ne peux pas me permettre de vous faire confiance, amiral.
— Alors pourquoi ne pas vous fier au sénateur Sakaï ?
— Sakaï est au bout du rouleau. Il n’en a plus rien à faire.
— Navarro, alors ?
— Un hypocrite !
— Unruh ?
— Une arrogante. »
Geary ne put réprimer un sourire ironique. « Pour quelqu’un qui prétend aimer l’humanité, vous n’appréciez pas grand monde. »
Suva le dévisagea en plissant les yeux. « Je me suis peut-être montrée trop franche avec vous.
— Pas du tout. Je suis de l’avis du docteur Nasr : il y a trop de secrets, trop d’informations classées secret-défense, ou qu’on tient sous le boisseau non pas par nécessité mais par habitude. » Geary s’interrompit. Il se demanda s’il devait lui dire ce qui venait tout juste de lui traverser l’esprit. Mais, tout bien réfléchi, ça lui semblait pertinent, et Suva était peut-être précisément celle qui devait l’entendre. « Et d’autres encore restent secrètes parce que tout le monde refuse de les admettre. »
Suva le défia du regard. « Quoi, par exemple ?
— Le programme de guerre biologique qui a exterminé toute vie humaine sur Europa, par exemple. »
Suva ne s’attendait assurément pas à ça. Et, à moins qu’elle ne fût une actrice hors pair, cette déclaration l’avait choquée. « C’est le fait des Syndics ?
— J’ignore si les Syndics avaient mis au point un tel programme.
— Alors qui… ? » Suva prit une profonde inspiration. « Suggéreriez-vous que l’Alliance en disposait, elle ?
— Je ne le suggère pas, je l’affirme. Je sais qu’elle en est responsable. Ce programme était prétendument abandonné quand on m’a retrouvé, mais je n’ai aucune certitude à cet égard. Je ne suis pas censé savoir le peu que j’en connais. »
Suva en chevrotait : « J’ai… du mal à l’avaler. Pourquoi vous croirais-je ?
— Quel intérêt aurais-je à vous mentir ? demanda Geary. Vous êtes sans doute au courant du mal dont souffrait le mari de Victoria Rione ?
— J’ai eu quelques bribes d’information, confirma Suva d’une voix plus ferme. Dont certaines rumeurs très préjudiciables pour Rione. »
Pourquoi est-ce que ça ne m’étonne pas ? « Je peux vous affirmer catégoriquement qu’elle n’est pour rien dans ce qui est arrivé à son époux. C’est entièrement le fait du gouvernement de l’Alliance, ou du moins d’une certaine clique, et cela sous le sceau du secret.
— S’il s’agit du projet que vous prétendez, ces gens l’ont assurément gardé très secret ! Et même de moi ! » Suva fulminait. « Vous affirmez que l’armée n’y était pour rien ?
— L’armée y avait partiellement trempé. J’ignore jusqu’à quel point. Je ne sais pas si elle le pilotait ou si elle se contentait d’y apporter son concours. »
Que Geary reconnût aussi facilement que ce programme avait eu un intérêt d’ordre militaire parut de nouveau surprendre Suva. « Admettons que ce soit vrai. Pourquoi personne ne s’en est-il ouvert ?
— Je ne peux pas parler pour tout le monde, mais je sais au moins pourquoi le mari de Rione s’est tu. Blocage mental.
— C’est pour cela que… ? » Suva bouillait à présent. « Je déteste qu’on me mente, amiral.
— Je n’ai jamais…
— Ce n’est pas à vous que je pensais. Pourquoi me racontez-vous tout ça ?
— Parce que ça me flanque une trouille bleue, répondit Geary. J’aimerais être sûr que ce programme a été définitivement abandonné. Vous me cachez quelque chose. Quels secrets a-t-on refusé de vous divulguer ? Et jusqu’à quel point sont-ils dangereux pour l’Alliance ? »
Suva se rassit. Elle se voilait les yeux de la main, mais ce qu’on voyait encore de son visage trahissait son angoisse. Elle était décomposée. « Je ne suis pas fière de toutes les décisions que j’ai prises, amiral, et, si le choix m’était donné, personne ne mourrait plus pour défendre sa patrie et son foyer. J’ai pris des décisions imparfaites fondées sur des renseignements imparfaits.
— Je peux le comprendre. J’ai souvent dû m’y résoudre moi-même, conscient qu’une mauvaise décision de ma part pouvait avoir des conséquences désastreuses. »
Suva baissa la main pour le fixer avec intensité. « Nous nous comprenons peut-être mieux que je ne le croyais. Je tâcherai de m’informer, amiral. Mais n’en concluez pas pour autant que je suis devenue une de vos adeptes. Le bien-être de tous doit prévaloir sur les conceptions personnelles quant à ce qu’il faudrait faire pour sauver l’Alliance. »
Ce qui rappela de nouveau à Geary une conversation récente. « La sénatrice Costa m’a tenu à peu près le même discours il n’y a pas si longtemps.
— Je ne lui ressemble en rien, affirma Suva en piquant un fard. Je me renseignerai sur ce que vous venez de m’apprendre. Mais j’ai le plus grand mal à me fier complètement à sa source. J’ai de nombreux sujets d’inquiétude, amiral. Je dois me soucier des gens qui sont disposés à suivre vos ordres et à faire ce que je refuserais. Et m’inquiéter de vous voir décider qu’il n’y a pas d’alternative à ceux que vous donnez.
— Nul ne pourrait prendre le contrôle de l’Alliance par la force et le garder », déclara Geary.
Elle le dévisagea de nouveau, crispée. « Une certaine personne au moins est assez révérée par la population pour n’avoir pas besoin de recourir à la force. Il lui suffirait de donner des ordres… et on lui obéirait.
— Je ne donnerais jamais de tels ordres, affirma l’amiral avec davantage de véhémence qu’il n’y comptait.
— Puis-je me permettre d’y croire ? Ce sera tout, amiral ?
— Oui, sénatrice. » Geary quitta la cabine, non sans se demander quelles questions Suva poserait à ses collègues au retour de l’Indomptable, et si elle réfléchirait à la sagesse qu’il y avait à garder certains secrets. Mais au moins avait-elle en partie exposé les sophismes qui lui auraient permis de justifier d’avoir entériné par son vote des décisions qui, sans eux, auraient paru inexplicables.
Plus qu’une demi-heure avant que l’Indomptable n’atteigne le portail de l’hypernet. Geary allait arriver à la passerelle quand le croiseur de combat se mit à frissonner, tel un être vivant qui vient de sentir un séisme parcourir tout son organisme.
Il activa le pas, gagna la passerelle quelques secondes plus tôt et se glissa dans le siège voisin de celui de Tanya Desjani. « Que s’est-il passé ? »
Ce ne fut pas à lui mais au commandant qui s’encadrait dans une fenêtre virtuelle proche de son propre siège que s’adressa sa réponse : « Voyez si vous pouvez identifier sa provenance. S’il se présente quelque chose de nouveau, faites-le-moi savoir. »
Elle se rejeta en arrière en soupirant puis tourna vers Geary un regard furibond. « Encore un virus système, cadeau de ces bonnes gens de Sol.
— Celui-là m’a eu l’air efficace.
— Il l’était. La grande majorité des vers, chevaux de Troie, virus, vamps, bots et autres logiciels malveillants qu’on nous a envoyés pendant notre séjour ont rebondi comme un ion sur un champ magnétique. Les hackers locaux n’en savent pas assez long sur nos systèmes pour que leurs cochonneries tiennent le choc. » Desjani balaya la passerelle d’un geste de la main. « Mais celui-là était coriace. Mon meilleur programmeur affirme qu’il a été importé. Il a reconnu des segments ressemblant à ceux d’un logiciel hostile offensif employé dans l’espace de l’Alliance.
— Peut-être un autre présent de quelqu’un de chez nous qui nous veut du mal. » Geary regarda autour de lui. « Mais tout va bien à présent ?
— Oh, ouais. Pas de problème. Maintenant qu’on a reconstitué le puzzle et identifié un virus connu, notre système de sécurité l’a repéré et aussitôt coupé. Ce que vous avez senti, ce sont quelques-uns de nos systèmes en train de se réajuster après leur nettoyage. » Elle lui adressa un sourire torve. « La source en était un message censément adressé par une jeune dame de la Vieille Terre à l’un de nos matelots, avec quelques “photos spéciales” jointes.
— Nos ancêtres nous préservent ! Il les a ouvertes ?
— C’est un matelot. Bien sûr que oui. » Desjani pointa le portail de l’index. « J’ai hâte de quitter ce système. Sol n’est pas particulièrement un séjour de paix et de sagesse. C’est la fosse aux serpents où l’humanité a eu le plus de temps pour mettre ses pires pulsions en pratique. Nous pouvons nous estimer heureux que Yuon et Castries aient été nos seuls kidnappés. Peu me chaut que personne ne nous ait remerciés d’avoir débarrassé le système de ces bouffons du Bouclier de Sol. Ni même qu’on ne semble pas se soucier de ce que nous ayons risqué la vie de nos fusiliers pour sauver nos gens et empêcher la contagion de quitter Europa. Que le lieutenant Cole de l’Ombre ne cesse de nous envoyer des bulletins de situation pour nous faire savoir qu’il nous surveille et guette le moindre signe d’infraction de notre part aux innombrables règlements du système solaire ne me perturbe pas non plus outre mesure. »
Le petit cotre de la garde de Sol avait obstinément suivi l’Indomptable jusqu’au portail, tel un terrier traquant ce méchant loup de croiseur de combat. « Qu’est-ce qui vous dérange, alors ? s’enquit Geary.
— Qu’ils continuent à nous chercher noise ! » Elle fixa son écran d’un œil noir. « Devons-nous demander l’autorisation formelle de nous soustraire à la surveillance du trafic ou bien décamper dès que nous aurons atteint le portail ?
— Techniquement, nous sommes censés leur demander la permission. Et il ne faudrait pas indisposer la garde de Sol.
— Surtout pas, par nos ancêtres ! Pas avec l’infatigable lieutenant Cole à nos trousses. Je ne suis pas sûre de trouver ça drôle, soit dit en passant.
— Mon instinct me souffle que nous ferions bien de ne pas le contrarier. Mais j’en ai plus qu’assez de ce système. Adressons aux autorités une notification officielle de notre départ puis filons sans attendre la réponse.
— Vous avez quinze minutes avant que nous n’atteignions le portail, lui précisa une Desjani joviale. J’ai appris que vous aviez discuté avec les politiciens.
— Ça m’arrive fréquemment.
— En dehors de cette femme et du général Charban à la retraite, je veux dire.
— Oui. » Geary s’assura que les champs d’intimité étaient activés autour de leurs sièges avant de répondre. « L’une est disposée à consentir à tous les sacrifices exigés pour sauver l’Alliance, du moment que d’autres se chargent de se sacrifier. L’autre aime l’humanité mais ne semble se fier à aucun être humain.
— Je crois savoir qui sont ces deux-là, répliqua sèchement Desjani. Et notre nouveau copain ?
— De qui voulez-vous parler ?
— Du sénateur Sakaï. » Tanya le fixa d’un œil inquisiteur. « Je me demande s’il est sincère, mais il s’est montré beaucoup plus… ouvert dernièrement.
— Ouvert ?
— Vous savez bien. Il parle aux matelots. Il donne l’impression de s’intéresser à tout au lieu d’observer sans jamais se départir de ce masque impassible qu’on lui voyait continuellement.
— J’avais vaguement remarqué. Je me suis demandé si Sakaï le réservait à d’autres que moi.
— Absolument. » Elle observa le portail, qui grossissait à vue d’œil à mesure qu’on s’en rapprochait. Je me suis rendu compte qu’il avait commencé à changer après avoir vu les Danseurs sur la Vieille Terre.
— Après qu’ils ont ramené la dépouille, voulez-vous dire ? Pour ce qui concerne Suva et Costa, l’effet semble s’être épuisé, mais, s’il a tenu chez Sakaï, il pourrait nous gagner un solide soutien de sa part. » Geary s’interrompit pour réfléchir. « Cela étant, je me demande si réellement ça ne leur fait plus aucun effet ou si elles feignent seulement de n’avoir pas été affectées. Sur le long terme, ça pourrait faire une grosse différence.
— Et… à court terme ?
— À court terme, je dois aviser quelques personnages importants de notre départ imminent », déclara Geary. Il enfonça une touche. « Sénateurs, nous passerons le portail de l’hypernet dans environ dix minutes. » Autre touche. « Général Charban, les Danseurs nous collent aux basques, mais veuillez, je vous prie, vous assurer qu’ils savent que nous comptons emprunter l’hypernet dans dix minutes, afin qu’ils ne s’éclipsent pas avant. » Troisième touche. « Au lieutenant Cole de l’Ombre. Sachez que vous vous trouvez dans le rayon d’action du champ de l’hypernet où l’Indomptable et les six vaisseaux des Danseurs vont bientôt s’engouffrer. Nous avons apprécié votre escorte jusque-là, mais, à moins que vous n’ayez l’intention de nous raccompagner dans l’espace de l’Alliance, je vous recommande vivement de creuser l’écart d’au moins cinq cents kilomètres de plus entre votre cotre et nos vaisseaux. » Dernière touche. « Aux autorités du système solaire, ici l’amiral Geary à bord du croiseur de combat de l’Alliance Indomptable. Nous quittons Sol dans neuf minutes via le portail de l’hypernet. Merci de votre coopération, de votre assistance et de votre accueil chaleureux. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »
Desjani le fixa en arquant un sourcil. « “Votre accueil chaleureux” ?
— Un tas de gens de la Vieille Terre se sont montrés très aimables.
— Et un tas d’autres nous ont tiré dessus. On peut aussi qualifier cela d’“accueil brûlant”, j’imagine. » Elle indiqua son écran d’un coup de menton. « Apparemment, le lieutenant Cole a décidé de jeter l’éponge. »
Geary consulta son écran et constata que l’Ombre avait pivoté et s’éloignait activement de l’Indomptable pour rentrer dans le système, vers Sol et le berceau bien délabré de l’humanité.
Tanya marqua une pause, perplexe. « Vous savez quoi ? Je m’étais tellement habituée aux bulletins de situation du lieutenant Cole qu’ils vont peut-être me manquer.
— Vous voulez rire ?
— Non. Sérieusement. Pendant les jours qui viennent, je vais sûrement me demander ce qu’ils fabriquent, lui et son cotre, ce à quoi Cole pense en ce moment, ce qu’il a eu au dîner… »
Geary sourit. « À ce que j’ai cru comprendre, quand un vaisseau se trouve dans l’hyperespace et l’autre dans l’espace conventionnel d’un système stellaire lointain, la notion “en ce moment” reste pour le moins ambiguë. »
Desjani avait l’air songeuse. « Une de mes amies a donné dans la physique théorique de haute volée. Il y a quelques années, elle m’a appris qu’un des débats en cours portait sur la question de savoir si l’humanité emportait son sens inné de l’écoulement du temps dans les étoiles, si la présence d’humains dans différents systèmes stellaires était à l’origine de la formation d’un sens unifié de l’écoulement du temps en dépit des années-lumière qui les séparaient. Ne me regardez pas comme ça. C’est réellement une question d’une grande profondeur, à laquelle nous n’avons toujours pas la réponse.
— Nous ne savons pas ce qu’est le temps ?
— Pas vraiment. Certains anciens savants affirmaient que le temps est ce qui empêche tous les événements de se produire simultanément. Mon amie m’a aussi appris cela, en m’assurant que cette citation résumait peu ou prou tout ce que nous en savions. Je ne l’ai jamais oubliée, parce qu’elle me rappelle qu’aujourd’hui encore nous en savons bien peu sur les choses les plus fondamentales. »
Geary consulta son écran pour observer, par-delà la représentation du système solaire, celle de la Galaxie et le cosmos qui s’étendait tout autour. « Nous avons tant à apprendre. Tant de choses qu’il nous faudrait comprendre. Pourquoi passons-nous tout ce temps à chercher à nous exterminer au lieu de le consacrer à comprendre notre espèce et l’univers qu’elle habite ? »
Tanya secoua la tête. « Peut-être est-ce lié. Ce qui nous pousse à apprendre est peut-être aussi ce qui nous pousse à rivaliser jusqu’à l’autodestruction.
— Les Danseurs pourraient sans doute nous éclairer à cet égard, suggéra Geary.
— Ouais. Du moins si nous réussissions à les comprendre. C’est sûrement plus difficile que de comprendre le temps. »
Elle posa la main sur les commandes de l’hypernet. « Destination établie : Varandal. Les Danseurs se trouvent à l’intérieur du rayon d’action de notre champ de l’hypernet. Demande permission de rentrer chez nous, amiral.
— Permission accordée. »
Les étoiles et tout ce qui entourait le vaisseau disparurent. À la différence du transit par l’espace du saut, avec sa grisaille uniforme et ses étranges éclairs, l’hypernet n’offrait littéralement rien à voir hors de la bulle contenant l’Indomptable et les six bâtiments des Danseurs. Et, si ces sept vaisseaux ne se déplaçaient pas stricto sensu, ils surgiraient dans seize jours du portail de l’hypernet de Varandal, à des centaines d’années-lumière, par la grâce des mystérieuses et toujours incomprises connexions quantiques entre les portails.
Geary sentit s’alléger la tension qui régnait sur la passerelle, tout comme d’ailleurs celle qui l’habitait. « N’avez-vous jamais trouvé étrange cette soudaine relaxation ? demanda-t-il à Tanya.
— Pourquoi le serait-elle ? demanda-t-elle en s’étirant comme si elle venait de mener à bien une tâche éreintante. « Rien ni personne ne peut atteindre un vaisseau dans l’hypernet.
— Ouais. Cela dit, si je me fie à ce que m’a déclaré Jaylen Cresida, c’est parce que, tant que nous sommes dans l’hypernet, nous n’existons que sous la forme d’une sorte d’onde de probabilité. »
Tanya lui fit la grimace. « C’est seulement ainsi que nous voit l’univers extérieur. Mais, dans notre propre cadre de référence, nous existons bel et bien, et je ne vous laisserai certainement pas gâcher cette occasion de me détendre par des cogitations incongrues. » Elle se tourna vers l’équipe de la passerelle. « Veillez au grain. Service réduit de moitié pour tout le monde le reste de la journée. Faites passer le mot.
— Vous êtes de bonne humeur, marmotta Geary quand ils quittèrent la passerelle.
— Je recommencerai à ordonner le knout dès demain matin. Pour l’heure, je vais m’entretenir un instant avec mes ancêtres, nos ancêtres, plutôt, les remercier de nous avoir permis de récupérer nos deux lieutenants sains et saufs, ce qui, au demeurant, ne vous nuirait pas non plus, puis je m’attellerai à la paperasse en souffrance.
— Je vais d’abord passer au lazaret, annonça Geary. Pour voir comment se portent Yuon et Castries.
— Pas si bien que ça, affirma Desjani en faisant la moue. Mais vous verrez par vous-même. »
Il ne s’agissait pas d’un de ces créneaux horaires consacrés aux examens médicaux de routine de matelots affligés de problèmes de santé bénins – il n’y avait d’ailleurs pas d’urgences médicales pour le moment –, de sorte qu’en arrivant au lazaret, Geary trouva le docteur Nasr assis à son bureau et plongé dans ses études. Le médecin ne prit que graduellement conscience de sa présence et le fixa en clignant des paupières comme s’il sortait d’un profond sommeil. « Des ennuis, amiral ?
— Rien que le tout-venant pour l’instant. » Geary se sentait toujours quelque peu mal à l’aise au lazaret. On l’avait conduit directement aux services médicaux après l’avoir extrait de la capsule de survie endommagée dans laquelle il avait dérivé pendant un siècle, congelé en sommeil de survie. D’où il se tenait, il ne pouvait pas voir la couchette où il s’était réveillé, désorienté et l’esprit confus, pour apprendre que tous ceux qu’il avait connus le croyaient mort depuis longtemps et que, durant ce présumé trépas, il était devenu un mythe : Black Jack. Sa première vision de Tanya (officier arborant inexplicablement la Croix de la flotte de l’Alliance, décoration que nul n’avait gagnée depuis près d’une génération du temps de Geary) restait elle-même étroitement liée à son hébétude du moment.
Il réprima son malaise et s’efforça de paraître détaché pour désigner d’un geste la cloison derrière laquelle les lieutenants Castries et Yuon étaient maintenus en quarantaine. « Comment vont vos patients ?
— Vous pouvez les observer de loin », l’avisa Nasr en ouvrant une fenêtre virtuelle.
Geary plongea le regard dans la fenêtre qui flottait devant lui et vit Yuon et Castries assis dos à dos dans le petit compartiment, et aussi éloignés l’un de l’autre que le permettait cet espace confiné (presque à touche-touche, donc). Les débris des cuirasses dont ils avaient été désincarcérés s’entassaient entre eux comme un mur. Loin d’offrir le spectacle d’une idylle romantique, Yuon et Castries se conduisaient comme un frère et une sœur qui se toléraient tout juste. « Combien de temps vont-ils devoir encore rester enfermés ensemble là-dedans ?
— Deux semaines et quatre jours, répondit Nasr. Je suis bien certain que, si vous le demandiez au lieutenant Castries, elle pourrait vous en fournir le décompte exact à la minute près.
— Le lieutenant Yuon n’a pas l’air très heureux non plus.
— Le sentiment est partagé, dirait-on.
— Aucun signe d’infection jusque-là ?
— Aucun. Vous en seriez aussitôt informé. »
Geary vit de petits appareils médicaux escalader en rampant le bras droit des lieutenants, qui, tous les deux, faisaient soigneusement mine de ne pas s’en apercevoir. « À quelle fréquence ces prélèvements ?
— Toutes les quatre heures. » Nasr observait les images d’un œil anxieux. « Ils se… euh… révoltent contre les circonstances. Ils sont passés, me semble-t-il, par les stades du déni, de la colère et du marchandage. Ils sombrent à présent dans la dépression. Je ne suis pas certain qu’ils arriveront un jour à l’acceptation. »
C’eût sans doute été drôle sans la flagrante misère de ces deux officiers qui, à un moment donné, arpentaient une rue de la Vieille Terre et qui, l’instant suivant, s’étaient réveillés dans le plus confiné des compartiments de quarantaine que pouvait fournir la technologie actuelle. « Leur administre-t-on des médicaments ?
— Oui. Les doses minimales requises. » Nasr loucha de nouveau sur les deux silhouettes. « Je vais devoir les augmenter. Je ne sais pas trop quoi faire d’autre pour soulager leur détresse.
— Je crois comprendre ce qu’ils ressentent, déclara Geary. À ce que je sais d’eux, Yuon et Castries s’entendent très bien normalement, mais les circonstances sont anormales. Sur mon premier vaisseau, il y avait un autre enseigne et nous étions à couteaux tirés. Nos relations n’étaient supportables que parce que nous avions des emplois du temps différents. Quand j’étais réveillé et en service, il dormait habituellement et vice versa. Nous n’avions que de rares contacts. Autrement, nous nous serions probablement conduits comme ces deux-là aujourd’hui. »
Le médecin fronça les sourcils puis sourit. « Nous devrions parler plus souvent, amiral. C’est une excellente idée.
— Vraiment ? » fit Geary, flatté par l’éloge de Nasr. Cela étant, il voyait mal quelle solution il venait apparemment de lui suggérer.
« Oui. » Le médecin était déjà à l’œuvre et entrait des instructions dans l’unité qu’il tenait à la main. « Je vais intervertir le cycle de sommeil de chacun d’eux, en tenir un éveillé pendant que l’autre dormira, en dosant convenablement les médicaments. Cela exigera quelques jours, le temps que cette périodicité soit fermement établie. Ils continueront de partager physiquement le même compartiment mais n’auront plus à endurer la présence consciente de l’autre et pourront même jouir d’un certain degré d’intimité tant qu’ils ne seront plus sensibles à la contrainte de sa compagnie.
— Est-il bien salubre de les bourrer ainsi de drogues pendant encore deux semaines ? demanda Geary.
— Parfaitement, répondit Nasr en agitant les mains pour balayer l’argument. Et certainement bien plus que de les tenir tous les deux éveillés en même temps durant la même période, conscients de la présence de l’autre ! Je vous en suis reconnaissant, amiral. J’ai commis l’erreur élémentaire de me persuader que j’avais compris le problème, ce qui m’a conduit à emprunter une voie erronée pour sa résolution. »
Geary fixa Nasr en se repassant de tête les dernières paroles du médecin. « Pour trouver la bonne réponse, on doit s’assurer qu’on pose la bonne question, n’est-ce pas ? C’est bien ce que vous dites ?
— Oui. Si vous croyez seulement poser la bonne question, la réponse sera nécessairement incorrecte ou inexacte. »
Geary quitta le lazaret et, profondément plongé dans ses pensées, remarqua à peine les matelots qui le saluaient en le croisant. Ce qu’avait dit le médecin était important. Très important, même. Son petit doigt le lui soufflait.
Hélas, son petit doigt ne lui disait pas en quoi c’était important.
Parmi les nombreux sujets d’inquiétude qu’il n’avait jamais envisagés naguère figurait ce qu’il risquait de découvrir à son retour dans l’Alliance. C’eût été comme de se demander en ouvrant la porte, chaque fois qu’il rentrait chez lui tard le soir, ce qu’il allait trouver à l’intérieur. Certes, une surprise pouvait toujours l’y attendre, mais pas de celles qui se révéleraient menaçantes, non seulement pour lui mais encore pour tout ce à quoi il tenait.
Mais cela, entre autres, avait changé au cours du dernier siècle.
Il était de retour sur la passerelle, qui, compte tenu de la présence de tous les représentants officiels, semblait passablement bondée. Les trois sénateurs se tenaient au fond et feignaient de ne pas se disputer, au nom de la préséance, le siège de l’observateur et son écran. Ayant formé une improbable alliance pour lutter contre les pressions occultes qui s’exerçaient sur chacun d’eux, le général Charban et Victoria Rione, les deux envoyés, étaient plantés sur le côté et feignaient, eux, d’être engagés dans une conversation à bâtons rompus.
Desjani, quant à elle, faisait de son mieux pour les ignorer tous en prétendant s’absorber entièrement dans les préparatifs de l’arrivée de son croiseur à Varandal.
Ne restait plus à Geary qu’à présenter à tous ses salutations respectueuses, en espérant qu’elles ne seraient pas regardées comme un simulacre, et à prendre note d’une certaine tension entre les trois sénateurs. Ils avaient l’air de s’inquiéter autant que lui de ce qui les attendait à Varandal.
La transition ne donna lieu à aucun choc désorientant, comme ceux qui se produisent à la sortie de l’espace du saut. Au lieu de cela, les étoiles apparurent brusquement autour de l’Indomptable à son arrivée à Varandal, seule et immédiate indication de son émergence de la bulle de néant de l’hypernet ; l’univers réel les entourait de nouveau. Geary s’arracha à son observation des sénateurs pour scruter son écran et attendre aussi impatiemment sa remise à jour que s’il avait émergé dans un système stellaire ennemi.
« L’Intrépide n’est plus là, fit Desjani au moment même où lui aussi s’en apercevait. Le Fiable et le Conquérant non plus.
— Il manque aussi des croiseurs lourds et des destroyers, fit-il observer.
— Deux divisions de croiseurs lourds et quatre escadrons de destroyers, dirait-on. » Desjani secoua la tête. « Une sorte de détachement.
— Pourquoi Jane aurait-elle quitté Varandal alors que je lui ai confié le commandement de la flotte par intérim ? interrogea Geary sans lever la voix.
— Si vous vous dites qu’elle a décampé de sa propre initiative, m’est avis que c’est exclu, l’avisa-t-elle. Pour moi, il s’agit d’une manœuvre répondant à des ordres précis.
— Ces trois cuirassés n’étaient pas en très bon état. Ils avaient besoin de grosses réparations. Pourquoi leur aurait-on ordonné de… »
La voix de la sénatrice Costa lui coupa le sifflet. « Il manque des vaisseaux ! Pourquoi ? Où sont-ils allés ? »
Geary s’accorda un instant avant de se retourner pour répondre, le temps de s’assurer que son irritation, causée tant par la question que par son ton soupçonneux, ne se lisait pas sur son visage. « Je vous le ferai savoir dès qu’on m’en aura informé, sénatrice.
— Voudriez-vous nous faire croire que les éléments les plus importants de votre flotte auraient filé quelque part sans votre ordre ? »
Rione devança Geary : « En quoi est-ce si remarquable ? Le QG de la flotte ou le gouvernement auraient pu les expédier en mission en notre absence. Vous vous attendiez à autre chose ? »
Bien que posée sur un ton mielleux et sans grande conviction, la question fit rougir Costa. « Qu’insinuez-vous ?
— Rien. Quelqu’un ici sous-entendrait-il quelque chose ? » Quand elle le voulait, Rione pouvait passer pour étonnamment innocente.
De rose, Costa vira au rouge de la colère. « Je vais de ce pas recueillir des renseignements sur ce qui passe dans ce système. Je suis bien certaine que des messages m’attendent », déclara-t-elle en faisant volte-face pour quitter la passerelle.
Suva n’avait encore rien dit ; elle observait la scène d’un œil méfiant.
Mais Sakaï, lui, se dirigea vers le fauteuil de Geary. « Amiral, je vous serais reconnaissant de bien vouloir évaluer avec franchise la situation à laquelle nous sommes confrontés.
— Il est encore trop tôt pour beaucoup en dire », se défila Geary. Il se demandait encore jusqu’à quel point il pouvait faire confiance à Sakaï. Après tout, cet homme avait voté en faveur d’un certain nombre de décisions que l’amiral regardait comme au mieux mal inspirées. Mais, s’il s’efforce de m’aider, si ce qu’il a vu sur la Vieille Terre l’a fait réfléchir, je serais fou de le tenir à distance.
« Cela dit, je suis inquiet, poursuivit Geary. Le cuirassé du commandant de la flotte par intérim est parti, ainsi que sa division. Elle ne l’aurait pas fait si on ne le lui avait pas ordonné, mais, après les dommages sévères que leur ont infligés les Bofs et les Énigmas, aucun de ces bâtiments n’était en état de mener une mission de combat.
— Je vais tâcher de me renseigner », lui dit Sakaï avant de sortir à son tour.
Geary fit signe à Rione de le rejoindre. Elle se rapprocha pour entrer dans le champ d’intimité de son siège, qu’il venait d’activer. « Pensez-vous que Costa ou les deux autres sénateurs s’attendaient à ce qu’il soit arrivé quelque chose à Varandal ?
— Je n’en sais rien. Costa avait l’air aussi inquiète que suspicieuse, de sorte que, si elle s’attendait à quelque chose, ce n’était pas à ce que nous avons vu. Suva avait la tête d’une biche prise dans le faisceau des phares. J’imagine qu’elle n’avait aucune idée de ce qui se passe mais qu’elle redoute ce que vous méditez, Costa, vous ou tous les autres. Mais Sakaï est sincère. Je jouerais ma réputation là-dessus.
— Votre réputation ? » Les mots lui avaient échappé avant qu’il eût pu les retenir. Il attendit, persuadé que Rione allait piquer une colère froide.
Elle se contenta de s’esclaffer. « Vous avez raison. J’aimerais autant m’en départir.
— Pas à mes yeux, insista-t-il.
— Je l’ai perdue avec vous », affirma-t-elle dans une de ses rares allusions (encore qu’indirecte) empreinte d’autodérision à la brève liaison qu’ils avaient entretenue avant d’apprendre que l’époux de Rione n’était pas mort en combattant les Syndics, mais qu’il était leur prisonnier. « Je vais tâcher de me renseigner », déclara-t-elle avant de sortir, reprenant mot pour mot la réponse de Sakaï.
Desjani scrutait encore son écran. « Amiral, je ne me fie pas entièrement à ce que nous voyons », chuchota-t-elle.
Geary se concentra plus intensément sur le sien, où s’inscrivaient encore de nombreux vaisseaux, tous assortis d’une légende précisant leur statut actuel. La flotte avait manifestement effectué de nombreuses réparations pendant leur absence.
De très nombreuses réparations. Ça paraissait impossible. « Tous m’ont l’air en excellent état, lâcha-t-il d’une voix sceptique.
— C’est bien mon avis. Les données qui nous parviennent – les données officielles – laissent entendre qu’ils ont été massivement réarmés. Mais ça ne peut pas être l’œuvre de quelques officiers falsifiant le statut de leurs vaisseaux pour faire bonne figure. Tout le monde doit l’avoir fait. » Elle le fixa d’un œil dépité. « Espérons que celui qui a remplacé Jane Geary après son départ saura l’expliquer.
— Probablement Duellos, pressentit l’amiral, non sans se demander si ce n’était pas un vœu pieux.
— Le capitaine Duellos serait sans doute le choix le mieux avisé, convint Desjani sur un ton laissant clairement entendre qu’elle n’attendait assurément pas du QG de la flotte qu’il prît des décisions avisées. Pour ce que ça vaut, les données portant sur le trafic que nous avons sous les yeux sont parfaitement routinières.
— Sinon Duellos, au moins Tulev.
— Badaya, si l’on a tenu compte de l’ancienneté. » Tanya le dévisagea. « Je reconnais volontiers m’être demandé ce qui était bien réel dans sa reconversion à la légitimité de l’actuel gouvernement. La perspective d’un coup d’État militaire semblait naguère emporter son adhésion enthousiaste.
— Je l’ai convaincu du contraire, affirma Geary en affichant plus d’assurance qu’il n’en ressentait vraiment. Si Badaya avait agi, nous en entendrions parler dans tous les messages et les bulletins d’info que nous captons.
— Sauf que les rapports de situation qui nous arrivent des vaisseaux de la flotte m’ont tous l’air falsifiés, lui rappela-t-elle. Comment pourrions-nous savoir si tout le reste n’a pas aussi été trafiqué et ripoliné pour donner l’apparence de la normalité ?
— Je ne crois pas que “normalité” soit un mot, grommela-t-il.
— Si, c’en est un. »
Plutôt que de poursuivre la discussion, Geary préféra afficher les bulletins d’information que recevait désormais l’Indomptable. Même après tout ce temps passé dans l’espace, il s’attendait plus ou moins à les trouver dès à présent bourrés de rapports excités sur le retour du croiseur de combat à Varandal. Mais l’image de son arrivée mettrait encore des heures à atteindre l’intérieur du système, et, pour que les réactions à cette nouvelle lui parviennent, il faudrait encore le même délai. Au lieu de cela, les bulletins semblaient présenter le sempiternel mélange de troubles et de dissensions politiques, de soucis économiques, d’inquiétudes quant à ce qui se produisait dans les systèmes syndics les plus proches du territoire de l’Alliance et de spéculations sur l’avenir de celle-ci. Un « bulletin spécial » portant sur les deux nouvelles espèces extraterrestres découvertes par la flotte de Geary par-delà l’espace des Mondes syndiqués contenait un bon nombre d’autres spéculations, ainsi que quelques informations dont il reconnut l’origine : ses propres rapports au gouvernement. Manifestement, la rumeur selon laquelle l’Indomptable avait escorté les six vaisseaux des Danseurs jusqu’à Sol s’était largement répandue, tandis que divers « experts », qui n’avaient jamais vu les Danseurs ni, d’ailleurs, les représentants d’aucune autre espèce extraterrestre, se répandaient sur la pertinence et la signification qu’avait à leurs yeux cette expédition.
C’était au mieux amusant. Mais les messages et vidéos pléthoriques qu’il réussissait à capter étaient surtout exaspérants, car aucun ne faisait allusion au fait que Jane Geary et ses cuirassés avaient quitté Varandal, ni ne révélait qui assumait le commandement de la flotte depuis son départ. Ne restait plus à Geary et ses compagnons qu’à patienter durant les trois heures et des broutilles qu’il faudrait à un message de bienvenue dûment rédigé pour les atteindre.
L’humanité s’efforçait peut-être encore de comprendre ce qu’était le temps, mais, dans l’esprit de Geary, il ne faisait aucun doute qu’il passait délibérément beaucoup moins vite en de pareils moments. Les trois heures lui parurent durer un jour entier. Il n’en fut pas moins sidéré de recevoir un message à haute priorité quelques secondes seulement après le plus bref délai escompté.
« Badaya ? » murmura Desjani en voyant apparaître l’image de l’officier.
L’identification de la provenance de la transmission ne laissait aucun doute à cet égard : le capitaine Badaya, naguère encore le moins fiable de tous les électrons libres de la flotte qui prônaient un coup d’État pour renverser un gouvernement de l’Alliance perçu comme corrompu et incompétent, faisait bel et bien office de commandant de la flotte intérimaire.
Comme s’il prévoyait déjà la réaction de Geary à sa vue, Badaya affichait un sourire carnassier.