Alex fit évoluer le Rossinante à trois quarts de g deux heures durant, pendant que l’équipage préparait le repas et dînait. Il reviendrait à trois g quand la pause serait terminée, mais dans l’intervalle Holden appréciait de se tenir sur ses deux jambes dans des conditions proches de celles qu’on connaissait sur Terre. C’était un peu plus pesant pour Naomi et Miller, mais aucun des deux ne s’en plaignit. Ils comprenaient la nécessité d’aller vite.
Une fois la gravité redescendue après l’écrasement de l’accélération brutale, tout l’équipage se réunit tranquillement dans la coquerie et commença à préparer le dîner. Naomi mélangea de faux œufs et du faux fromage. Amos cuisina du concentré de tomate et ce qui restait de leurs champignons frais pour concocter une sauce rouge qui dégageait un parfum comparable à celui des vrais aliments. Alex, qui était de surveillance, avait transféré les ops du vaisseau sur un panneau de contrôle dans la coquerie et était assis à côté de lui. Il étalait le faux fromage et la sauce rouge sur des pâtes plates dans l’espoir que le résultat offrirait une ressemblance approximative avec des lasagnes. Holden s’occupait du four, et il s’était joint aux préparatifs culinaires en faisant cuire des lingots de pâte gelée pour les transformer en petits pains. L’odeur qui flottait dans la pièce n’était pas totalement différente de celle de la vraie nourriture.
Miller avait suivi l’équipage dans la coquerie, mais il semblait ne pas savoir demander comment se rendre utile. Il dressa la table puis s’y assit et observa ce qui se passait autour de lui. Il n’évitait pas réellement de croiser le regard d’Holden, mais ne cherchait certainement pas à attirer son attention. D’un accord tacite, personne n’avait allumé de canal d’information. Le capitaine n’en doutait pas, chacun se précipiterait pour avoir les dernières nouvelles de la guerre dès que le repas serait terminé, mais pour le moment ils s’affairaient tous dans un silence agréable.
Quand la préparation fut finie, Holden sortit les pains du four et les y remplaça par le plat de lasagnes. Naomi s’assit à côté d’Alex et entama avec lui une conversation paisible en relation avec quelque chose qu’elle avait remarqué sur l’écran-relais des ops. Holden partagea son temps entre elle et la surveillance des lasagnes. La jeune femme rit d’une réflexion d’Alex et dans un geste inconscient entortilla ses cheveux autour de son index. Le Terrien sentit un nœud se former au creux de son ventre.
Du coin de l’œil, il crut voir Miller qui l’épiait. Quand il se tourna vers lui, l’ex-inspecteur regardait ailleurs, et l’esquisse d’un sourire étirait ses lèvres. Naomi rit une fois de plus. Elle avait posé une main sur le bras du pilote, lequel rougissait et parlait aussi vite que l’y autorisait son ridicule accent traînant de Martien. Tous deux semblaient très complices. Cette constatation réjouit Holden tout en l’emplissant de jalousie. Il se demanda si Naomi pourrait redevenir son amie un jour.
Elle remarqua qu’il l’observait et lui lança un clin d’œil de connivence qui aurait probablement pris tout son sens s’il avait pu entendre ce qu’Alex disait. Il sourit et lui répondit sur le même mode, heureux d’être inclus pour un moment. Un grésillement provenant du four attira son attention. Les lasagnes commençaient à se couvrir de petites bulles et à déborder des plats.
Il enfila les gants isolants et ouvrit la porte de l’appareil.
— La soupe est prête, annonça-t-il, et il sortit le premier plat qu’il déposa sur la table.
— C’est une soupe qui a l’air foutrement laide, dit Amos.
— Euh, ouais, fit Holden. C’était une expression que mère Tamara utilisait quand elle avait fini de cuisiner. Je ne sais pas trop d’où ça vient.
— Une de vos trois mères faisait la cuisine ? C’est très traditionnel, dit Naomi avec un petit sourire forcé.
— Eh bien, elle partageait cette tâche très équitablement avec Caesar, un de mes pères.
Elle lui sourit encore, plus naturellement cette fois.
— À vous entendre, c’était vraiment bien, dit-elle. Une grande famille comme ça.
— Ça l’était, oui, répondit-il.
Une image lui vint, celle du feu nucléaire dévorant la ferme du Montana dans laquelle il avait grandi, et sa famille instantanément réduite en cendres. Si cela arrivait, il était certain que Miller serait là pour lui faire savoir que c’était sa faute. Il n’était pas sûr d’avoir encore quelque chose à lui répondre.
Pendant qu’ils mangeaient, il sentit que la tension baissait peu à peu dans la pièce. Amos rota très bruyamment, et répondit au chœur des protestations par un second rot encore plus sonore. Alex raconta de nouveau la plaisanterie qui avait fait rire Naomi. Miller lui-même se prit au jeu et narra une histoire interminable et de plus en plus improbable concernant le démantèlement d’une opération de vente de fromage au marché noir qui se serait terminée par une fusillade, avec neuf Australiens nus dans un bordel illégal. À la fin de sa narration, Naomi riait si fort qu’elle en avait bavé sur sa chemise, et Amos répétait “Pas possible, bordel !” comme un mantra.
Le récit était assez divertissant, et sa relation distanciée convenait à merveille, mais Holden ne l’écouta pas vraiment. Il observait son équipage, voyait la tension déserter les visages et les épaules. Lui et Amos étaient originaires de la Terre quoique, s’il devait deviner, il aurait dit que le mécanicien avait tout oublié de son monde de naissance dès la première fois où il avait embarqué sur un vaisseau. Alex était de Mars et aimait manifestement sa planète. Une erreur malheureuse d’un camp ou de l’autre et les deux planètes pouvaient n’être plus que des tas de décombres radioactifs avant la fin de ce repas. Mais pour l’instant ils étaient simplement des amis qui dînaient ensemble. C’était bien la chose à faire. Ce pour quoi Holden devait continuer de se battre.
— Je me souviens de cette pénurie de fromage, dit Naomi quand Miller se tut. Elle a frappé toute la Ceinture. C’était donc votre faute ?
— Eh bien, s’ils s’étaient limités à introduire du fromage en contrebande, nous n’aurions pas eu de problème, répondit l’ex-policier. Mais ils avaient pris cette sale habitude d’abattre les autres trafiquants de fromage. Forcément, les flics ont remarqué la chose. Mauvaise façon de mener les affaires.
— Tout ça pour du putain de fromage ? s’exclama Amos en laissant tomber sa fourchette dans son assiette avec un claquement sec. Vous êtes sérieux, là ? Je veux dire : pour la drogue, les paris, ce genre de trucs, je peux comprendre. Mais pour du fromage ?
— Les paris sont légaux dans la plupart des lieux, dit Miller. Et un cancre en études de chimie peut fabriquer autant de drogue qu’il veut dans sa salle de bains. Impossible de contrôler l’approvisionnement.
— Le vrai fromage vient de la Terre, ou de Mars, ajouta Naomi. Et après l’augmentation des frais d’expédition, et avec les cinquante pour cent de taxes imposés par la Coalition, le fromage coûte plus cher que le carburant en boulettes.
— Nous nous sommes retrouvés avec cent trente kilos de cheddar du Vermont dans l’armoire à scellés, dit Miller. Au prix de revente dans la rue, le lot aurait sans doute permis d’acheter un vaisseau individuel. À la fin de la journée, tout avait disparu. Nous l’avons inscrit comme détruit pour cause de détérioration. Personne n’a rien dit, puisque chacun est rentré à la maison avec un bon morceau.
L’air rêveur, il se renversa contre le dossier de son siège.
— Bon Dieu, c’était vraiment du bon fromage, dit-il avec un sourire.
— Ouais, en tout cas ce faux frometon a un goût de merde, dit Amos, qui s’empressa d’ajouter : Sans vouloir vous vexer, chef, vu que vous l’avez très bien préparé. Mais pour moi c’est toujours incompréhensible, se battre pour du fromage…
— C’est pourquoi ils ont détruit Éros, dit Naomi.
Miller acquiesça mais ne desserra pas les lèvres.
— Comment vous en arrivez à cette conclusion ? demanda Amos.
— Ça fait longtemps que vous volez ? dit Naomi.
— Je ne sais pas, fit le mécanicien en se pinçant les lèvres et en calculant. Vingt-cinq ans, par là.
— Vous avez fait équipe avec beaucoup de Ceinturiens, n’est-ce pas ?
— Ouais. Il n’y a pas meilleurs équipiers qu’eux. À part moi, évidemment.
— Vous volez avec nous depuis vingt-cinq ans, vous nous appréciez, vous avez appris notre argot. Je parie que vous pouvez commander une bière et négocier avec une prostituée sur n’importe quelle station de la Ceinture. Si vous étiez un peu plus grand et plus maigre, vous pourriez même passer pour l’un de nous.
Prenant la réflexion pour un compliment, Amos sourit.
— Mais vous ne nous comprenez toujours pas, enchaîna Naomi. Pas réellement. Aucune personne ayant grandi à l’air libre ne nous comprendra jamais. Et c’est pourquoi ils peuvent tuer un million et demi d’entre nous pour arriver à comprendre ce que leur virus fait vraiment comme effet.
— Eh, minute ! intervint Alex. Vous êtes sérieuse, là ? Vous pensez que ceux des Extérieures et ceux des Intérieures se voient aussi différents que ça de ceux d’en face ?
— Bien sûr, c’est ce qu’ils pensent, dit Miller. Pour eux, nous sommes trop grands, trop maigres, notre tête est trop grosse et nos articulations sont trop noueuses.
Holden remarqua que de l’autre côté de la table Naomi le regardait avec l’air d’attendre quelque chose. J’aime bien votre tête, moi, lui affirma-t-il en pensée, mais les radiations ne lui ayant conféré aucun don télépathique l’expression de la jeune femme ne changea en rien.
— Nous avons pratiquement notre propre langue, à présent, dit Miller. Déjà vu un Terrien demander son chemin au fin fond de la Ceinture ?
— “Tu vas spin, pow, Schlauch tu way acima et ido”, déclama Naomi avec un épais accent ceinturien.
— “Va dans le sens de la rotation jusqu’à la station de métro, qui te ramènera aux quais”, traduisit Amos. Qu’est-ce qu’il y a de difficile à comprendre, bordel ?
— J’ai eu un équipier qui ne savait pas décrypter ça, même après avoir passé deux ans sur Cérès, dit Miller. Et pourtant Havelock n’avait rien d’un imbécile. Simplement il n’était pas… de là-bas.
Holden les écoutait parler en faisant voyager un morceau de pâte froide tout autour de son assiette avec un peu de pain.
— Ça va, on a compris, dit-il après un moment. Vous êtes bizarres. Mais de là à massacrer un million et demi de gens parce qu’ils présentent des différences dans leur squelette et dans leur langue…
— Des gens ont été conduits aux fours crématoires pour moins que ça, depuis que les fours ont été inventés, dit Miller. Si ça peut vous soulager, la plupart d’entre nous trouvent que vous êtes massifs et microcéphales.
— Pff, fit Alex. Pour moi, tout ça n’a aucun sens de libérer ce virus, même si vous détestiez personnellement chaque humain présent sur Éros. Qui peut dire quels ravages cette chose va provoquer ?
Naomi alla jusqu’à l’évier et se lava les mains. L’eau courante attira l’attention de tous les autres.
— J’y ai réfléchi, dit-elle avant de se retourner en s’essuyant les mains avec une serviette en papier. À quoi tout ça peut bien rimer, je veux dire.
Miller voulut parler, mais Holden l’en dissuada d’un geste autoritaire de la main et attendit que la jeune femme continue.
— Donc, dit-elle, j’ai vu la chose sous l’angle de la logique. Et si ce virus, cette nanomachine, cette protomolécule ou quel que soit son nom, avait été conçu dans un but bien défini – vous me suivez ?
— Absolument, affirma Holden.
— Il semble que cette chose essaie de faire quelque chose, et quelque chose de complexe. Ça n’aurait aucun sens de prendre toute cette peine uniquement pour tuer des gens. Pour moi, les modifications qu’elle opère semblent intentionnelles, mais pas totalement… abouties.
— Je vois ce que vous entendez par là, dit Holden.
Alex et Amos acquiescèrent, mais sans faire de commentaire.
— Donc, l’explication tient peut-être au fait que la protomolécule n’est pas encore assez bien développée. Vous pouvez compresser une grande quantité de données dans un espace très restreint, mais à moins qu’il s’agisse d’un ordinateur quantique, le traitement exige de la place. Le plus simple pour obtenir cet espace dans des machines très petites, c’est par la distribution. Peut-être que la protomolécule n’achève pas sa tâche parce qu’elle n’est pas assez intelligente pour y arriver. Pour l’instant.
— Parce qu’il n’y en a pas assez, dit Alex.
— C’est ça, fit Naomi en laissant tomber la serviette en papier dans une poubelle sous l’évier. Donc vous lui donnez une biomasse importante pour agir, et vous pouvez enfin voir quel rôle elle est destinée à remplir.
— Selon ce type sur la vidéo, les protomolécules ont été conçues pour s’emparer de toute vie sur Terre et nous éradiquer, dit Miller.
— Et c’est pourquoi Éros est parfait. L’astéroïde correspond à une grande quantité de biomasse dans une éprouvette rendue hermétique par le vide spatial autour de lui. Et si l’expérience échappe à tout contrôle, il y a déjà une guerre en train. Beaucoup de vaisseaux et de missiles peuvent être utilisés pour vitrifier Éros si la menace semble réelle. Pour nous faire oublier nos différences, rien de tel qu’un nouveau joueur qui vient s’immiscer dans la partie.
— La vache, c’est vraiment, vraiment tordu, souffla Amos.
— D’accord, dit Holden. Mais même si c’est probablement ce qui s’est passé, je ne peux toujours pas croire qu’il y ait suffisamment de gens aussi pervers rassemblés dans un seul endroit pour faire une chose pareille. Parce que cette opération n’est pas l’œuvre d’une personne unique. C’est celle de dizaines, peut-être de centaines d’individus très intelligents. Est-ce que Protogène recrute tous les Staline et les Jack l’Éventreur potentiels qu’elle peut dénicher ?
— Je ne manquerai pas de poser la question à M. Dresden, dit Miller, l’air indéchiffrable. Quand nous nous rencontrerons.
Les anneaux habités de Tycho tournaient sereinement autour de l’usine sphérique sous zéro g en leur centre. Les énormes bras articulés saillant à son sommet manœuvraient une section de coque pour la positionner sur le flanc du Nauvoo. En contemplant la station sur les écrans des ops pendant qu’Alex achevait la procédure d’accostage, Holden éprouva quelque chose qui ressemblait assez à du soulagement. Jusqu’ici, Tycho était le seul endroit où personne n’avait tenté de les abattre, de les faire sauter ou de les couvrir de vomissures, ce qui en faisait pratiquement un refuge.
Il posa les yeux sur le coffre-fort solidement attaché au pont, et il espéra ne pas avoir signé l’arrêt de mort de tout le monde sur la station en l’apportant là.
Juste à cet instant, Miller se glissa par l’écoutille s’ouvrant dans le plancher et se laissa dériver jusqu’au coffre-fort. Il lança un regard éloquent au Terrien.
— Ne le dites pas, fit Holden. Je le pense déjà.
L’ex-inspecteur haussa les épaules et prit la direction du poste des ops.
— Un sacré morceau, dit-il en désignant le Nauvoo sur l’écran.
— Le vaisseau de toute une génération. Ce genre d’appareil nous offrira les étoiles.
— Ou une mort en solitaire au bout d’un long voyage vers nulle part.
— Vous savez, la version qu’ont “certaines espèces” de la grande aventure galactique consiste à tirer des projectiles emplis de virus sur leurs voisins. En comparaison, je trouve que la nôtre ne manque vraiment pas de noblesse.
Miller parut réfléchir à cette vision des choses, acquiesça et regarda la station Tycho grossir sur l’écran de contrôle à mesure qu’Alex les en rapprochait. Il avait posé une main sur la console, ce qui lui permettait d’effectuer les ajustements minimes pour rester immobile alors même que les manœuvres du pilote créaient des poussées de gravité dans tous les sens. Holden était sanglé dans son siège. Même en se concentrant, il était incapable de maîtriser aussi bien zéro g et des poussées aussi anarchiques. Son cerveau ne pouvait tout simplement pas se débarrasser des automatismes que lui avaient inculqués vingt années passées en pesanteur constante.
Naomi avait raison. Il était si facile de considérer les Ceinturiens comme des étrangers. Bon sang, si vous leur accordiez le temps de développer un système individuel implantable de stockage et de recyclage de l’oxygène, et que vous continuiez de limiter les combinaisons pressurisées au minimum nécessaire pour assurer la chaleur corporelle, vous finiriez peut-être par avoir des Ceinturiens qui passeraient plus de temps à l’extérieur de leurs vaisseaux et de leurs stations qu’à l’intérieur.
C’était peut-être la raison pour laquelle ils étaient imposés au point d’avoir tout juste de quoi vivre. L’oiseau était hors de la cage, mais on ne voulait pas le laisser déployer ses ailes trop largement, de crainte qu’il oublie qui était son maître.
— Vous faites confiance à ce Fred ? demanda Miller.
— Plus ou moins. Il nous a bien traités la dernière fois, alors que tout le monde voulait notre mort ou notre emprisonnement.
Miller grogna, comme si cela ne prouvait rien à ses yeux.
— Il est de l’APE, non ?
— En effet, répondit le Terrien. Mais je pense qu’il appartient à la vraie APE. Pas à celle de ces cow-boys qui veulent s’expliquer à coups de fusil avec les planètes intérieures. Nices abrutis qui diffusent par la radio des appels à la guerre. Fred est un politique.
— Et ceux qui veulent contrôler Cérès ?
— Je ne sais pas, dit Holden. Je ne les connais pas. Mais Fred représente notre meilleure chance. La moins mauvaise.
— Très bien. Nous ne trouverons pas de solution politique avec Protogène, vous le savez.
— Oui, répondit Holden, qui commença à déboucler son harnais alors que le Rossi accostait dans une série de chocs métalliques. Mais Fred n’est pas seulement un politique.
Assis derrière son grand bureau en bois, Fred lisait les notes d’Holden sur Éros, la recherche de Julie, et la découverte du vaisseau furtif. Miller était assis face à lui et l’observait avec l’attention qu’un entomologiste montre pour une nouvelle espèce d’insectes dont il ne sait si elle pique. Holden se tenait un peu retrait, sur la droite de Fred, et il s’efforçait de ne pas consulter tout le temps l’heure sur son terminal. Sur le grand écran mural derrière le bureau, le Nauvoo glissa tel le squelette métallique de quelque léviathan en décomposition. Holden apercevait les minuscules taches d’un bleu brillant, là où les ouvriers maniaient les chalumeaux sur la coque et la superstructure. Pour s’occuper, il se mit à les dénombrer.
Il en était à quarante-trois quand une petite navette apparut dans son champ de vision, un chargement de poutrelles en acier serré dans une paire de puissants bras de manipulation et fila en direction du vaisseau en construction. L’appareil se réduisit bientôt à un point à peine plus gros que l’extrémité d’un stylo avant de s’arrêter. Dans l’esprit d’Holden, le Nauvoo passa subitement du statut de gros vaisseau relativement proche à celui d’appareil gigantesque bien plus éloigné. Il en eut brièvement le vertige.
Son terminal bipa presque au même moment que celui de Miller. Il ne le regarda même pas, et en toucha la surface pour le mettre en veille. Il s’était habitué, maintenant. Il sortit de sa poche un petit flacon, fit tomber deux pilules dans le creux de sa main et les avala sans rien d’autre. Il entendit Miller qui faisait comme lui. Le système d’expertise médicale du vaisseau les leur fournissait chaque semaine avec l’avertissement qu’oublier de les prendre aux heures dites entraînerait la mort dans d’atroces souffrances. Alors il les prenait, et il les prendrait jusqu’à la fin de ses jours. S’il ratait quelques prises, il n’en aurait plus pour très longtemps.
Fred termina sa lecture, posa son propre terminal devant lui et se frotta les yeux avec l’intérieur de ses poignets pendant plusieurs secondes. Pour Holden, il semblait plus vieux que lors de leur dernière rencontre.
— Il faut que je vous fasse un aveu, Jim : je ne sais pas quoi penser de ça, dit-il enfin.
Miller regarda Holden et articula silencieusement Jim, avant une mimique interrogative. Le Terrien ne réagit pas.
— Vous avez lu ce que Naomi a ajouté à la fin ? demanda-t-il.
— La mention concernant les nanovirus en réseau pour une puissance de traitement accrue ?
— Oui, ce passage-là. Ce n’est pas bête du tout, Fred.
Celui-ci eut un rire dénué de joie avant de pointer un doigt sur son terminal.
— Ça, dit-il, ça n’a de sens que pour un psychopathe. Aucune personne saine d’esprit ne pourrait commettre une chose pareille. Quoi qu’on ait pensé en tirer.
Miller se racla la gorge.
— Vous avez quelque chose à ajouter, monsieur Muller ? demanda Fred.
— Miller, corrigea l’ex-inspecteur. Oui. Tout d’abord, et sans vouloir vous manquer de respect, ne vous faites pas d’illusion. Le génocide est passé de mode. Ensuite, les faits ne sont pas en question. Protogène a infecté la station Éros avec une pandémie extraterrestre, et ils enregistrent les résultats. Le pourquoi de la chose n’a pas d’importance. Nous devons les stopper.
— Et nous pensons être en mesure de remonter jusqu’à leur station d’observation, ajouta Holden.
Fred se laissa aller dans son fauteuil, et le faux cuir et le cadre en métal craquèrent sous son poids, même à un tiers de g.
— Les stopper comment ? dit-il.
Il savait. Il voulait juste les entendre l’exposer à haute voix. Miller joua le jeu.
— Je propose que nous nous rendions sur leur station et que nous les abattions.
— Qui, “nous” ? demanda Fred.
— Il y a beaucoup d’excités de l’APE qui sont impatients d’en découdre avec la Terre et Mars, répondit Holden. Nous allons leur donner de vrais méchants à massacrer, à la place.
Fred hocha la tête d’une façon qui ne signifiait nullement qu’il était d’accord.
— Et votre échantillon ? Le coffre-fort du capitaine ?
— Il m’appartient, dit Holden. Ce point n’est pas négociable.
Fred rit de nouveau, mais cette fois il y avait un peu de légèreté dans cet éclat. Miller réprima sa surprise, puis un début de sourire.
— Pourquoi accepterais-je ? demanda Fred.
Holden releva le menton et lui sourit.
— Et si je vous disais que j’ai caché le coffre-fort sur un planétésimal piégé avec assez de plutonium pour transformer quiconque y toucherait en un nuage d’atomes, en supposant que quelqu’un parvienne à le retrouver ?
Fred le dévisagea durant quelques secondes, puis il lâcha :
— Mais vous ne l’avez pas fait.
— Eh bien, non, dit Holden. Mais je pourrais vous affirmer le contraire.
— Vous êtes trop honnête, remarqua Fred.
— Et vous ne pouvez pas faire confiance à quelqu’un qui détient quelque chose d’une telle importance. Vous savez déjà ce que je vais en faire. C’est pourquoi, jusqu’à ce que nous nous mettions d’accord sur une solution meilleure, vous allez me le laisser.
Fred acquiesça.
— Oui, dit-il, j’imagine que c’est ce que je vais faire.