Gravité : C’est une chose qu’on ne comprend pas encore bien, mais elle garde les petites choses, comme les gnomes, collées contre les grosses, comme les planètes. À cause de la science, ça se passe même si on ne sait pas que la gravité existe. Ce qui prouve que la Science se produit sans arrêt autour de nous.
Angalo regarda autour de lui.
— Allons, Gurder !
Gurder s’appuya contre une touffe d’herbe et tenta désespérément de retrouver son souffle.
— C’est pas la peine, ahana-t-il. Mais tu réfléchis un peu ? On ne peut bas se battre tout seul contre des humains !
— Pionn est avec nous. Et ma hache est plutôt bien.
— Oh ! une hache en pierre, ça va sûrement les paniquer ! Si tu en avais une seconde, je suis sûr qu’ils se rendraient immédiatement.
Angalo la balançait d’avant en arrière. Elle pesait agréablement au creux de sa main.
— Il faut essayer, répondit-il simplement. Allez, viens, Pionn. Qu’est-ce que tu regardes ? Des oies sauvages ?
Pionn contemplait le ciel.
— Il y a un point là-haut, dit Gurder en plissant les yeux.
— Un oiseau, sans doute.
— Ça ne ressemble pas à un oiseau.
— Alors, c’est un avion.
— Ça ne ressemble pas à un avion.
Ils regardaient tous les trois en l’air, maintenant, leurs visages tournés vers le ciel formant un triangle.
Là-haut, il y avait une tache sombre.
— Tu ne crois quand même pas qu’il a réussi ? demanda Angalo, hésitant.
La tache était maintenant devenue un petit cercle sombre.
— En tout cas, ça ne se déplace pas, dit Gurder.
— Pas sur le côté, c’est vrai, approuva Angalo, d’une voix très lente. On dirait que ça descend.
Ce qui avait été un petit cercle noir était maintenant un cercle noir plus grand, avec juste un soupçon de vapeur ou de fumée sur les bords.
— C’est peut-être un phénomène météo ? supputa Angalo. Tu sais, un genre de temps qu’on ne voit qu’en Floride ?
— Ben voyons ! Un grêlon gigantesque, hein ? C’est le Vaisseau ! Il vient nous chercher !
Il était beaucoup plus gros, et pourtant, et pourtant… il était encore très loin.
— S’il venait nous chercher un peu plus loin, ça ne me dérangerait pas, chevrota Gurder. Ça ne me dérangerait pas de marcher un peu.
— Oui, approuva Angalo qui semblait s’inquiéter sérieusement. Il n’a pas l’air de venir, plutôt de, de…
— De tomber, compléta Gurder.
Il regarda Angalo.
— On détale ?
— Ça vaut probablement le coup d’essayer.
— Dans quelle direction ?
— Et si on suivait Pionn ? Il a pris ses jambes à son cou il y a quelques instants.
Masklinn aurait été le premier à reconnaître qu’il n’était pas vraiment un expert en moyens de transport, mais ils semblaient tous avoir en commun la présence d’un avant, qui se trouvait à l’avant, et d’un arrière, qui ne s’y trouvait pas. Le but souhaité était que l’avant soit l’endroit à partir duquel ils se déplaçaient vers l’avant.
La chose qui tombait du ciel était un disque – juste un dessus rattaché à un dessous, avec des bords sur les côtés. Il ne faisait aucun bruit, mais les humains semblaient énormément impressionnés.
— C’est ça ?
— Oui.
— Oh !
C’est alors que les choses semblèrent se mettre en place.
On ne pouvait pas dire que le Vaisseau était grand. Il aurait fallu employer un mot tout neuf. Il ne tombait pas tant au travers de la fine couche nuageuse, qu’il les écartait, tout simplement. Et quand on pensait avoir enfin pris véritablement conscience de sa taille, un nuage passait à proximité, et il fallait réviser la perspective à la hausse. Pour quelque chose d’aussi grand, il aurait fallu un mot à part.
— Il va s’écraser ? souffla Masklinn.
— Je vais le faire se poser dans les broussailles, annonça le Truc. Je ne veux pas effrayer les humains.
— Cours !
— Qu’est-ce que tu crois que je suis en train de faire ?
— Il est toujours au-dessus de nous !
— Je cours ! Je cours ! Je ne peux pas courir plus vite !
Une ombre tombait sur les trois gnomes filant à toutes jambes.
— Faire tout ce chemin jusqu’à la Floride pour se faire aplatir par son propre Vaisseau ! gémit Angalo. Tu n’y as jamais réellement cru, hein ? Hé ben, maintenant, tu vas en avoir la preuve écrasante !
L’ombre s’approfondit. Ils pouvaient la voir voler sur l’herbe au-devant d’eux – grise sur les bords, se déployant vers des ténèbres nocturnes. Leur propre nuit, une nuit pour eux seuls.
— Les autres sont encore par là-bas, quelque part, rappela Masklinn.
— Ah ! admit le Truc. J’avais oublié.
— Tu ne devrais pas oublier ce genre de chose !
— J’ai été très occupé, ces derniers temps. Je ne peux pas penser à tout. Je pense presque à tout, c’est déjà bien.
— En attendant, essaie de n’écraser personne.
— Je nais l’arrêter avant qu’il atterrisse, ne t’inquiète pas.
Tous les humains parlaient en même temps. Certains avaient commencé à courir vers le Vaisseau en train de tomber. D’autres galopaient en sens inverse.
Masklinn risqua un coup d’œil vers le visage de Richard Quadragénaire. Il observait le Vaisseau avec une expression curieuse, un air de ravissement.
Tandis que Masklinn le regardait, les gros yeux entrèrent en rotation. La tête tourna aussi. Le Petit-Fils Richard posa les yeux sur le gnome perché sur son épaule.
Pour la deuxième fois, l’humain le vit. Et cette fois-ci, il n’y avait aucune issue pour fuir.
Masklinn cogna sur le dessus du Truc.
— Tu pourrais ralentir ma voix ? demanda-t-il précipitamment.
Une expression de stupeur était en train de se répandre sur le visage de l’humain.
— Que veux-tu dire ?
— Je veux que tu répètes tout ce que je vais dire, mais plus lentement. Et plus fort. Pour qu’il puisse me comprendre.
— Tu veux communiquer ? Et avec un humain ?
— Oui. Tu peux le faire ?
— Je te le déconseille vivement ! Ça pourrait se révéler très dangereux !
Masklinn serra les poings.
— Comparé à quoi, Truc ? Comparé à quoi ? Et ça serait tellement plus dangereux que de ne pas communiquer, Truc ? Obéis ! Tout de suite ! Dis-lui… dis-lui que nous ne cherchons pas à faire de mal aux humains ! Tout de suite ! Je vois déjà sa main qui bouge ! Fais-le !
Il brandit la boîte contre l’oreille du Petit-Fils Richard.
Le Truc commença à s’exprimer, avec les intonations lentes et graves du langage humain.
Ça parut durer une éternité.
L’expression de l’humain se figea.
— Tu lui as dit quoi ? Tu lui as dit quoi ? demanda Masklinn.
— Je lui ai dit que s’il te faisait le moindre mal, j’allais exploser et lui faire sauter le crâne !
— Tu n’as pas fait ça ?
— Si.
— C’est ça que tu appelles communiquer ?
— Oui. J’appelle ça une méthode de communication très efficace.
— Mais c’est horrible de dire une telle chose ! Et en plus… tu ne m’avais jamais dit que tu pouvais exploser !
— J’en suis incapable, mais il n’en sait rien. Ce n’est qu’un humain, expliqua le Truc.
La chute du Vaisseau se ralentit et il flotta vers le territoire de végétation rase, avant de rencontrer sa propre ombre. Auprès de lui, la tour d’où la Navette avait décollé ressemblait à une épingle à côté d’une très grande assiette noire.
— Tu l’as posé par terre ! Tu avais dit que tu ne le ferais pas ! s’exclama Masklinn.
— Il n’est pas posé par terre. Il flotte juste au-dessus.
— On dirait bien qu’il est posé par terre, à mon avis !
— Il flotte juste au-dessus, répéta patiemment le Truc.
Richard Quadragénaire regardait Masklinn, au bout de son nez. Il avait l’air interloqué.
— Qu’est-ce qui le garde en l’air ? demanda Masklinn, à propos du Vaisseau.
Le Truc le lui dit.
— Une lente quoi ? C’est quoi, ça ? Ça veut dire qu’il a juste ralenti ?
— Pas lente. L’anti. L’antigravité.
— Mais on ne voit ni flammes ni fumée !
— Ce ne sont pas des composantes essentielles.
Des véhicules se dirigeaient en hurlant vers la masse du Vaisseau.
— Euh !… Et à quelle distance du sol l’as-tu arrêté, exactement ? s’enquit Masklinn.
— Dix centimètres m’ont paru une distance idéale.
Angalo était couché, le visage enfoui dans le sol sablonneux.
À sa grande stupeur, il était toujours vivant. Ou du moins, s’il était mort, il restait capable de penser. Peut-être bien qu’il était mort et que c’était là qu’on allait après.
Ça ressemblait beaucoup à ce qu’il connaissait déjà.
Voyons voir. Il avait regardé le grand machin tomber du ciel juste en direction de sa tête, et s’était jeté à terre, s’attendant à devenir d’une seconde à l’autre une simple petite tache de graisse au fond d’un énorme trou.
Non, il n’était probablement pas mort. Quelque chose d’aussi important que ça, il s’en serait souvenu.
— Gurder ? hasarda-t-il.
— C’est toi ? demanda la voix de Gurder.
— J’espère bien. Pionn ?
— Pionn ! répondit celui-ci, quelque part dans les ténèbres.
Angalo se mit à quatre pattes.
— Vous avez une idée de l’endroit où l’on est ? s’enquit-il.
— Dans le Vaisseau ? suggéra Gurder.
— Je ne pense pas. Il y a de la terre, de l’herbe, des machins de ce genre.
— Où est donc passé le Vaisseau ? Pourquoi est-ce qu’il fait noir ?
Angalo chassa la terre de son manteau.
— Chais pas. Peut-être… Peut-être qu’il nous a loupés. Peut-être qu’il nous a assommés et qu’on vient de se réveiller en pleine nuit ?
— J’aperçois un peu de jour à l’horizon, fit remarquer Gurder. C’est pas normal, si ? Les nuits, c’est pas comme ça, d’habitude.
Angalo regarda autour de lui. Effectivement, il y avait du jour, au loin. Et on entendait un bruit bizarre, si bas qu’on pouvait ne pas le remarquer au premier abord, mais une fois qu’on avait découvert sa présence, il semblait occuper le monde entier.
Il se releva pour mieux voir.
On entendit un petit bruit sourd.
— Aïe !
Angalo leva la main pour se masser le crâne. Sa main toucha du métal. Se pliant un peu en deux, il se risqua à tourner la tête pour voir contre quoi il s’était cogné.
Il resta longuement songeur.
Puis il déclara :
— Gurder, tu vas avoir un mal pas possible à me croire…
— Cette fois-ci, dit Masklinn au Truc, je veux que tu traduises exactement, c’est bien compris ? N’essaie pas de lui faire peur !
Les humains avaient encerclé le Vaisseau. Enfin… ils essayaient de l’encercler, mais il faut un sacré nombre d’humains pour cerner un objet aussi gros que le Vaisseau. Alors ils se contentaient de l’encercler par-ci, par-là.
De nouveaux camions arrivaient, la plupart toutes sirènes hurlantes. On avait laissé Richard Quadragénaire seul, en train de contempler son épaule avec une expression inquiète.
— En plus, on a une dette envers lui, continua Masklinn. On s’est servi de son satellite. Et on lui a volé des affaires.
— Tu disais que tu voulais faire les choses à ta façon. Sans se faire aider par les humains, tu as dit.
— Oublions ça. Dis-lui… je veux dire, demande-lui de se diriger vers le Vaisseau. Et n’oublie pas de dire s’il vous plaît. Et dis-lui que nous ne voulons pas que quiconque soit blessé. Moi y compris, ajouta-t-il.
La réponse du Petit-Fils Richard sembla prendre longtemps. Mais il se mit effectivement en route vers la foule qui entourait le Vaisseau.
— Qu’est-ce qu’il a dit ? s’enquit Masklinn, cramponné de toutes ses forces au pull-over.
— Je n’y crois pas, transmit le Truc.
— Il ne me croit pas ?
— Il a dit que son grand-père lui parlait toujours du petit peuple, mais il n’y avait jamais cru jusqu’à maintenant. Il demande si nous sommes comme ceux qui étaient dans l’ancien Grand Magasin ?
Masklinn en resta bouche bée. Le Petit-Fils Richard le fixait avec attention.
— Dis-lui que oui, réussit-il à croasser.
— Très bien. Mais je ne crois pas que ce sera une bonne idée.
Le Truc tonna. Le Petit-Fils Richard gronda une réponse.
— Il dit que son grand-père parlait en plaisantant de la présence du petit peuple dans son Grand Magasin. Il répétait qu’ils lui portaient bonheur.
Masklinn sentit au creux de son estomac l’horrible impression que le monde changeait encore, au moment où il pensait le comprendre.
— Est-ce que son grand-père a déjà vu des gnomes ?
— Il dit que non. Mais il raconte que quand son grand-père et le frère de son grand-père, aux premiers temps du Grand Magasin, travaillaient tard le soir pour s’occuper des comptes, ils entendaient des bruits dans les murs et se racontaient qu’il y avait des farfadets dans le Grand Magasin. C’était une sorte de plaisanterie. Il dit que quand il était petit, son grand-père lui racontait des histoires sur le petit peuple qui sortait la nuit s’amuser avec les jouets.
— Mais les gnomes du Grand Magasin n’ont jamais fait ça ! s’indigna Masklinn.
— Je n’ai jamais dit que ces histoires étaient vraies !
Le Vaisseau était beaucoup plus proche, à présent. Il ne semblait posséder ni portes ni fenêtres, nulle part. Il était aussi lisse qu’un œuf.
Le cerveau de Masklinn était en ébullition. Il avait toujours pensé que les humains devaient être intelligents. Après tout, les gnomes avaient une brillante intelligence. Les rats avaient une certaine intelligence. Et les renards avaient de l’intelligence, plus ou moins. Il devait y avoir assez d’intelligence de par le vaste monde pour que les humains en aient eu leur part. Mais là, c’était plus que de l’intelligence.
Il se souvenait du livre intitulé Les Voyages de Gulliver. Il avait considérablement surpris tous les gnomes. Aucune île de petites gens n’avait jamais existé. Il en était persuadé. C’était une… une… une invention. Il y avait eu beaucoup de livres comme ça, dans le Grand Magasin. Ils étaient à l’origine de tracas sans fin pour les gnomes. Four une raison inconnue, les humains avaient un besoin de choses qui n’étaient pas vraies.
Ils n’avaient jamais réellement cru en l’existence des gnomes, se dit-il, mais ils voulaient quand même y croire.
— Dis-lui… dit-il. Dis-lui que je dois monter à bord du Vaisseau.
Le Petit-fils Richard chuchota quelque chose. On avait l’impression d’entendre souffler une bourrasque.
— Il dit qu’il y a trop de monde.
— Pourquoi y a-t-il autant d’humains autour ? s’ébahit Masklinn. Pourquoi ils n’ont pas peur ?
Le Petit-fils Richard répondit par une nouvelle bourrasque.
— Selon lui, tout le monde croit que des créatures venues d’un autre monde vont descendre pour leur parler.
— Pourquoi ?
— Je l’ignore, répondit le Truc. Peut-être parce qu’ils ne veulent pas être tout seuls.
— Mais il n’y a personne à bord ! Il est à nous, ce Vaisseau… commença à dire Masklinn.
Une clameur s’éleva. La foule se boucha les oreilles.
Des lumières apparurent sur les ténèbres du Vaisseau. Elles scintillaient sur toute la coque en dessins qui couraient en avant ou en arrière avant de disparaître. Une nouvelle clameur monta.
— Il n’y a vraiment personne, c’est bien ça ? demanda Masklinn. Aucun gnome qui serait resté en hibernation ou je ne sais quoi ?
Très haut sur la coque du Vaisseau s’ouvrit une petite porte carrée. On entendit un chuintement et un rayon de lumière rouge qui en jaillit carbonisa un carré de broussailles à quelques mètres de là.
Les gens commencèrent à s’enfuir.
Le Vaisseau monta d’un mètre ou deux, ballottant de façon inquiétante. Il partit un peu sur le côté. Puis il monta si vite qu’il sembla devenir flou et se figea brutalement au-dessus de la foule. Ensuite, il bascula sur le dos. Puis il se mit debout sur un côté pendant un moment.
Il redescendit en flottant et atterrit, plus ou moins. C’est-à-dire qu’un de ses côtés toucha terre, tandis que l’autre reposait en l’air, sur rien.
Le Vaisseau parla d’une voix sonore.
Aux oreilles des humains, cela devait ressembler à des piaillements suraigus.
En fait, ce qu’il disait, c’était :
— Désolé ! Pardon ! C’est un micro, ça ? J’arrive pas à trouver le bouton de la porte… Essayons celui-ci…
Une nouvelle écoutille carrée s’ouvrit. Une brillante lumière bleue déferla.
La voix tonna de nouveau sur le paysage.
— Ça y est !
On entendit le toc-toc étouffé de quelqu’un qui n’est pas certain que le micro soit branché et qui le tapote pour vérifier.
— Masklinn, tu es là ?
— C’est Angalo ! cria Masklinn. Personne d’autre ne conduit comme ça ! Truc, dis au Petit-Fils Richard qu’il faut que je monte à bord ! Je t’en prie !
L’humain hocha la tête.
Les humains se pressaient autour de la base du Vaisseau. La porte était trop haute, ils ne pouvaient l’atteindre.
Tandis que Masklinn se cramponnait résolument, Richard Quadragénaire se fraya un chemin dans la foule.
Le Vaisseau poussa une nouvelle lamentation.
— Heu !… (La voix immensément amplifiée d’Angalo s’adressait apparemment à quelqu’un d’autre.) Je ne sais pas bien à quoi sert ce bouton, mais c’est peut-être… Bien sûr que je vais appuyer dessus, pourquoi je n’appuierais pas ? Il est placé exactement à côté de celui de la porte, il n’est pas dangereux, c’est obligé. Écoute, maintenant, tu la fermes…
Une rampe d’accès argentée se déploya à partir de la porte. Elle semblait assez grande pour des humains.
— T’as vu ? T’as vu ? triompha la voix d’Angalo.
— Truc, tu peux parler à Angalo ? demanda Masklinn. Lui dire que je suis là, dehors, et que j’essaie de monter à bord ?
— Non. De toute évidence, il appuie sur des boutons au hasard. Il faut espérer qu’il ne touchera pas à ceux qu’il ne faut pas.
— Je croyais que tu pouvais dire au Vaisseau ce qu’il fallait faire !
Le Truc réussit à paraître scandalisé.
— Pas lorsqu’un gnome est à bord. Je ne peux pas demander au Vaisseau de ne pas obéir à un gnome. C’est ça être une machine.
Le Petit-Fils Richard s’ouvrait un passage à travers les humains qui se bousculaient et vociféraient, mais le trajet était pénible.
Masklinn soupira.
— Demande au Petit-Fils Richard de me poser par terre, dit-il.
Et il ajouta :
— Et dis-lui merci. Dis-lui… que j’aurais aimé pouvoir lui parler un peu plus longtemps.
Le Truc traduisit.
Richard Quadragénaire parut surpris. Le Truc ajouta autre chose. Puis l’humain tendit la main vers Masklinn.
S’il avait dû établir une liste des moments les plus horribles de sa vie, celui-ci serait arrivé en tête. Il avait affronté des renards, aidé à conduire le Camion, volé sur une oie – mais rien dans ces moments-là n’était aussi terrible que de laisser une main humaine se poser sur lui. Les énormes doigts couverts de dessins en spirale se déplièrent et le prirent par la taille. Il ferma les yeux.
La voix tonnante d’Angalo déclara :
— Masklinn ? Masklinn ? S’il t’est arrivé quoi que ce soit, il va y avoir du grabuge !
Les doigts de Richard Quadragénaire tenaient Masklinn délicatement, comme s’il s’était agi d’un objet très fragile. Masklinn se sentit lentement descendre vers le sol. Il souleva les paupières. Il y avait autour de lui une forêt de jambes humaines.
Il leva les yeux vers le visage gigantesque du Petit-Fils Richard et, essayant de s’exprimer d’une voix aussi lente et grave que possible, il prononça le seul mot qu’un gnome ait jamais dit directement à un humain en cinq mille ans.
— Adieu.
Puis il s’engagea en courant dans le labyrinthe de pieds.
Plusieurs humains porteurs de pantalons d’aspect officiel et de grosses chaussures se tenaient au pied de la rampe d’accès. Masklinn se faufila entre eux et gravit la pente au galop.
Devant lui, une lumière bleue coulait par l’écoutille béante. Au fil de sa course, il distingua deux taches au bord de l’entrée.
La rampe d’accès était longue. Masklinn n’avait pas dormi depuis des heures. Il regretta de ne pas avoir profité du lit, pendant que les humains l’observaient ; il avait l’air très confortable.
Brusquement, ses jambes ne souhaitaient plus qu’une chose : aller au plus près et se coucher.
Il atteignit le sommet de la rampe en titubant et les taches devinrent les visages de Gurder et de Pionn. Ils tendirent les bras et le hissèrent à bord du Vaisseau.
Il se retourna et contempla au-dessous de lui une mer de visages d’humains. Il n’avait encore jamais dû baisser les yeux pour regarder un visage humain.
Ils ne pouvaient probablement pas le voir. Ils attendent les petits hommes verts, se dit-il.
— Tu vas bien ? s’inquiéta Gurder. Ils ne t’ont rien fait ?
— Je me sens très bien, très bien, marmonna Masklinn. Personne ne m’a fait aucun mal.
— Tu as une mine épouvantable.
— On aurait dû discuter avec eux, Gurder, dit Masklinn. Ils ont vraiment besoin de nous.
— Tu es certain que tu te sens bien ? demanda Gurder en le considérant d’un air soucieux.
La tête de Masklinn semblait bourrée de coton.
— Tu sais, tu croyais en Arnold Frères (fond. 1905) ? parvint-il à articuler.
— Oui, répondit Gurder.
Masklinn lui adressa un sourire triomphal et fou.
— Eh bien, lui aussi, il croyait en toi ! Qu’est-ce que t’en dis ?
Et Masklinn se ratatina sur lui-même, tout doucement.