— Monsieur le Curé voilà qu’Alfred Gaillac est en train de boucher toutes ses cheminées. Lui et son fils sont sur son toit et dans la rue tout le monde se demande s’il ne devient pas fou. Comment fera sa femme pour cuire le manger ?
Reynaud balançait : se joindre aux badauds ou rester calfeutré chez lui, laissant chacun commettre les excentricités qu’il voulait.
— S’il n’avait rien à craindre, poursuivait Pamphile, irait-il se percher là-haut avec du mortier et des pierres, aurait-il fait revenir Jacques de Saint-Paul-de-Fenouillet ?
En soupirant il chaussa ses bottines fourrées, mit sa douillette, se dirigea vers la maison des Gaillac et aperçut au moins la moitié du village le nez en l’air. Les deux hommes effectivement travaillaient à gâcher du mortier et par le ciel-ouvert Marguerite Gaillac tendait un cruchon d’eau.
Le maire, voyant arriver le prêtre, se précipita. Confit en dévotion il considérait Reynaud comme son directeur de conscience mais aussi son conseiller aux affaires municipales. Les deux fonctions que cet homme lui attribuait agaçaient Reynaud au plus haut point, gâtaient son goût de la solitude et de la méditation.
— Que faut-il faire Monsieur le Curé, doit-on les laisser aller au bout de leur folie ? Déjà ils ont cloué tous les volets et le portail de l’écurie en dessous qui donne sur le derrière. Et maintenant il va boucher sa cheminée de cuisine ? Les deux autres le sont déjà. Ils travaillent depuis le petit jour.
Malgré lui le curé cherchait le tas desséché de crottin de cheval abandonné devant cette maison, le découvrait aisément car les badauds s’étaient bien gardés de marcher dedans. Ce dépôt-là était loin de porter chance, se dit-il avec un sourire dissimulé.
— Mais c’est quoi ce fatras ?
— Des poteries, des tuyaux de poterie, dit le maire, tout simplement. Il va en couronner sa cheminée qui tirera aussi bien mais qu’un ramoneur ne pourra plus emprunter. Un ramoneur ou toute autre personne.
À l’entendre deux vieilles se signèrent. Ces mitres en poterie étaient d’usage peu courant, car les ramoneurs exigeaient d’effectuer leur métier à la vieille mode, en grimpant dans le conduit.
— Il faudra attendre que le mortier sèche, murmura le maire, et avec ce temps ça peut prendre deux, trois jours. Que fera Gaillac, montera-t-il la garde dans sa cuisine devant l’âtre ? Moi à sa place j’entretiendrais un feu d’enfer nuit et jour. D’abord ça ferait sécher le ciment plus vite et empêcherait toute intrusion criminelle. Seulement le principe d’économie, si ce n’est celui d’avarice interviendra pour empêcher une dépense excessive en bois de chauffage.
Non seulement ce maire était un dévot patelin mais encore il se piquait de beau langage et parlait parfois pour ne rien dire. Déçus les gens se dispersaient puisque Gaillac ne bouchait pas sa cheminée mais la rétrécissait. Ça n’avait plus aucun intérêt car ce n’était plus un acte d’homme qui devient fou.
En revenant au presbytère il croisa sa bonne qui allait au « spectacle » et lorsqu’il lui dit ce que faisait Gaillac elle parut mécontente, mais n’en continua pas moins à poursuivre. L’autre mobile, Berthier, vint le voir dans l’après-midi pour lui parler justement de Gaillac :
— Sa frayeur me porte tort, dit-il, je n’ai rien à me reprocher, rien à craindre mais n’empêche qu’on se demande par ici ce que nous pouvions faire comme malhonnêtetés là-haut, alors que personnellement je n’ai jamais vu le moindre pillage. Bien sûr, en reconnaissance nous devions manger parce que l’armée ne nous alimentait pas régulièrement. Nous étions les oubliés de cette histoire. Aussi une poule par ci, des œufs par là, des pommes de terre déterrées, des fruits dérobés. Les paysans nous donnaient quelquefois, nous vendaient le plus souvent et nous vidaient la bourse sans remords. Dois-je m’en confesser Monsieur le Curé, dois-je aller trouver les gendarmes pour avouer ces larcins ?
— Ils vous riraient au nez. Ne vous inquiétez pas.
Jérémy Berthier accepta une liqueur que fabriquait Pamphile, et finit par dire que s’il n’avait jamais vu autour de lui des détrousseurs de cadavres il n’avait pas moins entendu des rumeurs.
— On a beau dire mais quand on vous parlait mal d’un pays qui se remplisssait les poches, ça faisait quelque chose. Mais la plupart du temps les gens vous croyaient voisin d’un qui venait de Nice ou de Bayonne. Et pour ces gens du Nord ou de l’Est nous étions tous pays. Il faut aussi dire que la vie dans ces corps-francs était dure. On couchait sur la terre, on se serrait la ceinture, on guettait des heures sans bouger avec la sueur dans la chaleur de l’automne puis le froid, la boue.
— Vous connaissiez le capitaine Savane ?
— Non, lui jamais vu mais plusieurs fois le fils Molinier de Rouffiac. Un brave garçon qui avait toujours du tabac, du pain, des saucissons dans ses fontes pour nous autres. Il ne manquait pas de courage car il nous retrouvait dans des endroits exposés, sans même descendre de cheval et il riait du danger. Il visitait tous les corps-francs et on a commencé de dire des choses pas propres sur lui. Mais des tripots il y en avait des pelletées. Alors…
— Et Gaillac il n’était pas avec vous ?
— Ah, ça non, jamais de la vie. Pour tout dire je le fuyais.