C’était la troisième fois qu’elle tirait de vraies balles… et la première fois qu’elle utilisait l’étui que lui avait fabriqué Roland.
Ils avaient des munitions en abondance ; Roland avait rapporté plus de trois cents cartouches du monde où Eddie et Susannah Dean avaient vécu avant qu’il ne les tire. Mais l’abondance n’encourage pas le gaspillage, bien au contraire. Les dieux désapprouvent le gaspillage. C’était ce que le père de Roland, puis Cort, son maître, lui avaient enseigné, et il le croyait toujours. Les dieux ne punissent pas les pécheurs sur-le-champ, mais, tôt ou tard, il faut payer le prix de son péché… et plus l’attente est longue, plus le châtiment est lourd.
De toute façon, ils n’avaient pas eu besoin de vraies balles, du moins au début. Roland était un tireur d’élite depuis plus d’années que la belle femme noire clouée à son fauteuil roulant n’aurait pu l’imaginer. Il s’était contenté de corriger sa visée en la regardant braquer son arme vide sur les cibles qu’il avait installées à son intention. Elle apprenait vite. Eddie aussi.
Comme il s’en était douté, c’étaient tous les deux des pistoleros-nés.
Ce jour-là, Roland et Susannah s’étaient rendus dans une clairière située à un kilomètre environ du campement qui leur servait de foyer depuis presque deux mois. Les jours s’étaient écoulés, paisibles et semblables. Le Pistolero avait guéri de ses blessures pendant qu’Eddie et Susannah suivaient son enseignement : il leur apprenait à tirer, à chasser, à vider et à nettoyer les bêtes qu’ils avaient tuées ; à étirer, puis à tanner et à traiter leurs peaux ; à tirer parti le plus possible de leurs prises ; à retrouver le nord grâce au Vieil Astre et l’est grâce à la Vieille Mère ; à écouter la forêt dans laquelle ils se trouvaient, une centaine de kilomètres au nord de la Mer Occidentale. Ce jour-là, Eddie était resté seul au campement, et le Pistolero n’en était nullement décontenancé. Roland savait que les leçons qui marquaient le plus durablement étaient toujours celles que l’on apprenait de soi-même.
Mais la plus importante de toutes les leçons n’avait pas changé : comment tirer, comment atteindre sa cible à tous les coups. Comment tuer.
La clairière était bordée au nord par un demi-cercle grossier de sapins sombres et odoriférants. Au sud, le terrain se faisait chaotique et descendait sur une hauteur de cent mètres, formant un gigantesque escalier de corniches et de falaises fracturées. Un ruisseau jaillissait des bois pour traverser la clairière en son centre, bouillonnant au fond de son lit bordé de mousse et de pierre friable avant de se déverser sur une plage de roc fissuré donnant sur le vide.
L’eau dévalait les marches en cascade, donnant naissance à une multitude d’arcs-en-ciel ondoyants. La falaise dominait une vallée profonde et magnifique, peuplée de sapins au sein desquels on apercevait des ormes séculaires qui refusaient de leur céder le terrain. Ces titans aux frondaisons luxuriantes étaient peut-être déjà vieux lorsque la terre qui avait vu naître Roland était encore jeune ; la vallée semblait n’avoir jamais souffert du feu, bien qu’elle ait pu attirer la foudre à un moment ou à un autre de son existence. Et la foudre n’était pas le seul danger qui la menaçait. Cette forêt avait jadis été peuplée d’êtres humains ; Roland avait trouvé des vestiges d’occupation à plusieurs reprises lors des semaines précédentes. Il s’agissait pour la plupart d’objets fort primitifs, parmi lesquels figuraient néanmoins des morceaux de poterie qui n’avaient pu être façonnés que par le feu. Et le feu est une entité maléfique qui prend plaisir à échapper aux mains qui l’ont créée.
Au-dessus de ce paysage pittoresque s’étendait un ciel d’un bleu sans reproche où l’on apercevait quelques corbeaux croassant de leur vieille voix rouillée. Ils semblaient agités, comme si la tempête était proche, mais Roland avait humé l’air sans y percevoir de menace de pluie.
Un rocher était planté à gauche du ruisseau. Roland y avait posé six cailloux. Ils étaient constellés de mica et brillaient comme du verre à la lumière de l’après-midi.
— C’est ta dernière chance, dit le Pistolero. Si cet étui te gêne — même un petit peu —, dis-le tout de suite. Nous ne sommes pas venus ici pour gaspiller des munitions.
Susannah lui lança un regard sardonique et, l’espace d’un instant, il revit le visage de Detta Walker. Tel un rayon de soleil paresseux ricochant sur une barre d’acier.
— Que ferais-tu si l’étui me gênait et si je refusais de te le dire ? Si je ratais ces six minables cailloux ? Tu me donnerais un coup sur la tête comme le faisait ton vieux prof ?
Le Pistolero sourit. Il avait plus souri pendant les cinq dernières semaines que durant les cinq années qui les avaient précédées.
— Je ne peux pas, et tu le sais bien. Tout d’abord, nous étions des enfants — des enfants qui n’avaient pas encore subi leur rite de passage. On peut gifler un enfant pour le réprimander, mais…
— Dans le monde d’où je viens, les personnes de qualité n’apprécient guère que l’on gifle un gamin, dit sèchement Susannah.
Roland haussa les épaules. Il avait peine à imaginer un tel monde — le Grand Livre ne disait-il pas : « Qui ménage sa badine gâte son enfant » ? — , mais il ne pensait pas que Susannah mentît.
— Ton monde n’a pas changé, dit-il. Nombre de choses sont différentes là-bas. Ne l’ai-je pas vu de mes yeux ?
— Sans doute.
— Quoi qu’il en soit, Eddie et toi n’êtes pas des enfants. Je n’ai pas le droit de vous traiter comme tels. Et si des épreuves étaient nécessaires, vous les avez subies tous les deux.
Il pensait sans le dire à ce qui s’était passé sur la plage, où Susannah avait pulvérisé trois homarstruosités qui se préparaient à écorcher Eddie et lui-même. Il la vit sourire et se dit qu’elle pensait sans doute à la même chose.
— Alors, qu’est-ce que tu feras si je rate mon coup ?
— Je te regarderai. Je crois que ça suffira amplement.
Elle réfléchit quelques instants avant de hocher la tête.
— Peut-être.
Elle examina de nouveau son ceinturon. Il était passé autour de son torse, un peu comme une sangle destinée à soutenir un étui placé sous l’épaule (un crampon de débardeur, aurait dit Roland), et semblait fort simple d’aspect, mais sa fabrication avait nécessité plusieurs semaines de tentatives infructueuses — ainsi que de nombreuses retouches. La ceinture et le revolver dont la crosse en bois de santal fatigué dépassait de l’étui avaient naguère appartenu au Pistolero ; l’étui avait reposé sur sa hanche droite. Il avait passé la majeure partie des cinq semaines précédentes à accepter le fait qu’il ne le porterait plus jamais. Les homarstruosités avaient fait de lui un gaucher.
— Alors, qu’est-ce que ça donne ? demanda-t-il.
Cette fois-ci, elle éclata de rire.
— Roland, il est impossible de rendre ce ceinturon plus confortable qu’il ne l’est déjà. Tu veux que je tire ou tu veux qu’on écoute chanter les corbeaux dans le ciel ?
Il sentit la tension nerveuse insinuer ses vrilles sous sa peau et se dit que Cort avait dû éprouver la même sensation dans de tels moments en dépit de ses airs bourrus et de son visage impassible. Il voulait qu’elle soit forte… il avait besoin qu’elle soit forte. Mais s’il le laissait paraître à ses yeux, cela ne pourrait conduire qu’à la catastrophe.
— Récite-moi ta leçon encore une fois, Susannah.
Elle poussa un soupir d’exaspération feinte… mais lorsqu’elle prit la parole, son sourire s’effaça et son beau visage noir se fit solennel. Et sa bouche prononça la vieille litanie, qui paraissait neuve, émergeant de ses lèvres. Jamais il n’aurait cru entendre ces mots dans la bouche d’une femme. Comme ils lui semblaient naturels… et pourtant étranges et dangereux !
— Je ne vise pas avec ma main ; celle qui vise avec sa main a oublié le visage de son père.
« Je vise avec mon œil.
« Je ne tire pas avec ma main ; celle qui tire avec sa main a oublié le visage de son père.
« Je tire avec mon esprit.
« Je ne tue pas avec mon arme.
Elle s’interrompit et désigna les cailloux étincelants posés sur le rocher.
— De toute façon, je ne vais rien tuer — ce ne sont que de minables cailloux.
À en juger par son expression — mi-hautaine, mi-narquoise —, elle s’attendait à ce que Roland se montre exaspéré, voire furieux. Mais Roland était déjà passé par là ; il n’avait pas oublié que les apprentis pistoleros étaient hargneux et excités, insolents et susceptibles de mordre au mauvais moment… et il avait découvert en lui un talent insoupçonné. Il savait enseigner. Et même, il aimait enseigner, et il se surprenait parfois à se demander si tel avait été le cas de Cort. Sans doute que oui.
Les corbeaux qui survolaient la forêt se mirent à leur tour à croasser. Une partie de l’esprit de Roland remarqua que leurs cris étaient agités plutôt que querelleurs ; on aurait dit que quelque chose les avait effrayés et les avait forcés à fuir leur provende. Comme il avait autre chose à faire que de s’interroger sur ce qui avait pu effaroucher quelques corbeaux, il se contenta de classer l’information et se concentra sur Susannah. Agir autrement avec un apprenti signifiait inviter à une seconde morsure, bien moins amicale. Et qui serait alors en faute ? Qui d’autre à part le maître ? Car ne lui enseignait-il pas à mordre ? Ne leur enseignait-il pas à mordre, à tous les deux ? N’était-ce pas la nature même du pistolero, si l’on faisait abstraction du sévère rituel et du catéchisme de fer ? Un pistolero n’était-il pas un faucon humain entraîné à mordre sur commande ?
— Non, dit-il. Ce ne sont pas des cailloux.
Elle haussa légèrement les sourcils et esquissa un nouveau sourire. Lorsqu’elle vit qu’il n’allait pas exploser comme il le faisait parfois quand elle était trop lente ou trop hargneuse (du moins pas encore), elle laissa paraître dans ses yeux la lueur moqueuse qu’il associait à Detta Walker.
— Ah bon ?
Le ton de sa voix était encore gentiment taquin, mais Roland savait qu’il virerait à la méchanceté s’il n’intervenait pas. Elle était tendue, prête à bondir, les griffes déjà à moitié sorties.
— Eh non, dit-il du même ton narquois. (Il esquissa à son tour un sourire dénué de toute trace d’humour.) Susannah, tu te rappelles les ’culés d’culs blancs ?
Son sourire commença à s’effacer.
— Les ’culés d’culs blancs d’Oxford Town ?
Son sourire avait disparu.
— Tu te rappelles ce que les ’culés d’culs blancs vous ont fait, à toi et à tes amis ?
— Ce n’était pas moi, dit-elle. C’était une autre femme.
Ses yeux avaient un éclat terne et maussade. Il détestait cet air qu’elle prenait, tout en l’appréciant à sa juste mesure. C’était l’air qui convenait, l’air qui lui disait que le feu avait pris et allait bientôt se communiquer aux plus grosses bûches.
— Si. C’était toi. Que ça te plaise ou non, c’était Odetta Susannah Holmes, fille de Sarah Walker Holmes. Ce n’était pas celle que tu es, mais celle que tu étais. Tu te souviens des tuyaux d’arrosage, Susannah ? Tu te souviens de leurs dents en or, les dents en or que tu as vues quand ils vous ont tabassés à coups de tuyau, toi et tes amis ? Les dents en or que tu voyais luire quand ils riaient ?
Elle lui avait parlé de ces choses, et de bien d’autres, au cours de longues nuits passées près du feu de camp. Le Pistolero n’avait pas tout compris, mais il avait quand même écouté avec attention. Et il n’avait pas oublié. La douleur est un outil, après tout. Parfois le meilleur de tous.
— Qu’est-ce qui te prend, Roland ? Pourquoi tu me reparles de toutes ces conneries ?
La lueur de ses yeux était à présent dangereuse ; Roland repensa aux yeux du placide Alain lorsqu’il était poussé à bout.
— Les cailloux que tu vois là sont ces hommes, dit-il doucement. Les hommes qui t’ont séquestrée dans une cellule où ils t’ont abandonnée au milieu de tes déjections. Les hommes qui jouaient de la matraque et lâchaient leurs chiens féroces. Les hommes qui t’ont traitée de connasse de négresse.
Il les désigna, l’un après l’autre.
— Celui-ci t’a pincé le sein et a éclaté de rire. Celui-ci a dit qu’il valait mieux vérifier que tu n’avais rien planqué dans ton cul. Celui-ci t’a traitée de guenon en robe à cinq cents dollars. Celui-ci n’arrêtait pas de taper sa matraque contre les barreaux jusqu’à ce que tu aies l’impression de devenir folle. Celui-ci a traité ton ami Léon de pédé gauchiste. Et celui-ci, Susannah, c’est Jack Mort.
« Les voilà. Ces cailloux-là. Ces hommes-là.
Elle avait le souffle court à présent, sa poitrine se soulevait et se rabaissait à un rythme saccadé sous le ceinturon lourdement chargé du Pistolero. Elle ne le regardait plus ; ses yeux s’étaient posés sur les cailloux constellés de mica. Derrière eux, à une certaine distance de la clairière, un arbre se brisa et s’effondra. Absorbés par le jeu qui n’en était plus un, aucun d’eux n’y prêta attention.
— Ah ouais ? souffla-t-elle. Vraiment ?
— Vraiment. Maintenant, récite ta leçon, Susannah Dean, et sois sincère.
Cette fois-ci, les mots churent de ses lèvres comme autant de glaçons. Sa main droite, posée sur l’accoudoir de son fauteuil roulant, tremblait doucement à la manière d’un moteur au ralenti.
— Je ne vise pas avec ma main ; celle qui vise avec sa main a oublié le visage de son père.
« Je vise avec mon œil.
— Bien.
— Je ne tire pas avec ma main ; celle qui tire avec sa main a oublié le visage de son père.
« Je tire avec mon esprit.
— Il en a toujours été ainsi, Susannah Dean.
— Je ne tue pas avec mon arme ; celle qui tue avec son arme a oublié le visage de son père.
« Je tue avec mon cœur.
— Alors TUE-LES, au nom de ton père ! hurla Roland. TUE-LES TOUS !
La main droite de Susannah parcourut à la vitesse de l’éclair la distance qui séparait l’accoudoir de la crosse du six-coups. L’arme jaillit de son étui, sa main gauche descendit vers le percuteur et le releva à six reprises, aussi vive et aussi gracieuse que l’aile d’un oiseau-mouche. Six détonations retentirent au-dessus de la vallée et cinq cailloux disparurent en un clin d’œil.
Durant quelques instants, aucun d’eux ne parla — aucun d’eux ne respira, sembla-t-il — et les échos des coups de feu rebondirent sur les falaises en perdant de leur intensité. Même les corbeaux étaient muets, du moins pour le moment.
Le Pistolero brisa le silence d’une voix atone et pourtant étrangement emphatique.
— C’est très bien.
Susannah regarda le revolver comme si elle ne l’avait jamais vu. Une volute de fumée montait de son canon, parfaitement verticale dans l’air immobile et silencieux. Puis, lentement, elle rangea l’arme dans l’étui placé sous sa poitrine.
— C’est bien, mais ce n’est pas parfait, dit-elle finalement. J’en ai raté un.
— Tu crois ?
Roland alla jusqu’au rocher et prit l’unique caillou qui s’y trouvait. Il lui jeta un coup d’œil, puis le lança à Susannah.
Elle l’attrapa de la main gauche ; sa main droite ne s’écarta pas de la crosse du revolver, constata-t-il avec satisfaction. Elle tirait mieux, plus naturellement qu’Eddie, mais elle avait appris cette leçon-là moins vite que lui. Si elle s’était trouvée à leurs côtés lors de la fusillade chez Balazar, peut-être aurait-elle progressé plus vite. Mais elle avait fini par apprendre. Elle examina le caillou et y vit un sillon profond d’à peine un millimètre.
— Tu n’as fait que l’effleurer, dit Roland en revenant près d’elle, mais ça suffit parfois lors d’un affrontement. Si tu effleures un tireur, tu l’empêches de bien viser… (Il s’interrompit.) Pourquoi me regardes-tu comme ça ?
— Tu ne le sais pas, n’est-ce pas ? Tu ne le sais vraiment pas ?
— Non. Ton esprit m’est souvent fermé, Susannah.
Il n’y avait aucune nuance d’excuse dans sa voix et Susannah secoua la tête, exaspérée. Les fluctuations soudaines de sa personnalité irritaient parfois Roland ; elle était également irritée par le fait qu’il disait toujours exactement ce qu’il pensait. C’était l’homme le plus littéral qu’elle ait jamais rencontré.
— D’accord, fit-elle, je vais te dire pourquoi je te regarde comme ça, Roland. Parce que tu m’as joué un sale tour. Tu m’as dit que tu ne me giflerais pas, que tu ne pouvais pas me gifler, même si je ratais complètement mon coup… mais ou bien tu m’as menti ou alors tu es un imbécile, et je sais que tu n’es pas un imbécile. Les gifles ne se donnent pas toujours avec la main, comme pourraient en témoigner tous les hommes et toutes les femmes de ma race. Il existe un dicton dans mon pays : « Les bâtons et les pierres me briseront les os… »
— « … mais les moqueries ne me blesseront jamais », acheva Roland.
— Ce n’est pas tout à fait ça, mais ça s’en rapproche. Peu importe, c’est quand même une connerie. Ce n’est pas pour rien qu’on dit que certaines paroles sont blessantes. Tes paroles m’ont fait mal Roland — est-ce que tu vas rester planté là et prétendre que tu ne t’en doutais pas ?
Elle se redressa sur son fauteuil roulant, le regardant avec une curiosité teintée de sévérité, et Roland pensa — pour la énième fois — que les ’culés d’culs blancs de son pays devaient être très courageux ou très stupides pour avoir osé l’affronter, fauteuil roulant ou pas. Et comme il avait visité leur monde, il ne pensait pas que le courage était la bonne réponse.
— Je n’ai pas songé au mal que je pouvais te faire, je ne m’en suis même pas soucié, dit-il patiemment. J’ai vu que tu montrais les dents et que tu avais l’intention de mordre, aussi t’ai-je placé un bâton entre les mâchoires. Et ça a marché… n’est-ce pas ?
Le visage de Susannah exprimait à présent la peine et l’étonnement.
— Espèce de salaud !
Au lieu de lui répondre, il s’empara du revolver glissé dans l’étui, dégagea maladroitement le barillet avec les trois doigts qui lui restaient à la main droite et commença à le recharger de la main gauche.
— Jamais je n’ai vu quelqu’un d’aussi arrogant que…
— Tu avais besoin de mordre, dit-il d’une voix toujours aussi patiente. Sinon, tu aurais raté ta cible — tu aurais tiré avec ta main et avec ton arme au lieu d’employer ton œil, ton esprit et ton cœur. Tu penses que je t’ai joué un tour ? Que je me suis montré arrogant ? Pas moi. Moi, Susannah, je pense que c’était toi qui avais le cœur plein d’arrogance. Je pense que c’était toi qui avais l’esprit plein de sales tours à jouer. Ça ne me dérange pas. Bien au contraire. Un pistolero sans dents n’est pas un pistolero.
— Je ne suis pas un pistolero, bon sang !
Il fit semblant de ne pas l’avoir entendue ; il pouvait se le permettre. Si elle n’était pas un pistolero, alors il était un bafouilleux.
— S’il s’agissait d’un jeu, je me serais conduit tout autrement. Mais ce n’est pas un jeu. C’est…
Sa main valide se posa quelques instants sur son front, les doigts en éventail sur sa tempe. Susannah vit que leurs extrémités tremblaient légèrement.
— Qu’est-ce qui te trouble, Roland ? demanda-t-elle à voix basse.
Sa main s’abaissa lentement. Il remit le barillet en place et glissa le revolver dans l’étui.
— Rien.
— Si, il y a quelque chose. Je l’ai remarqué. Et Eddie aussi. Ça a commencé juste après qu’on a quitté la plage. Il y a quelque chose qui ne va pas, et ça ne s’arrange pas.
— Tout va bien.
Elle tendit les mains vers la sienne et s’en empara. Sa colère l’avait quittée, du moins pour le moment. Elle le regarda droit dans les yeux, sans broncher.
— Eddie et moi… ce monde n’est pas le nôtre, Roland. Sans toi, nous y mourrions. Nous aurions tes armes, et nous saurions nous en servir, tu nous as bien appris à le faire, mais nous mourrions quand même. Nous… nous avons besoin de toi. Alors dis-moi ce qui ne va pas. Laisse-moi t’aider. Laisse-nous t’aider.
Il n’avait jamais été de ces hommes qui se soucient de comprendre leur propre personnalité ; le concept de conscience de soi (sans parler de celui d’analyse) lui était étranger. Il était avant tout soucieux d’agir — de consulter en un éclair les méandres mystérieux de son esprit, puis d’agir aussitôt. Il était le plus parfaitement accompli d’entre tous, un homme dont l’âme profondément romantique était enfermée dans une boîte aux lignes simples et violentes, faite d’instinct et de pragmatisme. Il jeta un vif coup d’œil en lui-même et décida de tout dire à Susannah. Quelque chose n’allait pas, oh oui ! Oh que oui ! Ça avait rapport avec son esprit, c’était aussi simple que sa nature et aussi étrange que cette bizarre vie d’errance que sa nature l’avait conduit à adopter.
Il ouvrit la bouche pour déclarer : Je vais te dire ce qui ne va pas, Susannah, et il me suffira de trois mots. Je deviens fou. Mais avant qu’il n’ait pu prononcer une syllabe, un nouvel arbre s’effondra dans la forêt — dans un vacarme énorme, assourdissant. Cet arbre était plus proche, et ils n’étaient pas en train de se livrer à un duel de volontés déguisé en leçon. Tous deux l’entendirent, tous deux entendirent les cris paniqués des corbeaux, et tous deux remarquèrent que l’arbre s’était effondré non loin de leur campement.
Susannah s’était tournée vers la source du bruit, mais ses yeux écarquillés par la panique se reposèrent sur le visage du Pistolero.
— Eddie ! dit-elle.
Un cri monta de l’immensité verdoyante qui s’étendait derrière eux — un puissant cri de rage. Un nouvel arbre s’effondra, puis un autre. On aurait cru entendre des salves de mortier. Du bois sec, pensa le Pistolero. Des arbres morts.
— Eddie ! hurla Susannah. Je ne sais pas ce que c’est, mais c’est tout près d’Eddie !
Ses mains se posèrent sur les roues de son fauteuil et entreprirent laborieusement de lui faire faire demi-tour.
— Pas le temps.
Roland l’attrapa par les aisselles et la souleva. Il l’avait déjà portée lorsque le terrain était trop accidenté pour son fauteuil — Eddie lui avait rendu le même service —, mais elle ne cessait de s’étonner de son incroyable vivacité. À un instant donné, elle était assise dans son fauteuil, un accessoire acheté durant l’automne 1962 chez le meilleur spécialiste new-yorkais. L’instant d’après, elle était juchée en équilibre instable sur les épaules de Roland, ainsi qu’une pom-pom girl, ses cuisses musclées serrées autour du cou du Pistolero, qui avait levé les bras en arrière pour lui enserrer la taille. Il se mit à courir, foulant de ses bottes le tapis d’aiguilles entre les traînées laissées par le fauteuil.
— Odetta ! cria-t-il, l’appelant sous le coup de l’émotion par le nom sous lequel il l’avait initialement connue. Ne perds pas le revolver ! Au nom de ton père !
Il sprintait à présent entre les arbres. Lorsqu’il accéléra l’allure, une mosaïque mouvante de dentelles d’ombre et de mailles de soleil défila sur leurs corps. Ils dévalaient une pente. Susannah leva la main gauche pour écarter une branche qui menaçait de lui faire quitter son perchoir. Au même instant, elle posa la main droite sur la crosse de son antique revolver et la serra.
Un peu plus d’un kilomètre, pensa-t-elle. Combien de temps faut-il pour parcourir cette distance ? Pas très longtemps, s’il ne glisse pas sur ces foutues aiguilles de pin… mais peut-être trop longtemps. Faites qu’il ne lui arrive rien, mon Dieu — faites qu’il n’arrive rien à mon Eddie !
Comme pour lui répondre, la bête invisible poussa un nouveau cri. Sa voix évoquait le tonnerre. Évoquait la mort.
C’était la plus grande et la plus ancienne des créatures peuplant la forêt jadis connue sous le nom de Grand Bois du Couchant. La plupart des immenses ormes que Roland avait remarqués dans la vallée n’étaient que des arbustes pointant timidement du sol lorsque l’ours avait surgi des marches inconnues du Hors-Monde comme un roi vagabond et violent.
Jadis, le Vieux Peuple avait vécu dans les Bois du Couchant (c’étaient ses vestiges que Roland avait trouvés au cours des semaines précédentes) et il avait redouté l’ours colossal et immortel. Les guerriers avaient tenté de le tuer lorsqu’ils avaient découvert que leur peuple n’était pas seul dans le nouveau territoire qu’il avait revendiqué, mais si leurs flèches le mettaient en rage, elles ne lui causaient aucun dommage sérieux. Et il n’avait aucune peine à localiser la source de son tourment, contrairement aux autres animaux de la forêt — y compris les grands chats prédateurs qui creusaient leurs tanières dans les collines sablonneuses de l’Est. Non ; il savait d’où venaient les flèches, cet ours-là. Il le savait. Et pour chaque flèche qui perçait sa chair sous la masse de sa fourrure, il massacrait trois, quatre, voire une demi-douzaine de membres du Vieux Peuple. Des enfants quand il le pouvait ; des femmes quand il ne le pouvait pas. Quant aux guerriers, il les méprisait, et ils en étaient d’autant plus humiliés.
Finalement, lorsque sa véritable nature leur apparut, ils cessèrent d’essayer de le tuer. C’était, bien entendu, un démon incarné — ou l’ombre d’un dieu. Ils l’appelèrent Mir, ce qui signifiait dans la langue du Vieux Peuple : « le monde en dessous du monde ». Il mesurait plus de vingt mètres de haut et, après avoir régné plus de dix-huit siècles sur les Bois du Couchant, il se mourait. Peut-être la cause première de sa mort était-elle un micro-organisme présent dans sa provende ; peut-être était-ce la vieillesse ; il s’agissait plus probablement d’une combinaison des deux. Peu importait la cause ; le résultat — une colonie de parasites dévorants en expansion rapide dans son cerveau fabuleux — ne faisait aucun doute. Après des années de lucidité brutale et calculatrice, Mir était devenu fou.
L’ours savait qu’il y avait de nouveau des hommes dans sa forêt ; il régnait sur cette forêt et, en dépit de son immensité, rien de ce qui s’y produisait d’important n’échappait très longtemps à son attention. S’il s’était tenu à l’écart des nouveaux venus, ce n’était pas parce qu’il les craignait mais parce qu’il n’avait rien à faire avec eux, ni eux avec lui. Puis les parasites s’étaient mis à l’œuvre et, à mesure que sa folie s’accroissait, il avait acquis la certitude que le Vieux Peuple était revenu, que les poseurs de pièges, les brûleurs d’arbres étaient revenus et allaient bientôt se livrer à leurs bonnes vieilles activités stupides et malicieuses. Gisant dans sa dernière tanière, à une cinquantaine de kilomètres du lieu où les nouveaux venus s’étaient établis, plus malade à l’aube qu’il ne l’avait été au crépuscule, il en était venu à croire que le Vieux Peuple avait enfin trouvé une arme efficace : le poison.
Cette fois-ci, il ne venait pas se venger d’une blessure bénigne, il venait les exterminer jusqu’au dernier avant que le poison n’eût raison de lui… et toute pensée déserta son esprit lorsqu’il se mit en route. Il n’avait conscience que de sa rage écarlate, du bourdonnement éraillé de la chose plantée sur sa tête — la chose qui tournait entre ses oreilles et qui avait jadis fait son travail dans un silence apaisant — et de son odorat étonnamment développé qui le conduisait droit sur le camp des trois pèlerins.
L’ours, dont le nom n’était pas Mir mais tout autre chose, s’avançait dans la forêt comme un building en marche, une tour velue aux yeux d’un brun rougeoyant. Ces yeux luisaient de fièvre et de démence. Son énorme tête, à présent ornée d’une guirlande d’aiguilles de pin et de branches cassées, ne cessait de dodeliner. De temps en temps, il éternuait dans une explosion étouffée — AT-CHOUM ! — et des nuages de parasites blancs et grouillants se déversaient de ses narines. Ses pattes, qui se terminaient par des griffes longues d’un mètre, déchiquetaient les arbres devant lui. Il marchait droit, laissant des traces profondes dans l’humus noir. Il empestait le baumier frais et la vieille merde.
La chose plantée sur sa tête bourdonnait et couinait, couinait et bourdonnait.
La trajectoire de l’ours était presque rectiligne : une ligne droite qui le conduirait au camp de ceux qui avaient osé revenir dans sa forêt, qui avaient osé emplir son crâne d’un supplice vert sombre. Nouveau Peuple ou Vieux Peuple, ils allaient mourir. Quand il tombait sur un arbre mort, il faisait parfois un détour pour l’abattre. Le rugissement sec de sa chute l’emplissait de plaisir ; lorsque le tronc pourri de l’arbre s’était effondré sur le sol ou couché sur un de ses congénères, l’ours reprenait sa route sous les rayons obliques du soleil que des essaims de sciure transformaient en brume dorée.
Deux jours plus tôt, Eddie Dean s’était remis à tailler le bois — c’était la première fois qu’il essayait de tailler quoi que ce soit depuis l’âge de douze ans. À l’époque, il aimait bien ça et il était plutôt doué. Il ne s’en souvenait pas avec certitude mais disposait d’un indice lui permettant de le croire : Henry, son frère aîné, détestait le voir tailler le bois.
Oh, regardez-moi ce petit chou ! disait Henry. Qu’est-ce que tu fais, mon petit chou ? Une maison de poupée ? Un petit pot pour ton petit zizi ? Ohhh… c’est-y pas ADORABLE ?
Henry ne disait jamais franchement à son frère de cesser de faire telle ou telle chose ; il ne lui déclarait jamais en face : Ça t’embêterait d’arrêter ce que tu fabriques, frérot ? Parce que, tu vois, c’est vraiment bien, et quand tu fais quelque chose de vraiment bien, ça me rend nerveux. Parce que, tu vois, c’est moi qui suis censé faire des trucs bien dans cette famille. Moi. Henry Dean. Alors voilà ce que je vais faire, frérot : je ne vais pas arrêter de te tarabuster au sujet de ces trucs. Je ne viendrai pas te dire en face : « Ne fais pas ça, ça me rend nerveux », parce que je risquerais d’avoir l’air un peu cinglé, tu vois. Mais je peux te tarabuster en paix, parce que c’est ce que font tousles grands frères, pas vrai ? Ça fait partie de notre image de marque. Je vais te tarabuster, te taquiner et me moquer de toi jusqu’à ce que… tu… LAISSES… TOMBER ! OK ?
Non, ce n’était pas OK, pas vraiment, mais chez les Dean, c’était plus ou moins Henry qui faisait la loi. Et jusqu’à une date récente, ça lui avait paru correct — pas OK, mais correct. À bien y réfléchir, il y avait une différence, minime mais cruciale. Si ça paraissait correct, c’était pour deux raisons. La première était évidente ; la deuxième était plus subtile.
Première raison : c’était Henry qui devait Faire Gaffe à Eddie quand Mme Dean était au boulot. Il devait Faire Gaffe tout le temps, car il y avait jadis eu une sœur Dean, qu’est-ce que vous dites de ça ? Si elle avait vécu, elle aurait eu quatre ans de plus qu’Eddie et quatre de moins qu’Henry, mais elle n’avait pas vécu, et là était le problème. Elle avait été écrasée par un chauffard ivre alors qu’Eddie avait deux ans. Elle regardait des enfants jouer à la marelle sur le trottoir quand c’était arrivé.
Lorsqu’il était plus jeune, Eddie pensait souvent à sa sœur en écoutant Mel Allen commenter les matches sur le Yankee Baseball Network. Quand un joueur faisait un lancer superbe, Mel se mettait à beugler : « Sabre de bois ! Il a envoyé valser cette balle ! À TOUT À L’HEURE ! » Eh bien, le chauffard avait envoyé valser Gloria Dean, sabre de bois, à tout à l’heure. Gloria se trouvait désormais sur le grand pont supérieur du ciel, et ce n’était pas parce qu’elle n’avait pas eu de chance, ni parce que l’État de New York n’avait pas décidé de retirer le permis à ce connard après sa troisième contredanse, ni même parce que Dieu s’était penché pour ramasser une cacahuète, c’était arrivé (ainsi que Mme Dean le rappelait fréquemment à ses fils) parce que personne n’était là pour Faire Gaffe à Gloria.
Henry avait pour mission de veiller à ce que rien de semblable n’arrive à Eddie. C’était son boulot, et il le faisait bien, mais ce n’était pas facile. Henry et Mme Dean étaient d’accord au moins sur ce point. Tous deux rappelaient fréquemment à Eddie les sacrifices consentis par Henry pour le protéger des chauffards, des voyous, des drogués et peut-être même des extraterrestres maléfiques qui rôdaient sans doute dans les environs immédiats du pont supérieur, des extraterrestres qui pouvaient décider de quitter leur ovni en jet-skis à propulsion atomique, pour kidnapper des petits garçons comme Eddie Dean. Cette terrible responsabilité rendait déjà Henry particulièrement nerveux, et il ne fallait surtout pas accentuer sa nervosité. Si Eddie faisait quelque chose qui rendait Henry encore plus nerveux, Eddie devait cesser immédiatement. C’était une façon de remercier Henry pour tout le temps qu’il consacrait à Faire Gaffe à Eddie. Quand on considérait le problème sous cet angle, on voyait bien qu’il était injuste de faire certaines choses mieux qu’Henry.
Puis il y avait la raison plus subtile. Cette raison-là (le monde en dessous du monde, pourrait-on dire) était d’autant plus importante qu’elle était impossible à formuler : Eddie ne pouvait pas se permettre d’être meilleur qu’Henry parce qu’Henry n’était presque bon à rien… sauf à Faire Gaffe à Eddie, bien sûr.
Henry lui avait appris à jouer au basket dans le terrain de jeu situé près de l’immeuble où ils vivaient — lui-même situé dans une banlieue bétonnée à l’horizon de laquelle se dressaient les tours de Manhattan et où les allocations chômage régnaient sans partage. Eddie était beaucoup plus petit qu’Henry, de huit ans son aîné, mais il était aussi beaucoup plus rapide. Il semblait être né pour jouer au basket ; dès qu’il posait le pied sur le terrain craquelé, dès qu’il avait le ballon en main, les passes les plus magiques semblaient jaillir de ses extrémités nerveuses. Il était plus rapide, mais cela ne comptait pas pour grand-chose. Voilà ce qui comptait : il était meilleur qu’Henry. S’il ne l’avait pas déduit du résultat de leurs petites séances d’entraînement, les regards furibonds d’Henry et les petites tapes amicales dont il le gratifiait sur le chemin du retour auraient suffi à lui ouvrir les yeux. Ces petites tapes amicales étaient soi-disant des plaisanteries — « Tu as bronché… deux tapes ! », s’exclamait Henry, et ensuite paf-paf ! deux petits coups dans le biceps —, mais Eddie ne les trouvait pas drôles. Elles ressemblaient davantage à des mises en garde. C’était la façon qu’avait Henry de lui dire : T’as intérêt à ce que je n’aie pas l’air d’un con à côté de toi quand tu joues au basket, frérot ; t’as intérêt à te rappeler que je Fais Gaffe à Toi.
Idem pour la lecture… le base-ball… le jeu de Ring-a-Levio… les maths… et même le saut à la corde, qui était pourtant un jeu de fille. C’était lui le meilleur, du moins en puissance, et ce secret devait être protégé à tout prix. Parce qu’Eddie était le plus jeune. Parce qu’Henry Faisait Gaffe à lui. Mais l’élément le plus important de cette raison subtile était aussi le plus simple : le secret devait être gardé parce qu’Henry était le grand frère d’Eddie et parce qu’Eddie l’adorait.
Deux jours plus tôt, alors que Susannah dépouillait un lapin et que Roland préparait le souper, Eddie était allé se promener dans la forêt au sud du campement. Il avait aperçu une drôle de bosse dépassant d’une souche. Une étrange sensation — sans doute celle que l’on appelait déjà-vu, supposa-t-il — le parcourut et il se retrouva les yeux fixés sur la bosse, qui ressemblait à un bouton de porte mal fichu. Il constata distraitement qu’il avait la bouche sèche.
Au bout de plusieurs secondes, il se rendit compte qu’il regardait la bosse dépassant de la souche mais qu’il pensait à l’arrière-cour de l’immeuble où Henry et lui avaient vécu — la chaleur du béton sous son cul, la puanteur atroce montant du conteneur de déchets au fond de la ruelle. Il voyait en esprit un bout de bois dans sa main gauche et dans sa main droite un couteau à découper prélevé dans le tiroir près de l’évier. La bosse sur la souche avait ramené à la surface de son esprit le souvenir de cette brève période où il s’était pris de passion pour le bois taillé. Ce souvenir était si profondément enfoui en lui qu’il ne l’avait pas tout de suite identifié comme tel.
Ce qu’il aimait le plus quand il taillait le bois, c’était le moment où il voyait le résultat de son travail avant même de l’avoir commencé. Il voyait parfois une voiture ou un camion. Parfois un chien ou un chat. Il avait même vu une fois le visage d’une idole — un de ces monolithes de l’île de Pâques qu’il avait aperçus à l’école dans le National Geographic. Ce bout de bois-là avait sacrément bien tourné. Le jeu consistait à extraire le maximum de choses du bout de bois sans le casser. On n’arrivait jamais à extraire la totalité de l’objet qu’on y avait vu, mais à condition d’être soigneux, on en tirait parfois une bonne partie.
Il y avait quelque chose dans la bosse qui poussait sur cette souche. Il serait sûrement capable d’en extraire pas mal à l’aide du couteau de Roland — l’outil le plus pratique et le mieux affûté qu’il ait jamais utilisé.
Au fond de ce bout de bois, quelque chose attendait patiemment que quelqu’un — quelqu’un comme lui ! — le fasse sortir. Le libère.
Oh, regardez-moi ce petit chou ! Qu’est-ce que tu fais, mon petit chou ? Une maison de poupée ? Un petit pot pour ton petit zizi ? Une fronde pour faire semblant de chasser le lapin, comme les grands ? Ohhh… c’est-y pas ADORABLE ?
Il sentit monter en lui un flot de honte, une impression de malaise ; toujours ce secret qu’il fallait protéger à tout prix, puis il se rappela — une nouvelle fois — qu’Henry Dean, qui était devenu au fil des ans le Grand Sage & Éminent Junkie, était mort. Cette constatation n’avait pas encore fini de le surprendre ; elle s’abattait régulièrement sur lui, éveillant en lui tantôt le chagrin, tantôt la honte et tantôt la colère. Ce jour-là, deux jours avant que l’immense ours ne surgisse des corridors verts de la forêt, elle éveilla en lui le plus surprenant des sentiments. Un soulagement mêlé d’une joie triomphante.
Il était libre.
Eddie avait emprunté le couteau de Roland. Il extirpa soigneusement la bosse de la souche, puis la rapporta avec lui et s’assit au pied d’un arbre, la tournant et la retournant dans tous les sens. Ce n’était pas exactement elle qu’il regardait ; il regardait en elle.
Susannah avait fini de dépouiller le lapin. Elle mit la viande dans la marmite qui chauffait déjà ; elle tendit la peau entre deux bâtons, l’attachant avec des lanières de cuir fournies par Roland. Plus tard, après le souper, Eddie commencerait à la nettoyer. Avançant sans effort sur ses bras et sur ses jambes mutilées, elle rampa jusqu’au grand pin au pied duquel s’était installé Eddie. Près du feu, Roland émiettait des fines herbes inconnues — et sans nul doute délicieuses — dans la marmite.
— Qu’est-ce que tu fais, Eddie ?
Eddie se vit contraint de réprimer une envie absurde de cacher le bout de bois dans son dos.
— Rien, dit-il. J’avais envie de tailler quelque chose. (Il marqua une pause, puis ajouta :) Mais je ne suis pas très bon.
On aurait dit qu’il tentait de la rassurer.
Susannah lui avait jeté un regard intrigué. L’espace d’un instant, elle sembla sur le point de dire quelque chose, puis se contenta de hausser les épaules et de s’éloigner. Elle ne comprenait pas pourquoi Eddie paraissait avoir honte de passer le temps en taillant un bout de bois — son père faisait ça sans arrêt —, mais s’il avait besoin de lui en parler, il finirait bien par s’y résoudre.
Il savait que ce sentiment de culpabilité était stupide et sans objet, mais il savait aussi qu’il se sentirait plus à l’aise pour travailler en l’absence de Roland et de Susannah. Il est beaucoup plus difficile de triompher de son enfance que de triompher de l’héroïne.
Lorsqu’ils s’absentaient tous les deux, pour chasser, pour tirer ou pour jouer au maître et à l’élève, Eddie se mettait à la tâche avec une habileté surprenante et un plaisir sans cesse croissant. La forme était bien là ; il ne s’était pas trompé. Elle était toute simple, et le couteau de Roland la libérait de sa gangue avec une facilité déconcertante. Eddie pensa qu’il allait l’extraire presque en totalité, ce qui signifiait que la fronde serait sans doute une arme très pratique. Pas grand-chose comparé aux revolvers de Roland, peut-être, mais quelque chose qu’il aurait fait tout seul. Lui-même. Et cette idée lui procurait un grand plaisir.
Il n’entendit pas le premier corbeau qui s’envola brusquement en poussant des cris paniqués. Il était déjà occupé à penser — à espérer — qu’il risquait avant longtemps de voir un arbre où était emprisonnée la forme d’un arc.
Il entendit l’ours approcher seulement quelques instants avant Roland et Susannah, plongé dans cet état de concentration qui accompagne l’impulsion créatrice la plus douce et la plus puissante. Cela faisait longtemps qu’il avait banni cette impulsion de sa vie, et elle s’était à présent emparée de lui corps et âme. Eddie en était ravi.
Ce ne fut pas le fracas des arbres abattus qui l’en arracha, mais le tonnerre du .45 provenant du sud. Il leva les yeux, sourit et écarta une mèche de cheveux de son front avec une main poisseuse de résine. En cet instant, adossé à un immense pin bordant la clairière où il se sentait chez lui, le visage strié de lumière dorée aux nuances vertes, il paraissait bien beau — un jeune homme aux cheveux noirs indisciplinés qui menaçaient constamment de retomber en masse sur son front, un jeune homme à la bouche ferme et mobile et aux yeux noisette.
L’espace d’un instant, ses yeux se posèrent sur l’autre revolver de Roland, glissé dans son étui suspendu à une branche toute proche, et il se surprit à se demander depuis combien de temps Roland ne s’était pas déplacé sans au moins une de ses armes fabuleuses posée sur ses hanches. Cette question en engendra deux autres.
Quel âge avait-il, cet homme qui avait arraché Eddie et Susannah à leur monde et à leurs quand ? Et, ce qui était beaucoup plus important, qu’est-ce qui clochait chez lui ?
Susannah lui avait promis qu’elle aborderait ce sujet aujourd’hui… si elle se débrouillait bien et si Roland ne se mettait pas en pétard, bien sûr. Eddie ne pensait pas que Roland le lui dirait — du moins pas tout de suite —, mais il était temps que le vieux, grand et moche, sache qu’ils savaient que quelque chose clochait.
— Il y aura de l’eau si Dieu le veut, dit Eddie.
Il se remit à l’ouvrage, un petit sourire aux lèvres. Susannah et lui citaient de plus en plus souvent les petits dictons de Roland… et vice-versa. On aurait presque dit qu’ils formaient les deux moitiés d’un même…
Un arbre s’effondra tout près et Eddie bondit aussitôt sur ses pieds, la fronde ébauchée dans une main et le couteau de Roland dans l’autre. Il scruta la forêt dans la direction d’où provenait le bruit, le cœur battant, les sens enfin en alerte. Quelque chose s’approchait. Il l’entendait à présent piétiner les fourrés d’un pas impitoyable et s’étonnait amèrement d’avoir mis tant de temps à le remarquer. Au fond de son esprit, une petite voix lui déclara qu’il n’avait que ce qu’il méritait. Ça lui apprendrait à faire quelque chose mieux qu’Henry, à rendre Henry nerveux.
Un nouvel arbre s’effondra dans un craquement étouffé. Eddie aperçut un nuage de sciure monter dans l’air au-dessus d’un sentier grossièrement tracé entre les immenses sapins. La créature responsable de ce nuage poussa soudain un hurlement — un cri enragé à vous nouer les tripes.
Quoi que ce fût, c’était énorme, putain !
Eddie laissa choir le bout de bois, puis lança le couteau de Roland vers un arbre situé à cinq mètres sur sa gauche. Il tourna deux fois sur lui-même avant de se planter dans le tronc en frémissant. Eddie saisit le .45 de Roland et l’arma.
Je reste ici ou je fiche le camp ?
Mais il s’aperçut bien vite qu’il n’avait plus le choix. La créature était aussi rapide qu’elle était gigantesque et il était désormais trop tard pour fuir. Il distingua son immense silhouette au bout du sentier, une silhouette qui dominait la majorité des arbres. Elle fonçait droit sur lui de sa démarche lourde, et lorsque ses yeux se posèrent sur Eddie Dean, elle poussa un nouveau hurlement.
— Bon Dieu, je suis foutu, murmura Eddie.
Un nouvel arbre ploya, craqua dans un bruit de mortier, et s’effondra sur le sol dans un nuage de poussière et d’aiguilles de pin. L’animal se dirigeait à présent vers la clairière où il se trouvait, un ours aussi grand que King Kong. Le sol tremblait sous ses pas.
Que vas-tu faire, Eddie ? demanda soudain la voix de Roland. Réfléchis ! C’est le seul avantage que tu as sur cette créature. Que vas-tu faire ?
Il ne se croyait pas capable de tuer ce monstre. Avec un bazooka, peut-être, mais sûrement pas avec le .45 du Pistolero. Il pouvait s’enfuir, mais l’animal n’aurait sans doute aucun mal à le rattraper. Il estima à cinquante pour cent ses chances de finir en gelée de groseille sous les grosses pattes de l’ours.
Alors, qu’est-ce que tu fais ? Tu restes planté là et tu lui tires dessus ou tu fous le camp comme si tu avais le feu au cul ?
Il existait une troisième possibilité, pensa-t-il. Il pouvait grimper.
Il se tourna vers l’arbre près duquel il s’était assis. C’était un immense sapin chenu, de loin le plus grand de tous les arbres de cette partie de la forêt. La première branche étendait son ramage vert deux mètres cinquante au-dessus du sol. Eddie rabaissa le percuteur du revolver et le glissa à la ceinture de son pantalon. Il sauta, agrippa la branche et se hissa à la force du poignet. Derrière lui, l’ours poussa un nouveau hurlement en pénétrant dans la clairière.
Le monstre l’aurait quand même massacré, il aurait quand même laissé ses tripes pendues aux branches comme des rubans multicolores, s’il n’avait pas été saisi à ce moment précis par une nouvelle crise d’éternuements. Il éparpilla d’un coup de patte rageur les cendres encore fumantes du feu de camp, puis se courba et posa ses énormes pattes antérieures sur ses énormes cuisses, évoquant l’image d’un vieillard vêtu d’un manteau de fourrure, un vieillard atteint d’un rhume carabiné. Il éternua à plusieurs reprises — AT-CHOUM ! AT-CHOUM ! AT-CHOUM ! — et un essaim de parasites s’envola de son museau. Un jet d’urine chaude jaillit entre ses pattes postérieures et éteignit les braises éparpillées sur le sol.
Eddie profita des quelques instants de répit qui lui étaient ainsi accordés. Il grimpa le long de l’arbre avec l’agilité d’un singe, ne stoppant son ascension qu’une fois pour s’assurer que le revolver du Pistolero se trouvait toujours passé à sa ceinture. Il était terrifié, à moitié persuadé de sa mort prochaine (à quoi s’attendait-il à présent qu’Henry n’était plus là pour faire gaffe à lui ?), mais un rire dément s’échappa néanmoins de ses lèvres. Me voilà coincé sur un arbre, pensa-t-il. Qu’est-ce que vous dites de ça, les mecs ? Coincé par un ours aussi grand que Godzilla.
Le monstre releva la tête, la chose qui tournait entre ses oreilles accrocha un rayon de soleil, et il chargea l’arbre où s’était réfugié Eddie. Il leva une patte et l’abaissa violemment, cherchant à cueillir Eddie comme une pomme de pin. Les puissantes griffes lacérèrent la branche où il se trouvait alors qu’il bondissait vers une branche supérieure. Elles lacérèrent également une de ses chaussures, la déchirant en deux morceaux qui s’envolèrent dans les airs.
C’est pas grave, pensa Eddie. Si tu veux aussi l’autre, Gros Nounours, je te la file. De toute façon, elles étaient pourries.
L’ours se mit à rugir et à attaquer l’arbre, traçant de larges sillons dans son antique écorce, des blessures d’où suinta une résine étincelante. Eddie poursuivait son ascension. Les branches se faisaient moins épaisses et, lorsqu’il jeta un bref regard sous lui, ses yeux se rivèrent sur les yeux troubles de l’ours. Derrière sa tête velue, la clairière ressemblait à une cible dont le centre aurait été les restes du foyer.
— Tu m’as raté, espèce de gros sac à… commença Eddie, et l’ours, la tête toujours levée vers lui, choisit ce moment pour éternuer.
Eddie fut aussitôt aspergé par une morve tiède où grouillaient des milliers de petits vers blancs. Ils se tortillèrent frénétiquement sur sa chemise, sur ses avant-bras, sur sa gorge et sur son visage.
Il poussa un cri de surprise et d’écœurement. Il leva la main pour s’essuyer les yeux et la bouche, manqua perdre l’équilibre et réussit de justesse à passer un bras autour d’une branche. Il s’accrocha à elle et se passa la main sur le corps, en chassant des paquets de morve et de vers. L’ours rugit et frappa l’arbre une nouvelle fois. Le sapin frémit comme le mât d’un navire en pleine tempête… mais les sillons qui venaient d’apparaître sur son écorce étaient à plus de deux mètres en dessous de la branche où s’étaient plantés les pieds d’Eddie.
Il s’aperçut que les vers étaient mourants — ils avaient dû commencer à mourir dès qu’ils avaient été expulsés des organes infectés du monstre. Cela lui remonta le moral et il se remit à grimper. Il s’arrêta trois ou quatre mètres plus haut, hésitant à poursuivre son ascension. Le diamètre du tronc, qui était d’environ deux mètres cinquante à sa base, ne mesurait pas plus de cinquante centimètres en son milieu. Eddie s’était planté sur deux branches différentes pour mieux répartir son poids, mais il les sentait néanmoins ployer toutes les deux. Il avait à présent une belle vue sur la forêt et sur les collines de l’Ouest, tapis ondoyant déroulé sous ses yeux. Dans d’autres circonstances, il se serait senti récompensé par le panorama.
Maman, je suis le maître du monde, pensa-t-il. Il baissa à nouveau les yeux vers l’ours et la stupéfaction l’envahit, chassant de son esprit toute pensée cohérente.
Il y avait quelque chose qui poussait sur la tête de l’animal, et ce quelque chose ressemblait à une antenne radar.
Le gadget tournait sur lui-même en suivant un rythme saccadé, reflétant l’éclat du soleil, et Eddie l’entendit grincer doucement. Il avait possédé quelques voitures dans le temps — le genre de tires que les vendeurs de voitures d’occasion réservent aux amateurs de bricolage — et le bruit qui émanait de ce gadget lui rappelait celui d’un roulement à billes ayant besoin d’être remplacé.
L’ours poussa un long grondement sourd. Une écume jaunâtre, grumeleuse et infestée de vers coula entre ses mâchoires. Eddie avait peut-être déjà vu la folie à l’état pur (notamment chaque fois qu’il s’était retrouvé face à face avec cette salope de Detta Walker), mais cela n’avait rien de comparable avec ce qu’exprimait ce visage… qui, heureusement, se trouvait à une dizaine de mètres de lui, les griffes de l’ours ne pouvant quant à elles parvenir qu’à cinq mètres de ses pieds. De plus, l’arbre où il s’était perché était bien vivant, contrairement à ceux sur lesquels l’ours s’était défoulé en fonçant vers la clairière.
— Impasse à la mexicaine, mon vieux, haleta Eddie.
Il essuya son front en sueur d’une main poisseuse de résine et jeta le résidu de sa toilette à la gueule de l’ours.
Alors, la créature que le Vieux Peuple avait baptisée Mir étreignit l’arbre de ses grosses pattes et se mit à le secouer. Eddie saisit le tronc et s’y accrocha désespérément, les yeux fermés, et le sapin se mit à osciller comme un pendule.
Roland fit halte à la lisière de la forêt. Susannah, perchée sur ses épaules, observa la scène qui se déroulait de l’autre côté de la clairière avec des yeux incrédules. La créature était plantée au pied de l’arbre près duquel Eddie était assis lorsque tous deux étaient partis trois quarts d’heure plus tôt. Branches et aiguilles ne lui permettaient d’apercevoir que des fragments de son corps velu. Le second ceinturon de Roland gisait aux pieds du monstre. Elle vit que l’étui était vide.
— Mon Dieu ! murmura-t-elle.
L’ours poussa un hurlement de femme terrifiée et se mit à secouer le sapin. Les branches s’agitèrent comme sous une bourrasque. Susannah leva les yeux et aperçut une silhouette sombre près de la cime. Eddie étreignait le tronc de toutes ses forces pour résister aux violentes oscillations de l’arbre. Sous ses yeux, il lâcha prise d’une main et agita frénétiquement le bras.
— Qu’est-ce qu’on fait ? cria-t-elle en se penchant vers Roland. Il va le faire tomber ! Qu’est-ce qu’on fait ?
Roland s’efforça de trouver une idée, mais une étrange sensation l’habitait à présent — une sensation qui l’habitait en permanence mais qui se faisait plus aiguë en période de stress. Il avait l’impression d’être deux hommes coexistant à l’intérieur de son crâne. Chacun d’eux avait son propre stock de souvenirs et lorsqu’ils se mettaient à se quereller, chacun affirmant que ses souvenirs étaient les bons, le Pistolero avait l’impression d’être déchiré en deux. Il fit un effort désespéré pour réconcilier ses deux moitiés et y réussit… du moins provisoirement.
— C’est l’un des Douze ! s’écria-t-il. Un des Gardiens ! C’est sûrement ça ! Mais je croyais qu’ils étaient…
L’ours poussa un nouveau beuglement en direction d’Eddie. Il se mit à gifler l’arbre comme un boxeur attaquant un punching-ball. Plusieurs branches se brisèrent et tombèrent à ses pieds.
— Quoi donc ? hurla Susannah. Quelle est la suite ?
Roland ferma les yeux. Une voix se mit à crier dans son crâne : Le garçon s’appelait Jake ! Une autre voix lui répondit : Il N’y avait PAS de garçon ! Il N’y avait PAS de garçon, et tu le sais parfaitement !
Allez-vous-en, vous deux, gronda-t-il intérieurement, puis il dit à Susannah :
— Tire-lui dessus ! Tire-lui dans le cul ! Il va se retourner et charger ! À ce moment-là, tu verras quelque chose sur sa tête ! Ça…
L’ours se remit à hurler. Il renonça à frapper le pin et recommença à le secouer. On entendait à présent de sinistres craquements au niveau de sa cime.
Lorsqu’il put de nouveau se faire entendre, Roland reprit :
— Je crois que ça ressemble à un chapeau ! Un chapeau en acier ! Tire dessus, Susannah ! Et ne le rate pas !
Elle se sentit soudain envahie par la terreur — et par une autre émotion totalement inattendue : une terrible sensation d’isolement.
— Non ! Je vais le rater ! Tire-lui dessus, Roland !
Elle s’escrima sur le revolver, cherchant à l’extirper de son étui pour le donner au Pistolero.
— Je ne peux pas ! cria celui-ci. Je n’ai pas un bon angle de tir ! C’est toi qui dois le faire, Susannah ! C’est ta véritable épreuve, et tu as intérêt à la réussir !
— Roland…
— Il veut briser l’arbre pour faire tomber sa cime ! Tu ne le vois donc pas ?
Elle regarda le revolver qu’elle tenait dans sa main. Regarda à l’autre bout de la clairière, où la gigantesque silhouette de l’ours était occultée par un nuage de poussière et d’aiguilles vertes. Regarda Eddie, qui oscillait comme un métronome. Eddie était sans doute armé du second revolver, mais il ne pouvait pas s’en servir sans courir le risque de tomber de sa branche tel un fruit trop mûr. Et il risquait de se tromper de cible.
Elle leva son arme. Son estomac était noué par l’angoisse.
— Tiens-moi bien, Roland, dit-elle. Sinon…
— Ne t’inquiète pas !
Elle tira à deux reprises, deux coups de feu rapprochés comme le lui avait appris Roland. Aussi sèches que deux coups de fouet, les détonations étouffèrent le vacarme produit par l’ours. Elle vit les deux balles se loger dans sa fesse gauche, séparées par moins de cinq centimètres.
Le monstre poussa un cri de surprise, de douleur et de protestation. Une de ses énormes pattes antérieures émergea de l’épais feuillage pour se poser sur ses blessures. Elle dégouttait de sang lorsqu’elle remonta avant de disparaître. Susannah imagina l’ours en train d’examiner sa patte ensanglantée. Puis on entendit une série de froissements et de craquements, et l’ours se retourna tout en se mettant à quatre pattes afin de courir plus vite. Elle vit son visage pour la première fois et son cœur cessa de battre. Son museau était souillé d’écume ; ses grands yeux luisaient comme des lampes. Sa tête velue se tourna vers la gauche… puis vers la droite… et ses yeux se posèrent sur Roland, qui se tenait debout, les jambes écartées, tenant Susannah en équilibre sur ses épaules.
L’ours poussa un cri assourdissant et chargea.
Récite ta leçon, Susannah Dean, et sois sincère.
L’ours fonçait sur eux de sa démarche dandinante ; on aurait dit un tracteur d’usine emballé sur lequel on aurait jeté un énorme tapis mangé aux mites.
Ça ressemble à un chapeau ! Un chapeau en acier !
Elle vit ce dont parlait Roland… mais ça ne ressemblait pas à un chapeau à ses yeux. Ça ressemblait à une antenne radar — une version miniature des antennes qu’elle avait vues aux actualités dans un reportage sur le dispositif de défense censé protéger les États-Unis d’une attaque russe. Cette cible était plus grosse que les cailloux qu’elle avait pulvérisés un peu plus tôt, mais elle était aussi plus éloignée. Elle était parcourue de trompeuses taches d’ombre et de soleil.
Je ne vise pas avec ma main ; celle qui vise avec sa main a oublié le visage de son père.
Je n’y arriverai pas !
Je ne tire pas avec ma main ; celle qui tire avec sa main a oublié le visage de son père.
Je vais le rater ! Je le sais !
Je ne tue pas avec mon arme ; celle qui tue avec son arme a oublié le visage de son père.
— Descends-le ! rugit Roland. Descends-le, Susannah !
Avant même d’appuyer sur la détente, elle vit la balle atteindre sa cible, propulsée par le farouche désir qu’elle avait de tirer au but, ni plus ni moins. Toute peur la déserta. Son esprit n’était plus habité que par une profonde froideur et elle eut le temps de penser : C’est ça qu’il ressent. Mon Dieu — comment peut-il le supporter ?
— Je tue avec mon cœur, fils de pute, dit-elle, et le revolver du Pistolero rugit dans sa main.
L’objet argenté reposait sur une tige d’acier plantée dans le crâne de l’ours. La balle tirée par Susannah l’atteignit en plein centre et l’antenne radar explosa en une centaine de fragments étincelants. La tige fut aussitôt parcourue par une toile d’éclairs bleus qui recouvrirent l’espace d’un instant la totalité de la tête de l’ours.
Il se dressa sur ses pattes postérieures en poussant un hurlement de supplicié, boxant le vide de ses pattes antérieures. Puis il tourna maladroitement sur lui-même et agita les bras, comme pris d’une soudaine envie de s’envoler. Il essaya de pousser un nouveau rugissement, mais le son qui s’échappa de sa gueule ressemblait davantage au beuglement brouillé d’une sirène d’alerte.
— Très bien, dit Roland d’une voix épuisée. Tu as bien visé et bien tiré.
— Dois-je encore tirer ? demanda Susannah, hésitante.
L’ours continuait à décrire des cercles de sa démarche pataude, mais son corps penchait de plus en plus en avant et sur le côté. Il heurta un petit arbre, rebondit, manqua tomber à la renverse, et se remit à tourner en rond.
— C’est inutile, dit Roland.
Elle sentit ses mains l’agripper par la taille et la soulever. L’instant d’après, elle était assise par terre, les cuisses croisées. Eddie descendait lentement de son perchoir, mais elle ne le voyait pas. Elle n’arrivait pas à arracher son regard de l’ours.
Elle avait vu les baleines de l’Aquarium de Mystic, dans le Connecticut, et estimait qu’elles étaient plus grandes — sans doute beaucoup plus grandes — que ce monstre, mais celui-ci était certainement le plus grand animal terrestre qu’elle ait jamais vu. Et, de toute évidence, il était mourant. Ses rugissements s’étaient transformés en gargouillis liquides et il paraissait aveugle en dépit de ses yeux grands ouverts. Il errait sans but autour du campement, renversant un râtelier de peaux en train de sécher, démolissant le petit abri qu’elle partageait avec Eddie, rebondissant contre les arbres. Elle aperçut la tige plantée dans son crâne. Des volutes de fumée en montaient, comme si la balle avait mis le feu à son cerveau.
Eddie arriva sur la branche la plus basse de l’arbre qui lui avait sauvé la vie et l’enfourcha en tremblant.
— Sainte Marie, mère de Dieu, dit-il. Je l’ai sous les yeux et je n’arrive toujours pas à croi…
L’ours se tourna vivement vers lui. Eddie descendit d’un bond et fila rejoindre Susannah et Roland. L’ours ne remarqua rien ; adoptant une démarche de poivrot, il se dirigea vers le sapin où s’était réfugié Eddie, essaya de le saisir, échoua et tomba à genoux. On entendait d’autres bruits provenant de son corps, des bruits qui évoquaient aux oreilles d’Eddie un moteur de camion ayant claqué son arbre de transmission.
Un spasme agita le monstre et il rejeta la tête en arrière. Ses griffes s’élevèrent vers son visage et le lacérèrent. Du sang grouillant de vers en jaillit, aspergeant le sol. Puis il s’effondra, faisant trembler la terre sous sa masse, et se figea. Après plusieurs siècles d’une étrange existence, l’ours que le Vieux Peuple avait baptisé Mir — le monde en dessous du monde — était mort.
Eddie souleva Susannah, noua ses mains poisseuses au creux de ses reins, et l’embrassa goulûment. Il sentait la sueur et la résine. Elle lui caressa les joues, lui caressa le cou ; elle passa les mains dans ses cheveux ruisselants. Elle avait une envie irrésistible de le toucher partout jusqu’à ce qu’elle soit absolument sûre de sa réalité.
— Ce monstre a failli m’avoir, dit-il. J’avais l’impression d’être sur un manège d’enfer. Quel tir ! Bon Dieu, Suzie… quel tir !
— J’espère que je n’aurai plus jamais à faire un truc pareil, dit-elle.
Mais une petite voix s’éleva en elle pour la contredire. Cette voix insinuait qu’il lui tardait de refaire un truc pareil. Et elle était froide, cette petite voix. Glaciale.
— Qu’est-ce que… commença Eddie en se tournant vers Roland, mais Roland n’était plus là.
Il se dirigeait lentement vers l’ours, qui gisait à présent sur le sol, les genoux levés. De ses entrailles en cours de désintégration montait une série de hoquets et de gargouillis étouffés.
Roland aperçut son couteau planté dans un arbre près du vétéran scarifié qui avait sauvé la vie d’Eddie. Il le dégagea et l’essuya sur la veste en peau de daim qui remplaçait les haillons qu’il portait lorsqu’ils avaient quitté la plage. Il fit halte près de l’ours, le contemplant avec un mélange de pitié et d’émerveillement.
Salut, l’inconnu, pensa-t-il. Salut, vieil ami. Je n’ai jamais vraiment cru en toi. Je pense qu’Alain croyait en toi, et je sais que Cuthbert croyait en toi — Cuthbert croyait en tout —, mais j’étais le sceptique de la bande. Je pensais que tu n’étais qu’un conte pour enfants… une des histoires qui flottaient dans la tête creuse de ma nourrice avant de franchir le seuil de ses lèvres bavardes. Mais tu as toujours été là, un réfugié de l’ancien temps, comme les pompes du relais et les vieilles machines sous les montagnes. Les Lents Mutants qui vénéraient ces vestiges fracassés sont-ils les ultimes descendants du peuple qui vivait jadis dans cette forêt et qui a fini par fuir ton courroux ? Je ne le sais pas, je ne le saurai jamais… mais cela me paraît plus que probable. Oui. Et puis je suis arrivé avec mes amis — mes nouveaux amis si dangereux qui ressemblent de plus en plus à mes anciens amis si dangereux. Nous sommes arrivés, tissant notre cercle magique autour de nous et autour de tout ce que nous touchons, le tissant de fils empoisonnés, et te voilà à présent, gisant à nos pieds. Le monde a encore changé, et cette fois-ci, mon vieil ami, c’est toi qui es resté en arrière.
Une chaleur maladive rayonnait encore du corps du monstre. Des hordes de parasites jaillissaient de sa gueule et de son museau, mais ils périssaient presque aussitôt. Deux piles d’un blanc cireux poussaient de chaque côté de sa tête.
Eddie s’approcha lentement. Il avait calé Susannah contre sa hanche, la portant comme une mère porte son bébé.
— Qu’est-ce que c’était que ce monstre, Roland ? Tu le connaissais ?
— Je crois qu’il a dit que c’était un des Gardiens, expliqua Susannah.
— Oui. (La voix de Roland exprimait l’étonnement.) Je pensais qu’ils avaient tous disparu, qu’ils devaient avoir disparu… s’ils avaient jamais existé ailleurs que dans les contes de bonne femme.
— Je ne sais pas ce que c’était que ce monstre, mais en tout cas, il était fou à lier, dit Eddie.
Roland eut un petit sourire.
— Si tu avais vécu deux ou trois mille ans, tu serais fou à lier, toi aussi.
— Deux ou trois mille… Bon Dieu !
— Est-ce que c’est vraiment un ours ? demanda Susannah. Et qu’est-ce que c’est que ce truc ?
Elle désignait ce qui semblait être une plaque de métal fixée à l’une des pattes postérieures de l’ours. Elle était presque entièrement dissimulée par ses poils touffus, mais le soleil de l’après-midi se reflétait sur sa surface en acier inoxydable et la rendait ainsi visible.
Eddie s’agenouilla et tendit une main hésitante vers la plaque, conscient des étranges cliquetis étouffés qui montaient encore des entrailles du géant terrassé. Il se tourna vers Roland.
— Vas-y, lui dit le Pistolero. Il est mort et bien mort.
Eddie écarta une touffe de poils et se pencha plus près. On avait composté des mots dans le métal. Ils étaient bien érodés, mais lisibles au prix d’un petit effort.
— Seigneur Jésus, ce truc est un robot, dit Eddie à voix basse.
— Ce n’est pas possible, dit Susannah. Il a saigné quand je lui ai tiré dessus.
— Peut-être, mais les ours normaux ne se baladent pas avec une antenne radar sur la tête. Et, pour autant que je le sache, les ours normaux ne vivent pas deux ou trois mil… (Il s’interrompit soudain pour regarder Roland. Quand il reprit la parole, ce fut d’une voix outrée.) Roland, qu’est-ce que tu fabriques ?
Roland ne lui répondit pas ; c’était inutile. Ce qu’il fabriquait était parfaitement évident : il énucléait l’ours à l’aide de son couteau. Ses gestes étaient vifs, nets et précis. Lorsque l’opération fut achevée, une boule de gelée brune resta quelques instants en équilibre sur la lame de son couteau, puis il la jeta d’un geste sec. Quelques vers sortirent de l’orbite vide, tentèrent de ramper jusqu’au museau, puis moururent.
Le Pistolero se pencha sur l’orbite béante de Shardik, le grand ours gardien, et scruta l’intérieur de son crâne.
— Venez jeter un coup d’œil, tous les deux, dit-il. Je vais vous montrer une merveille des derniers jours.
— Fais-moi descendre, Eddie, demanda Susannah.
Il s’exécuta et elle rampa vivement jusqu’au Pistolero, toujours penché au-dessus du large visage flasque de l’ours. Eddie les rejoignit, regardant la scène entre leurs épaules. Ils restèrent abîmés dans la contemplation du cadavre pendant une bonne minute ; on n’entendait que les croassements des corbeaux qui tournaient toujours en rond dans le ciel.
Quelques épais filets de sang coulaient de l’orbite vide. Mais ce n’était pas seulement du sang, vit Eddie. Il y avait aussi un fluide translucide d’où montait un parfum parfaitement identifiable — une odeur de banane. Et il vit une toile de ficelles enchâssée dans le délicat croisillon de tendons qui formait l’orbite. Au fond de celle-ci clignotait une lueur rouge. Elle éclairait une minuscule plaque carrée ornée d’excroissances qui étaient de toute évidence des points de soudure.
— Si ce n’est pas un ours, c’est un walkman Sony, marmonna-t-il.
Susannah le regarda sans comprendre.
— Hein ?
— Rien. (Eddie se tourna vers Roland.) Tu crois qu’on peut regarder là-dedans sans danger ?
Roland haussa les épaules.
— Oui, je pense. S’il y avait un démon dans cette créature, il s’est enfui.
Eddie tendit l’auriculaire vers l’orbite, prêt à l’en retirer à la moindre décharge électrique. Il palpa la chair déjà froide dans la cavité presque aussi grande qu’une balle de base-ball, puis toucha l’une des ficelles. Mais ce n’était pas une ficelle, c’était un fil d’acier ultra-mince. Il retira son doigt et vit la lueur rouge clignoter une dernière fois avant de disparaître à jamais.
— Shardik, murmura Eddie. Je connais ce nom-là, mais je n’arrive pas à le replacer. Ça te dit quelque chose, Suzie ?
Elle secoua la tête.
— Le problème… (Eddie ne put s’empêcher de rire)… c’est que j’associe ce nom-là à un lapin. C’est dingue, non ?
Roland se redressa. Ses genoux craquèrent comme un revolver.
— Il faut établir notre camp ailleurs, dit-il. Cette terre est souillée. L’autre clairière, celle où nous allons tirer, sera…
Il fit deux pas, tremblant de tous ses membres, puis s’effondra à genoux, les mains pressées sur les tempes.
Eddie et Susannah échangèrent un regard terrifié, puis Eddie bondit vers Roland.
— Qu’y a-t-il ? Roland, qu’est-ce qui ne va pas ?
— Il y avait un garçon, dit le Pistolero dans un murmure distrait. (Puis, sans reprendre son souffle :) Il n’y avait pas de garçon.
— Roland ? dit Susannah. (Elle arriva près de lui, lui passa un bras autour des épaules, sentit les tremblements qui agitaient son corps.) Qu’y a-t-il, Roland ?
— Le garçon, dit Roland en la regardant de ses yeux vitreux. C’est le garçon. Toujours le garçon.
— Quel garçon ? cria Eddie, paniqué. Quel garçon ?
— Allez-vous-en, dit Roland, il existe d’autres mondes que ceux-ci.
Et il s’évanouit.
Cette nuit-là, ils étaient tous les trois assis autour du feu de joie confectionné par Susannah et par Eddie dans la clairière que ce dernier appelait « le stand de tir ». Le lieu aurait été mal choisi pour camper en plein hiver, exposé comme il l’était aux intempéries, mais il convenait parfaitement en cette saison. Selon les estimations d’Eddie, c’était la fin de l’été dans le monde de Roland.
La voûte noire du ciel se déployait au-dessus de leurs têtes, constellée par de véritables galaxies. Au sud, par-delà le fleuve de ténèbres que formait la vallée, Eddie apercevait la Vieille Mère en train de monter au-dessus de l’horizon invisible. Il jeta un coup d’œil à Roland, qui était emmitouflé dans trois épaisseurs de fourrure en dépit de la chaleur que dispensait le feu. Une assiette encore pleine était posée près de lui et il tenait un os dans ses mains. Eddie leva de nouveau les yeux vers le ciel et repensa à une histoire que le Pistolero leur avait racontée durant le long voyage qui les avait conduits de la plage aux collines, puis des collines à la forêt profonde où ils avaient trouvé un refuge provisoire.
Avant le commencement des temps, disait Roland, le Vieil Astre et la Vieille Mère étaient de jeunes mariés unis par un amour passionné. Puis, un jour, ils avaient eu une violente querelle. La Vieille Mère (qui, en ces temps anciens, n’était connue que par son véritable nom, à savoir Lydia) avait surpris le Vieil Astre (de son vrai nom Apon) en compagnie d’une superbe jeune femme nommée Cassiopée. Ils avaient eu une véritable scène de ménage, ces deux-là : crêpage de chignon, coups de griffes et lancer d’assiettes. Un débris d’assiette était devenu la Terre ; un autre, plus petit, la Lune ; une braise provenant de leur poêle était devenue le Soleil. Finalement, les dieux étaient intervenus afin qu’Apon et Lydia, tout à leur colère, ne détruisent pas l’univers avant même qu’il ne soit ébauché. Cassiopée, la beauté aguicheuse responsable de la querelle (« Ouais, c’est ça… c’est toujours la faute de la femme », avait dit Susannah à ce moment-là), avait été bannie pour l’éternité sur un fauteuil à bascule fait d’étoiles. Mais cela n’avait pas résolu le problème pour autant. Lydia était disposée à recoller les morceaux, mais Apon était trop orgueilleux pour l’accepter (« Ouais, c’est toujours la faute de l’homme », avait grommelé Eddie à ce moment-là). Ils s’étaient donc séparés et ils se contemplaient désormais de part et d’autre des débris stellaires de leur divorce, partagés entre la haine et le remords. Apon et Lydia ont disparu depuis trois milliards d’années, leur dit le Pistolero ; ils sont devenus la Vieille Mère et le Vieil Astre, le nord et le sud, le chacun désirant sa chacune, trop fiers tous les deux pour quémander une réconciliation à l’autre… et Cassiopée est assise dans son fauteuil à bascule et les regarde en riant.
Eddie sursauta lorsqu’une main se posa doucement sur son bras. C’était celle de Susannah.
— Allez, dit-elle. Il faut qu’on le fasse parler.
Eddie la porta jusqu’au feu de camp et la posa doucement à droite de Roland. Il s’assit à sa gauche. Roland regarda Susannah, puis Eddie.
— Comme vous me serrez de près, remarqua-t-il. Comme des amants… ou des geôliers.
— Il est temps que tu te confies à nous. (La voix de Susannah était claire et mélodieuse.) Si nous sommes tes compagnons, Roland — et nous sommes apparemment tes compagnons, que ça nous plaise ou non —, il est temps que tu commences à nous traiter comme tels. Dis-nous ce qui ne va pas…
— … et ce que nous pouvons faire pour t’aider, acheva Eddie.
Roland eut un profond soupir.
— Je ne sais pas par où commencer, dit-il. Ça fait si longtemps que je n’ai pas eu de compagnon… ni d’histoire à raconter.
— Commence par l’ours, dit Eddie.
Susannah se pencha en avant pour toucher la mâchoire que Roland tenait dans ses mains. Cet os la terrifiait, mais elle le toucha quand même.
— Et finis avec ça.
— Oui. (Roland leva l’os devant ses yeux et le regarda un long moment avant de le reposer sur ses cuisses.) Il faudra bien parler de ça, n’est-ce pas ? Cet os est au centre de tout.
Mais ce fut d’abord le tour de l’ours.
— Voici l’histoire que l’on m’a racontée lorsque j’étais un enfant, dit Roland. Lorsque tout était neuf, les Grands Anciens — ce n’étaient pas des dieux, mais des gens dont le savoir était quasi divin — créèrent douze Gardiens pour surveiller les douze portails qui permettent d’entrer et de sortir du monde. Certains m’ont dit que ces portails étaient des phénomènes naturels, comme les constellations que nous voyons dans le ciel ou comme la crevasse sans fond que nous appelions le Tombeau du Dragon à cause des grands jets de vapeur qui s’en échappaient tous les trente ou quarante jours. Mais d’autres — parmi eux se trouvait le maître queux du château de mon père, un dénommé Hax — prétendaient qu’ils n’avaient rien de naturel, qu’ils avaient été créés par les Grands Anciens eux-mêmes, avant que l’orgueil ne les étrangle comme un garrot et qu’ils ne disparaissent de la surface de la terre. Hax disait que la création des douze portails était le dernier acte des Grands Anciens, une tentative pour racheter les torts qu’ils avaient les uns envers les autres et envers la Terre.
— Des portails, dit Eddie d’une voix songeuse. Des portes, tu veux dire. On en revient de nouveau aux portes. Est-ce que ces portes qui permettent d’entrer et de sortir du monde donnent sur le monde d’où nous venons, Suzie et moi ? Comme celles que nous avons trouvées sur la plage ?
— Je ne sais pas, dit Roland. Pour chaque chose que je sais, il y en a une centaine que j’ignore. Il faudra que vous appreniez à l’accepter. Le monde a changé, disons-nous. Quand il a changé, il est parti comme le ressac, ne laissant derrière lui que des débris… des débris qui ressemblent parfois à une carte.
— Eh bien, essaie de deviner ! s’exclama Eddie.
Au ton de sa voix, le Pistolero comprit qu’Eddie n’avait pas encore renoncé à l’idée de regagner son propre monde — qui était aussi celui de Susannah. Pas tout à fait.
— Laisse-le tranquille, Eddie, dit Susannah. Tu sais bien que cet homme-là ne devine pas.
— Erreur — parfois, cet homme-là devine, dit Roland, les surprenant tous les deux. Quand il ne peut rien faire d’autre, il lui arrive parfois de deviner. La réponse est non. Je pense — je devine — que ces portails ne ressemblent pas aux portes de la plage. Je devine qu’ils ne donnent pas sur un où et un quand que nous serions susceptibles de reconnaître. Je pense que les portes de la plage — celles qui donnaient sur le monde d’où vous venez tous les deux — ressemblent davantage au pivot d’une planche à bascule. Savez-vous ce que c’est ?
— Une balançoire ? dit Susannah, agitant la main pour illustrer son propos.
— Oui ! acquiesça Roland d’un air réjoui. Exactement. D’un côté de cette balancelle…
— Balançoire, corrigea Eddie avec un petit sourire.
— Oui. D’un côté, il y a mon ka. De l’autre, celui de l’homme en noir — Walter. Les portes se trouvaient au centre, créées par la tension existant entre deux destinées contraires. Ces portails sont des choses bien plus grandes que Walter, que moi, ou que la petite compagnie que nous formons tous les trois.
— Est-ce que tu veux dire, demanda Susannah d’une voix hésitante, que les portails où se trouvent les Gardiens sont en dehors du ka ? Au-delà du ka ?
— C’est ce que je crois. (Il eut un bref sourire, éclat de faucille à la lueur du feu.) Ce que je devine.
Il resta silencieux quelques instants, puis ramassa un bâton. Il écarta les aiguilles pour dégager un espace de terre et y dessina une figure.
— Voici le monde tel qu’on me l’a décrit quand j’étais enfant. Les croix représentent les portails dressés en cercle le long de sa bordure éternelle. Si on dessine six lignes pour relier les croix diamétralement opposées…
Il leva les yeux.
— Voyez-vous l’endroit où se croisent les lignes ?
Eddie sentit son échine et ses bras se couvrir de chair de poule. Il avait soudain la bouche sèche.
— Est-ce que c’est ça, Roland ? Est-ce que c’est… ?
Roland hocha la tête. Son long visage ridé était grave.
— Au centre de tout se trouve le Grand Portail, également appelé le Treizième Seuil, celui qui ne règne pas seulement sur ce monde mais sur tous les autres.
Il posa son bâton au centre du cercle.
— C’est là que se trouve la Tour Sombre que j’ai cherchée durant toute ma vie.
— Les Grands Anciens ont posté un Gardien près de chaque petit portail, reprit le Pistolero. Durant mon enfance, j’aurais pu désigner chacun d’eux par son nom grâce aux comptines que m’apprenaient ma nourrice et Hax le maître queux… mais mon enfance est bien loin. Il y avait l’Ours, bien sûr, et le Poisson… le Lion… la Chauve-Souris. Et la Tortue — celle-ci était très importante…
Le Pistolero leva les yeux vers le ciel étoilé, le front plissé, perdu dans ses pensées. Puis un sourire étonnamment lumineux se peignit sur ses traits et il récita :
Vois la TORTUE comme elle est ronde !
Sur son dos repose le monde.
Son esprit, quoique lent, est toujours très gentil ;
Il tient chacun de nous dans ses nombreux replis.
Sur son dos se prêtent tous les serments ;
Elle ne peut nous aider mais jamais elle ne ment.
Elle aime la terre, elle aime l’océan,
Et elle m’aime, moi qui ne suis qu’un enfant.
Roland eut un petit rire un peu gêné.
— C’est Hax qui m’a appris cette comptine pendant qu’il touillait une crème qu’il me faisait goûter de temps en temps à la cuillère. Étonnant, comment les souvenirs se fixent dans l’esprit, n’est-ce pas ? Quoi qu’il en soit, à mesure que j’ai grandi, j’ai fini par penser que les Gardiens n’existaient pas réellement — qu’ils tenaient du symbole plutôt que de la réalité. Apparemment, je me trompais.
— J’ai dit que c’était un robot, intervint Eddie, mais je me suis trompé, moi aussi. Susannah a raison : quand on tire sur un robot, ce n’est pas du sang qui coule mais de l’huile de machine. Je pense que cette créature était ce que l’on appelle un cyborg dans le monde d’où je viens — un être fait à la fois de mécanique et de chair et de sang. Ça me rappelle un film que j’ai vu… on t’a déjà parlé du cinéma, n’est-ce pas ?
Roland hocha la tête en souriant.
— Eh bien, ce film s’appelait Robocop et son héros ressemblait un peu à l’ours que Susannah a tué. Comment savais-tu qu’elle devait viser ce truc au-dessus de sa tête ?
— Grâce aux histoires que me racontait Hax. S’il n’avait tenu qu’à ma nourrice, Eddie, tu serais à présent dans le ventre de l’ours. Est-ce qu’on dit aux enfants de votre monde de mettre un bonnet de pensée quand ils ont un problème à résoudre ?
— Oui, dit Susannah. Tout le temps.
— On le dit ici aussi, et cette expression provient de la légende des Gardiens. Chacun d’eux était muni d’un cerveau supplémentaire au-dessus de sa tête. Un cerveau dans un chapeau. (Il les regarda de ses yeux hantés par l’angoisse et sourit de nouveau.) Ça ne ressemblait pas vraiment à un chapeau, hein ?
— Non, dit Eddie, mais suffisamment pour nous sauver la mise.
— Je pense à présent que je n’ai cessé de chercher un Gardien tout au long de ma quête, reprit Roland. Quand nous aurons trouvé le portail que gardait Shardik — et il nous suffit pour cela de remonter sa piste —, nous aurons enfin une route à suivre. Il nous faudra tourner le dos au portail et marcher droit devant nous, tout simplement. Au centre du cercle… la Tour.
Eddie ouvrit la bouche pour dire : D’accord, parlons un peu de cette Tour. Parlons-en une bonne fois pour toutes — qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que ça veut dire et, surtout, qu’est-ce qui va nous arriver quand on y parviendra ? Mais aucun mot ne sortit de sa bouche et il la referma au bout de quelques instants. Le moment était mal choisi — Roland souffrait beaucoup trop. Et seule l’étincelle ténue de leur feu tenait la nuit à distance.
— Nous arrivons à présent à l’autre problème, dit Roland avec lassitude. J’ai enfin trouvé ma route — après toutes ces années, j’ai enfin trouvé ma route —, mais il semble également que je sois en train de perdre la raison. Je la sens s’effriter sous mes pieds, comme un quai de béton rongé par l’eau de pluie. C’est le châtiment qui m’est infligé parce que j’ai laissé mourir un garçon qui n’a jamais existé. Et c’est aussi le ka.
— Qui est ce garçon, Roland ? demanda Susannah.
Roland se tourna vers Eddie.
— Ne le sais-tu pas, toi ?
Eddie secoua la tête.
— Mais j’ai parlé de lui, reprit Roland. Il hantait mes délires lorsque l’infection m’a conduit aux portes de la mort. (La voix du Pistolero monta soudain d’une octave et son imitation d’Eddie était si bonne que Susannah se sentit envahie par une vague de terreur superstitieuse.) « Si tu n’arrêtes pas de me casser les oreilles avec ce foutu gamin, Roland, je vais te bâillonner avec ta chemise ! J’en ai marre d’entendre parler de ce gosse ! » Tu ne te rappelles pas avoir dit ça, Eddie ?
Eddie réfléchit durant quelques instants. Roland avait parlé d’un millier de choses lorsqu’ils avaient erré sur la plage entre la porte où était écrit LE PRISONNIER et celle où était écrit LA DAME D’OMBRES, et il avait apparemment mentionné un millier de noms lors de son délire — Alain, Cort, Jamie de Curry, Cuthbert (celui-ci revenant plus fréquemment que les autres), Hax, Martin (ou Marten, comme l’oiseau), Walter, Susan, même un type au patronyme improbable de Zoltan. Eddie avait fini par se lasser d’entendre parler de tous ces gens qu’il n’avait jamais rencontrés (et qu’il n’avait aucune envie de connaître), mais il avait ses propres problèmes à ce moment-là, bien sûr, parmi lesquels le manque d’héroïne et un décalage horaire d’amplitude cosmique. Et, en toute honnêteté, il pensait que Roland s’était également lassé d’entendre les Contes de Fées déglingués qu’il lui racontait — la très édifiante histoire de son frère Henry auprès duquel il avait connu les plaisirs de l’adolescence et ceux de la drogue.
Mais il ne se rappelait pas avoir menacé Roland de le bâillonner avec sa propre chemise s’il n’arrêtait pas de parler d’un quelconque gamin.
— Ça ne te dit rien ? demanda Roland. Rien du tout ?
Est-ce qu’il n’y avait pas quelque chose ? Une vague impression de déjà-vu comme celle qu’il avait éprouvée en voyant la fronde cachée dans la bosse de la souche ? Eddie essaya de la cerner, mais elle avait disparu. Il décida qu’elle n’avait jamais existé ; il souhaitait la trouver parce que Roland avait mal, voilà tout.
— Non, dit-il. Désolé.
— Mais je t’ai parlé de lui. (La voix de Roland était posée, mais on y percevait une nuance d’inquiétude.) Le garçon s’appelait Jake. Je l’ai sacrifié — je l’ai tué — afin de pouvoir rattraper Walter et le faire parler. Je l’ai tué sous les montagnes.
Cette fois-ci, Eddie avait quelque chose à lui répondre :
— C’est peut-être ce qui s’est passé, mais ce n’est pas ce que tu m’as raconté. Tu m’as dit que tu étais tout seul quand tu es descendu sous la montagne, à bord d’une sorte de draisine. Tu n’as pas arrêté de me parler de ça quand on était sur la plage, Roland. Tu étais terrifié de te retrouver tout seul dans ces tunnels.
— Je m’en souviens. Mais je me rappelle aussi t’avoir parlé du garçon et de la façon dont il est tombé dans l’abîme. Et c’est la distance séparant ces deux souvenirs qui est en train de me déchirer l’esprit.
— Je ne comprends rien à tout cela, dit Susannah d’une voix soucieuse.
— Je pense que je commence tout juste à comprendre, dit Roland.
Il alla jeter quelques bûches dans le feu, faisant jaillir un essaim d’étincelles rouges vers le ciel nocturne, puis revint s’asseoir entre ses deux compagnons.
— Je vais vous raconter une histoire vraie, puis je vous raconterai une histoire qui ne l’est pas mais qui devrait l’être.
« J’avais acheté une mule à Pricetown, et elle était encore fraîche lorsque j’ai atteint Tull, la dernière ville avant le désert…
Le Pistolero entreprit donc de leur raconter le plus récent chapitre de sa longue histoire. Eddie en avait déjà entendu des fragments épars, mais il l’écouta avec autant de fascination que Susannah, pour laquelle il était complètement inédit. Il leur parla du bar dans un coin duquel se déroulait une interminable partie de cartes, il leur parla de Sheb, le pianiste, d’Allie, la femme à la cicatrice sur le front… et de Nort, le mangeur d’herbe du diable, qui était mort et que l’homme en noir avait ramené à un semblant de vie, dans l’ombre. Il leur parla de Sylvia Pittston, ce parangon du fanatisme religieux, et de l’ultime massacre apocalyptique au cours duquel lui-même, Roland le Pistolero, avait tué tous les hommes, toutes les femmes et tous les enfants de la ville.
— Sacré nom de Dieu ! murmura Eddie d’une voix tremblante. Je comprends pourquoi tu étais presque à court de munitions.
— Tais-toi ! dit sèchement Susannah. Laisse-le finir !
Roland reprit le cours de son récit, aussi impassible que lorsqu’il avait traversé le désert après avoir laissé derrière lui la hutte du dernier frontalier, un jeune homme dont l’abondante chevelure rousse descendait presque jusqu’à la taille. Il leur raconta la mort de sa mule. Il leur précisa même que Zoltan, le corbeau du frontalier, lui avait dévoré les yeux.
Il leur parla des longues journées et des courtes nuits qu’il avait vécues dans le désert, des vestiges refroidis des feux de Walter qu’il avait suivis le long de son chemin, et du relais où il était enfin parvenu, sur le point de succomber à la déshydratation.
— Le relais était désert. Je pense qu’il devait être désert depuis l’époque où ce grand ours était flambant neuf. J’y ai passé une nuit avant de reprendre la route. Voici ce qui s’est passé… Mais à présent, je vais vous conter une autre histoire.
— Celle qui n’est pas vraie mais qui devrait l’être ? demanda Susannah.
Roland hocha la tête.
— Dans cette histoire inventée — dans cette fable —, un pistolero nommé Roland a rencontré au relais un jeune garçon nommé Jake. Il venait de votre monde, de votre ville de New York, et d’un quand situé quelque part entre le 1987 d’Eddie et le 1963 d’Odetta Holmes.
Eddie se pencha en avant, l’air excité.
— Est-ce qu’il y a une porte dans cette histoire, Roland ? Une porte où il est écrit LE GARÇON ou quelque chose dans ce genre ?
Roland secoua la tête.
— Le seuil qu’a franchi le garçon était celui de la mort. Il était en route pour l’école lorsqu’un homme — Walter, du moins le croyais-je — l’a poussé sur la chaussée, où il a été écrasé par une automobile. Il a entendu cet homme dire quelque chose comme : « Écartez-vous, laissez-moi passer, je suis prêtre. » Jake a vu cet homme — rien qu’un instant — puis il s’est retrouvé dans mon monde.
Le Pistolero marqua une pause et contempla les flammes.
— Maintenant, oublions une minute l’histoire du garçon qui n’a jamais été là et revenons à ce qui s’est vraiment passé. D’accord ?
Eddie et Susannah échangèrent un regard intrigué, puis Eddie fit un geste de la main pour inviter Roland à poursuivre.
— Le relais était désert, comme je vous l’ai dit. Mais il s’y trouvait néanmoins une pompe en état de marche. Elle était derrière l’étable où on abritait les chevaux des diligences. Je l’ai repérée grâce à mon ouïe, mais je l’aurais quand même localisée si elle n’avait fait aucun bruit. Je sentais l’eau, voyez-vous. Quand on a passé assez de temps dans le désert, quand on est sur le point de mourir de soif, on est capable de telles prouesses. J’ai bu et je me suis endormi. Quand je me suis réveillé, j’ai encore bu. Je voulais reprendre la route sans délai — ce besoin me dévorait comme une fièvre. La médecine que tu m’as rapportée de ton monde — l’astine — est quelque chose de merveilleux, Eddie, mais il est impossible de guérir de certaines fièvres, et celle-ci était du nombre. Je savais que mon organisme avait besoin de repos, mais j’ai dû mobiliser toutes les ressources de ma volonté pour ne passer qu’une seule nuit au relais. Le matin venu, je me sentais reposé et j’ai repris ma route. Et je n’ai pris que de l’eau dans ce relais. C’est l’élément le plus important de mon histoire.
Susannah prit la parole, adoptant les accents posés et mélodieux d’Odetta Holmes :
— D’accord, c’est ce qui s’est vraiment passé. Tu as rempli tes outres et tu es reparti. Maintenant, raconte-nous le reste de ce qui ne s’est pas passé, Roland.
Le Pistolero posa la mâchoire sur ses genoux, serra les poings et se frotta les yeux — un geste curieusement enfantin. Puis il s’empara de nouveau de la mâchoire, comme pour reprendre courage, et poursuivit :
— J’ai hypnotisé le garçon qui n’était pas là, dit-il. Je l’ai fait à l’aide d’une de mes cartouches. Ça fait des années que je connais ce tour-là, depuis que Marten, le magicien de la cour de mon père, me l’a enseigné. Le garçon était un très bon sujet. Pendant qu’il était en état de transe, il m’a narré les circonstances de sa mort, telles que je viens de vous les exposer. Lorsque j’ai estimé que je n’en apprendrais pas davantage sans le troubler ou lui faire du mal, je lui ai ordonné d’oublier tous les détails de sa mort une fois qu’il se réveillerait.
— C’est pas le genre de souvenir qu’on souhaite chérir, marmonna Eddie.
— En effet, acquiesça Roland. Le garçon est passé directement de sa transe à un sommeil profond. Je me suis endormi à mon tour. Quand nous nous sommes réveillés, je lui ai dit que j’avais l’intention de rattraper l’homme en noir. Il savait de qui je parlais ; Walter avait également fait étape au relais. Jake avait pris peur et était resté caché. Je suis sûr que Walter savait qu’il était là, mais cela l’arrangeait de prétendre le contraire. Il a laissé le garçon sur ma route en guise de piège.
« Je lui ai demandé s’il y avait quelque chose à manger dans les parages. Cela me semblait plus que probable. Le garçon avait l’air en bonne santé et les choses se conservent merveilleusement bien dans le désert. Il avait sur lui un peu de viande séchée et il m’a dit que le relais était pourvu d’une cave. Il ne l’avait pas explorée parce qu’elle lui faisait peur. (Le Pistolero les regarda d’un air sombre.) Il ne se trompait pas. Dans la cave, j’ai trouvé de la nourriture… et j’ai aussi trouvé un Démon qui Parle.
Eddie regarda la mâchoire en écarquillant les yeux. La lueur orange des flammes dansait sur ses anciennes courbes et sur ses dents pointues.
— Un Démon qui Parle ? Tu veux dire ce truc ?
— Non. Oui. Les deux. Écoute et tu comprendras.
Il leur parla des gémissements inhumains qu’il avait entendus monter de la terre dans la cave ; du sable qu’il avait vu couler entre deux des vieux moellons du mur. Il leur dit comment il s’était approché du trou en formation pendant que Jake lui hurlait de remonter.
Il avait ordonné au démon de parler… et le démon s’était exécuté, prenant pour cela la voix d’Allie, la femme au front orné d’une cicatrice, la femme qui tenait le bastringue de Tull. Va lentement, pistolero, passés les monts des Drawers. Prends garde au tahine. Aussi longtemps que tu voyageras avec ce garçon, l’homme en noir voyagera avec ton âme dans sa poche.
— Les monts des Drawers ? demanda Susannah, surprise.
— Oui. (Roland la dévisagea.) Ça veut dire quelque chose pour toi, n’est-ce pas ?
— Oui… et non.
Elle parlait avec une hésitation sensible. Cela venait sûrement de sa répugnance à évoquer des choses qui lui étaient douloureuses, estima Roland. Mais elle souhaitait aussi sans doute ne pas brouiller des cartes qui l’étaient déjà suffisamment. Il admirait son attitude. Il l’admirait, elle.
— Ne parle que de ce dont tu es sûre, dit-il. Ne dis rien de plus.
— D’accord. Les Drawers étaient un endroit que Detta Walker connaissait bien. Un endroit auquel elle pensait. C’est un terme d’argot, un terme qu’elle a appris en écoutant les grands quand ils s’asseyaient sur le perron pour parler du bon vieux temps. Dans leur bouche, les Drawers étaient un endroit pourri ou inutile, ou les deux. Il y avait dans les Drawers — dans l’idée des Drawers — quelque chose qui attirait Detta. Ne me demande pas ce que c’était ; peut-être l’ai-je su, mais je ne le sais plus. Et je ne veux pas le savoir.
« Detta a volé le plat en porcelaine de Tante Bleue — celui que mes parents lui avaient offert pour son mariage — et l’a emporté aux Drawers — ses Drawers — pour le casser. C’était une fosse emplie d’ordures. Un dépotoir. Plus tard, elle allait parfois lever des garçons dans les bars.
Susannah baissa la tête quelques instants, les lèvres serrées à se les mordre. Puis elle leva les yeux et poursuivit :
— Des garçons blancs. Et quand ils l’avaient fait monter dans leur voiture garée sur le parking, elle les aguichait puis prenait la fuite… c’étaient aussi les Drawers. Ce petit jeu était dangereux, mais elle était assez jeune, assez vive et assez méchante pour y jouer jusqu’au bout et pour en jouir. Plus tard, à New York, elle partait pour des expéditions de vol à l’étalage… mais vous le savez déjà, tous les deux. Et toujours dans les grands magasins les plus huppés — Macy’s, Gimbel’s, Bloomingdale’s —, et toujours pour y voler de la camelote. Chaque fois qu’elle était d’humeur à partir pour une telle expédition, elle se disait : J’vais aller aux D’awe’s aujou’d’hui. J’vais aller voler de la me’de aux f’omages blancs. J’vais aller voler quèqu’ chose pou’ les g’andes occasions et ensuite je le casse ai en mille mo’ceaux.
Elle marqua une pause, les lèvres tremblantes, les yeux fixés sur le feu. Lorsqu’elle redressa la tête, Roland et Eddie virent des larmes perler à ses paupières.
— Ne vous laissez pas abuser par mes larmes. Je me rappelle avoir fait ces choses et je me rappelle en avoir joui. Si je pleure, c’est sans doute parce que je sais que je m’empresserais de recommencer si les circonstances me le permettaient.
Roland semblait avoir en partie recouvré sa vieille sérénité, son étrange équilibre.
— Il existe un proverbe dans mon pays, Susannah : « Le voleur avisé ne manque jamais de prospérer. »
— Je ne vois pas ce qu’il y a d’avisé à voler de la camelote, répliqua-t-elle sèchement.
— Est-ce que tu t’es jamais fait prendre ?
— Non…
Il écarta les mains comme pour dire : Et voilà.
— Donc, pour Detta Walker, les Drawers étaient un lieu maléfique ? demanda Eddie. C’est bien ça ? Parce que ça ne me paraît pas exactement coller.
— À la fois maléfique et bénéfique. C’était un lieu puissant, un lieu où elle se… réinventait, je suppose qu’on pourrait le formuler ainsi… mais c’était aussi un lieu désolé. Et tout cela n’a rien à voir avec le garçon fantôme de Roland, n’est-ce pas ?
— Peut-être pas, dit Roland. Les Drawers existent aussi dans mon monde, vois-tu. C’est aussi un terme d’argot, et le sens en est très semblable.
— Qu’est-ce que ça voulait dire pour toi et tes amis ? demanda Eddie.
— Le sens variait légèrement en fonction de l’endroit et de la situation. Un dépôt d’ordures. Un bordel ou un boui-boui où l’on joue aux cartes en fumant de l’herbe du diable. Mais le sens le plus communément répandu que je connaisse est aussi le plus simple.
Il les regarda tous les deux.
— Les Drawers sont un lieu de désolation, dit-il. Les Drawers… ce sont les Terres Perdues.
Cette fois-ci, ce fut Susannah qui jeta de nouvelles bûches dans le feu. Au sud, la Vieille Mère brillait d’un éclat fixe. Ses études lui avaient appris ce que cela signifiait : ce n’était pas une étoile mais une planète. Vénus ? se demanda-t-elle. Ou bien le système solaire dont fait partie ce monde est-il aussi différent que tout le reste ?
Une sensation d’irréalité — l’impression que tout ce qu’elle vivait n’était qu’un rêve — s’empara de nouveau d’elle.
— Continue, dit-elle. Que s’est-il passé après que la voix t’a averti au sujet des Drawers et du petit garçon ?
— J’ai enfoui une main au fond du trou d’où suintait le sable, comme on m’avait appris à le faire si jamais je venais à me trouver dans une telle situation. J’en ai retiré une mâchoire… mais pas celle-ci. La mâchoire que j’ai extraite du mur de la cave du relais était beaucoup plus grosse ; elle provenait d’un Grand Ancien, cela ne fait presque aucun doute pour moi.
— Qu’est-elle devenue ? demanda doucement Susannah.
— Une nuit, je l’ai donnée au garçon, dit Roland. (Le feu dessinait sur ses joues des éclats orangés et des ombres mouvantes.) C’était pour lui une sorte de protection — un talisman. Plus tard, lorsque j’ai estimé qu’elle avait rempli son rôle, je l’ai jetée.
— À qui donc appartient la mâchoire que tu tiens, Roland ? demanda Eddie.
Roland souleva l’objet en question, le contempla longuement d’un air pensif, puis le laissa choir.
— Plus tard, après que Jake… après sa mort… j’ai rattrapé l’homme que je poursuivais.
— Walter, dit Susannah.
— Oui. Nous avons tenu palabre, lui et moi… une longue palabre. À un moment donné, je me suis endormi, et lorsque je me suis réveillé, Walter était mort. Mort depuis une bonne centaine d’années, et probablement davantage. Il ne restait plus de lui que des os, ce qui n’était que justice puisque nous étions dans un lieu d’os.
— Ouais, ça a dû être une palabre fichtrement longue, dit sobrement Eddie.
Susannah se renfrogna à cette remarque, mais Roland se contenta de sourire.
— Très, très longue, dit-il en contemplant le feu.
— Tu t’es réveillé le matin et tu as atteint la Mer Occidentale le soir, dit Eddie. Et c’est durant la nuit que les homarstruosités sont arrivées, c’est ça ?
Roland hocha de nouveau la tête.
— Oui. Mais avant de quitter l’endroit où Walter et moi avions parlé… ou rêvé… ou fait autre chose… j’ai pris cette mâchoire à son crâne.
Il leva l’os, et la lueur orangée dansa sur les dents.
La mâchoire de Walter, pensa Eddie avec un petit frisson. La mâchoire de l’homme en noir. Rappelle-toi ce détail la prochaine fois que tu penseras que Roland n’est peut-être qu’un type ordinaire, mon vieil Eddie. Il a trimbalé ce truc avec lui pendant tout ce temps comme si c’était un… un trophée de cannibale. Bon Dieu !
— Je me souviens de ce que j’ai pensé en la prenant, dit Roland. Je m’en souviens très bien : c’est le seul souvenir de cette période qui ne se soit pas dédoublé dans mon esprit. J’ai pensé : « J’ai attiré la malchance sur moi en jetant ce que j’avais trouvé en trouvant le garçon. Ceci le remplacera. » Mais à ce moment-là, j’ai entendu le rire de Walter — son gloussement méchant. Et j’ai aussi entendu sa voix.
— Que disait-il ? demanda Susannah.
— « Trop tard, pistolero. » Voilà ce qu’il a dit. « Tu ne connaîtras désormais que la malchance jusqu’à la fin de l’éternité — tel est ton ka. »
— D’accord, dit finalement Eddie. Je comprends le paradoxe de base. Ta mémoire est divisée…
— Pas divisée. Dédoublée.
— D’accord ; ça revient quasiment au même, pas vrai ? Eddie attrapa un bâton et traça à son tour un dessin sur le sol :
Il indiqua la ligne de gauche.
— Ceci représente ta mémoire de la période ayant précédé ton arrivée au relais — une seule piste.
— Oui.
Il indiqua la ligne de droite.
— Et là, c’est quand tu es arrivé sur l’autre versant des montagnes, dans le lieu d’os… là où Walter t’attendait. Encore une seule piste.
— Oui.
Eddie indiqua le milieu de son dessin, puis l’entoura d’un ovale grossier.
— Voici ce que tu dois faire, Roland — fermer cette piste dédoublée. Bâtir une palissade autour et l’oublier. Parce qu’elle ne veut rien dire, elle ne change rien, elle a disparu, c’est fini…
— Au contraire. (Roland brandit la mâchoire.) Si mes souvenirs de Jake sont erronés — et je sais qu’ils le sont —, comment se fait-il que j’aie ceci sur moi ? J’ai pris cet os pour remplacer celui que j’avais jeté… mais ce dernier provenait de la cave du relais et mes souvenirs que je sais justes me disent que je ne suis jamais descendu dans la cave ! Je n’ai jamais parlé au démon ! J’ai repris la route seul, avec de l’eau fraîche et rien d’autre !
— Roland, écoute-moi, dit Eddie avec insistance. Si la mâchoire que tu tiens provenait du relais, ça voudrait dire une chose. Mais n’est-il pas possible que tout — le relais, le gamin, le Démon qui Parle — n’ait été qu’une hallucination et que tu aies pris ensuite la mâchoire de Walter parce que…
— Ce n’était pas une hallucination, dit Roland.
Il les regarda tous les deux de ses yeux bleus de bombardier, puis fit quelque chose de totalement imprévu… quelque chose que, Eddie aurait pu en jurer, Roland ne savait même pas qu’il avait l’intention de faire.
Il jeta la mâchoire dans le feu.
Elle resta figée l’espace d’un instant, relique blanche formant un demi-sourire spectral à moitié torve. Puis, soudain, elle s’enflamma, éclaboussant la clairière d’une éblouissante lumière écarlate. Eddie et Susannah poussèrent un cri et levèrent les mains pour se protéger les yeux de cette forme brûlante.
L’os se mit à changer. Pas à fondre mais à changer. Les dents qui en saillaient comme des pierres tombales se rassemblèrent en paquets. La courbe de son arc supérieur se redressa, puis se retroussa à son extrémité.
Eddie laissa retomber ses mains sur ses cuisses et, bouche bée, émerveillé, regarda l’os qui n’était plus un os. Il avait à présent la couleur de l’acier en fusion. Les dents avaient formé trois V inversés, celui du centre étant nettement plus grand que les deux autres. Et soudain, Eddie vit ce que l’os souhaitait devenir, tout comme il avait perçu la fronde dans le bois de la souche.
Ce devait être une clé, pensa-t-il.
Tu dois te souvenir de cette forme, se dit-il, l’esprit enfiévré. Tu dois t’en souvenir.
Ses yeux la parcoururent frénétiquement — trois V, celui du centre plus grand et plus profondément enfoncé que les deux autres. Trois encoches… celle du bout s’achevant sur une arabesque, sur la vague forme d’un S minuscule…
Puis la forme en proie aux flammes changea une nouvelle fois. L’os qui était devenu une esquisse de clé se replia sur lui-même, se concentra pour devenir un drapé de pétales aussi sombres et veloutés qu’une nuit sans lune au cœur de l’été. L’espace d’un instant, Eddie vit une rose — une rose d’un rouge triomphant qui avait dû éclore à l’aube du premier jour de ce monde, une fleur d’une beauté insondable et éternelle. Son œil vit et son cœur s’ouvrit. On aurait dit que tout l’amour du monde, toute la vie du monde, venait soudain de surgir de l’artefact mort de Roland ; il était là, au cœur des flammes, brûlant d’une lueur triomphante et d’une merveilleuse arrogance inachevée, proclamant que le désespoir n’était qu’un mirage et que la mort n’était qu’un rêve.
La rose ! pensa Eddie. D’abord la clé, ensuite la rose ! Voyez ! Voyez s’ouvrir le chemin de la Tour !
Une toux épaisse monta du feu. Un essaim d’étincelles s’envola vers le ciel. Susannah poussa un cri et roula sur elle-même, étouffant du poing les braises orange qui constellaient sa robe alors que les flammes jaillissaient vers le ciel étoilé. Eddie ne bougea pas d’un pouce. Il était figé par sa vision, reposait au creux d’un berceau de merveilles à la fois terrible et fabuleux, inconscient des étincelles qui dansaient sur sa peau. Puis les flammes s’apaisèrent.
L’os avait disparu.
La clé avait disparu.
La rose avait disparu.
Souviens-toi, pensa-t-il. Souviens-toi de la rose… et souviens-toi de la forme de la clé.
Susannah sanglotait sous l’effet du choc et de la terreur, mais il ne lui prêta aucune attention et retrouva le bâton que Roland et lui avaient utilisé pour dessiner. Et, d’une main tremblante, il traça cette forme dans la terre :
— Pourquoi as-tu fait ça ? demanda finalement Susannah. Pourquoi, bon Dieu… et qu’est-ce que c’était ?
Un quart d’heure s’était écoulé. Le feu avait perdu de son intensité ; les braises dispersées avaient été écrasées à coups de pied ou bien s’étaient éteintes toutes seules. Eddie était assis, les bras passés autour de sa femme : Susannah s’était adossée à son torse. Roland s’était écarté d’eux, pelotonné dans un coin, contemplant le foyer rougeoyant d’un air songeur. Pour autant qu’Eddie put en juger, aucun d’eux n’avait vu l’os se métamorphoser. Ils l’avaient tous deux vu se mettre à luire, et Roland l’avait vu exploser (ou imploser ? Eddie penchait pour cette seconde hypothèse), mais c’était tout. Du moins le pensait-il ; Roland, quant à lui, gardait souvent son opinion pour lui-même, et quand il décidait de jouer serré, il pouvait jouer très serré. Eddie le savait d’expérience, hélas ! Il envisagea de leur dire ce qu’il avait vu — ou pensait avoir vu — et décida de jouer serré lui aussi, du moins pour le moment.
De la mâchoire elle-même, il n’y avait aucun signe — même pas une esquille.
— J’ai fait ça parce qu’une voix m’a parlé en esprit et m’a dit que je devais le faire, dit Roland. C’était la voix de mon père ; de tous mes pères. Quand on entend une telle voix, il est impensable de ne pas lui obéir — de ne pas lui obéir sur-le-champ. C’est ce qu’on m’a enseigné. Quant à ce que c’était, je ne peux pas le dire… du moins pour le moment. Je sais seulement que l’os a prononcé son dernier mot. Je l’ai porté jusqu’ici pour l’entendre.
Ou pour le voir, pensa Eddie, et il se répéta : Souviens-toi. Souviens-toi de la rose. Et souviens-toi de la forme de la clé.
— On a failli se faire rôtir ! protesta Susannah.
Elle semblait à la fois épuisée et exaspérée.
Roland secoua la tête.
— Je pense que ce que nous avons vu ressemblait davantage aux feux d’artifice que les barons lançaient parfois dans le ciel lors de leurs fêtes de fin d’année. C’était brillant, c’était saisissant, mais ce n’était pas dangereux.
Eddie eut une idée.
— Le dédoublement de ta mémoire, Roland — est-ce qu’il a disparu ? Est-ce qu’il a été levé de ton esprit quand l’os a explosé — s’il a vraiment explosé ?
Il était presque convaincu qu’une telle chose s’était produite ; au cinéma, ce genre de thérapie de choc fonctionnait tout le temps. Mais Roland secoua la tête.
Susannah s’agita entre les bras d’Eddie.
— Tu disais tout à l’heure que tu commençais à comprendre.
Roland acquiesça.
— Je le pense, en effet. Si j’ai raison, j’ai peur pour Jake. Où qu’il se trouve, quand qu’il se trouve, j’ai peur pour lui.
— Que veux-tu dire ? demanda Eddie.
Roland se leva, se dirigea vers son ballot de peaux enroulées et se mit à les étendre sur le sol.
— Assez d’histoires et assez d’excitation pour ce soir. Il est temps de dormir. Demain matin, nous remonterons la piste de l’ours et nous essaierons de retrouver le portail qu’il avait pour mission de garder. Je vous dirai en chemin ce que je sais et ce qui s’est passé — ce qui se passe encore — à mon avis.
Cela dit, il s’enroula dans une vieille couverture et dans une peau de daim fraîchement tannée, s’écarta du feu et se tut pour la nuit.
Eddie et Susannah s’étendirent côte à côte. Une fois sûrs que le Pistolero s’était endormi, ils firent l’amour. Roland, toujours éveillé, entendit leurs caresses et leur conversation d’après l’amour. Ils parlaient surtout de lui. Il resta immobile, les yeux fixés sur les ténèbres, durant un long moment après que leurs murmures se furent tus et que leur souffle fut devenu régulier.
Comme il est agréable d’être jeune et amoureux ! pensa-t-il. Même dans le cimetière qu’est devenu ce monde, comme c’est agréable !
Profitez-en tant que c’est possible, car la mort nous attend encore sur la route. Nous sommes arrivés sur les berges d’un ruisseau de sang. Et ce ruisseau nous conduira à un fleuve de sang, cela ne fait aucun doute. Et ce fleuve à un océan de sang. Les tombeaux de ce monde s’entrouvrent et le repos de ses morts est troublé.
Lorsque le soleil pointa à l’est, il ferma enfin les yeux. Dormit un peu. Et rêva de Jake.
Eddie rêva lui aussi — il rêva qu’il était de retour à New York, qu’il marchait le long de la 2e Avenue, un livre à la main.
C’était le printemps dans son rêve. L’air était chaud, la ville était en éclosion, et le mal du pays lui faisait l’effet d’un hameçon planté dans son cœur. Profite de ce rêve et fais-le durer aussi longtemps que tu le pourras, pensa-t-il. Savoure-le… parce que tu ne verras plus jamais New York d’aussi près. Tu ne peux plus retourner chez toi, Eddie. Cette partie de ta vie appartient désormais au passé.
Il regarda le livre qu’il tenait à la main et ne fut nullement surpris de constater qu’il s’agissait du roman de Thomas Wolfe intitulé Vous ne pouvez pas revenir. Trois formes étaient embossées sur sa couverture rouge sombre : une clé, une rose et une porte. Il fit halte quelques instants, ouvrit le livre et en lut la première ligne. L’homme en noir fuyait à travers le désert, avait écrit Wolfe, et le Pistolero le suivait.
Eddie referma le livre et reprit sa route. Il devait être neuf heures du matin, peut-être neuf heures trente, et la circulation était fluide dans la 2e Avenue. Les taxis klaxonnaient et passaient vivement d’une file à l’autre, renvoyant les rayons du soleil qui se plantaient dans leur pare-brise ou sur leur carrosserie jaune vif. Au coin de la 2e Avenue et de la 52e Rue, un clochard lui quémanda une pièce et Eddie lui jeta le livre sur les genoux. Il remarqua (toujours sans la moindre surprise) que ce clodo n’était autre qu’Enrico Balazar. Il était assis en tailleur devant une boutique de magie. Les mots CHÂTEAU DE CARTES étaient peints sur sa vitrine, où était exposée une tour bâtie avec un jeu de tarots. Au sommet de la tour se trouvait un petit King Kong. Une minuscule antenne radar était plantée sur la tête du grand singe.
Eddie poursuivit sa route d’un pas nonchalant en direction du centre-ville, laissant défiler les panneaux indiquant les noms des rues. Il reconnut sa destination dès qu’il l’aperçut : une petite boutique au coin de la 2e Avenue et de la 46e Rue.
Ouais, pensa-t-il. Une profonde sensation de soulagement l’envahit. C’est ici. Ici même. La vitrine regorgeait de viandes et de fromages : TOM ET GERRY — CHARCUTERIE FINE ET ARTISTIQUE, disait l’enseigne. SPÉCIALISTE EN RÉCEPTIONS.
Alors qu’il examinait la vitrine, une personne qui lui était familière apparut au coin de la rue. C’était Jack Andolini, vêtu d’un costume trois pièces couleur crème à la vanille et tenant une canne noire de la main gauche. La moitié de son visage avait disparu, arrachée par les pinces des homarstruosités.
Vas-y, Eddie, dit Jack en passant près de lui. Après tout, il existe d’autres mondes que ceux-ci et ce foutu train les traverse tous.
Je ne peux pas, répondit Eddie. La porte est fermée. Il ne savait pas comment il le savait, mais il le savait ; le savait sans l’ombre d’un doute.
A-ce que châle, est-ce que chèque, t’inquiète pas, t’as la clé, dit Jack sans se retourner. Eddie baissa les yeux et vit qu’il avait effectivement une clé ; un truc à l’air primitif avec trois encoches en forme de V.
Le secret, c’est ce petit machin en forme de s au bout, pensa-t-il. Il s’avança sous la banne de Tom et Gerry — Charcuterie fine et artistique — et inséra la clé dans la serrure. Elle tourna sans peine. Il ouvrit la porte, entra, et se retrouva dans une immense prairie. Il jeta un regard par-dessus son épaule, vit les voitures qui roulaient à vive allure dans la 2e Avenue, puis la porte se referma violemment et tomba par terre. Il n’y avait rien derrière. Absolument rien. Il se retourna pour examiner son nouvel environnement, et ce qu’il y vit l’emplit aussitôt de terreur. La prairie était bariolée d’écarlate, comme s’il venait de s’y dérouler une bataille titanesque, comme s’il avait coulé tant de sang que la terre n’avait pas pu l’absorber en totalité.
Puis il se rendit compte que ce qu’il voyait n’était pas du sang mais des roses.
Une sensation de joie et de triomphe mêlés déferla de nouveau en lui, lui gonflant le cœur presque jusqu’à le faire exploser. Il leva les poings pour esquisser un geste de victoire… et resta figé dans cette position.
La prairie s’étendait sur plusieurs lieues en pente douce et la Tour Sombre se dressait à l’horizon. C’était un pilier de pierre terne qui montait si haut dans le ciel qu’il pouvait à peine distinguer son sommet. Sa base, entourée de roses d’un rouge criard, était d’une masse et d’une taille formidables, titanesques, mais la silhouette de la Tour n’en était pas moins gracieuse. La pierre dont elle avait été bâtie n’était pas noire, contrairement à ce qu’il s’était imaginé, mais couleur de suie. D’étroites fenêtres se découpaient sur le mur, le gravissant en spirale ; sous les fenêtres grimpait un escalier de pierre apparemment infini. La Tour était un point d’exclamation sombre planté dans la terre et dominant le champ de roses rouge sang. Au-dessus d’elle, la voûte du ciel était bleue mais emplie de nuages blancs cotonneux qui ressemblaient à des trois-mâts. Leur escadre infinie voguait autour du sommet de la Tour et au-dessus de lui.
Comme c’est merveilleux ! se dit Eddie. Comme c’est étrange ! Mais sa joie triomphante l’avait déserté ; il ressentait une profonde impression de malaise et d’angoisse. Il regarda autour de lui et se rendit compte, horrifié, qu’il se tenait dans l’ombre de la Tour. Non, il ne s’y tenait pas ; il y était enterré vivant.
Il poussa un cri qui fut aussitôt étouffé par la sonnerie dorée d’une trompe prodigieuse. Elle descendait du sommet de la Tour et semblait emplir le monde. Alors que cette note menaçante résonnait au-dessus de la prairie, les ténèbres suintèrent des fenêtres qui ceignaient la Tour. Elles en débordèrent et se répandirent dans le ciel en lambeaux effilochés avant de s’amasser pour former une tache sans cesse croissante. Cela ne ressemblait pas à un nuage ; cela ressemblait à une tumeur flottant au-dessus de la terre. Le ciel fut occulté. Et il vit que ce n’était ni un nuage ni une tumeur mais une forme, une forme ténébreuse et cyclopéenne qui fondait sur lui. Il était inutile de fuir cette bête qui se coagulait dans le ciel au-dessus du champ de roses ; elle allait le rejoindre, l’attraper et l’emporter. Elle l’emporterait dans la Tour Sombre, et il serait ravi aux yeux du monde de lumière.
Les ténèbres se déchirèrent, laissant apparaître des yeux terribles et inhumains, aussi gigantesques que l’ours Shardik dont le cadavre gisait dans la forêt, et ces yeux le scrutèrent. Ils étaient rouges — rouges comme les roses, rouges comme le sang.
La voix morte de Jack Andolini résonna à ses oreilles : Un millier de mondes, Eddie — dix milliers ! — , et ce train les traverse tous. Si tu réussis à le faire démarrer. Et si tu y réussis, tes ennuis ne font que commencer, car il est foutrement difficile d’arrêter cette machine.
La voix de Jack récitait son message sur un ton mécanique. Il est foutrement difficile d’arrêter cette machine, Eddie, mon pote, t’as intérêt à le croire, cette machine est…
— … EN PHASE D’INTERRUPTION ! L’INTERRUPTION SERA EFFECTIVE DANS UNE HEURE ET SIX MINUTES !
Dans son rêve, Eddie leva les mains pour se protéger les yeux…
… et se réveilla, assis raide comme un piquet près du feu mourant. Il contemplait le monde à travers les interstices de ses doigts entrecroisés. Et la voix roulait encore et encore, la voix du chef d’un commando antiterroriste beuglant comme un damné dans son mégaphone.
— IL N’Y A AUCUN DANGER ! JE RÉPÈTE : AUCUN DANGER ! CINQ CELLULES SUBATOMIQUES SONT INACTIVES, DEUX CELLULES SONT À PRÉSENT EN PHASE D’INTERRUPTION, UNE CELLULE OPÈRE À DEUX POUR CENT DE SA CAPACITÉ. CES CELLULES N’ONT AUCUNE VALEUR ! JE RÉPÈTE : CES CELLULES N’ONT AUCUNE VALEUR ! INDIQUEZ LE LIEU OÙ SE TROUVE CET APPAREIL À NORTH CENTRAL POSITRONICS, LIMITED ! APPELEZ LE 1-900-44 ! LE NOM DE CODE DE CET APPAREIL EST « SHARDIK ». UNE RÉCOMPENSE VOUS SERA OFFERTE. JE RÉPÈTE : UNE RÉCOMPENSE VOUS SERA OFFERTE !
La voix se tut. Eddie vit Roland debout à la lisière de la clairière, tenant Susannah au creux de son bras. Ils regardaient dans la direction d’où provenait le bruit, et lorsque le message enregistré se fit de nouveau entendre, Eddie réussit enfin à maîtriser le frisson qu’avait fait naître en lui son cauchemar. Il se leva et rejoignit Roland et Susannah, se demandant combien de siècles s’étaient écoulés depuis qu’on avait enregistré ce message programmé pour être diffusé dans le cas d’une panne totale du système.
— CETTE MACHINE EST EN PHASE D’INTERRUPTION ! L’INTERRUPTION SERA EFFECTIVE DANS UNE HEURE ET CINQ MINUTES ! IL N’Y A AUCUN DANGER ! JE RÉPÈTE…
Eddie posa une main sur le bras de Susannah et elle se tourna vers lui.
— Ça fait combien de temps que ça dure ?
— Environ un quart d’heure. Tu dormais comme un 1… (Elle s’interrompit.) Eddie, tu as un air lamentable ! Tu es malade ?
— Non. J’ai fait un mauvais rêve, c’est tout.
Roland l’étudiait d’une façon qui le mit mal à l’aise.
— On trouve parfois la vérité dans les rêves, Eddie. À quoi ressemblait le tien ?
Il réfléchit quelques instants, puis secoua la tête.
— Je ne m’en souviens pas.
— J’en doute fort, tu sais.
Eddie haussa les épaules et gratifia Roland d’un pauvre sourire.
— Eh bien, doute si ça te chante — je t’en prie. Et comment te sens-tu ce matin, Roland ?
— Comme hier, dit Roland.
Ses yeux d’un bleu délavé scrutaient toujours le visage d’Eddie.
— Arrêtez, tous les deux, dit Susannah. (Sa voix était sèche, mais Eddie y perçut une nuance de nervosité.) J’ai autre chose à faire que de vous regarder tourner l’un autour de l’autre comme des gosses jouant à chat perché. Surtout ce matin avec cet ours crevé qui essaie de gueuler plus fort que tout le monde.
Le Pistolero hocha la tête sans quitter Eddie des yeux.
— D’accord… mais es-tu sûr de n’avoir rien à me dire, Eddie ?
Il réfléchit et envisagea sérieusement de tout lui dire. Ce qu’il avait vu dans le feu, ce qu’il avait vu dans son rêve. Il décida de n’en rien faire. Peut-être était-ce à cause de la rose dans le feu, et des roses qui avaient recouvert à profusion cette prairie onirique. Il savait qu’il ne pouvait pas décrire ces choses telles que ses yeux les avaient vues et telles que son cœur les avait ressenties ; il ne ferait que les flétrir. Et il voulait y réfléchir tout seul, du moins quelque temps.
Souviens-toi, se répéta-t-il… mais la voix qu’il entendait ne ressemblait guère à la sienne. Elle paraissait plus grave, plus ancienne — la voix d’un inconnu. Souviens-toi de la rose… et de la forme de la clé.
— Entendu, murmura-t-il.
— Entendu quoi ? demanda Roland.
— Je te le dirai, répondit Eddie. Si jamais il arrive quelque chose qui semble… vraiment important, je te le dirai. Je vous le dirai à tous les deux. Pour l’instant, rien ne presse. Alors, si on doit aller quelque part, Shane, mon pote, en selle !
— Shane ? Qui est ce Shane ?
— Ça aussi, je te le dirai une autre fois. En attendant, allons-y.
Ils rassemblèrent le paquetage qu’ils avaient emporté et se dirigèrent vers leur précédent campement une fois que Susannah se fut installée dans son fauteuil roulant. Eddie était d’avis qu’elle cesserait de l’utiliser avant longtemps.
Jadis, avant que l’intérêt qu’il portait à l’héroïne n’ait étouffé en lui toute autre préoccupation, Eddie était allé avec deux amis à Meadowlands, dans le New Jersey, pour assister à un concert donné par deux groupes de hard rock, Anthrax et Megadeth. Le volume sonore des chansons d’Anthrax était peut-être légèrement plus élevé que celui du message diffusé par le cadavre de l’ours, mais il n’en était pas sûr à cent pour cent. Roland leur fit signe de stopper alors que six cents mètres les séparaient encore de la clairière et déchira sa vieille chemise pour y prélever six morceaux de tissu. Ils les fourrèrent dans leurs oreilles et reprirent leur route. Ces tampons de fortune n’étouffaient que partiellement le vacarme préenregistré.
— CETTE MACHINE EST EN PHASE D’INTERRUPTION ! rugit l’ours lorsqu’ils pénétrèrent dans la clairière.
Il gisait toujours dans la même position, au pied de l’arbre où Eddie s’était réfugié, colosse terrassé aux jambes écartées et aux genoux dressés, telle une gigantesque femelle velue, morte en essayant d’accoucher.
— L’INTERRUPTION SERA EFFECTIVE DANS QUARANTE-SEPT MINUTES ! IL N’Y A AUCUN DANGER…
Oh que si, pensa Eddie tout en ramassant les peaux éparpillées que l’attaque et les convulsions de l’ours avaient épargnées. Il y a plein de danger. Du danger pour mes putains d’oreilles. Il ramassa le ceinturon de Roland et le lui tendit sans un mot. Le bout de bois qu’il avait été en train de tailler gisait non loin de là ; il l’attrapa et le glissa dans la poche installée derrière le dossier du fauteuil roulant pendant que le Pistolero bouclait lentement la ceinture de cuir autour de sa taille et nouait la lanière de cuir qui maintenait l’étui plaqué contre sa cuisse.
— … EN PHASE D’INTERRUPTION. UNE CELLULE SUBATOMIQUE OPÈRE À UN POUR CENT DE SA CAPACITÉ. CES CELLULES…
Susannah suivait Eddie, tenant sur ses cuisses un fourre-tout qu’elle avait confectionné elle-même. Elle y entassait les peaux à mesure qu’Eddie les lui passait. Lorsqu’ils les eurent toutes récupérées, Roland tapa Eddie sur le bras et lui tendit un sac. Il contenait en majorité de la viande de cerf, salée grâce à un salègre que Roland avait trouvé cinq kilomètres plus haut en remontant le ruisseau. Le Pistolero avait déjà passé un sac identique à son épaule. Sa bourse — réapprovisionnée et de nouveau bourrée de tout un bric-à-brac — était passée à l’autre.
Un étrange harnais de fortune pourvu d’un siège en peau de cerf était suspendu à une branche. Roland le cueillit, l’étudia quelques instants, puis l’endossa et noua ses lanières en dessous de sa poitrine. Susannah fit la grimace en le voyant et Roland s’en aperçut. Il n’essaya pas de prendre la parole — même s’il avait hurlé à pleins poumons, le vacarme produit par l’ours aurait rendu ses cris inaudibles — mais haussa les épaules en signe de sympathie et écarta les bras : Tu sais bien qu’on en aura besoin.
Susannah lui rendit son haussement d’épaules. Je le sais… mais ça ne veut pas dire que ça m’enchante.
Le Pistolero désigna l’autre côté de la clairière. Une paire d’épicéas tordus et lacérés matérialisait l’endroit où Shardik, jadis connu dans les parages sous le nom de Mir, avait fait irruption sur les lieux.
Eddie se pencha vers Susannah, forma un cercle avec le pouce et l’index, puis haussa les sourcils d’un air interrogateur. OK ?
Elle hocha la tête, puis se plaqua les mains sur les oreilles. OK — mais fichons le camp avant que je devienne sourde.
Les trois compagnons traversèrent la clairière, Eddie poussant Susannah qui tenait sur son giron le sac plein de peaux. La poche installée derrière le dossier du fauteuil roulant était bourrée à craquer ; le bout de bois où se cachait la fronde n’était qu’un des nombreux objets qu’elle contenait.
Derrière eux, l’ours continuait à émettre son dernier message lancé à la face du monde, rugissant que l’interruption serait effective dans quarante minutes. Eddie était impatient de parvenir à ce moment. Les épicéas étaient penchés l’un vers l’autre, formant un grossier portail, et il se dit : C’est ici que commence la quête de la Tour Sombre de Roland, du moins pour nous.
Il repensa à son rêve — les fenêtres en spirale d’où suintaient des oriflammes de ténèbres, des oriflammes qui se répandaient comme une tache sur le champ de roses — et un frisson lui parcourut l’échine lorsqu’ils passèrent entre les deux arbres.
Le fauteuil leur fit de l’usage plus longtemps que Roland l’aurait cru. Les sapins qui peuplaient cette forêt étaient très anciens et de leurs immenses branches était tombé un profond tapis d’aiguilles qui décourageait herbes et arbustes. Les bras de Susannah étaient robustes — plus robustes que ceux d’Eddie, mais Roland ne pensait pas que cela durerait très longtemps — et elle se propulsait sans peine sur le sol plat et ombragé. Lorsqu’ils arrivèrent devant l’un des arbres que l’ours avait abattus, Roland la prit dans ses bras et Eddie s’occupa de faire franchir l’obstacle au fauteuil.
Derrière eux, à peine étouffée par la distance, la puissante voix mécanique de l’ours leur apprit que la capacité de sa dernière cellule subatomique encore en opération était à présent négligeable.
— J’espère que ce foutu harnais restera inoccupé durant toute la journée ! cria Susannah en direction du Pistolero.
Roland acquiesça mais, moins d’un quart d’heure plus tard, le terrain se mit à descendre en pente douce et des arbres plus petits et plus jeunes commencèrent à envahir cette partie de la forêt : des bouleaux, des aulnes et quelques érables rabougris qui s’accrochaient désespérément à l’humus. Le tapis d’aiguilles se fit plus élimé et les roues du fauteuil se mirent à buter sur les petits buissons résistants qui poussaient dans le sentier. Leurs branches minces s’insinuaient en grinçant entre les rayons en acier inoxydable. Eddie jeta tout son poids sur les poignées et ils réussirent à parcourir tant bien que mal quatre ou cinq cents mètres. Puis la pente devint plus raide et le sol plus spongieux.
— Il est temps de faire un tour à dada, madame, dit Roland.
— Essayons de faire encore un bout de chemin avec le fauteuil, hein ? Ça va peut-être s’améliorer…
Roland secoua la tête.
— Si tu essaies de gravir cette colline, tu vas… comment dis-tu, Eddie ?… te prendre une casserole ?
Eddie secoua la tête en souriant.
— On appelle ça se prendre une gamelle, Roland. Souvenir du bon vieux temps où je faisais du skateboard sur les trottoirs.
— Quoi qu’il en soit, ça revient quand même à tomber sur la tête. Allez, Susannah. À cheval.
— Ce handicap me rend folle, gronda Susannah.
Elle laissa néanmoins Eddie l’extraire de son fauteuil et aida le jeune homme à l’installer fermement dans le harnais que portait Roland. Une fois en place, elle caressa la crosse du revolver du Pistolero.
— Tu veux le flingue ? demanda-t-elle à Eddie.
Il secoua la tête.
— Tu es plus rapide que moi. Et tu le sais.
Elle grogna et ajusta le ceinturon de façon à pouvoir dégainer le plus rapidement possible.
— Je vous ralentis, les amis, et je le sais… mais si jamais on arrive sur une bonne vieille route goudronnée, je vous jure que je vous laisserai sur place.
— Je n’en doute pas, dit Roland.
Puis il tendit l’oreille. Le silence régnait dans la forêt.
— Frère l’Ours s’est enfin éteint, dit Susannah. Dieu soit loué !
— Je croyais qu’il lui restait encore sept minutes, dit Eddie.
Roland ajusta les lanières du harnais.
— Sa pendule a dû se mettre à retarder un peu durant les cinq ou six derniers siècles.
— Tu crois vraiment qu’il était si vieux, Roland ?
Le Pistolero hocha la tête.
— Largement. Et maintenant, il n’est plus… le dernier des Douze Gardiens, pour autant qu’on le sache.
— Ouais, et personnellement, je n’en ai rien à foutre, répliqua Eddie, et Susannah éclata de rire.
— Est-ce que tu es à l’aise ? lui demanda Roland.
— Non. J’ai déjà mal au cul, mais continuez. Tâche simplement de ne pas me faire tomber.
Roland acquiesça et se mit à descendre la pente. Eddie le suivit, poussant le fauteuil inoccupé en essayant de ne pas le cogner trop fort aux rochers qui commençaient à apparaître, tels de gros doigts blancs sortant du sol. À présent que l’ours s’était enfin tu, il trouvait la forêt beaucoup trop calme — il avait presque l’impression d’être un personnage d’un de ces vieux navets se déroulant dans une jungle peuplée de cannibales et de singes gigantesques.
La piste laissée par l’ours était facile à repérer mais difficile à remonter. À sept ou huit kilomètres de la clairière, elle les conduisit dans une dépression boueuse qui n’était pas tout à fait un marécage. Lorsque le sol daigna enfin remonter et se raffermir quelque peu, le jean délavé de Roland était trempé jusqu’aux genoux et son souffle était rauque et saccadé. Mais il était en meilleure forme qu’Eddie, qui avait eu du mal à pousser le fauteuil roulant dans l’eau et dans la fange.
— Il est temps de se reposer et de manger un morceau, dit Roland.
— Manger, manger, haleta Eddie.
Il aida Susannah à s’extraire du harnais et l’installa sur un tronc abattu dont l’écorce était sillonnée de profondes griffures. Puis il s’effondra à ses côtés.
— T’as mis plein de boue sur mon fauteuil roulant, fromage blanc, dit Susannah. Je le signalerai dans mon rapport.
Il la regarda en arquant un sourcil.
— Dès qu’on tombe sur un lave-auto, je te pousserai moi-même dedans. J’irai même jusqu’à simoniser cette saleté. D’accord ?
Elle sourit.
— Marché conclu, beau brun.
Eddie avait passé autour de sa taille une des outres de Roland. Il la tapa du doigt.
— OK ?
— Oui, dit Roland. Mais ne buvez pas beaucoup ; deux ou trois gorgées pour chacun avant de repartir. Comme ça, nous éviterons les crampes.
— Roland, le boy-scout du pays d’Oz, dit Eddie, gloussant en défaisant l’outre.
— Qu’est-ce que c’est que ce pays d’Oz ?
— Un endroit imaginaire dans un film, dit Susannah.
— C’est beaucoup plus que ça. Mon frère Henry me lisait parfois les romans de L. Frank Baum. Je t’en raconterai un autour du feu de camp, Roland.
— J’en serais enchanté, répondit le Pistolero le plus sérieusement du monde. J’ai très envie de connaître votre monde.
— Le pays d’Oz n’a rien à voir avec notre monde. Comme l’a dit Susannah, c’est un endroit imaginaire…
Roland leur tendit des tranches de viande qu’il avait enveloppées dans des feuilles non identifiables.
— Le moyen le plus rapide d’en apprendre sur un pays inconnu, c’est de connaître les rêves de ses habitants. J’aimerais en savoir plus sur ce pays d’Oz.
— OK, marché conclu derechef. Suzie te parlera de Dorothy, de Toto et de l’Homme en Fer-Blanc, et je te raconterai tout le reste.
Il mordit à belles dents dans sa tranche de viande et roula les yeux pour manifester son plaisir. La viande s’était imprégnée de la saveur de la feuille et était délicieuse. Eddie engloutit sa ration pendant que son estomac grognait de satisfaction. À présent qu’il avait repris son souffle, il se sentait mieux — il se sentait en pleine forme. Une armature solide de muscles poussait sur son corps et chaque partie de celui-ci était en paix avec les autres.
Ne t’inquiète pas, pensa-t-il. Elles recommenceront à se quereller avant ce soir. À mon avis, Roland va nous pousser à continuer jusqu’à ce que je m’effondre sur le sentier.
Susannah mangeait plus proprement, avalait un peu d’eau toutes les deux ou trois bouchées, tournait et retournait la viande dans ses mains, en croquait la croûte avant d’en savourer l’intérieur.
— Finis l’histoire que tu as commencée hier soir, dit-elle à Roland. Tu disais que tu pensais comprendre ce conflit de souvenirs dans ton esprit.
Roland acquiesça.
— Oui. Je pense que les deux jeux de souvenirs sont vrais. Le premier est un peu plus vrai que le second, mais cela n’annule pas la véracité de celui-ci.
— Je ne pige pas, dit Eddie. Soit le gosse était au relais, soit il n’y était pas, Roland.
— C’est un paradoxe — quelque chose qui est et qui en même temps n’est pas. Tant que je ne l’aurai pas résolu, je continuerai d’être divisé en deux. C’est déjà assez grave, mais la fissure de mon esprit ne cesse de s’élargir. Je le sens. C’est… indicible.
— Quelle est la cause de cette fissure, à ton avis ? demanda Susannah.
— Je vous ai déjà dit que le garçon avait été poussé sous les roues d’une voiture. Poussé. Ne connaissons-nous pas quelqu’un qui aimait bien pousser les gens devant des véhicules ?
Susannah comprit et son visage s’éclaira.
— Jack Mort. Tu veux dire que c’est lui qui a poussé ce garçon sous les roues d’une voiture ?
— Oui.
— Mais tu as dit que c’était l’homme en noir, objecta Eddie. Ton pote Walter. Tu as dit que le gamin l’avait vu — un homme qui ressemblait à un prêtre. Est-ce que le gamin ne l’a pas entendu dire que c’en était un ? « Laissez-moi passer, je suis prêtre », ou quelque chose comme ça ?
— Oh, Walter était là. Ils étaient là tous les deux, et ils ont poussé Jake tous les deux.
— Apportez la thorazine et une camisole de force ! lança Eddie. Roland vient de perdre les pédales.
Roland ne lui accorda aucune attention ; il avait fini par comprendre que les clowneries d’Eddie lui servaient à lutter contre la tension nerveuse. Il n’était guère différent de Cuthbert à cet égard… tout comme Susannah, à sa façon, n’était guère différente d’Alain.
— Ce qui m’exaspère le plus dans cette histoire, reprit-il, c’est que j’aurais dû le savoir. Je me trouvais dans l’esprit de Jack Mort, après tout, et j’avais accès à ses pensées, tout comme j’avais eu accès aux tiennes, Eddie, et aux tiennes, Susannah. J’ai vu Jake pendant que j’étais en Mort. Je l’ai vu par les yeux de Mort, et je savais que Mort avait l’intention de le pousser. Et il y a mieux ; j’ai empêché Mort d’agir. Il m’a suffi de prendre possession de son corps. Il ne s’est d’ailleurs rendu compte de rien ; il se concentrait tellement sur ce qu’il voulait faire qu’il a bel et bien cru que j’étais un moustique posé sur sa nuque.
Eddie commençait à comprendre.
— Si Jake n’a pas été poussé sur la chaussée, il n’est jamais mort. Et s’il n’est jamais mort, il n’est jamais venu dans ce monde. Et s’il n’est jamais venu dans ce monde, tu ne l’as jamais rencontré au relais. Exact ?
— Exact. J’ai même pensé sur le moment que, si Jack Mort avait l’intention de tuer le garçon, je devais m’abstenir d’intervenir et le laisser faire. Afin d’éviter de créer le paradoxe qui est en train de me déchirer l’esprit. Mais je n’ai pas pu faire ça. Je… je…
— Tu n’as pu tuer ce gamin deux fois, n’est-ce pas ? demanda doucement Eddie. Chaque fois que j’en viens à penser que tu es aussi mécanique que cet ours, tu me surprends en faisant quelque chose qui semble bel et bien humain. Merde.
— Laisse tomber, Eddie, dit Susannah.
Eddie détailla le visage légèrement baissé du Pistolero et grimaça.
— Excuse-moi, Roland. Ma mère avait l’habitude de dire que ma bouche réfléchissait plus vite que mon cerveau.
— Ce n’est pas grave. J’avais jadis un ami qui te ressemblait un peu.
— Cuthbert ?
Roland hocha la tête. Il regarda un long moment sa main mutilée, puis la serra pour former un poing douloureux, soupira, et se tourna de nouveau vers eux. Quelque part, au fond de la forêt, monta la douce chanson d’une alouette.
— Voici ce que je crois. Si je n’avais pas pris possession du corps de Jack Mort quand je l’ai fait, il n’aurait quand même pas poussé Jake ce jour-là. Pas à ce moment-là. Et pourquoi donc ? Ka-tet. Tout simplement. Pour la première fois depuis la mort du dernier des amis avec lesquels j’avais entrepris cette quête, je me retrouve une nouvelle fois au centre d’un ka-tet.
— D’un quartette ? demanda Eddie avec une moue dubitative.
Le Pistolero secoua la tête.
— Ka — le mot qui dans ton esprit signifie « destin », bien que son sens véritable soit beaucoup plus complexe et beaucoup plus difficile à formuler, comme c’est presque toujours le cas des mots du Haut Parler. Et tet, un mot qui désigne un groupe de gens partageant le même but et les mêmes intérêts. Nous formons un tet tous les trois, par exemple. Le ka-tet est l’endroit où plusieurs vies sont unies par le destin.
— Comme dans Le Pont de San Luis Rey, murmura Susannah.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Roland.
— L’histoire d’un groupe de personnes qui meurent ensemble quand le pont qu’elles traversaient s’effondre sous leurs pas. Elle est très célèbre dans notre monde.
Roland hocha la tête en signe d’assentiment.
— Dans le cas présent, le ka-tet liait Jake, Walter, Jack Mort et moi-même. Il n’y avait aucun piège là-dessous, contrairement à ce que j’ai cru en reconnaissant la prochaine victime de Jack Mort, car le ka-tet ne peut ni être modifié ni se plier à la volonté de quiconque. Mais le ka-tet peut être vu, reconnu et compris. Walter l’a vu et Walter l’a reconnu. (Le Pistolero se tapa sur la cuisse et s’exclama d’une voix amère :) Comme il devait rire sous cape lorsque j’ai fini par le rattraper !
— Revenons à ce qui se serait passé si tu n’avais pas contré les plans de Jack Mort le jour où il suivait Jake, dit Eddie. Tu veux dire que si tu n’avais pas arrêté Mort, quelqu’un ou quelque chose l’aurait fait à ta place. C’est ça ?
— Oui — parce que ce n’était pas ce jour-là que Jake devait mourir. Ce jour-là était tout près, mais ce n’était pas le bon. Je le sens en moi-même. Peut-être que Mort aurait remarqué qu’on l’observait juste avant de passer à l’action. Peut-être qu’un inconnu serait intervenu. Un inconnu ou…
— Ou un flic, dit Susannah. Il a peut-être vu un flic qui se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment.
— Oui. Mais peu importe la raison exacte — l’agent du ka-tet. Je sais par expérience que Mort était rusé comme un vieux renard. S’il avait senti que quelque chose clochait, il aurait remis son crime à un autre jour.
« Et je sais autre chose. Il se déguisait toujours pour traquer ses proies. Le jour où il a lâché une brique sur la tête d’Odetta Holmes, il portait un bonnet de laine et un vieux sweat-shirt trop grand de plusieurs tailles. Il voulait ressembler à un soûlot car l’immeuble où il s’était posté servait de tanière à un grand nombre d’ivrognes. Vous voyez ?
Ils acquiescèrent.
— Plusieurs années plus tard, le jour où il t’a poussée sous la rame de métro, Susannah, il était déguisé en ouvrier du bâtiment. Il portait une fausse moustache et un grand casque jaune. Le jour où il aurait poussé Jake sur la chaussée, causant sa mort sous les roues d’une voiture, il aurait été déguisé en prêtre.
— Seigneur ! murmura Susannah. L’homme qui l’avait poussé à New York était Jack Mort et l’homme qu’il avait vu au relais était ce type que tu poursuivais — Walter.
— Oui.
— Et ce pauvre petit a cru qu’il s’agissait du même homme parce qu’ils portaient tous les deux le même genre de robe noire ?
Roland hocha la tête.
— Il y avait même une vague ressemblance physique entre Walter et Jack Mort. Ils ne se ressemblaient pas comme des frères, loin de là, mais ils avaient tous deux une haute taille, des cheveux sombres et un teint très pâle. Et vu que Jake était mourant lorsqu’il a aperçu Mort, vu qu’il se trouvait dans un lieu étrange et terrifiant lorsqu’il a aperçu Walter, je pense que son erreur était à la fois compréhensible et excusable. S’il y a un crétin dans cette histoire, c’est bien moi, qui n’ai pas découvert la vérité plus tôt.
— Mort aurait-il su qu’on l’utilisait ? demanda Eddie.
En repensant à sa propre expérience, et aux folles pensées qui avaient envahi son esprit en même temps que Roland, il ne voyait pas comment Mort aurait pu ne pas savoir… mais Roland secouait la tête.
— Walter se serait montré extrêmement subtil. Mort aurait cru que l’idée de son déguisement venait de lui-même… du moins je le pense. Il n’aurait pas eu conscience de la voix de l’intrus — de Walter — murmurant au fond de son esprit et lui dictant ses actes.
— Jack Mort ! s’émerveilla Eddie. Encore et toujours Jack Mort !
— Oui… avec l’aide de Walter. Et j’ai quand même fini par sauver la vie de Jake. Lorsque j’ai obligé Jack Mort à sauter du quai du métro sous les roues de la rame, j’ai tout changé.
Susannah prit la parole.
— Si ce Walter était capable d’entrer dans notre monde au moment de son choix — peut-être grâce à sa porte privée —, n’aurait-il pas pu utiliser un autre pion pour pousser le petit garçon ? S’il pouvait suggérer à Mort de se déguiser en prêtre, alors il aurait pu le suggérer à quelqu’un d’autre… Qu’y a-t-il, Eddie ? Pourquoi secoues-tu la tête ?
— Parce que je ne pense pas que Walter souhaitait qu’une telle chose se produise. Ce que souhaitait Walter, c’est ce qui est en train de se produire… c’est que Roland perde l’esprit morceau par morceau. J’ai raison ?
Le Pistolero hocha la tête.
— Walter n’aurait pas pu agir ainsi même s’il l’avait voulu, ajouta Eddie, parce qu’il était mort bien avant que Roland ne trouve les portes sur la plage. Lorsque Roland a franchi la dernière pour pénétrer dans l’esprit de Jack Mort, ce vieux Walt n’était plus en mesure de brouiller les cartes.
Susannah réfléchit quelques instants, puis hocha la tête.
— Je vois… enfin, je crois. Toutes ces histoires de voyage dans le temps sont plutôt embrouillées, non ?
Roland commença à rassembler ses affaires et à les ranger.
— Il est temps de reprendre la route.
Eddie se leva et passa son sac à ses épaules.
— Il y a au moins un détail réconfortant dans cette histoire, dit-il à Roland. Tu as réussi à sauver le gamin, après tout — toi ou le ka-tet.
Roland s’affairait à nouer les lanières du harnais sur sa poitrine. Il leva la tête et Eddie recula d’un pas devant la clarté aveuglante de ses yeux.
— Tu crois ? demanda sèchement le Pistolero. Tu crois vraiment que j’y ai réussi ? Je m’efforce de vivre avec deux versions différentes de la même réalité et ça me rend fou petit à petit. J’ai d’abord espéré que l’une de ces deux versions finirait par s’estomper, mais c’est tout le contraire qui se produit : ces deux réalités incompatibles sont de plus en plus présentes dans mon esprit et se lancent des défis comme deux factions opposées se préparant à livrer bataille. Alors dis-moi une chose, Eddie : que se passe-t-il dans la tête de Jake, à ton avis ? Quel effet ça peut faire de savoir que tu es mort dans un monde et vivant dans un autre ?
L’alouette se remit à chanter, mais aucun d’eux ne le remarqua. Eddie fixa les yeux d’un bleu délavé plantés dans le visage pâle de Roland et ne trouva rien à lui répondre.
Cette nuit-là, ils campèrent à une vingtaine de kilomètres à l’est de la clairière où gisait le cadavre de l’ours, dormirent du sommeil de l’épuisé sinon de celui du juste (même Roland dormit durant toute la nuit, en dépit de ses rêves cauchemardesques) et se levèrent à l’aube le lendemain. Eddie alluma un petit feu sans piper mot et jeta un regard à Susannah lorsqu’une détonation retentit tout près dans la forêt.
— C’est le petit déjeuner, dit-elle.
Roland revint trois minutes plus tard, une peau jetée sur son épaule. Sur elle gisait le corps fraîchement vidé d’un lapin. Susannah le fit cuire. Ils mangèrent et reprirent leur route.
Eddie s’efforçait d’imaginer quel effet ça ferait de se souvenir de sa mort. Il n’y parvint pas.
Peu de temps après midi, ils pénétrèrent dans une zone où la plupart des arbres avaient été abattus et les buissons piétinés — on aurait dit qu’un cyclone avait dévasté cet endroit plusieurs années auparavant, y créant une large allée de désolation lugubre.
— Nous sommes tout près de l’endroit que nous cherchons, dit Roland. Il a tout abattu pour voir arriver l’ennemi de loin. Notre ami l’ours n’aimait pas les surprises. Il était grand, mais il n’était pas aimable.
— Et est-ce qu’il a laissé des surprises à notre intention ? demanda Eddie.
— Peut-être bien. (Roland eut un petit sourire et posa une main sur l’épaule d’Eddie.) Mais il y a un point en notre faveur — ce seront de vieilles surprises.
Ils ne progressèrent que lentement à travers cette zone de destruction. La plupart des arbres abattus étaient très vieux — nombre d’entre eux s’étaient presque fondus dans le sol d’où ils avaient jailli —, mais ils étaient suffisamment enchevêtrés pour transformer leur itinéraire en course d’obstacles. Les trois compagnons auraient déjà eu de la peine à avancer s’ils avaient été tous valides ; le handicap de Susannah, juchée sur son harnais attaché aux épaules du Pistolero, mettait à rude épreuve leur patience et leur endurance.
Les arbres abattus et les fourrés particulièrement denses rendaient moins visible la piste de l’ours, et cela contribuait également à les ralentir. Jusqu’à midi, ils s’étaient guidés aux traces de griffes sur les troncs, aussi visibles que des balises. Mais la rage de l’ours avait été moins intense lorsqu’il avait quitté sa tanière, et ces points de repère si pratiques avaient disparu. Roland avançait lentement, en quête d’excréments dans les herbes et de touffes de poils sur les arbres que l’ours avait enjambés. Il leur fallut tout l’après-midi pour parcourir cinq kilomètres dans cette jungle décomposée.
Eddie venait de décider que le soir allait bientôt tomber et qu’ils seraient obligés de camper dans ce coin sinistre lorsqu’ils arrivèrent devant un petit bosquet d’aulnes. Un peu plus loin résonnait le murmure d’un ruisseau courant sur un lit de cailloux. Derrière eux, le soleil couchant lançait des rayons de lumière rougeâtre sur le terrain accidenté qu’ils venaient de traverser, transformant les arbres abattus en formes noires entrecroisées évoquant des idéogrammes chinois.
Roland ordonna une halte et fit descendre Susannah de son perchoir. Il s’étira et se planta les poings sur les hanches pour faire quelques mouvements de gymnastique.
— C’est tout pour aujourd’hui ? demanda Eddie.
Roland secoua la tête.
— Donne ton arme à Eddie, Susannah.
Elle s’exécuta en le regardant d’un air interrogateur.
— Viens, Eddie. L’endroit que nous cherchons se trouve derrière ces arbres. On va y jeter un coup d’œil. Et peut-être même qu’on aura un petit travail à faire.
— Qu’est-ce qui te fait penser…
— Dresse l’oreille.
Eddie obéit et s’aperçut qu’il entendait des bruits mécaniques. Il s’aperçut également qu’il les entendait depuis un bon moment.
— Je ne veux pas laisser Susannah toute seule.
— On ne va pas très loin et elle a une bonne voix. De plus, s’il y a du danger, il est devant nous — nous nous interposerons pour la protéger.
Eddie se tourna vers Susannah.
— Allez-y… mais ne tardez pas à revenir. (Elle regarda d’un air pensif dans la direction d’où ils venaient.) Je ne sais pas s’il y a des spectres dans ce coin, mais c’est l’impression que ça me fait.
— Nous reviendrons avant la tombée de la nuit, promit Roland.
Il se dirigea vers les aulnes et Eddie le suivit au bout de quelques instants.
Quinze mètres plus loin, Eddie se rendit compte qu’ils suivaient un sentier, sans doute tracé par l’ours au fil des ans. Les aulnes s’inclinaient pour former un tunnel au-dessus de leurs têtes. Les bruits avaient gagné en netteté et il commença à les distinguer les uns des autres. Il y avait parmi eux un bourdonnement sourd. Il le sentait dans ses pieds — une vibration ténue, comme celle d’une énorme machine souterraine. Plus aigus, plus proches et plus insistants, des sons entremêlés évoquant divers grattements, couinements et autres caquètements.
Roland s’approcha de lui et lui parla au creux de l’oreille.
— Je pense que nous ne courrons aucun danger si nous restons discrets.
Ils avancèrent de cinq mètres, puis Roland fit halte une nouvelle fois. Il dégaina son revolver et écarta du canon une branche qui ployait sous le poids de ses feuilles rougies par le couchant. Eddie découvrit par cette petite ouverture la clairière où l’ours avait demeuré pendant si longtemps — la base d’opérations à partir de laquelle il avait lancé ses nombreuses expéditions de terreur et de pillage.
Il n’y poussait aucun fourré ; le sol était arasé depuis bien longtemps. Un ruisseau émergeait au pied d’une falaise haute d’environ quinze mètres et traversait la clairière en forme de flèche. Sur la rive où ils se trouvaient, adossée à la paroi rocheuse, se dressait une boîte métallique haute de près de trois mètres. Son toit était incurvé et Eddie pensa en la voyant à une bouche de métro. Sa façade était peinte de rayures obliques, noires et jaunes. Le sol de la clairière n’était pas noir comme l’humus de la forêt, mais d’un étrange gris cendré. Il était parsemé d’os et, au bout de quelques instants, Eddie comprit que ce qu’il avait pris pour le sol n’était qu’un tapis d’os, des os si anciens qu’ils retournaient en poussière.
Des choses se déplaçaient sur cette poussière — les choses qui produisaient les bruits métalliques qui les avaient attirés. Il y en avait quatre… non, cinq. De petites machines, pas plus grandes que des chiots bien développés. Eddie comprit que c’étaient des robots, ou quelque chose comme ça. Elles avaient entre elles et avec l’ours dont elles étaient de toute évidence les serviteurs un unique point commun : la petite antenne radar qui tournait au-dessus de leur crâne.
Encore des bonnets de pensée, se dit Eddie. Mon Dieu, mais qu’est-ce que c’est que ce monde ?
La plus grande de ces machines ressemblait un peu au tracteur Tonka qu’on avait offert à Eddie pour son sixième ou son septième anniversaire ; ses chenilles laissaient dans son sillage de petits nuages de poussière grise. Une autre de ces machines ressemblait à un rat en inox. Une troisième semblait être un serpent construit en segments d’acier — elle rampait sur le sol en suivant un rythme saccadé. Elles décrivaient un cercle grossier sur l’autre rive du ruisseau, tournant en rond dans le profond sillon qu’elles avaient creusé dans le sol. En les regardant, Eddie pensa aux dessins humoristiques qu’il avait vus dans les vieux numéros du Saturday Evening Post que sa mère avait conservés pour une raison inconnue dans l’entrée de leur appartement. Ces dessins montraient souvent des hommes anxieux, fumant cigarette sur cigarette et usant la moquette devant une salle d’accouchement.
À mesure que ses yeux s’accoutumaient à la topographie toute simple de la clairière, Eddie s’aperçut qu’il y avait beaucoup plus de monstres que les cinq qu’il avait repérés. Il en distinguait au moins une bonne dizaine, et il y en avait sans doute d’autres dissimulés derrière les reliefs squelettiques des repas de l’ours. La différence, c’était que ces monstres-ci ne bougeaient pas. Les membres de la suite de l’ours étaient morts un par un au fil des ans jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que cinq… lesquels ne semblaient guère en bonne santé, vu la tonalité de leurs couinements et de leurs caquètements rauques. Le serpent, en particulier, ne semblait pas dans son assiette quand il s’avançait derrière le rat mécanique pour faire le tour du cercle. De temps en temps, la machine qui suivait le serpent — un cube métallique qui sautillait sur ses jambes courtaudes — le rattrapait et le poussait devant lui, comme pour lui dire de se magner le cul.
Eddie se demanda quel était leur boulot. Sûrement pas de protéger l’ours ; celui-ci était conçu pour assurer sa propre protection, et si ce vieux Shardik leur était tombé dessus alors qu’il était dans sa prime jeunesse, il les aurait avalés et recrachés en deux coups de cuillère à pot. Peut-être que ces petits robots faisaient office de personnel d’entretien, ou de scouts, ou de coursiers. Ils étaient sans doute dangereux, mais seulement lorsqu’ils devaient se défendre… ou défendre leur maître. Ils ne semblaient pas belliqueux pour deux sous.
Ils avaient en fait quelque chose de pitoyable. La plupart d’entre eux étaient morts, leur maître avait disparu, et Eddie était persuadé qu’ils en avaient conscience. Ce n’était pas une impression de menace qui émanait d’eux, mais une étrange tristesse, inhumaine. Vieux, presque hors d’usage, ils tournaient en rond dans le sillon d’inquiétude qu’ils avaient creusé dans la clairière, roulant et se dandinant avec anxiété, et Eddie parvenait presque à percevoir leurs pensées agitées : Oh, misère de misère, qu’allons-nous devenir ? À quoi servons-nous à présent qu’il a disparu ? Et qui prendra soin de nous à présent qu’il a disparu ? Oh, misère de misère…
Eddie sentit quelque chose lui tirailler la jambe et il faillit pousser un cri de peur et de surprise. Il pivota sur lui-même, arma le revolver de Roland et vit Susannah lever vers lui des yeux écarquillés. Eddie poussa un soupir de soulagement et rabaissa précautionneusement le percuteur de son arme. Il se mit à genoux, posa les mains sur les épaules de Susannah, l’embrassa sur la joue et lui murmura à l’oreille :
— J’étais à deux doigts de loger une balle dans ta tête de linotte… Qu’est-ce que tu fiches ici ?
— Je voulais voir, murmura-t-elle sans se démonter. (Roland s’accroupit près d’elle et elle se tourna vers lui.) Et puis je commençais à avoir les chocottes, toute seule là-bas.
Elle s’était égratignée en rampant parmi les fourrés pour les rejoindre, mais Roland était bien obligé d’avouer qu’elle était aussi silencieuse qu’un fantôme quand elle le voulait ; il n’avait rien entendu. Il attrapa un chiffon (le dernier vestige de sa chemise) dans sa poche-revolver et étancha sur ses bras quelques gouttes de sang. Il la considéra durant quelques instants, puis nettoya également une petite plaie sur son front.
— Eh bien, regarde, alors, dit-il d’une voix à peine audible. Je pense que tu l’as bien mérité.
Il écarta les branches devant elle, ménageant une ouverture dans le buisson, puis attendit pendant qu’elle examinait le spectacle de ses yeux fascinés. Puis elle se recula et Roland laissa retomber les branches.
— J’ai presque pitié d’eux, murmura-t-elle. C’est dingue, non ?
— Pas le moins du monde, répondit Roland. Ces créatures sont emplies de tristesse, à leur façon. Eddie va abréger leurs souffrances.
L’intéressé secoua aussitôt la tête.
— Si… à moins que tu ne veuilles passer la nuit dans la jungle, comme tu dis. Vise leurs chapeaux. Les petites machines qui tournent.
— Et si je les rate ? siffla Eddie, furieux.
Roland se contenta de hausser les épaules.
Eddie se redressa et, à contrecœur, releva une nouvelle fois le percuteur de son revolver. Il regarda les petits servomécanismes qui tournaient en rond, suivant une orbite solitaire et insensée. J’aurais l’impression de tirer sur des chiots, pensa-t-il. Puis il vit l’un d’eux — le robot qui ressemblait à une boîte ambulante — faire jaillir de sa carcasse une pince à l’air méchant et la refermer sur le serpent pendant quelques instants. Le serpent émit un bourdonnement surpris et fit un petit bond. La boîte ambulante rangea sa pince.
Enfin… ce ne sont pas tout à fait des chiots, décida Eddie. Il jeta un nouveau coup d’œil à Roland. Celui-ci le regarda d’un air totalement inexpressif, les bras croisés sur sa poitrine.
Tu choisis de drôles d’horaires pour donner tes cours, mon vieux.
Eddie revit Susannah logeant deux balles dans le cul de l’ours puis pulvérisant son antenne alors qu’il fonçait sur elle et sur Roland, et il eut un peu honte de lui. Et il y avait autre chose : une partie de lui-même voulait tenter le coup, tout comme une partie de lui-même avait voulu affronter Balazar et ses gorilles dans la Tour Penchée. Cette pulsion avait sans doute quelque chose de malsain, mais cela ne l’en rendait pas moins séduisante : Voyons voir qui s’en sortira… oui, voyons voir.
Ouais, c’était sacrément malsain, en effet.
Imagine que tu es devant un stand de tir à la carabine et que tu veux offrir un chien en peluche à ta petite amie, se dit-il. Ou un ours en peluche. Il visa la boîte ambulante, puis se tourna vers Roland avec irritation en sentant la main du Pistolero sur son épaule.
— Récite ta leçon, Eddie. Et sois sincère.
Eddie poussa un soupir d’impatience, troublé par cette intervention, mais comme les yeux de Roland restaient fixés sur lui, il inspira profondément et essaya de faire le vide dans son esprit : il en chassa les couinements éraillés des petits robots presque hors d’usage, les diverses douleurs qui lui tenaillaient le corps, l’idée que Susannah l’observait, dressée sur les paumes de ses mains, et une autre idée bien plus troublante : elle était au niveau du sol et s’il ratait un de ces gadgets, elle fournirait à celui-ci une cible idéale en cas de représailles.
— Je ne tire pas avec ma main ; celui qui tire avec sa main a oublié le visage de son père.
Quelle blague, pensa-t-il ; il ne reconnaîtrait pas son vieux s’il venait à le croiser dans la rue. Mais il sentait les mots accomplir leur œuvre, lui éclaircir les idées et lui calmer les nerfs. Il ne savait pas s’il avait l’étoffe d’un pistolero — cette idée lui paraissait hautement improbable, en dépit du courage qu’il avait manifesté lors de la fusillade dans le night-club de Balazar —, mais il savait qu’une partie de lui-même goûtait la froideur glaciale qui l’envahissait chaque fois qu’il récitait le catéchisme incroyablement ancien que leur avait appris le Pistolero ; la froideur qui l’envahissait et la clarté à couper le souffle avec laquelle les choses lui apparaissaient. Une autre partie de lui-même lui disait que tout cela n’était qu’une drogue meurtrière, une drogue semblable à l’héroïne qui avait tué Henry et qui avait bien failli le tuer aussi, mais cela n’altérait en rien le plaisir intense que lui inspirait cet instant. Il sentait battre en lui un rythme pareil à celui de fils électriques secoués par un vent violent.
— Je ne vise pas avec ma main ; celui qui vise avec sa main a oublié le visage de son père.
« Je vise avec mon œil.
« Je ne tue pas avec mon arme ; celui qui tue avec son arme a oublié le visage de son père.
Puis, sans avoir conscience de ce qu’il faisait, il émergea des arbres et s’adressa aux robots qui tournaient en rond de l’autre côté de la clairière.
— Je tue avec mon cœur.
Ils interrompirent leur ronde sempiternelle. L’un d’eux poussa un bourdonnement suraigu qui était peut-être un signal d’alarme ou un avertissement. Leurs antennes radar, pas plus grosses qu’une barre de chocolat Hershey, se tournèrent vers lui à l’unisson.
Eddie se mit à tirer.
Les antennes explosèrent l’une après l’autre comme des pigeons d’argile. Toute pitié avait disparu du cœur d’Eddie ; il n’était habité que par cette froideur glaciale et par la certitude qu’il ne s’arrêterait pas, qu’il ne pourrait pas s’arrêter, tant qu’il n’aurait pas achevé sa tâche.
Le tonnerre éclata dans la clairière obscure et rebondit sur la falaise rocheuse à son extrémité. Le serpent d’acier fit deux soubresauts dans les airs et retomba dans la poussière en tressautant. Le plus grand des mécanismes — celui qui avait évoqué à Eddie le tracteur Tonka de son enfance — tenta de s’enfuir. Eddie pulvérisa son antenne radar et il se fracassa contre la paroi du sillon. Il tomba sur le nez tandis que des flammèches bleues jaillissaient des orbites d’acier qui abritaient ses yeux de verre.
La seule antenne qu’il rata fut celle du rat en inox ; la balle ricocha sur sa carapace de métal en poussant un gémissement de moustique. Le rat sortit du sillon, décrivit un demi-cercle autour de la boîte ambulante qui suivait le serpent et fonça vers l’autre côté de la clairière à une vitesse étonnante. Il émettait des cliquetis furibonds et, lorsqu’il se rapprocha, Eddie vit qu’il avait une gueule pleine de longs crocs pointus. Ils ne ressemblaient pas à des dents, en fait, mais à des aiguilles de machine à coudre aux mouvements saccadés. Non, se dit-il, ces engins n’ont décidément rien à voir avec des chiots attendrissants.
— Descends-le, Roland ! cria-t-il désespérément.
… Mais lorsqu’il jeta un vif coup d’œil derrière lui, il vit que le Pistolero avait toujours les bras croisés sur sa poitrine et que son visage était empreint d’une sérénité un peu distante. Il aurait pu être en train de réfléchir à un problème d’échecs ou de repenser à de vieilles lettres d’amour.
L’antenne radar du rat s’abaissa soudain. Elle changea légèrement de direction et se pointa droit sur Susannah Dean.
Il ne me reste qu’une balle, pensa Eddie. Si je rate cette saleté, elle va lui arracher le visage.
Au lieu de tirer, il s’avança d’un pas et shoota dans le rat. Il avait remplacé ses chaussures par une paire de mocassins en peau de cerf et il sentit l’onde de douleur monter jusqu’à son genou. Le rat poussa un couinement éraillé, tomba dans la poussière et se retrouva sur le dos. Eddie vit sur son ventre ce qui ressemblait à une dizaine de pattes mécaniques s’agitant comme des pistons. Chacune d’elles se terminait par une griffe en acier acéré. Ces griffes tournaient sur des cardans gros comme des gommes à crayon.
Une tige d’acier jaillit d’un des segments du robot et le remit aussitôt sur ses pattes. Eddie abaissa le revolver de Roland, étouffant l’impulsion qui le poussait à saisir son arme des deux mains pour la stabiliser. C’était peut-être comme ça qu’on apprenait à tirer aux flics de son monde, mais ce genre de trucs n’avait pas cours ici. Quand vous oublierez la présence de votre arme, quand vous aurez l’impression de tirer avec votre doigt, leur avait dit Roland, alors vous commencerez à faire quelques progrès.
Eddie appuya sur la détente. La minuscule antenne radar, qui s’était remise à tourner pour localiser l’ennemi, disparut dans un éclair bleu. Le rat émit un bruit étouffé — Cloop ! — et tomba raide mort.
Eddie se retourna, le cœur battant aussi furieusement qu’un marteau-piqueur. Il ne s’était jamais senti aussi furieux depuis qu’il s’était rendu compte que Roland comptait le garder dans ce monde jusqu’à ce qu’il ait définitivement gagné ou perdu sa putain de Tour… en d’autres termes, probablement jusqu’à ce qu’ils servent tous de petit déjeuner aux asticots.
Il braqua son arme vide sur le cœur de Roland et prit la parole d’une voix rauque dans laquelle il avait peine à reconnaître la sienne.
— S’il me restait une balle dans le barillet, tu pourrais cesser illico de t’inquiéter au sujet de ta satanée Tour.
— Arrête, Eddie ! dit sèchement Susannah.
Il se tourna vers elle.
— Ce machin fonçait sur toi, Susannah, et il avait l’intention de te transformer en hamburger.
— Mais il n’est pas arrivé jusqu’à moi. Tu l’as eu, Eddie. Tu l’as eu.
— Ce n’est pas grâce à lui. (Eddie fit mine de rengainer son arme, puis s’aperçut, écœuré, qu’il n’avait pas d’étui où la glisser. C’était Susannah qui avait l’étui.) Lui et ses leçons. Lui et ses foutues leçons.
L’expression vaguement intéressée qu’affichait Roland s’altéra soudain. Ses yeux se posèrent sur un point situé au-dessus de l’épaule gauche d’Eddie.
— BAISSE-TOI ! hurla-t-il.
Eddie ne perdit pas de temps à poser des questions. Rage et confusion disparurent instantanément de son esprit. Il se laissa tomber et vit simultanément la main gauche du Pistolero descendre en un éclair vers son revolver. Mon Dieu, pensa-t-il dans sa chute, il NE PEUT PAS être rapide à ce point ! Je ne suis pas mauvais, mais j’ai l’air d’un balourd à côté de Susannah, et à côté de lui, Susannah ressemble à une tortue en train d’escalader une vitre…
Quelque chose passa au-dessus de sa tête, quelque chose qui poussa un couinement de rage mécanique et lui arracha une touffe de cheveux. Puis le Pistolero tira, le revolver calé contre sa hanche, trois détonations retentirent et les couinements cessèrent net. Une créature ressemblant à une chauve-souris mécanique s’effondra à mi-chemin d’Eddie, couché par terre, et de Susannah, agenouillée près de Roland. Une de ses ailes segmentées et constellées de rouille battit faiblement sur le sol, comme pour manifester sa colère, puis s’immobilisa.
Roland se dirigea vers Eddie, foulant souplement le sol de ses vieilles bottes. Il tendit une main. Eddie la prit et laissa Roland l’aider à se relever. Il avait le souffle coupé et s’aperçut qu’il était incapable de prononcer un mot. Ça vaut sans doute mieux, se dit-il. Chaque fois que j’ouvre la bouche, on dirait que c’est pour sortir une connerie.
— Eddie ! Ça va ?
Susannah traversait la clairière pour le rejoindre. Il avait la tête basse, les mains plantées sur les cuisses, et s’efforçait de respirer.
— Ouais. (On aurait dit un croassement. Il se redressa avec peine.) Je me suis fait couper les tifs, c’est tout.
— Il était caché dans un arbre, dit posément Roland. Je ne l’ai pas vu tout de suite, moi non plus. La lumière vous joue des tours à cette heure de la journée — Il marqua une pause, puis reprit, toujours sur le même ton : Elle ne courait aucun danger, Eddie.
L’intéressé hocha la tête. Roland aurait eu le temps de manger un hamburger et de boire un milk-shake avant de commencer à dégainer. Il était vraiment rapide.
— D’accord. Disons simplement que je désapprouve tes conceptions pédagogiques, OK ? Mais ne compte pas sur moi pour te présenter des excuses. Si tu en attends, ne te fatigue plus, c’est inutile.
Roland se pencha, prit Susannah dans ses bras et entreprit de l’épousseter. Il agissait avec une sorte d’affection détachée, comme une mère nettoyant son bébé après qu’il se soit cassé la figure en essayant de marcher dans le jardin.
— Tes excuses ne sont ni attendues ni nécessaires, dit-il. Susannah et moi avons eu une discussion semblable à celle-ci il y a deux jours. N’est-ce pas, Susannah ?
Elle acquiesça.
— Roland est d’avis que les apprentis pistoleros ont besoin d’un bon coup de pied au cul de temps en temps.
Eddie parcourut du regard les machines massacrées et commença lentement à épousseter sa chemise et son pantalon.
— Et si je te disais que je ne veux pas devenir un pistolero, Roland, mon vieux ?
— Je dirais que ce que tu veux n’a pas grande importance.
Roland contemplait le kiosque de métal qui se dressait devant la paroi rocheuse, ayant apparemment perdu tout intérêt pour la conversation. Cette scène était familière à Eddie. Chaque fois que la conversation se déroulait au conditionnel, Roland perdait toujours tout intérêt pour elle.
— Le ka ? demanda Eddie avec un soupçon de sa vieille amertume.
— C’est exact. Le ka. (Roland se dirigea vers le kiosque et passa une main sur les rayures jaunes et noires qui décoraient sa façade.) Nous avons trouvé un des douze portails qui encerclent et délimitent l’extrémité du monde… une des six pistes qui mènent à la Tour Sombre.
« Et ça aussi, c’est le ka. »
Eddie retourna chercher le fauteuil de Susannah. Il n’attendit pas qu’on le lui demande ; il voulait rester seul quelque temps, reprendre le contrôle de son esprit. À présent que la fusillade était terminée, tous les muscles de son corps s’étaient lancés dans une cacophonie de frissons. Il ne souhaitait pas que ses deux compagnons le voient ainsi — pas parce qu’ils risquaient de le croire dévoré par la peur, mais parce que l’un ou l’autre risquait de deviner la vraie nature de ce qui l’habitait : une overdose d’excitation. Il avait aimé ça. Même avec cette chauve-souris qui avait failli le scalper, il avait aimé ça.
C’est de la connerie, mon vieux. Et tu le sais.
Le problème, c’était qu’il ne le savait pas. Il venait de découvrir quelque chose que Susannah avait découvert après avoir abattu l’ours : il pouvait bien affirmer qu’il ne voulait pas devenir un pistolero, qu’il ne voulait pas errer dans ce monde de dingues où la population humaine semblait s’être réduite à leurs trois petites personnes, qu’il désirait plus que tout glander au coin de Broadway et de la 42e Rue, claquer des doigts, manger un chili-dog et écouter Creedence Clearwater Revival dans son walkman tout en regardant passer les filles, ces New-Yorkaises si sexy dont la moue boudeuse vous dit : « Va au diable ! » et dont les longues jambes et les jupes courtes vous invitent à les suivre. Il pouvait bien parler de tout cela jusqu’à l’extinction de voix, mais son cœur était plus avisé que sa bouche. Son cœur savait qu’il avait éprouvé du plaisir en envoyant la ménagerie électronique dans un monde meilleur, du moins sur le moment, quand le revolver de Roland était son petit bâton à cracher le feu à lui. Il avait éprouvé du plaisir en balançant un coup de pied dans le rat-robot, même s’il s’était fait mal, même s’il était mort de trouille. Et, bizarrement, sa terreur n’avait fait qu’augmenter son plaisir.
Tout cela était déjà grave, mais son cœur savait quelque chose de bien pire : si une porte donnant sur New York apparaissait subitement devant lui, il risquait de ne pas la franchir. Du moins pas avant d’avoir vu la Tour Sombre de ses propres yeux. Il commençait à croire que la maladie de Roland était contagieuse.
Tout en transportant le fauteuil de Susannah entre les aulnes entremêlés, maudissant les branches qui lui fouettaient les joues et menaçaient de lui crever les yeux, Eddie parvint à accepter certains de ses sentiments, et cette acceptation lui refroidit quelque peu les sangs. Je veux voir si la Tour ressemble à celle que j’ai vue dans mon rêve, se dit-il. Voir quelque chose comme ça… ce serait vraiment fantastique.
Et une autre voix se fit entendre dans son esprit. Je parie que ses autres copains — ceux qui semblaient tout droit sortis des rangs des chevaliers de la Table ronde — avaient la même envie, Eddie. Et ils sont tous morts. Tous, jusqu’au dernier.
Il reconnaissait cette voix, que ça lui plaise ou non. C’était la voix d’Henry, et il avait du mal à ne pas l’entendre.
Roland, tenant Susannah en équilibre sur sa hanche droite, était planté devant la boîte de métal qui ressemblait à une bouche de métro fermée pour la nuit. Eddie posa le fauteuil à la lisière de la clairière et les rejoignit. En chemin, il sentit la vibration régulière du sol s’accentuer sous ses pieds. La machine qui la produisait se trouvait dans la boîte ou sous la boîte, comprit-il. Il avait l’impression de la percevoir au fond de son crâne et de ses tripes plutôt qu’avec ses oreilles.
— Voici donc un des célèbres douze portails. Où est-ce qu’il conduit, Roland ? À Disneyworld ?
Roland secoua la tête.
— Je n’en sais rien. Peut-être nulle part… ou partout. J’ignore beaucoup de choses sur mon propre monde — vous vous en êtes sûrement déjà rendu compte. Et certaines des choses que je connaissais ont changé.
— Parce que le monde a changé ?
— Oui, dit Roland en se tournant vers lui. Ici, ce n’est pas seulement une expression toute faite. Le monde change, et il change de plus en plus vite. Et en même temps, les choses se détériorent… tombent en morceaux…
Il donna un coup de pied dans le cadavre mécanique de la boîte ambulante pour illustrer son propos.
Eddie revit en esprit le diagramme des portails que Roland avait tracé sur le sol.
— Est-ce qu’on est vraiment au bout du monde ? demanda-t-il presque timidement. Je veux dire, cet endroit ne semble guère différent d’un autre. (Il eut un petit rire.) S’il y a une falaise donnant sur le vide, je ne la vois nulle part.
Roland secoua la tête.
— Il ne s’agit pas d’un endroit de ce genre. C’est ici que l’un des Rayons prend naissance. Du moins me l’a-t-on enseigné.
— Les Rayons ? demanda Susannah. Quels Rayons ?
— Les Grands Anciens n’ont pas créé le monde, mais ils l’ont recréé. Certains conteurs affirment que les Rayons ont sauvé le monde ; d’autres prétendent qu’ils sont les germes de sa destruction. Ce sont les Grands Anciens qui ont créé les Rayons. Ce sont des sortes de lignes… des lignes qui lient… et qui maintiennent…
— Est-ce que tu veux parler du magnétisme ? demanda prudemment Susannah.
Le visage de Roland s’éclaira, perdant ses méplats et ses rides pour adopter une expression nouvelle et stupéfiante, et Eddie sut à quoi ressemblerait le Pistolero s’il atteignait un jour sa Tour.
— Oui ! Ce n’est pas seulement une question de magnétisme, mais le magnétisme en fait partie… ainsi que la gravité… et l’alignement correct de l’espace, du volume et de la dimension. Les Rayons sont les forces qui lient toutes ces choses ensemble.
— Et c’est parti pour un cours de physique cinoque, dit Eddie à voix basse.
Susannah l’ignora.
— Et la Tour Sombre ? Est-ce une sorte de générateur ? Une centrale d’énergie pour ces Rayons ?
— Je ne sais pas.
— Mais tu sais qu’on se trouve au point A, dit Eddie. Si on marche assez longtemps en ligne droite, on arrivera devant un autre portail — le point C, disons — situé à l’autre bout du monde. Mais avant d’y parvenir, on tombera sur le point B. Le centre du cercle. La Tour Sombre.
Le Pistolero hocha la tête.
— Combien de temps durera le voyage ? Tu le sais, ça ?
— Non. Mais je sais que le but est très éloigné et que la distance qui nous en sépare grandira un peu plus chaque jour.
Eddie s’était penché pour examiner la boîte ambulante. Il se redressa et regarda fixement Roland.
— Ce n’est pas possible. (Il parlait comme un adulte essayant d’expliquer à un enfant qu’il n’y a pas de croque-mitaine dans son placard, qu’il ne peut pas y en avoir parce que les croque-mitaines n’existent pas.) Les mondes ne grandissent pas, Roland.
— Vraiment ? Quand j’étais enfant, Eddie, il existait encore des cartes. Je me souviens de l’une d’elles en particulier. Elle décrivait les Grands Royaumes de la Terre occidentale. Il y figurait mon pays, qui s’appelait Gilead. Il y figurait les Baronnies des Terres basses, où régnaient l’anarchie et la guerre civile un an après que j’eus gagné mes armes, il y figurait les collines, les déserts, les montagnes et la Mer Occidentale. Une longue distance séparait Gilead de la Mer Occidentale — quatre cents lieues ou plus —, et il m’a fallu plus de vingt ans pour la parcourir.
— C’est impossible, dit Susannah, effarée. Même si tu avais fait tout ce chemin à pied, il ne t’aurait pas fallu vingt ans.
— Hé, il faut bien s’arrêter de temps en temps pour boire une bière et écrire des cartes postales, dit Eddie, mais les deux autres l’ignorèrent.
— Je n’ai pas fait tout ce chemin à pied mais à cheval, dit Roland. De temps en temps, j’ai été… comment dirais-je ?… retardé, mais j’étais sur la route la plupart du temps. Je fuyais John Farson, l’homme menant la révolte qui a renversé le monde où j’ai grandi, l’homme qui voulait planter ma tête sur un pieu et en orner sa cour — je suppose qu’il avait de bonnes raisons, vu que mes compatriotes et moi-même étions responsables de la mort de bon nombre de ses partisans… et vu que je lui avais volé quelque chose de cher à son cœur.
— De quoi s’agissait-il, Roland ? demanda Eddie.
Roland secoua la tête.
— Cette histoire sera pour un autre jour… ou peut-être pour jamais. Pour le moment, oubliez-la et réfléchissez : j’ai parcouru plusieurs centaines de lieues. Parce que le monde est en train de grandir.
— Une telle chose est impossible, insista Eddie, qui était toutefois salement secoué. Il y aurait des tremblements de terre… des inondations… des raz de marée… et je ne sais quoi d’autre…
— Regarde ! dit Roland, furieux. Regarde autour de toi ! Que vois-tu ? Un monde qui ralentit sa course comme une toupie d’enfant alors même qu’il prend une direction qu’aucun de nous ne comprend. Regarde les créatures que tu as abattues, Eddie ! Regarde-les, au nom de ton père !
Il fit deux pas vers le ruisseau, ramassa le serpent d’acier, l’examina brièvement et le lança à Eddie, qui l’attrapa de la main gauche. Le serpent se cassa en deux lorsqu’il le saisit.
— Tu vois ? Elle est épuisée. Toutes les créatures que nous avons trouvées ici étaient épuisées. Si nous n’étions pas venus les tuer, elles auraient quand même péri avant longtemps. Tout comme l’ours.
— L’ours était atteint d’une sorte de maladie, intervint Susannah.
Le Pistolero hocha la tête.
— Des parasites qui dévoraient ses organes naturels. Mais pourquoi ne l’ont-ils pas infecté plus tôt ?
Susannah ne trouva rien à lui répondre.
Eddie examinait le serpent. Contrairement à l’ours, il semblait entièrement artificiel, une créature façonnée de métal, de circuits et de mètres (ou peut-être de kilomètres) de fils ultraminces. Mais il apercevait des taches de rouille, non seulement sur la carapace du morceau qu’il tenait dans ses mains, mais aussi sur ses tripes. Et il vit aussi une tache humide signalant une fuite d’huile ou une infiltration d’eau. Les fils les plus proches commençaient à pourrir et une substance verte semblable à la moisissure poussait sur les cartes de circuits grosses comme le pouce.
Eddie retourna le serpent. Une plaque d’acier lui indiqua que la créature était l’œuvre de North Central Positronics, Ltd. Il y figurait un numéro de série, mais pas de nom. Ce truc n’était sans doute pas assez important pour être baptisé, se dit-il. Ce n’était rien qu’un auxiliaire mécanique de Frère l’Ours, une machine conçue pour le maintenir en état de marche, pour lui injecter des lavements de temps en temps — des lavements ou quelque chose d’encore plus répugnant.
Il laissa choir le serpent et s’essuya les mains sur son pantalon.
Roland avait ramassé le gadget en forme de tracteur. Il tira sur l’une de ses chenilles. Elle se détacha aussitôt, projetant un nuage de rouille entre ses bottes. Il la jeta au loin.
— Tout dans ce monde est en train de s’éteindre ou de tomber en morceaux, dit-il d’une voix neutre. Et en même temps, les forces qui donnent à ce monde sa cohésion — dans le temps et dans la dimension tout autant que dans l’espace — deviennent de plus en plus faibles. Nous le savions même quand nous étions enfants, mais nous ignorions à quoi ressemblerait la fin. Comment aurions-nous pu le savoir ? Mais je vis à présent le crépuscule du monde et je ne pense pas que lui seul soit affecté. Le vôtre aussi est affecté ; ainsi peut-être qu’un milliard d’autres mondes. Les Rayons se détériorent. Je ne sais s’il s’agit d’une cause ou d’un simple symptôme, mais j’en suis sûr. Venez ! Approchez-vous ! Écoutez !
Alors qu’Eddie se dirigeait vers la boîte métallique zébrée de jaune et de noir, un sinistre souvenir s’empara de lui — pour la première fois depuis des années, il se surprit à repenser à une maison victorienne en ruine située dans Dutch Hill, à un peu plus d’un kilomètre du quartier où Henry et lui avaient grandi. Cette maison, que les gamins des environs avaient baptisée le Manoir, occupait un terrain envahi par les mauvaises herbes dans Rhinehold Street. Presque tous les gosses du quartier avaient un jour ou l’autre entendu des histoires à faire peur sur le Manoir. Affaissée sous son toit pentu, la maison semblait fixer les passants à l’ombre de son avant-toit. Les vitres de ses fenêtres avaient disparu, bien sûr — on peut lancer des cailloux dans une vitre sans s’en approcher de trop près —, mais elle avait été épargnée par les tagueurs et n’était devenue ni un lieu de rendez-vous ni un stand de tir. Le plus étrange, c’était qu’elle fût toujours debout : personne n’y avait mis le feu pour toucher l’assurance ou pour le simple plaisir de la voir brûler. Les gamins affirmaient qu’elle était hantée, bien sûr, et un jour, alors qu’Eddie la contemplait en compagnie d’Henry (ils avaient accompli ce pèlerinage dans le seul but de voir cet édifice fabuleux, objet de tant de rumeurs, bien qu’Henry eût raconté à leur mère qu’ils allaient avec des copains acheter des fusées chez Dahlberg), il avait eu l’impression qu’elle était peut-être bel et bien hantée. N’avait-il pas senti une force hostile suinter des fenêtres obscures de cette vieille maison, des fenêtres qui semblaient le fixer de leur regard de fou dangereux ? N’avait-il pas senti un vent subtil hérisser les cheveux sur sa nuque et les poils sur ses bras ? N’avait-il pas eu l’intuition que, s’il venait à pénétrer dans cet endroit, la porte se refermerait derrière lui en claquant et les murs commenceraient à se refermer sur lui, broyant les os des cadavres de souris et s’apprêtant également à broyer les siens ?
Hantée. Hantise.
C’était la même sensation de danger et de mystère qui l’habitait lorsqu’il s’approcha de la boîte métallique. Ses bras et ses jambes se couvrirent de chair de poule ; les poils follets de sa nuque se dressèrent en touffes électrisées. Il sentit le même vent subtil souffler sur lui, bien que le feuillage des arbres environnants fût parfaitement immobile.
Mais il se dirigea quand même vers la porte (car c’était une porte, bien sûr, encore une porte, même si elle était fermée à clé et le resterait toujours pour quelqu’un comme lui), ne s’arrêtant que lorsque son oreille fut collée au métal.
On aurait dit qu’il commençait tout juste à ressentir les effets d’un cachet d’acide de qualité supérieure ingurgité une demi-heure plus tôt. D’étranges couleurs parcouraient l’espace noir derrière ses paupières. Il avait l’impression d’entendre des voix, des murmures lointains remontant de longs couloirs pareils à des gosiers de pierre, de salles éclairées par des torches électriques défaillantes. Jadis, ces flambeaux des temps modernes avaient jeté sur les lieux une lueur crue, mais il n’en subsistait plus que des globes de pénombre bleutée. Tout n’était que vide… désolation… mort.
La machine continuait à ronronner, mais ce bourdonnement n’occultait-il pas une sorte de bruit de fond ? Un rythme syncopé, désespéré, pareil à celui d’un cœur au bout du rouleau ? N’avait-il pas l’impression que la machine produisant ce bruit, quoique bien plus sophistiquée que les engrenages de l’ours, ne battait plus en mesure avec elle-même ?
— Tout est silence dans les corridors de la mort, murmura Eddie d’une voix blanche. Tout est oubli dans les corridors de pierre de la mort. Voyez l’escalier montant dans les ténèbres ; voyez les chambres de la ruine ; ce sont les corridors de la mort, où les araignées tissent leur toile et où les grands circuits se taisent, l’un après l’autre.
Roland le tira violemment en arrière et Eddie le regarda de ses yeux vitreux.
— Ça suffit, dit Roland.
— Je ne sais pas ce qu’on a installé là-dedans, mais ça ne tourne plus très rond, pas vrai ? s’entendit demander Eddie.
Sa voix tremblante lui paraissait infiniment lointaine. Il sentait encore le pouvoir émanant de cette boîte. Le pouvoir qui l’appelait.
— Non. Rien ne tourne rond dans mon monde ces temps-ci.
— Les gars, si vous avez l’intention de camper ici cette nuit, il faudra vous passer de ma compagnie, dit Susannah. (Son visage était une tache blanche dans la pénombre qui avait suivi le crépuscule.) Je retourne là-bas. Ce truc me fait un drôle d’effet et je n’aime pas ça.
— Nous allons tous camper là-bas, dit Roland. Allons-y.
— Excellente idée, dit Eddie.
Alors qu’ils s’éloignaient de la boîte, le bruit de machine s’estompa peu à peu. Eddie sentit son emprise se relâcher, bien qu’il continuât de l’appeler à lui, de l’inviter à explorer les corridors sombres, les escaliers dressés, les chambres de la ruine où les araignées tissaient leur toile et où les cadrans de contrôle s’assombrissaient, l’un après l’autre.
Dans son rêve, cette nuit-là, Eddie marchait de nouveau le long de la 2e Avenue, en direction de la boutique de Tom et Gerry (Charcuterie fine et artistique) située au coin de la 46e Rue. Il passa devant un disquaire et entendit les Rolling Stones rugir dans les baffles :
Je vois une porte rouge et je veux la peindre en noir,
Plus de couleurs, je veux que tout soit noir,
Je vois passer les filles dans leurs robes d’été,
Je dois tourner la tête pour que le noir s’en aille…
Il continua sa route, passa devant une boutique baptisée Reflets de Toi entre la 49e Rue et la 48e Rue, et vit son reflet dans un des miroirs exposés en vitrine. Il avait l’air plus en forme qu’il ne l’avait été depuis des années, pensa-t-il — les cheveux un peu trop longs, certes, mais bronzé et respirant la santé. Quant à ses fringues… zéro. De la merde d’ours en bâtons. Blazer bleu, chemise blanche, cravate bordeaux, pantalon gris… jamais de sa vie il n’avait porté une tenue aussi BCBG.
Quelqu’un le secouait.
Eddie tenta de s’enfoncer plus profondément dans le rêve. Il ne voulait pas se réveiller. Pas avant d’être arrivé à la charcuterie fine, d’avoir ouvert la porte avec sa clé et d’avoir posé le pied dans le champ de roses. Il voulait revoir toute la scène — l’immense tapis écarlate, la voûte bleue du ciel où voguaient les grands vaisseaux-nuages blancs, et la Tour Sombre. Il redoutait les ténèbres qui vivaient dans ce pilier fabuleux, attendant de dévorer l’imprudent qui s’en approcherait trop près, mais il voulait quand même la revoir. Il avait besoin de la revoir.
Mais la main ne cessait de le secouer. Le rêve commença à s’assombrir et l’odeur des gaz d’échappement des voitures qui roulaient dans la 2e Avenue devint une odeur de feu de camp — une odeur ténue, le feu étant presque éteint.
C’était Susannah. Elle avait l’air terrifiée. Eddie s’assit et lui passa un bras autour de la taille. Ils avaient campé de l’autre côté du bosquet d’aulnes et on entendait le murmure du ruisseau qui traversait la clairière parsemée d’os. De l’autre côté des braises rougeoyantes de leur feu, Roland dormait. Son sommeil était agité. Il avait écarté sa couverture et remonté les genoux presque jusqu’à la poitrine. Ses pieds débottés semblaient blancs, frêles et vulnérables. Le gros orteil de son pied droit avait disparu, victime de l’homarstruosité qui lui avait également dévoré le majeur et l’index de la main droite.
Il répétait sans cesse la même phrase de sa voix gémissante. Au bout de quelques instants, Eddie se rendit compte que c’était la phrase qu’il avait prononcée avant de s’effondrer dans la clairière où Susannah avait abattu l’ours : Allez-vous-en. Il existe d’autres mondes que ceux-ci. Puis, après quelques instants de silence, il appelait le garçon : « Jake ! Où es-tu ? Jake ! »
Eddie fut empli d’horreur par la désolation et le désespoir qu’exprimait sa voix. Il serra Susannah dans ses bras et l’attira tout contre lui. Il la sentait frémir en dépit de la douceur de la nuit.
Le Pistolero roula sur lui-même. Ses yeux grands ouverts reflétèrent la lueur des étoiles.
— Jake, où es-tu ? hurla-t-il dans la nuit. Reviens !
— Bon Dieu… ça le reprend ! Qu’est-ce qu’on doit faire, Suzie ?
— Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que je ne pouvais pas rester toute seule à écouter ça. Il a l’air si lointain. Si loin de tout.
— Allez-vous-en, murmura le Pistolero en roulant sur lui-même pour reprendre sa position initiale. Il existe d’autres mondes.
Il resta silencieux quelques instants. Puis sa poitrine se souleva et il appela le garçon dans un long cri à vous glacer le sang. Non loin de là, dans la forêt, un grand oiseau s’envola à tire-d’aile vers une partie un peu moins agitée du monde.
— Tu n’as pas une idée ? demanda Susannah. (Ses yeux écarquillés étaient mouillés de larmes.) Peut-être qu’on devrait le réveiller ?
— Je ne sais pas.
Eddie vit le revolver du Pistolero, celui qu’il portait à sa hanche gauche. Reposant dans son étui, il était placé sur un carré de peau soigneusement plié, à portée de main de son propriétaire.
— Je n’oserai jamais, ajouta-t-il.
— Il va finir par devenir fou.
Eddie acquiesça.
— Qu’est-ce qu’on peut faire, Eddie ? Qu’est-ce qu’on peut faire ?
Eddie n’en savait rien. Les antibiotiques avaient réussi à stopper l’infection causée par l’homarstruosité ; à présent, Roland brûlait de nouveau de fièvre, mais Eddie ne pensait pas qu’il existât un antibiotique capable de le guérir de l’infection dont il souffrait.
— Je ne sais pas. Viens t’étendre près de moi, Suzie.
Eddie s’enfouit avec elle sous une couverture et elle cessa de trembler au bout de quelques instants.
— S’il devient fou, il risque de s’attaquer à nous, dit-elle.
— Comme si je ne le savais pas.
Cette sinistre idée lui rappela l’ours — ses yeux rouges emplis de haine (et n’y avait-il pas aussi une lueur de confusion quelque part au fond de ces orbites rougeoyantes ?) et ses griffes meurtrières. Les yeux d’Eddie se posèrent sur le revolver, placé tout près de la main gauche du Pistolero, et il se souvint de la rapidité avec laquelle Roland avait abattu la chauve-souris mécanique qui fonçait sur eux. Sa main avait semblé se mouvoir plus vite que la lumière. Si le Pistolero devenait fou, et s’il dirigeait sa folie contre Susannah et contre lui, ils n’auraient aucune chance. Aucune.
Il enfouit son visage au creux du cou de Susannah et ferma les yeux.
Quelque temps après, Roland cessa de délirer. Eddie leva la tête et l’examina. Le Pistolero semblait de nouveau plongé dans un sommeil sans rêves. Eddie se tourna vers Susannah et vit qu’elle aussi s’était endormie. Il se rallongea à ses côtés, l’embrassa doucement sur le sein et ferma les yeux à son tour.
Pas si vite, mon vieux, se dit-il. Je parie que tu ne dormiras pas avant un long moment.
Mais ils avaient marché durant deux jours et Eddie était rompu de fatigue. Il dériva… dériva.
Je vais retrouver mon rêve, pensa-t-il en sombrant dans le sommeil. Je veux retourner sur la 2e Avenue… chez Tom et Gerry. C’est ça que je veux.
Mais le rêve ne revint pas cette nuit-là.
Ils mangèrent un petit déjeuner sommaire au lever du soleil, refirent leur paquetage, se le répartirent, puis retournèrent dans la clairière en forme de flèche. Elle semblait bien moins sinistre à la lumière du jour, mais tous trois prirent soin de ne pas trop s’approcher de la boîte métallique zébrée de noir et de jaune. Si Roland gardait un souvenir des cauchemars qui l’avaient hanté durant la nuit, il n’en laissait rien paraître. Il avait effectué les corvées matinales comme il le faisait toujours, dans un silence pensif et obstiné.
— Comment comptes-tu t’y prendre pour ne pas perdre le cap une fois qu’on aura quitté cet endroit ? lui demanda Susannah.
— Si les légendes disent vrai, cela ne devrait nous poser aucun problème. Tu te rappelles quand tu m’as parlé de magnétisme ?
Elle acquiesça.
Il fouilla dans sa bourse et finit par en extraire un petit carré de vieux cuir souple. Une longue aiguille couleur argent y était glissée.
— Une boussole ! s’exclama Eddie. Tu es vraiment un boy-scout !
Roland secoua la tête.
— Tu te trompes. Je sais ce que c’est qu’une boussole, bien sûr, mais ça fait plusieurs années que je n’en ai pas vu une. Je me dirige grâce au soleil et aux étoiles, et même en ces temps troublés, ils me servent fidèlement.
— Même en ces temps troublés ? demanda Susannah, un peu mal à l’aise.
Il acquiesça.
— Les points cardinaux du monde vont eux aussi à la dérive.
— Bon Dieu ! s’exclama Eddie.
Il essaya d’imaginer un monde où le nord glissait sournoisement vers l’est ou l’ouest, et y renonça presque aussitôt. Cette idée le rendait un peu malade, comme lorsqu’il regardait la rue depuis le sommet d’un gratte-ciel.
— Ceci n’est qu’une aiguille, mais elle est en acier et devrait nous faire le même usage qu’une boussole. Nous devons suivre la trajectoire du Rayon et cette aiguille va nous la montrer.
Il fouilla de nouveau dans sa bourse et en sortit un pot en terre cuite aux formes grossières. Une fêlure courait le long de sa paroi. Roland avait réparé avec de la résine cet artefact qu’il avait trouvé près de leur premier campement. Il se dirigea vers le ruisseau, y plongea le pot, puis revint vers Susannah. Il posa doucement le pot sur l’accoudoir du fauteuil roulant, et lorsque la surface de l’eau fut uniforme, il y laissa tomber l’aiguille. Elle coula aussitôt au fond.
— Waouh ! dit Eddie. Génial ! Je me mettrais bien à genoux devant toi, Roland, mais je ne veux pas abîmer le pli de mon pantalon.
— Je n’ai pas fini. Tiens bien le pot, Susannah.
Elle s’exécuta et Roland la poussa lentement à travers la clairière. Lorsqu’elle se trouva trois ou quatre mètres devant la porte, il fit pivoter le fauteuil de sorte qu’elle lui tournât le dos.
— Eddie ! s’écria-t-elle. Regarde ça !
Il se pencha au-dessus du pot, remarquant vaguement que l’eau suintait déjà par la fêlure tant bien que mal réparée par Roland. L’aiguille remontait lentement à la surface. Elle émergea et se stabilisa, aussi sereine qu’un quelconque bouchon. Elle était rigoureusement perpendiculaire à la porte et pointée vers la vieille forêt devant eux.
— Bon Dieu de merde… une aiguille flottante ! Maintenant, j’aurai vraiment tout vu.
— Tiens bon le pot, Susannah.
Elle le maintint en position pendant que Roland poussait le fauteuil dans la clairière après lui avoir fait faire un quart de tour. L’aiguille se mit à bouger, tourna en rond quelques instants, puis coula au fond du pot. Lorsque Roland fit regagner au fauteuil sa position initiale, l’aiguille remonta à la surface et indiqua la même direction que précédemment.
— Si nous avions de la limaille de fer et une feuille de papier, dit le Pistolero, il nous suffirait de saupoudrer le papier de limaille et celle-ci formerait une ligne indiquant exactement la même direction.
— Est-ce que ton aiguille marchera encore quand on se sera éloignés du Portail ? demanda Eddie.
Roland hocha la tête en signe d’assentiment.
— Et ce n’est pas tout. Nous pouvons bel et bien voir le Rayon.
Susannah regarda par-dessus son épaule. Son coude heurta légèrement le pot. L’aiguille pivota lorsque les eaux s’agitèrent sous le choc… puis reprit fermement sa position initiale.
— Pas comme ça, dit Roland. Baissez les yeux, tous les deux — Eddie, regarde tes pieds, et toi, Susannah, regarde tes cuisses.
Tous deux s’exécutèrent.
— Quand je vous dirai de lever les yeux, regardez droit devant vous, dans la direction indiquée par l’aiguille. Ne fixez aucun objet ; laissez vos yeux se poser là où ils le veulent. Attention… allez-y !
Ils obéirent. Durant quelques instants, Eddie ne vit que la forêt. Il s’efforça de contraindre ses yeux à se détendre… et soudain, il vit, tout comme il avait vu la forme de la fronde dans le bout de bois, et il sut pourquoi Roland leur avait dit de ne fixer aucun objet. Le Rayon exerçait son effet tout le long de sa trajectoire, mais cet effet était subtil. Les aiguilles des pins et des épicéas indiquaient la même direction que l’aiguille de fer. Les buissons poussaient légèrement de travers, inclinés dans la direction du Rayon. Les arbres abattus par l’ours pour se dégager un espace n’étaient pas tous tombés le long de ce sentier camouflé — qui courait vers le sud-est, à en croire son sens de l’orientation —, mais c’était le cas de la majorité d’entre eux, comme si la force issue de la boîte les avait poussés dans cette direction, infléchissant leur chute. Les ombres qui s’étendaient sur le sol fournissaient la preuve la plus éclatante de ce phénomène. Comme le soleil se levait, elles étaient toutes orientées vers l’ouest, bien entendu, mais lorsque Eddie regarda en direction du sud-est, il distingua un fin réseau d’arêtes le long de la ligne indiquée par l’aiguille.
— Je vois vaguement quelque chose, dit Susannah d’une voix dubitative, mais…
— Regarde les ombres ! Les ombres, Suzie !
Eddie vit ses yeux s’écarquiller lorsqu’elle prit conscience du phénomène.
— Mon Dieu ! Je le vois ! Je le vois ! On dirait une raie dans des cheveux !
À présent qu’Eddie avait perçu le Rayon, il lui était impossible de ne plus le voir ; une vague allée traversant les broussailles, une ligne droite qui matérialisait la trajectoire du Rayon. Il prit soudain conscience de la puissance de cette force qui traversait l’air (et qui le traversait également, comme des rayons X) et dut lutter contre une violente envie de faire un pas de côté.
— Hé, Roland, ce truc ne va pas me rendre stérile, au moins ?
Roland haussa les épaules et eut un petit sourire.
— C’est comme le lit d’une rivière, s’émerveilla Susannah. Un lit envahi par la végétation et presque invisible… mais quand même présent. Les ombres ne changeront pas d’aspect tant que nous resterons sur le Sentier du Rayon, n’est-ce pas ?
— Non, dit Roland. Elles changeront de direction à mesure que le soleil montera dans le ciel, bien entendu, mais nous arriverons toujours à distinguer la course du Rayon. Rappelle-toi qu’il a suivi ce même sentier pendant des milliers d’années — voire des dizaines de milliers d’années. Regardez, regardez le ciel !
Ils levèrent la tête et virent que les cirrus étaient eux aussi affectés quand ils croisaient la trajectoire du Rayon… et qu’ils se déplaçaient plus vite lorsqu’ils étaient sous son emprise. Ils étaient détournés vers le sud-est. Poussés en direction de la Tour Sombre.
— Vous voyez ? Même les nuages lui obéissent.
Un petit groupe d’oiseaux volait dans le ciel. Lorsqu’ils croisèrent la trajectoire du Rayon, ils prirent tous un instant la direction du sud-est. Eddie en croyait à peine ses yeux. Dès que les oiseaux échappèrent à l’influence du Rayon, ils reprirent leur direction initiale.
— Eh bien, je suppose qu’il faut se mettre en route, dit-il. Même un périple de mille kilomètres commence par un premier pas, et toutes ces sortes de choses.
— Un instant, dit Susannah en se tournant vers Roland. Le voyage ne fera pas seulement mille kilomètres, n’est-ce pas ? Plus maintenant. Quelle distance allons-nous parcourir, Roland ? Cinq mille kilomètres ? Dix mille ?
— Je ne peux pas le dire. Ce sera très long.
— Alors comment va-t-on arriver au but tant que vous serez obligés de pousser ce putain de fauteuil ? On aura du pot si on fait cinq kilomètres par jour dans ces Drawers, et tu le sais parfaitement.
— La route est ouverte, dit patiemment Roland, et cela suffit pour le moment. L’heure viendra peut-être, Susannah Dean, où nous voyagerons plus vite que tu ne le crois.
— Ah ouais ? (Elle le regarda d’un air provocant et les deux hommes virent dans ses yeux une dangereuse lueur qui leur rappela Detta Walker.) T’as prévu une course de formule 1 ? Dans ce cas, ça serait sympa de sortir une route goudronnée de ta poche, bordel !
— La route et les moyens de transport que nous emprunterons finiront par changer. C’est toujours ainsi que ça se passe.
Susannah fit un geste de la main en direction du Pistolero : Cause toujours.
— Tu parles comme ma mère : « Attendons la manne de Dieu », elle disait toujours.
— Et ne l’avons-nous pas reçue ?
Elle le regarda en silence un long moment, surprise, puis rejeta la tête en arrière et éclata de rire à la face du ciel.
— Eh bien, tout dépend du point de vue d’où on se place. Tout ce que je peux dire, Roland, c’est que s’il nous a gratifiés de Sa manne jusqu’ici, je n’aimerais pas qu’il décide de nous laisser mourir de faim.
— Allez, fichons le camp, dit Eddie. Je ne veux pas rester ici une minute de plus. Cet endroit me met mal à l’aise.
C’était la vérité, mais ce n’était pas toute la vérité. Il était également impatient de fouler ce sentier caché, cette autoroute occulte. Chaque pas qu’il ferait le rapprocherait du champ de roses et de la Tour qui le dominait de sa masse. Il se rendit compte — non sans émerveillement — qu’il était résolu à voir la Tour… ou à périr à la tâche.
Félicitations, Roland, se dit-il. Tu as réussi. Je suis un converti. Que quelqu’un chante alléluia.
— Il y a un autre détail à régler avant de nous mettre en route.
Roland se pencha et dénoua la lanière passée autour de sa cuisse gauche. Puis il déboucla lentement son ceinturon.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda Eddie.
Roland ôta son ceinturon et le lui tendit.
— Tu sais très bien pourquoi je fais ça, dit-il le plus posément du monde.
— Remets ton ceinturon, mec ! (Eddie sentit un horrible grouillement d’émotions s’agiter en lui ; sentit ses doigts trembler dans ses poings serrés.) Qu’est-ce que tu as donc dans la tête ?
— Je suis en train de perdre l’esprit morceau par morceau. Tant que la blessure qui est en moi ne sera pas guérie — si elle guérit jamais —, je ne serai pas digne de porter ceci. Et tu le sais parfaitement.
— Prends-le, Eddie, dit doucement Susannah.
— Si tu n’avais pas porté ce putain de ceinturon hier soir, quand cette chauve-souris m’a foncé dessus, c’est moi qui aurais perdu la tête, et pour de bon !
Le Pistolero resta muet et persista à lui tendre la seule arme qui lui restait. À en juger par la posture qu’il avait adoptée, il était prêt à attendre toute la journée si c’était nécessaire.
— D’accord ! s’écria Eddie. D’accord, bordel !
Il arracha le ceinturon de la main de Roland et le passa à la va-vite autour de sa taille. Il aurait dû se sentir soulagé, supposa-t-il — n’avait-il pas, quelques heures plus tôt, contemplé le revolver posé près de la main de Roland, se demandant ce qui arriverait si le Pistolero perdait vraiment les pédales ? Susannah et lui n’en avaient-ils pas discuté ? Mais ce n’était pas du soulagement qu’il éprouvait. C’était un mélange de peur, de honte, et de tristesse au-delà des larmes.
Il avait l’air si bizarre sans ses revolvers.
Si anormal.
— C’est bon ? Maintenant que les connards d’apprentis sont armés et que le maître est désarmé, on peut se mettre en route, s’il vous plaît ? Si une grosse bête surgit d’un buisson pour nous sauter dessus, Roland, tu pourras toujours la descendre d’un coup de couteau.
— Oh, oui, murmura-t-il. J’ai failli oublier.
Il attrapa le couteau dans sa bourse et le tendit à Eddie.
— C’est ridicule ! s’écria celui-ci.
— La vie est ridicule.
— Ouais, écris ça sur une carte postale et envoie-la au Reader’s Digest. (Eddie passa le couteau à sa ceinture d’un geste sec et jeta un regard de défi à Roland.) Et maintenant, on peut y aller ?
— Il y a encore une chose, dit Roland.
— Seigneur Dieu !
Les lèvres de Roland esquissèrent un sourire.
— C’était pour rire, dit-il.
Eddie en resta bouche bée. Près de lui, Susannah partit d’un nouveau rire. Le bruit monta dans le matin calme, aussi mélodieux que le chant d’un carillon.
Il leur fallut une bonne partie de la matinée pour sortir de la zone de destruction derrière laquelle l’ours s’était retranché, mais le Sentier du Rayon leur offrait un terrain praticable, et une fois qu’ils eurent laissé derrière eux arbres abattus et fourrés inextricables, ils se retrouvèrent dans la forêt profonde et adoptèrent une allure plus convenable. Le ruisseau qui prenait sa source dans la clairière coulait à leur droite. Il avait rencontré quelques affluents en chemin et son murmure avait gagné en gravité. Les animaux étaient plus nombreux dans ce coin — ils les entendaient s’affairer derrière le rideau des arbres — et ils aperçurent des cerfs à deux reprises. L’un d’eux, un mâle aux yeux vifs et au front chargé d’andouillers, semblait peser au moins cent cinquante kilos. Le ruisseau s’écarta de leur chemin lorsque celui-ci se remit à grimper. Et lorsque l’après-midi finissant laissa la place au crépuscule, Eddie vit quelque chose.
— Est-ce qu’on peut s’arrêter ici ? Souffler une minute ?
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Susannah.
— Oui, dit Roland. On peut s’arrêter.
Soudain, Eddie sentit de nouveau la présence d’Henry, comme un fardeau pesant sur ses épaules. Oh, regardez-moi ce petit chou ! Est-ce que le petit chou a vu quelque chose dans l’arbre ? Est-ce que le petit chou veut tailler quelque chose ? C’est ça ? Ohhh… c’est-y pas ADORABLE ?
— On n’est pas obligés de s’arrêter. Je veux dire, c’est pas grave. J’ai seulement…
— … vu quelque chose, acheva Roland. Quoi que ce soit, ferme ta grande gueule et va le chercher.
— Ce n’est rien.
Eddie sentit le sang monter à ses joues. Il essaya de détourner les yeux du frêne qu’il avait remarqué.
— Au contraire. C’est quelque chose dont tu as besoin, et ce n’est pas rien. Si tu en as besoin, Eddie, nous en avons tous besoin. Mais on n’a pas besoin d’un homme incapable de se défaire de l’encombrant fardeau de ses souvenirs.
Son sang s’échauffa encore plus. Le visage écarlate, Eddie s’abîma un long moment dans la contemplation de ses mocassins, persuadé que les yeux de bombardier de Roland avaient vu jusqu’au fond de son cœur.
— Eddie ? demanda Susannah, curieuse. Qu’est-ce que c’est, mon chéri ?
Sa voix lui donna le courage nécessaire. Il se dirigea vers le jeune frêne au tronc vertical et saisit le couteau de Roland passé à sa ceinture.
— Peut-être que ce n’est rien, marmonna-t-il, puis il se força à ajouter : Mais peut-être que c’est important. Si je ne me plante pas, peut-être que c’est foutrement important.
— Le frêne est un arbre très noble et très puissant, fit remarquer Roland.
Mais Eddie l’entendit à peine. La voix sarcastique d’Henry avait disparu ; sa honte avait disparu avec elle. Il ne pensait qu’à la branche qui avait attiré son attention. Elle s’enflait légèrement à sa jonction avec le tronc. C’était ce renflement de forme étrange qui l’intéressait.
Il croyait voir enfouie en lui la forme de la clé — la clé qu’il avait entraperçue dans le feu avant que la mâchoire en flammes ne lui dévoile la rose. Trois V inversés, celui du centre plus grand et plus large que les deux autres. Et le petit machin en forme de s au bout. C’était ça, le secret.
Une bouffée de rêve lui revint en mémoire : A-ce que châle, est-ce que chèque, t’inquiète pas, t’as la clé.
Peut-être, pensa-t-il. Mais cette fois-ci, il faut que j’en extraie la totalité. Cette fois-ci, je ne dois pas me contenter d’en extraire quatre-vingt-dix pour cent.
Il scia la branche avec un soin infini, puis en découpa l’extrémité. Il se retrouva avec un gros bâton de frêne long d’une vingtaine de centimètres. Il le sentait dans sa main, lourd et vital, bien vivant et prêt à dévoiler sa forme secrète… à un homme assez talentueux pour l’extirper et la façonner, bien sûr.
Était-il cet homme ? Et était-ce important ?
Eddie pensait que la réponse à ces deux questions était oui.
La main gauche du Pistolero se posa sur la main droite d’Eddie.
— Je pense que tu connais un secret.
— Peut-être.
— Peux-tu nous le confier ?
Il secoua la tête.
— Je crois qu’il est encore trop tôt.
Roland resta pensif quelques instants, puis hocha la tête.
— D’accord. Je veux te poser une question, et ensuite nous laisserons tomber ce sujet. Aurais-tu par hasard trouvé une solution susceptible de régler mon… mon problème ?
Jamais il ne me montrera plus clairement le désespoir qui est en train de le ronger, pensa Eddie.
— Je ne sais pas. Je ne peux pas le dire pour le moment. Mais je l’espère, mon vieux. Je l’espère de tout mon cœur.
Roland hocha de nouveau la tête et lâcha la main d’Eddie.
— Je te remercie. Le soir ne tombera pas avant deux heures… pourquoi n’en profiterions-nous pas ?
— OK !
Ils reprirent leur route. Roland poussait Susannah, et Eddie marchait devant eux, tenant dans sa main le bout de bois où était enfouie la clé. Il semblait puiser de sa proche chaleur, secrète et puissante.
Ce soir-là, après le souper, Eddie prit le couteau du Pistolero et se mit à tailler. La lame était extrêmement coupante et son fil ne semblait jamais s’émousser. Eddie travaillait à la lueur du feu, lentement, soigneusement, tournant et retournant le bâton de frêne dans ses mains, regardant les copeaux s’enrouler au-dessus de la lame qui progressait avec force et assurance.
Susannah, étendue les mains derrière la nuque, contemplait les étoiles qui tourbillonnaient dans le ciel de velours noir.
Roland, assis un peu plus loin, hors de portée de la lueur du feu, écoutait les voix de la folie monter dans son esprit en proie à la douleur et à la confusion.
Il y avait un garçon.
Il n’y avait pas de garçon.
Y avait.
N’y avait pas.
Y avait…
Il ferma les yeux, posa une main glacée sur son front brûlant, et se demanda dans combien de temps il craquerait comme une corde d’arc trop tendue.
Ô Jake ! pensa-t-il. Où es-tu ? Où es-tu ?
Et au-dessus des trois compagnons, le Vieil Astre et la Vieille Mère se levèrent, prirent leur place et se regardèrent de part et d’autre des débris stellaires de leur ancien mariage à jamais brisé.
John Chambers (dit Jake) passa trois semaines à lutter courageusement contre la folie qui montait en lui. Durant cette période, il se sentit dans la peau du dernier passager à bord d’un transatlantique, pompant comme un damné, s’efforçant d’empêcher le navire de couler jusqu’à ce que la tempête se calme, que le ciel s’éclaircisse, que les secours arrivent… des secours venus de quelque part. De n’importe où. Le 31 mai 1977, quatre jours avant les vacances d’été, il finit par accepter le fait que les secours n’arriveraient jamais. L’heure était venue de renoncer ; l’heure était venue de se laisser emporter par la tempête.
La goutte d’eau qui fit déborder le vase fut sa composition de fin d’année en anglais.
John Chambers, Jake pour les trois ou quatre garçons qui étaient presque ses amis (si son père avait eu vent de ce factoïde, il aurait sûrement piqué une crise), achevait sa sixième à l’École Piper. Il avait onze ans mais était petit pour son âge, et les gens qui le voyaient pour la première fois le croyaient souvent beaucoup plus jeune. En fait, on le prenait parfois pour une fille jusqu’au jour où, un ou deux ans plus tôt, il avait tellement insisté pour se faire couper les cheveux que sa mère avait fini par rendre les armes. Son père ne lui avait posé aucun problème, bien sûr. Il s’était contenté de décocher son sourire en acier inoxydable et de dire : Le gosse veut ressembler à un Marine, Laurie. Grand bien lui fasse.
Son père ne l’appelait jamais Jake, l’appelait rarement John. Pour son père, il était « le gosse », un point c’est tout.
L’été précédent (c’était l’été du Bicentenaire — les rues de New York étaient pleines de drapeaux et de banderoles, le port de New York était plein de grands vaisseaux), son père lui avait expliqué que Piper était, tout simplement, La Meilleure Putain d’École du Pays pour un Garçon de ton Âge. Le fait que Jake ait été admis dans cet auguste établissement n’avait rien à voir avec l’argent, expliqua Elmer Chambers… presque avec insistance. Il était farouchement fier de ce fait, même si Jake, en dépit de ses dix ans, avait soupçonné ledit fait de ne pas être entièrement véridique, de n’être qu’une connerie que son père avait transformée en fait à seule fin d’alimenter la conversation lors d’un dîner ou d’un cocktail : Mon gosse ? Oh, il est à Piper. La Meilleure Putain d’École du Pays pour un Gamin de son Âge. Ce n’est pas le fric qui vous permet d’y entrer, vous savez ; pour entrer à Piper, il faut en avoir dans la tête.
Jake savait parfaitement que, dans le chaudron qui servait d’esprit à Elmer Chambers, le carbone des souhaits et des opinions donnait souvent naissance à de gros diamants qu’il appelait des faits… ou, quand il était vraiment détendu, des « factoïdes ». Son expression préférée, qu’il employait souvent et toujours avec révérence, était Le fait est, et il ne manquait pas une occasion de la placer dans la conversation.
Le fait est que l’argent n’a jamais aidé personne à entrer à Piper, lui avait dit son père durant l’été du Bicentenaire, l’été du ciel bleu, des banderoles et des grands vaisseaux, un été qui avait pris dans l’esprit de Jake des allures d’âge d’or parce qu’il n’avait pas commencé à perdre l’esprit à ce moment-là, préoccupé qu’il était à se demander s’il avait l’étoffe d’un élève de Piper, une école qui ressemblait à une pépinière de génies prépubères. La seule chose qui te permet d’entrer dans un endroit comme Piper, c’est ce que tu as entre les oreilles. Elmer Chambers avait tendu le bras au-dessus de son bureau et pointé sur le front de son fils un doigt jauni par la nicotine. Pigé, le gosse ?
Jake avait acquiescé. Il n’était pas nécessaire de répondre à son père, car celui-ci traitait tout le monde — y compris sa femme — de la même façon que les sous-fifres de sa chaîne de télé, où il était responsable des programmes et considéré comme un maître dans la discipline de la Mise à Mort. Il suffisait de l’écouter avec attention, de hocher la tête lorsque c’était nécessaire, et il finissait par vous lâcher les baskets.
Bien, avait dit son père en allumant une de ses quatre-vingts Camel quotidiennes. Nous nous sommes compris. Tu vas devoir te tuer à la tâche pour réussir, mais tu y arriveras. Sinon, on ne nous aurait jamais envoyé ceci. Il attrapa la lettre d’acceptation de l’École Piper et l’agita dans l’air. Ce geste était empreint d’un triomphe farouche, comme si ce bout de papier était un animal sauvage qu’il venait de tuer, un animal qu’il allait maintenant écorcher et manger. Alors travaille dur. Décroche de bonnes notes. Débrouille-toi pour que ta mère et moi soyons fiers de toi. Si tu réussis à avoir une moyenne de A à la fin de l’année, tu auras droit à un voyage à Disneyworld. Voilà qui devrait te motiver, pas vrai, le gosse ?
Jake avait une excellente moyenne — des A dans toutes les matières (sauf durant les trois dernières semaines, bien sûr). Sa mère et son père étaient sûrement fiers de lui, mais il les voyait si rarement que c’était difficile à dire. En règle générale, il n’y avait personne à la maison quand il rentrait de l’école, excepté Greta Shaw — la gouvernante —, et c’était à elle qu’il avait fini par montrer ses bonnes notes. Après, il entassait ses copies dans un coin obscur de sa chambre. Il les parcourait parfois et se demandait si ses notes signifiaient quelque chose. Il l’aurait bien voulu, mais il entretenait de sérieux doutes à ce sujet.
Jake ne pensait pas qu’il irait en voyage à Disneyworld cet été, moyenne ou pas moyenne.
Un voyage à l’asile de fous lui semblait plus probable.
Alors qu’il franchissait les portes de l’École Piper à neuf heures moins le quart le matin du 31 mai, une horrible vision visita son esprit. Il vit son père assis dans son bureau, 70 Rockefeller Plaza, une Camel pendue au coin des lèvres, le visage perdu dans un nuage de fumée, en grande conversation avec un de ses sous-fifres. Les rues de New York se déployaient derrière lui, leur vacarme étouffé par deux épaisseurs de verre Thermopane.
Le fait est que l’argent n’a jamais aidé personne à entrer au sanatorium de Sunnyvale, disait son père avec une sinistre satisfaction. Il tendit le bras et tapa sur le front du sous-fifre. La seule chose qui vous permette d’entrer dans un endroit comme celui-ci, c’est quand quelque chose cloche entre vos oreilles. C’est ce qui est arrivé au gosse. Mais il se tue à la tâche pour réussir. Il tresse les plus beaux paniers d’osier de l’établissement, me dit-on. Et quand on le laissera sortir — si on le laisse sortir un jour —, il aura droit à un beau voyage. Un voyage au…
— … au relais, murmura Jake.
Il posa sur son front une main qui n’osait pas trembler. Les voix étaient de retour. Ces horribles voix querelleuses qui le rendaient fou.
Tu es mort, Jake. Tu as été écrasé par une voiture et tu es mort.
Ne sois pas ridicule ! Regarde — tu as vu cette affiche ? N’OUBLIEZ PAS DE VENIR AU PIQUE-NIQUE DE FIN D’ANNÉE. Tu crois qu’il y a des pique-niques dans l’au-delà ?
Je ne sais pas. Mais je sais que tu as été écrasé par une voiture.
Non !
Si. C’est arrivé le 9 mai à 8 h 25 du matin. Tu es mort moins d’une minute plus tard.
Non ! Non ! Non !
— John ?
Surpris, il regarda autour de lui. M. Bissette, son professeur de français, le considérait d’un air soucieux. Derrière lui, les autres élèves rentraient en rang dans la salle commune pour assister à l’assemblée du matin. Il n’y avait que très peu de chahut et pas de bruit du tout. Les parents de ces élèves, tout comme ceux de Jake, leur avaient sans doute dit à quel point ils étaient vernis d’aller à Piper, où les cerveaux avaient plus d’importance que l’argent (même si l’inscription annuelle s’élevait à vingt-deux mille dollars). On avait sans doute promis un beau voyage à nombre d’entre eux à condition qu’ils aient une bonne moyenne. Les parents des heureux gagnants iraient même sans doute jusqu’à tenir leur promesse. Sans doute…
— John, est-ce que ça va ? demanda M. Bissette.
— Oui, dit Jake. Ça va. Je me suis levé un peu tard ce matin. Je ne suis pas encore réveillé, sans doute.
Le visage de M. Bissette se détendit et il sourit.
— Ça arrive aux meilleurs d’entre nous.
Pas à mon papa, pensa Jake. Le Virtuose de la Mise à Mort n’a jamais de panne d’oreiller.
— Êtes-vous prêt pour votre examen de français ? demanda M. Bissette. Voulez-vous passer un examen avec moi cet après-midi[1] ?
— Oui, j’crois bien, dit Jake.
À vrai dire, il ne savait pas s’il était prêt pour l’examen. Il ne se rappelait même pas avoir étudié son français. Rien ne semblait important à ses yeux ces temps-ci, excepté les voix dans sa tête.
— Je tiens à vous dire à quel point j’ai apprécié votre présence dans ma classe cette année, John. J’aurais voulu le dire à vos parents, mais ils ne sont pas venus à la réunion des parents d’élèves…
— Ils sont très occupés, dit Jake.
M. Bissette hocha la tête.
— Eh bien, je suis content de vous avoir connu. Je tenais à vous le dire… et j’espère vous retrouver dans ma classe l’automne prochain.
— Merci.
Jake se demanda quelle serait la réaction de M. Bissette s’il ajoutait : Mais je ne crois pas que j’étudierai le français la rentrée prochaine, sauf si je peux suivre des cours par correspondance dans ce bon vieux sanatorium de Sunnyvale.
Joanne Franks, la secrétaire de l’école, apparut sur le seuil de la salle commune, sa clochette plaquée argent à la main. Toutes les cloches de Piper étaient actionnées à la main. Jake supposait que c’étaient des détails comme celui-ci qui faisaient son charme aux yeux des parents d’élèves. Un souvenir de la petite école de leur enfance. Il détestait ça. Le bruit de la cloche lui taraudait le cerveau…
Je ne peux plus tenir très longtemps, pensa-t-il avec désespoir. Navré, mais je perds la boule. Je perds vraiment la boule.
M. Bissette avait aperçu Mme Franks. Il fit mine de s’éloigner, puis revint sur ses pas.
— Est-ce que tout va bien, John ? Vous m’avez paru préoccupé ces derniers temps. Troublé. Il y a quelque chose qui vous tracasse ?
Jake faillit succomber devant la gentillesse de son professeur, mais il imagina la tête que ferait M. Bissette s’il lui répondait : Oui. Il y a quelque chose qui me tracasse. Un petit factoïde vraiment préoccupant. Je suis mort, voyez-vous, et je suis allé dans un autre monde. Et puis je suis mort une seconde fois. Vous allez me dire que ce genre de truc est impossible, et vous aurez raison, bien sûr, et une partie de moi-même sait que vous aurez raison, mais la majeure partie de moi-même sait que vous aurez tort. C’est vraiment arrivé. Je suis vraiment mort.
S’il disait quelque chose dans ce genre, M. Bissette téléphonerait illico à Elmer Chambers, et le sanatorium de Sunnyvale ressemblerait à une partie de plaisir comparé à la discussion qu’il aurait avec son père au sujet des gosses qui perdent les pédales juste avant les examens de fin d’année. Les gosses qui font des trucs inaptes à alimenter la conversation lors d’un dîner ou d’un cocktail. Les gosses qui Se Laissent Aller.
Jake s’obligea à sourire à M. Bissette.
— Je me fais un peu de souci pour les examens, c’est tout.
M. Bissette lui fit un clin d’œil.
— Vous les passerez haut la main.
Mme Franks agita sa clochette pour signaler le début de l’assemblée. Le bruit poignarda les oreilles de Jake et lui traversa le cerveau de part en part comme une petite fusée.
— Venez, dit M. Bissette. Nous allons être en retard. On ne peut pas faire ça le premier jour des examens de fin d’année, n’est-ce pas ?
Ils passèrent devant Mme Franks et sa clochette. M. Bissette se dirigea vers la rangée baptisée le chœur de la faculté. Il y avait plein de noms ridicules de cet acabit à Piper ; l’auditorium s’appelait la salle commune, la pause déjeuner le raout, les élèves de quatrième et de troisième les supérieurs, et les sièges pliants placés près du piano (auquel Mme Franks réserverait bientôt un traitement analogue à celui qu’elle infligeait à sa clochette) formaient bien entendu le chœur de la faculté. Tout ça faisait partie de la tradition, supposait Jake. Un parent sachant que son rejeton participait à un raout dans la salle commune plutôt que de manger du hachis Parmentier à la cantine se voyait ainsi assuré que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes de l’éducation.
Il s’assit au fond de la salle et écouta distraitement les annonces du matin. La terreur qui habitait son esprit en permanence lui donnait l’impression d’être un écureuil condamné pour l’éternité à galoper dans sa cage. Et quand il essayait de songer à un avenir meilleur, il ne voyait que des ténèbres.
Le navire de sa raison était en train de sombrer.
M. Harley, le principal, monta sur l’estrade et fit un bref discours sur l’importance de l’examen de fin d’année, affirmant que les notes qu’ils obtiendraient leur permettraient de faire un nouveau pas sur la Grande Route de la Vie. Il leur dit que l’école comptait sur eux, que lui-même comptait sur eux, que leurs parents comptaient sur eux. Il n’alla pas jusqu’à leur dire que le monde libre comptait sur eux mais se débrouilla pour sous-entendre que tel était le cas. Il conclut son intervention en les informant que les cloches seraient silencieuses durant la semaine des examens (la première et la seule bonne nouvelle que Jake ait apprise ce matin-là).
Mme Franks, qui avait pris place devant le piano, martela une mélodie qui se voulait évocatrice. Les élèves, soixante-dix garçons et cinquante filles, tous vêtus avec une élégance et une sobriété reflétant le goût et la stabilité financière de leurs parents, se levèrent comme un seul homme et entonnèrent l’hymne de l’école. Jake se contenta de remuer les lèvres et pensa à l’endroit où il s’était réveillé après sa mort. Il s’était tout d’abord cru en enfer… et lorsque l’homme à la robe noire était arrivé, il en avait été certain.
Ensuite, bien sûr, était arrivé l’autre homme. Un homme que Jake avait presque fini par aimer.
Mais il m’a laissé tomber dans l’abîme, pensa-t-il. Il m’a tué.
Il sentit des gouttes de sueur perler sur sa nuque et entre ses omoplates.
Saluons les murs de Piper,
Levons bien haut sa bannière ;
Salut à toi, aima mater,
J’ai réussi grâce à Piper !
Bon Dieu, quelle chanson de merde ! pensa Jake, et il s’aperçut soudain que son père l’aurait adorée.
La première heure de cours était consacrée à l’anglais, la seule discipline pour laquelle les élèves étaient dispensés d’examen. En guise d’épreuve de fin d’année, ils avaient dû rédiger une composition chez eux. Ils devaient rendre une copie tapée à la machine et longue de quinze cents à quatre mille mots. Le sujet imposé par Mme Avery était le suivant : Qu’est-ce que la vérité ? Leur note compterait pour vingt-cinq pour cent dans l’établissement de leur moyenne semestrielle.
Jake entra dans la classe et s’assit à la troisième rangée. Il n’y avait que onze élèves dans la salle. En septembre, lors de la journée d’orientation, M. Harley leur avait dit que Piper se targuait d’avoir les Classes les Moins Chargées de Toutes les Bonnes Écoles Privées de la Côte Est. Il avait tapé du poing sur son lutrin pour souligner son propos. Jake n’avait guère été impressionné, mais il avait transmis cette information à son père. Il pensait bien que celui-ci serait impressionné, et il ne s’était pas trompé.
Il ouvrit son cartable et en sortit délicatement la chemise bleue contenant sa composition. Il la posa sur son bureau dans l’intention de la relire une dernière fois, mais son attention fut attirée par la porte située à gauche de la salle. Cette porte donnait sur le vestiaire et elle était fermée ce jour-là car il faisait plus de 20 °C à New York et personne n’avait de manteau à y ranger. Le vestiaire ne contenait qu’une enfilade de cintres en cuivre et un tapis en caoutchouc pour y poser les bottes. Quelques cartons contenant des fournitures — craies, cahiers, etc. — étaient entreposés dans un coin.
Aucun intérêt.
Mais Jake quitta son siège, laissant la chemise fermée sur son bureau, et se dirigea vers la porte. Il entendait les murmures de ses condisciples qui relisaient une dernière fois leurs compositions en quête d’une faute d’orthographe ou de syntaxe, mais ils lui paraissaient infiniment lointains.
La porte revendiquait son entière attention.
Au cours des dix dernières journées, à mesure que les voix s’étaient mises à hurler dans son crâne, Jake était devenu de plus en plus fasciné par les portes — par toutes sortes de portes. Durant la semaine écoulée, il avait dû ouvrir celle de sa chambre cinq cents fois, et celle de la salle de bains mille fois ou plus. Chaque fois qu’il ouvrait une porte, il sentait une boule d’espoir et d’anticipation monter dans sa poitrine, comme si la réponse à tous ses problèmes se trouvait derrière telle ou telle porte, comme s’il allait la découvrir… un jour ou l’autre. Mais il ne voyait que le couloir, la salle de bains, l’entrée ou une pièce quelconque.
Le jeudi précédent, en rentrant de l’école, il s’était jeté sur son lit et s’était aussitôt endormi — le sommeil était apparemment le seul refuge dont il disposait désormais. Mais quand il s’était réveillé trois quarts d’heure plus tard, il était debout près de sa bibliothèque, occupé à dessiner une porte sur la tapisserie. Heureusement pour lui, il dessinait avec un crayon à papier et il avait réussi à gommer les traits les plus visibles.
Alors qu’il s’approchait du vestiaire, il ressentit de nouveau cet espoir irraisonné, persuadé que la porte ne donnait pas sur un placard obscur peuplé des seules senteurs persistantes de l’hiver — flanelle, gomme et fourrure mouillée —, mais sur un autre monde où il retrouverait son intégralité. Un faisceau de lumière éclatante transpercerait la salle de classe et il apercevrait des oiseaux volant dans un ciel bleu qui aurait la couleur
(de ses yeux)
d’un jean délavé. Le vent du désert lui ébourifferait les cheveux et sécherait la sueur qui maculait son front.
Il franchirait la porte et serait guéri.
Jake tourna le bouton et ouvrit la porte. Il ne vit que l’obscurité et une rangée de cintres étincelants. Un gant oublié depuis l’hiver dernier gisait près des piles de cahiers bleus dans le coin de la pièce.
Son cœur se serra et il eut une violente envie de se blottir dans ce placard obscur empli des senteurs amères d’hiver et de craie. Il allait pousser le gant et s’asseoir dans le coin, juste sous les cintres. Il s’assiérait sur le tapis de caoutchouc où les élèves posaient leurs bottes en hiver. Il allait s’asseoir là, s’enfoncer le pouce dans la bouche, se pelotonner, fermer les yeux et… et…
Et renoncer.
Cette idée — l’impression de soulagement qu’il ressentait à cette idée — était incroyablement séduisante. Elle sonnerait le glas de la terreur, de la confusion et de l’impression de dislocation qui l’avaient envahi. Car le pire, c’était bien ça ; cette impression persistante de vivre pour l’éternité dans un labyrinthe de miroirs.
Mais il y avait de l’acier dans Jake Chambers, tout comme il y en avait dans Eddie et dans Susannah. Et cet acier émit une lueur bleue qui éclaira les ténèbres de son esprit. Pas question de renoncer. La maladie qui l’affligeait risquait à plus ou moins long terme de triompher de sa raison, mais il ne lui ferait pas de quartier en attendant. Autant vendre son âme.
Jamais ! pensa-t-il farouchement. Jamais ! Jam…
— Quand vous aurez fini d’inventorier les fournitures du vestiaire, John, peut-être consentirez-vous à vous joindre à nous, dit Mme Avery de sa voix sèche et cultivée.
On entendit des gloussements lorsque Jake s’écarta de la porte du vestiaire. Mme Avery était debout derrière son bureau, ses longs doigts posés sur un buvard, et le regardait de ses yeux intelligents. Elle portait un tailleur bleu et ses cheveux étaient ramenés en chignon sur sa tête. Derrière elle, accroché au mur à sa place habituelle, Nathaniel Hawthorne lançait à Jake un regard sévère.
— Je vous demande pardon, marmonna Jake en refermant la porte.
Il fut aussitôt saisi par l’envie de la rouvrir, de vérifier une seconde fois qu’elle ne donnait pas sur un autre monde, un monde désertique écrasé par le soleil.
Au lieu de cela, il regagna sa place. Petra Jesserling lui lança un regard malicieux.
— Emmène-moi avec toi la prochaine fois, chuchota-t-elle. Comme ça, tu auras quelque chose à regarder.
Jake lui répondit par un sourire distrait et s’assit.
— Merci, John, dit Mme Avery de sa voix sempiternellement calme. À présent, avant que vous ne me rendiez vos compositions — qui, j’en suis persuadée, seront toutes excellentes, bien présentées et très précises —, j’aimerais vous donner la liste des livres que mes collègues et moi-même vous recommandons de lire durant l’été. J’aurais quelques mots à vous dire sur certains de ces excellents livres…
Tout en parlant, elle tendit à David Surrey une petite liasse de feuillets ronéotypés. David les distribua et Jake ouvrit sa chemise bleue pour jeter un dernier regard aux réponses qu’il avait bien pu donner à cette question essentielle : Qu’est-ce que la vérité ? Cela l’intéressait fort, car il ne se souvenait pas plus d’avoir rédigé sa composition qu’il ne se rappelait avoir étudié son français pour l’examen de fin d’année.
Il contempla la page de titre avec une sensation d’étonnement et de malaise mêlés. Les mots QU’EST-CE QUE LA VÉRITÉ ? par John Chambers étaient soigneusement tapés au centre de la page, et c’était très bien, mais pour une raison inconnue, il avait collé deux photos sous le titre. La première représentait une porte — il pensa qu’il devait s’agir de celle du 10 Downing Street à Londres —, la seconde un train Amtrak. C’étaient des photos en couleurs, de toute évidence découpées dans un magazine.
Pourquoi ai-je fait ça ? se demanda-t-il. Et quand ai-je fait ça ?
Il tourna la page et examina le début de sa composition, incapable de croire ou de comprendre ce qu’il voyait. Puis, à mesure que le choc laissait dans son esprit la place à une vague compréhension, l’horreur l’envahit insidieusement. C’était finalement arrivé ; il avait suffisamment perdu l’esprit pour que les autres puissent s’en rendre compte.
Je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière.
T.S. ELIOT (dit « Butch »)
Chacune de ses paroles était un mensonge,
Telle fut ma première pensée.
Robert BROWNING (dit « le Kid »)
Le Pistolero est la vérité.
Roland est la vérité.
Le Prisonnier est la vérité.
La Dame d’Ombres est la vérité.
Le Prisonnier et la Dame sont mariés. C’est la vérité.
Le relais est la vérité.
Le Démon qui Parle est la vérité.
Nous sommes allés sous les montagnes, et c’est la vérité.
Il y avait des monstres sous les montagnes. C’est la vérité.
L’un d’eux avait une pompe à essence Amoco entre les jambes et prétendait que c’était son pénis. C’est la vérité.
Roland m’a laissé mourir. C’est la vérité.
Je l’aime encore.
C’est la vérité.
— Et il est très important que vous lisiez tous Sa Majesté des mouches, disait Mme Avery de sa voix claire mais quelque peu éteinte. Et quand vous l’aurez lu, vous devrez vous poser certaines questions. Un bon roman ressemble souvent à une série de devinettes à tiroirs, et celui-ci est un très bon roman — un des meilleurs romans de la seconde moitié du XXe siècle. Demandez-vous d’abord quelle est la signification symbolique de la conque. Deuxièmement…
Loin. Très loin. Jake tourna la première page de sa composition d’une main tremblante, y laissant une tache de sueur.
Quand est-ce qu’une porte n’est plus une porte ? Quand elle est hors de ses gonds, et c’est la vérité.
Blaine est la vérité.
Blaine est la vérité.
Qu’est-ce qui a quatre roues et un million d’ailes ? Un camion à ordures grouillant de mouches, et c’est la vérité.
Blaine est la vérité.
Il faut surveiller Blaine en permanence, Blaine est peine, et c’est la vérité.
Je suis pratiquement sûr que Blaine est dangereux, et c’est la vérité.
Qu’est-ce qui est tout noir, tout blanc, tout rouge ? Un zèbre qui pique un fard, et c’est la vérité.
Blaine est la vérité.
Je veux retourner là-bas, et c’est la vérité.
Je dois retourner là-bas, et c’est la vérité.
Je vais devenir fou si je ne retourne pas là-bas, et c’est la vérité.
Je ne pourrai pas rentrer chez moi tant que je n’aurai pas trouvé une pierre une rose une porte, et c’est la vérité.
Tchou-tchou, et c’est la vérité.
Tchou-tchou. Tchou-tchou.
Tchou-tchou. Tchou-tchou. Tchou-tchou.
Tchou-tchou. Tchou-tchou. Tchou-tchou. Tchou-tchou.
J’ai peur. C’est la vérité.
Jake leva lentement les yeux. Son cœur battait si fort qu’il voyait danser devant lui une boule incandescente, comme l’image rémanente d’une ampoule, une ampoule qui clignotait à l’unisson de son rythme cardiaque titanesque.
Il vit Mme Avery tendant sa composition à ses parents. M. Bissette se tenait près d’elle, le visage grave. Il entendit Mme Avery dire de sa voix claire et pourtant quelque peu éteinte : Votre fils est gravement malade. Si vous avez besoin d’une preuve, jetez un coup d’œil à cette composition.
John n’est plus lui-même depuis environ trois semaines, ajouta M. Bissette. Il a parfois l’air terrifié et il a toujours l’air ahuri… il n’a plus sa tête à lui, si vous voyez ce que je veux dire. Je pense que John est fou… comprenez-vous[2] ?
Au tour de Mme Avery : Auriez-vous par hasard chez vous certaines substances hallucinogènes auxquelles John aurait pu avoir accès ?
Jake ne savait que vaguement ce qu’étaient les substances hallucinogènes, mais il savait que son père conservait plusieurs grammes de cocaïne dans le dernier tiroir de son bureau. Son père penserait sûrement qu’il avait fouillé dedans.
— À présent, laissez-moi vous dire quelques mots sur Catch 22, dit Mme Avery depuis son bureau. C’est un livre très difficile pour des jeunes gens de votre âge, mais vous le trouverez littéralement enchanteur si vous ouvrez votre esprit à son charme spécial. Vous pouvez considérer ce roman, si vous le voulez, comme une comédie surréaliste.
Je n’ai pas besoin de lire quelque chose comme ça, pensa Jake. Je suis déjà en train de vivre quelque chose comme ça, et ça n’a rien d’une comédie.
Il regarda la dernière page de sa composition. Il n’y figurait aucun mot. Mais il avait de nouveau collé une image sur le papier. C’était une photographie de la tour de Pise. Il avait noirci sa silhouette avec un crayon à papier. Les lignes sombres et sinueuses décrivaient d’extravagantes arabesques.
Il n’avait aucun souvenir de cette photo triturée.
Absolument aucun.
Il entendit à présent son père s’adresser à M. Bissette : Il est fou[3]. Oui, complètement fou. Un gosse qui gâche toutes ses chances de réussite dans une école comme Piper est FORCÉMENT fou, n’est-ce pas ? Eh bien… je vais m’occuper de ça. C’est mon boulot, après tout. La réponse, c’est Sunnyvale. Il a besoin de passer quelque temps à Sunnyvale, il pourra tresser des paniers d’osier et remettre de l’ordre dans son crâne. Ne vous inquiétez pas pour notre gosse, les amis ; il aura beau courir, il ne nous échappera pas.
Est-ce qu’on l’enverrait vraiment chez les cinoques s’il devenait évident que son ascenseur ne montait plus au dernier étage ? Jake pensait que la réponse était un oui franc et massif. Son père n’accepterait jamais d’abriter un dingue sous son toit. L’endroit où on l’enverrait ne s’appellerait peut-être pas Sunnyvale, mais il y aurait des barreaux aux fenêtres et des couloirs pleins d’hommes en blouse blanche et en souliers à semelles de crêpe. Ces hommes auraient des yeux vigilants, des muscles puissants et des seringues chargées de sommeil artificiel.
Ils diront à tout le monde que je suis parti, pensa Jake. (Un flot de panique réduisit provisoirement au silence les voix qui se querellaient dans son esprit.) Ils diront que je suis allé passer un an à Modesto, chez mon oncle et ma tante… ou que je suis allé en Suède pour apprendre la langue… ou que je suis parti réparer des satellites dans l’espace. Ma mère n’aimera pas ça… elle pleurera un peu… mais elle ne fera rien. Elle a ses petits amis pour la consoler, et puis elle fait toujours ce qu’il a décidé. Elle… ils… moi…
Il sentit un hurlement monter dans sa gorge et serra les lèvres pour le contenir. Il regarda de nouveau les arabesques noires qui grouillaient sur la photo de la tour de Pise et pensa : Je dois ficher le camp d’ici. Je dois ficher le camp tout de suite.
Il leva la main.
— Oui, John, qu’y a-t-il ?
Mme Avery le regardait de cet air légèrement exaspéré qu’elle réservait aux élèves qui l’interrompaient au milieu d’un exposé.
— Je souhaiterais sortir quelques instants, s’il vous plaît, dit Jake.
Nouvel exemple du Piper tel qu’on le parle. Les élèves de Piper n’avaient jamais besoin d’aller « au petit coin », de « se soulager », ni — Dieu les garde ! — de « couler un bronze ». Sans doute les considérait-on comme des êtres trop parfaits pour souiller de leurs déjections la Grande Route de la Vie. De temps en temps, ils demandaient la permission de « sortir quelques instants », un point c’est tout.
Mme Avery soupira.
— Est-ce vraiment nécessaire ?
— Oui, m’dame.
— Très bien. Ne tardez pas.
— Non, m’dame.
Il ferma la chemise en se levant, la prit dans sa main, puis la reposa à contrecœur. Inutile. Mme Avery ne manquerait pas de se demander pourquoi il emportait sa composition aux toilettes. Il aurait dû sortir les pages compromettantes de la chemise et les fourrer dans sa poche avant de demander la permission de sortir. Trop tard.
Jake remonta l’allée en direction de la porte, laissant sa chemise sur le bureau et son cartable sous le bureau.
— J’espère que ça n’aura pas de mal à sortir, Chambers, murmura David Surrey en étouffant un rire.
— Fermez votre grande bouche, David, dit Mme Avery, de toute évidence complètement exaspérée, et toute la classe éclata de rire.
Jake arriva devant la porte donnant sur le couloir et sentit l’espoir l’envahir de nouveau lorsqu’il en tourna le bouton : Ça y est — cette fois-ci, ça y est. Je vais ouvrir cette porte et le soleil brillera sur le désert. Je sentirai un vent sec et brûlant sur mes joues. Je franchirai la porte et je ne reverrai plus jamais cette classe.
Il ouvrit la porte et ne vit que le couloir, mais il avait quand même raison sur un point : il ne revit plus jamais la classe de Mme Avery.
Il avança lentement le long du sombre couloir lambrissé, quelques gouttes de sueur sur le front. Il passa devant plusieurs salles, dont il se serait senti obligé d’ouvrir les portes s’il n’avait pas aperçu les élèves au travail derrière les fenêtres. Il jeta un coup d’œil sur la classe de français de M. Bissette et sur la classe de géométrie de M. Knopf. Ses condisciples étaient penchés sur leurs cahiers, un stylo à la main. Il jeta un coup d’œil sur la classe d’éloquence de M. Harley et vit Stan Dorfman — une de ses connaissances qui n’étaient pas tout à fait des amis — entamer son discours de fin d’année. Stan paraissait mort de peur, mais Jake aurait pu lui dire qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’était la peur — la vraie peur.
Je suis mort.
Non, je ne suis pas mort.
Si.
Non.
Si.
Non.
Il arriva devant une porte où était inscrit le mot FILLES. Il l’ouvrit, s’attendant à découvrir le ciel bleu, le désert, les montagnes à l’horizon. Au lieu de cela, il vit Belinda Stevens debout devant un lavabo, les yeux fixés sur la glace, affairée à s’extraire un point noir du front.
— Bon Dieu, qu’est-ce qui te prend d’entrer ici ? demanda-t-elle.
— Excuse-moi. Je me suis trompé de porte. Je croyais que c’était celle du désert.
— Hein ?
Mais il avait déjà lâché la porte et elle se refermait sans bruit. Il passa devant le distributeur d’eau et ouvrit la porte marquée GARÇONS. Cette fois-ci, c’était la bonne, il le savait, il en était sûr, cette porte allait lui permettre de retourner dans…
Trois urinoirs impeccables luisaient à la lumière fluorescente. Un robinet gouttait solennellement dans un lavabo. Et c’était tout.
Jake laissa la porte se refermer. Il regagna le couloir, ses talons claquant énergiquement sur le carrelage. Il jeta un coup d’œil dans le bureau du principal et n’y vit que Mme Franks. Elle parlait au téléphone, se balançant doucement sur son fauteuil et triturant une mèche de ses cheveux. La clochette couleur argent était posée près du combiné. Jake attendit qu’elle disparaisse à sa vue, puis passa vivement devant la porte. Trente secondes plus tard, il émergeait à la lumière claire de ce matin de mai.
Je fais l’école buissonnière, pensa-t-il. (La confusion qui l’habitait ne l’empêcha pas de s’émerveiller de la tournure imprévue que prenaient les événements.) Dans cinq ou dix minutes, Mme Avery remarquera que je ne suis pas revenu des toilettes, elle enverra quelqu’un y jeter un coup d’œil… et tout le monde sera au courant. Tout le monde saura que je suis parti, que je fais l’école buissonnière.
Il pensa à la chemise posée sur son bureau.
Ils vont lire ma composition et ils vont penser que je suis dingue. Fou[4]. Bien sûr. C’est normal. Je suis fou.
Puis une autre voix prit la parole. Il crut reconnaître la voix de l’homme aux yeux de bombardier, l’homme qui portait deux revolvers sur ses hanches. Cette voix était glaciale… mais néanmoins quelque peu rassurante.
Non, Jake, dit Roland. Tu n’es pas fou. Tu es perdu et terrifié, mais tu n’es pas fou, et tu n’as rien à craindre de ton ombre au matin marchant derrière toi ni de ton ombre le soir surgie à ta rencontre. Tu dois trouver le chemin qui te reconduira chez toi, voilà tout.
— Mais où dois-je aller ? murmura Jake.
Il était sur le trottoir de la 50e Rue, entre Park Avenue et Madison Avenue, et regardait filer les voitures. Un bus passa en crachotant un mince sillage de fumée bleue et âcre.
— Où dois-je aller ? Où est cette putain de porte ?
Mais la voix du Pistolero s’était tue.
Jake tourna à gauche, en direction du Fleuve Oriental, et avança à l’aveuglette. Il n’avait aucune idée de sa destination — pas la moindre idée. Il ne pouvait qu’espérer que ses pieds l’y conduiraient… après l’avoir tant de fois égaré.
C’était arrivé trois semaines plus tôt.
On ne peut pas dire : Tout avait commencé trois semaines plus tôt, car cela donnerait l’impression qu’il y avait eu une sorte de progression et ce serait inexact. Il y avait bien eu une progression dans le comportement des voix, qui s’étaient faites de plus en plus violentes à mesure qu’elles proclamaient la véracité de leurs réalités contradictoires, mais le reste était arrivé d’un seul coup.
Il est 8 heures du matin quand il part pour l’école — il va toujours à l’école à pied quand il fait beau, et il fait un temps superbe en ce mois de mai. Son père est parti pour la Chaîne, sa mère est encore au lit, et Mme Greta Shaw est en train de lire le New York Post en buvant un café à la cuisine.
— Au revoir, Greta, lui dit-il. Je vais à l’école.
Elle le salue de la main sans lever les yeux de son journal.
— Bonne journée, Johnny.
Le train-train quotidien. Un jour comme les autres.
Et le train-train continue de rouler pendant les quinze cents secondes suivantes. Puis tout change de façon irrémédiable.
Il marche d’un pas nonchalant, son sac dans une main et son déjeuner dans l’autre, s’attarde devant les vitrines. Sept cent vingt secondes avant la fin de sa vie telle qu’il l’a connue, il s’arrête devant la vitrine de Brendio’s, où des mannequins vêtus de manteaux de fourrure et de tenues édouardiennes prennent des poses un peu raides. Il ne pense qu’aux parties de bowling qui l’attendent après les cours. Son score moyen est de 158, un score exceptionnel pour un gosse de onze ans. Il a pour ambition de devenir un jour un joueur professionnel (et si son père avait connaissance de ce petit factoïde, il piquerait une autre crise).
On se rapproche à présent — on se rapproche du moment où sa raison va subir une soudaine éclipse.
Il traverse la 39e Rue : plus que quatre cents secondes. Il attend le feu vert à la 41e Rue : deux cent soixante-dix secondes. Il s’arrête devant le magasin de jouets au coin de la 5e Avenue et de la 42e Rue : cent quatre-vingt-dix secondes. Et alors qu’il ne lui reste qu’un peu plus de trois minutes d’existence ordinaire, Jake Chambers pénètre dans l’ombre invisible de cette force que Roland appelle ka-tet.
Une étrange sensation de malaise l’envahit insidieusement. Tout d’abord, il a l’impression qu’on l’observe, puis il se rend compte que ce n’est pas ça… pas exactement. Il a l’impression d’avoir déjà vécu ce moment ; de revivre un rêve qu’il a en grande partie oublié. Il attend que ça passe, mais la sensation persiste. Et elle se fait même plus forte, s’enrichit d’un sentiment qu’il reconnaît comme étant de la terreur.
Devant lui, au coin de la 5e Avenue et de la 43e Rue, un Noir coiffé d’un canotier installe un stand de bretzels et de sodas.
C’est lui qui va crier : « Ô mon Dieu, il l’a tué ! », pense Jake.
Une grosse dame portant un sac Bloomingdale’s s’approche du coin de la rue.
Elle va lâcher son sac. Elle va lâcher son sac, porter ses mains à sa bouche et pousser un hurlement. Le sac va se déchirer. Il y a une poupée dans le sac. Elle est enveloppée dans une serviette rouge. Je la verrai depuis la chaussée. La chaussée sur laquelle je serai allongé, le pantalon imbibé de sang, au milieu d’une mare de sang.
Derrière la grosse dame, il y a un homme de haute taille vêtu d’un costume gris anthracite. Il tient un attaché-case à la main.
C’est lui qui va vomir sur ses souliers. C’est lui qui va lâcher son attaché-case et vomir sur ses souliers. Qu’est-ce qui m’arrive ?
Mais ses pieds le conduisent vers le carrefour, vers la chaussée que les piétons traversent d’un pas vif. Quelque part derrière lui, de plus en plus près, il y a un prêtre assassin. Il le sait, tout comme il sait que le prêtre va bientôt tendre les mains pour le pousser… mais il est incapable de se retourner. C’est comme s’il était piégé par un cauchemar où les choses suivent leur cours inéluctable.
Plus que cinquante-trois secondes. Devant lui, le vendeur de bretzels ouvre un compartiment dans sa carriole.
Il va en sortir une bouteille de Yoo-Hoo, pense Jake. Pas une boîte, une bouteille. Il va l’agiter et la boire aussitôt.
Le vendeur de bretzels sort une bouteille de Yoo-Hoo, l’agite vigoureusement et la décapsule.
Plus que quarante secondes.
Le feu va passer au vert.
Le signal PASSEZ PIÉTONS disparaît. Le signal ATTENDEZ PIÉTONS se met à clignoter. Et quelque part, à moins de deux pâtés de maisons de là, une grosse Cadillac bleue roule vers le croisement de la 5e Avenue et de la 43e Rue. Jake le sait, tout comme il sait que son conducteur est un homme obèse coiffé d’un chapeau de la même couleur que sa voiture.
Je vais mourir !
Il veut hurler ces mots aux passants qui se bousculent autour de lui sans le voir, mais ses mâchoires sont bloquées. Ses pieds le conduisent sereinement vers le croisement. Le signal ATTENDEZ PIÉTONS cesse de clignoter et resplendit de sa couleur rouge vif. Le vendeur de bretzels jette sa bouteille de Yoo-Hoo dans une poubelle au coin de la rue. La grosse dame se plante de l’autre côté de la chaussée, face à Jake, tenant son sac par les poignées. L’homme au costume anthracite est juste derrière elle. Plus que dix-huit secondes à présent.
C’est là qu’arrive le camion de jouets, pense Jake.
Devant lui, une fourgonnette sur laquelle sont peints un diable jovial jaillissant de sa boîte et les mots TOOKER JOUETS EN GROS franchit le croisement à vive allure, rebondissant sur les nids-de-poule. Derrière lui, et Jake le sait, l’homme en noir accélère l’allure, se rapproche de lui, tend vers lui ses longues mains. Mais il est incapable de se retourner, tout comme dans ces rêves où vous êtes poursuivi par un monstre.
Cours ! Et si tu ne peux pas courir, assieds-toi et accroche-toi à un panneau de stationnement interdit ! Empêche ça d’arriver !
Mais il est incapable d’empêcher quoi que ce soit. Devant lui, au bord du trottoir, il y a une jeune femme vêtue d’un pull blanc et d’un chemisier noir. À sa gauche, un jeune Chicano avec une énorme radio collée à l’oreille. Un tube disco de Donna Summer est en train de s’achever. Il sera suivi par Dr Love, de Kiss, et Jake le sait.
Ils vont s’écarter…
Alors même qu’il pense ces mots, la femme fait un pas sur sa droite. Le Chicano fait un pas sur sa gauche, et un espace se crée entre eux. Les pieds de Jake, ces traîtres, l’y conduisent. Plus que neuf secondes.
En bas de la rue, le soleil éclatant de ce mois de mai se reflète sur le bouchon de radiateur d’une Cadillac. C’est une Sedan de Ville modèle 1976 et Jake le sait. Six secondes. La Cadillac accélère. Le feu va bientôt passer au rouge et son conducteur, l’homme obèse au chapeau orné d’une petite plume, a l’intention de le prendre de vitesse. Trois secondes. Derrière Jake, l’homme en noir se penche. « Love to Love You, Baby » s’achève et la radio passe à présent « Dr Love ».
Deux.
La Cadillac change de file, rasant le trottoir sur lequel Jake se tient un peu plus loin, et fonce vers le croisement, calandre rugissante.
Un.
Le souffle de Jake se bloque dans sa gorge.
Zéro.
— Oh ! s’écrie Jake lorsque les mains le poussent violemment, le poussent sur la chaussée, le poussent vers la mort…
Sauf qu’il n’y a pas de mains.
Il chancelle quand même, agitant les bras, la bouche ouverte sur un O de désespoir. Le Chicano à la grosse radio tend la main, l’agrippe par le bras et le tire en arrière.
— Fais gaffe, petit héros, dit-il. Ces bagnoles vont te transformer en hamburger.
La Cadillac passe lentement devant lui. Jack aperçoit l’obèse au chapeau bleu qui lui jette un coup d’œil, puis la voiture disparaît.
C’est à ce moment-là que c’est arrivé ; c’est à ce moment-là qu’il s’est déchiré en deux, qu’il est devenu deux petits garçons. Le premier agonisait sur la chaussée. Le second se tenait sur le trottoir et regardait, stupéfait, le signal ATTENDEZ PIÉTONS laisser la place au signal PASSEZ PIÉTONS, les gens traverser la rue comme si rien ne s’était passé… et rien ne s’était passé, rien du tout.
Je suis vivant ! s’écria une moitié de son esprit avec soulagement.
Je suis mort ! lui répliqua l’autre moitié. Je suis étendu sur la chaussée et je suis mort ! Ils se rassemblent autour de moi et l’homme en noir qui m’a poussé leur dit : « Je suis prêtre. Laissez-moi passer. »
Un flot de nausée envahit son esprit et transforma ses pensées en nuages effilochés par le vent. Il vit la grosse dame s’approcher et jeta un coup d’œil dans son sac quand elle passa près de lui. Il aperçut les yeux bleus d’une poupée enveloppée dans une serviette rouge, tout comme il s’y était attendu. Puis elle disparut. Le vendeur de bretzels ne criait pas Ô mon Dieu, il est mort ; il continuait à s’installer pour la journée tout en sifflotant la chanson de Donna Summer que beuglait la radio du Chicano.
Jake se retourna, les yeux fous, en quête du prêtre qui n’était pas un prêtre. Il ne le vit nulle part.
Jake gémit.
Ressaisis-toi ! Qu’est-ce qui te prend ?
Il n’en savait rien. Il ne savait qu’une chose : il aurait dû être allongé sur la chaussée, dans l’attente de la mort, pendant que la grosse dame hurlait, que le type au costume anthracite vomissait, que l’homme en noir se frayait un chemin parmi les badauds.
Et c’était apparemment ce qui se passait dans une partie de son esprit.
Il fut pris d’un étourdissement. Laissant tomber son déjeuner sur le trottoir, il se gifla violemment les joues. Une femme en route pour le bureau lui jeta un regard bizarre. Il l’ignora. Abandonnant son déjeuner, il fonça sur la chaussée, ignorant le signal ATTENDEZ PIÉTONS qui s’était remis à clignoter. Mais cela n’avait plus d’importance. La mort s’était approchée de lui… mais elle était repartie sans le toucher. Ça n’aurait pas dû se passer comme ça, et il le savait au fond de lui-même, mais c’était quand même arrivé.
Peut-être qu’il vivrait éternellement.
Cette idée lui donnait envie de hurler.
Il avait les idées un peu plus claires lorsqu’il arriva à l’école, et son esprit s’affairait à le convaincre que tout ça n’était pas grave, pas grave du tout. Peut-être qu’il lui était arrivé un truc un peu bizarre, une sorte de flash psychique, un bref coup d’œil jeté sur un futur possible, mais quelle importance ? Aucune, pas vrai ? En fait, c’était même une idée un peu cool — ça ressemblait aux articles des journaux à sensation que Greta Shaw dévorait quand elle était sûre que la mère de Jake n’était pas dans les parages — des journaux comme le National Enquirer et l’Inside View. Sauf que, bien entendu, ces articles parlaient de flashs psychiques aussi décisifs qu’une attaque nucléaire tactique — une femme qui rêve d’un accident d’avion et qui annule sa réservation, un type qui rêve que son frère est retenu prisonnier dans une biscuiterie fabriquant des gâteaux chinois et qui s’avère avoir raison. Un flash psychique qui vous permet de savoir à l’avance que la radio va passer une chanson de Kiss, qu’une grosse dame a dans son sac Bloomingdale’s une poupée enveloppée dans une serviette rouge, qu’un vendeur de bretzels va boire son Yoo-Hoo dans une bouteille et non dans une boîte… quelle importance ça peut avoir ?
N’y pense plus, se dit-il. C’est fini.
Excellente idée, sauf que ce n’était pas encore fini lors de sa troisième heure de cours. Alors qu’il regardait M. Knopf résoudre des équations algébriques élémentaires, il se rendit compte, horrifié, que tout un ensemble de souvenirs inédits montaient à la surface de son esprit. Il avait l’impression de voir d’étranges objets émergeant lentement des eaux boueuses d’un lac.
Je me trouve dans un endroit que je ne connais pas, se dit-il. Enfin, dans un endroit que je connaîtrai — ou que j’aurais connu si la Cadillac m’avait écrasé. C’est le relais — mais la partie de moi-même qui s’y trouve ne le sait pas encore. Elle sait seulement qu’elle est quelque part dans le désert et qu’il n’y a personne. J’ai pleuré parce que j’ai très peur. J’ai peur d’être en enfer.
À 3 heures de l’après-midi, lorsqu’il arriva à l’Entre-Deux-Quilles, il avait trouvé la pompe dans l’étable et bu un peu d’eau. L’eau était glaciale et avait un goût minéral très prononcé. Bientôt, il entrerait dans le relais et trouverait une petite provision de bœuf séché dans une pièce qui avait jadis été une cuisine. Il le savait avec certitude, tout comme il avait su que le vendeur de bretzels allait boire une bouteille de Yoo-Hoo et que la poupée enfouie dans le sac Bloomingdale’s aurait les yeux bleus.
Ça ressemblait à des souvenirs du futur.
Il n’obtint que des scores médiocres au bowling — 96 et 87. Timmy jeta un coup d’œil à sa feuille de résultats lorsqu’il la lui tendit avant de partir et secoua la tête.
— C’est un jour sans, champion, dit-il.
— Tu peux le dire, répliqua Jake.
Timmy le détailla quelques instants.
— Tu te sens bien ? Tu es vraiment pâle.
— J’ai l’impression que j’ai attrapé un microbe.
Ça ne ressemblait pas à un mensonge. Il avait bel et bien attrapé quelque chose.
— Rentre chez toi et va te coucher, lui conseilla Timmy. Bois quelque chose de frais — du gin ou de la vodka, par exemple.
Jake se força à sourire.
— Entendu.
Il rentra lentement chez lui. Tout autour de lui, New York déployait sa séduction printanière — un musicien jouait sa sérénade à chaque coin de rue, les arbres étaient en fleurs, les passants de bonne humeur. Jake voyait tout cela, mais il voyait également au-delà : il se voyait tapi dans les ombres de la cuisine pendant que l’homme en noir buvait goulûment à la pompe, se voyait sangloter de soulagement lorsque l’homme — ou la créature — s’éloignait sans l’avoir découvert, se voyait plonger dans un profond sommeil dès que le soleil se couchait et que les étoiles apparaissaient une à une, tels des fragments de glace dans le ciel pourpre du désert.
Il ouvrit la porte du duplex, entra et se dirigea vers la cuisine pour aller manger un morceau. Il n’avait pas vraiment faim, mais telle était son habitude. Il approchait du réfrigérateur lorsque son œil se posa sur la porte de l’office, et il s’immobilisa. Il comprit soudain que le relais — ainsi que tout le reste de ce monde étrange qui était désormais le sien — se trouvait derrière cette porte. Il lui suffisait de la pousser pour rejoindre le Jake qui s’y trouvait déjà. La dislocation bizarre qui affligeait son esprit cesserait d’exister ; les voix qui ne cessaient de discuter de sa mort survenue et évitée à 8 h 25 ce matin-là finiraient par se taire.
Jake poussa la porte des deux mains, un sourire éclatant sur le visage… et se figea lorsque Mme Shaw, debout sur un tabouret au fond de l’office, poussa un hurlement. La boîte de sauce tomate qu’elle tenait dans sa main tomba par terre. Elle vacilla sur son perchoir et Jake se précipita pour l’empêcher de rejoindre la boîte de conserve.
— Doux Jésus ! hoqueta-t-elle en posant une main tremblante sur sa poitrine. Johnny, tu m’as fichu une trouille bleue !
— Je suis navré, dit-il.
Il était bien navré, mais il était aussi amèrement déçu. Ce n’était que l’office, après tout. Il était pourtant sûr…
— Qu’est-ce que tu fais à rôder comme ça dans la cuisine ? Je croyais que tu allais au bowling aujourd’hui ! Je ne t’attendais pas avant une heure ! Je ne t’ai pas encore préparé ton goûter, alors ne t’attends pas à ce que je te le serve.
— Ce n’est pas grave. De toute façon, je n’ai pas très faim.
Il se baissa pour ramasser la boîte de sauce tomate.
— On ne le croirait pas à te voir foncer tête baissée dans l’office, grommela-t-elle.
— J’ai cru entendre une souris. Sans doute que ce n’était que vous.
— Sans doute. (Elle descendit du tabouret et lui prit la boîte des mains.) On dirait que tu as attrapé la grippe, Johnny. (Elle posa une main sur son front.) Tu n’as pas l’air d’avoir de la température, mais ça ne veut pas dire grand-chose.
— Je dois être un peu fatigué, c’est tout. (Si seulement ce n’était que ça, pensa-t-il.) Je vais boire un soda et regarder la télé.
Elle grommela.
— Tu as des copies à me montrer ? Dans ce cas, dépêche-toi. Je suis en retard pour préparer le souper.
— Non, je n’ai rien aujourd’hui.
Il sortit de l’office, se servit un soda, puis alla dans la salle de séjour. Il alluma la télé et regarda Hollywood Squares d’un œil distrait pendant que les voix reprenaient leur querelle et que les souvenirs de l’autre monde continuaient à faire surface dans son esprit.
Sa mère et son père ne remarquèrent rien d’anormal — son père ne rentra du travail qu’à 21 h 30 — et ça lui convenait parfaitement. Il alla se coucher à 22 heures et resta étendu dans les ténèbres, écoutant les bruits de la ville montant à sa fenêtre : klaxons, sirènes et coups de frein.
Tu es mort.
Mais non. Tu es couché dans ton lit, bien à l’abri et bien en vie.
Aucune importance. Tu es mort, et tu le sais parfaitement.
Et le pire, c’est qu’il savait que les deux voix avaient raison.
Je ne sais pas laquelle de vous deux je dois croire, mais je sais que je ne tiendrai pas le coup longtemps si vous continuez comme ça. Alors taisez-vous, toutes les deux. Arrêtez de vous disputer et laissez-moi tranquille. D’accord ? S’il vous plaît ?
Mais les voix ne voulaient pas se taire. Ne pouvaient pas se taire, apparemment. Et Jake eut soudain l’idée de se lever — tout de suite — et d’ouvrir la porte de la salle de bains. L’autre monde se trouvait derrière elle. Il y aurait le relais et il y aurait aussi le reste de lui-même, blotti sous une vieille couverture dans un coin de l’étable, essayant de dormir et se demandant ce qui avait bien pu lui arriver.
Je peux le lui dire, pensa Jake, tout excité. Il rejeta ses couvertures, soudain persuadé que la porte qui se trouvait à côté de sa bibliothèque ne donnait plus sur la salle de bains mais sur un monde qui sentait la chaleur, l’armoise et l’effroi dans une poignée de poussière, un monde qui gisait à présent à l’ombre des ailes de la nuit. Je peux le lui dire, mais je n’en aurai pas besoin… parce que je serai EN lui… je SERAI lui !
Il traversa en courant sa chambre obscure, si soulagé qu’il se mit presque à rire, et ouvrit la porte en grand. Et…
Et c’était sa salle de bains. Rien que sa salle de bains, avec le poster encadré de Marvin Gaye sur le mur et sur le carrelage les lignes d’ombre et de lumière du store vénitien.
Il resta là un long moment, s’efforçant de ravaler sa déception. Elle refusa de se laisser faire. Et elle était amère.
Amère.
Les trois semaines suivantes s’étirèrent dans la mémoire de Jake comme une désolation brûlée par le soleil — des terres perdues de cauchemar où la paix, le calme et le répit étaient inconnus. Tel un prisonnier impuissant observant une ville mise à sac, il avait vu son esprit succomber peu à peu sous le poids des voix et des souvenirs spectraux. Il avait espéré que ses souvenirs parallèles disparaîtraient lorsque l’homme nommé Roland l’avait laissé choir dans l’abîme sous les montagnes, mais ils n’en avaient rien fait. Toute la séquence avait recommencé depuis le début, comme une bande magnétique programmée pour passer en boucle jusqu’à ce qu’elle se casse ou que quelqu’un vienne interrompre son déroulement.
Les perceptions qu’il avait de sa vie plus ou moins réelle de jeune garçon new-yorkais se firent de plus en plus éparses à mesure que le schisme s’élargissait dans son esprit. Il se rappelait être allé à l’école durant la semaine, au cinéma le week-end, et à un brunch dominical avec ses parents une semaine plus tôt (ou était-ce deux semaines plus tôt ?), mais il se souvenait de ces événements comme une personne atteinte de malaria se souvient des phases les plus dramatiques de son affection : les gens devenaient des ombres, leurs voix se superposaient, et il lui fallait lutter pour manger un sandwich ou pour prendre un Coca au distributeur du gymnase. Jake avait vécu ces journées dans une brume peuplée de voix querelleuses et de souvenirs dédoublés. L’obsession que lui inspiraient les portes — toutes sortes de portes — s’était aggravée ; l’espoir qu’il avait de trouver le monde du Pistolero derrière l’une d’elles avait persisté. Ce qui n’avait rien d’étrange, car c’était le seul espoir qui lui restait.
Mais à partir d’aujourd’hui, le jeu avait pris fin. De toute façon, il n’avait jamais eu une chance de le gagner. Il avait renoncé. Il faisait l’école buissonnière. Jake s’avança dans le réseau serré des rues de New York, la tête basse, ne sachant ni où il allait ni ce qu’il ferait une fois parvenu à destination.
Vers 9 heures, il finit par reprendre ses esprits et par jeter un coup d’œil autour de lui. Il se trouvait au coin de Lexington Avenue et de la 54e Rue et n’avait aucune idée sur la façon dont il était arrivé là. Il remarqua pour la première fois que le temps était absolument superbe. Il faisait déjà beau le 9 mai, le jour où sa folie avait pris naissance, mais il faisait dix fois plus beau aujourd’hui — peut-être était-ce aujourd’hui que le printemps allait apercevoir derrière lui l’été prêt à lui piquer la place, un sourire éclairant son visage bronzé et sûr de lui. Le soleil se reflétait avec éclat sur les vitres des buildings ; les ombres des piétons étaient d’un noir profond. Le ciel était d’un bleu sans reproche, parsemé çà et là de gros nuages de beau temps.
Un peu plus loin, deux hommes d’affaires en costume de bonne coupe se tenaient debout devant une palissade érigée autour d’un chantier. Ils riaient aux éclats et se passaient quelque chose. Curieux, Jake se dirigea vers eux et, une fois qu’il se fut rapproché, se rendit compte que les deux hommes d’affaires jouaient au morpion sur la palissade, dessinant grilles, X et O avec un stylo Mark Cross des plus coûteux. Jake fut littéralement enchanté de ce spectacle. L’un des deux hommes inscrivit un O dans le coin supérieur droit de la grille, puis traça une diagonale sur celle-ci.
— Encore battu ! s’exclama son ami.
Puis cet homme, qui ressemblait à un cadre supérieur, à un avocat ou à un agent de change, s’empara du stylo et dessina une autre grille.
Le gagnant tourna légèrement la tête et aperçut Jake. Il lui sourit.
— Belle journée, pas vrai, gamin ?
— Oh oui, dit Jake, émerveillé de sa propre sincérité.
— Trop belle pour aller à l’école, hein ?
Cette fois-ci, Jake éclata franchement de rire. Piper, ce lieu où on assistait à un raout plutôt que d’aller à la cantoche et où on sortait parfois quelques instants mais où on ne chiait jamais, lui semblait soudain lointain et insignifiant.
— Pour ça oui !
— Tu veux faire une partie ? Ce vieux Billy n’arrivait jamais à me battre quand on allait à l’école et il n’y arrive toujours pas aujourd’hui.
— Laisse ce gamin tranquille, dit le second homme d’affaires en brandissant le stylo. Cette fois-ci, je vais t’avoir.
Il fit un clin d’œil à Jake, et celui-ci fut fort surpris de lui lancer un autre clin d’œil en réponse. Il reprit sa route, laissant les deux hommes à leur jeu. Il avait de plus en plus l’impression que quelque chose de merveilleux allait arriver — avait peut-être déjà commencé à arriver —, et on aurait dit que ses pieds ne touchaient plus le trottoir.
Le signal PASSEZ PIÉTONS apparut et il commença à traverser Lexington Avenue. Il s’arrêta si brutalement au milieu de la chaussée qu’un coursier à bicyclette faillit le renverser. Il faisait un temps superbe — d’accord. Mais ce n’était pas pour cette raison qu’il se sentait si bien, si conscient de tout ce qui se passait autour de lui, si certain qu’il allait se passer quelque chose de fantastique.
Les voix s’étaient tues.
Elles ne s’étaient pas tues pour de bon — il le savait confusément —, mais, pour le moment, elles s’étaient tues. Pourquoi ?
Jake pensa soudain à deux hommes en train de se quereller dans une pièce. Ils sont assis l’un en face de l’autre et leur discussion est de plus en plus échauffée. Au bout d’un certain temps, ils se penchent l’un vers l’autre, tendent leurs visages belliqueux, s’arrosent mutuellement de postillons furibonds. Ils en viendront bientôt aux mains. Mais c’est alors qu’ils entendent un battement régulier — le bruit d’une grosse caisse —, suivi par un jaillissement de cuivres. Les deux hommes se taisent et échangent un regard intrigué.
Qu’est-ce que c’est ? demande le premier.
Je ne sais pas, répond l’autre. On dirait un défilé.
Ils se précipitent vers la fenêtre, et c’est un défilé — une fanfare en uniforme dont les membres marchent au pas tandis que le soleil fait chanter leurs trompettes et leurs cors, de jolies majorettes lançant leurs bâtons et agitant leurs longues jambes bronzées, des cabriolets couverts de fleurs et remplis de célébrités souriantes.
Les deux hommes oublient leur querelle et regardent par la fenêtre. Ils recommenceront tôt ou tard à se disputer, bien sûr, mais pour l’instant on dirait les meilleurs amis du monde ; épaule contre épaule, ils regardent passer le défilé…
Un coup de klaxon mit fin à la petite histoire que se racontait Jake, une petite histoire aussi vivante qu’un rêve dans son esprit. Il s’aperçut qu’il était toujours planté au milieu de Lexington Avenue et que le feu était passé au vert. Il jeta un regard terrifié autour de lui, persuadé que la Cadillac bleue allait lui foncer dessus, mais le type qui avait klaxonné était assis au volant d’une Mustang jaune et il avait un large sourire aux lèvres. On aurait dit que tous les habitants de New York avaient reçu une dose d’euphorisants ce jour-là.
Jake salua le conducteur de la Mustang et traversa en courant. Le type posa un doigt sur sa tempe pour lui faire comprendre qu’il était cinglé, puis lui rendit son salut et s’en fut.
Jake resta quelques instants immobile sur le trottoir, le visage offert au chaud soleil de mai, souriant et appréciant le beau temps. Les prisonniers condamnés à la chaise électrique devaient ressentir le même soulagement en apprenant qu’ils venaient de bénéficier d’une remise de peine, pensa-t-il.
Les voix s’étaient tues.
Quel défilé avait bien pu les distraire, même temporairement ? Telle était la question. Était-ce tout simplement la beauté peu ordinaire de ce matin de printemps ?
Jake ne le pensait pas. Il ne le pensait pas parce qu’il sentait monter en lui un étrange savoir, celui-là même qui l’avait possédé corps et âme trois semaines plus tôt, lorsqu’il était arrivé au coin de la 5e Avenue et de la 46e Rue. Mais le 9 mai, il avait su que sa mort était proche. Aujourd’hui, il ressentait la présence d’un rayonnement, une impression de bonheur et d’anticipation. C’était comme si… comme si…
Blanc. Tel fut le mot qui lui vint à l’esprit, et il résonna dans sa tête avec des accords chaleureux et triomphants.
— C’est le Blanc ! s’exclama-t-il. L’avènement du Blanc !
Il descendit la 54e Rue et, lorsqu’il arriva au coin de la 2e Avenue, il passa une nouvelle fois à l’ombre du ka-tet.
Il tourna à droite, puis s’arrêta et rebroussa chemin jusqu’au coin de la rue. Il devait descendre la 2e Avenue, oui, cela ne faisait aucun doute, mais il était du mauvais côté de la chaussée. Lorsque le feu passa au rouge, il traversa la rue en courant et tourna de nouveau à droite. Cette impression, cette idée de
(blancheur)
justesse se fit plus insistante. Il se sentait à moitié fou de joie et de soulagement. Tout irait bien. Cette fois-ci, pas d’erreur. Il était sûr qu’il allait bientôt voir des gens qu’il reconnaîtrait, tout comme il avait reconnu la grosse dame et le vendeur de bretzels, et ces gens-là feraient des choses dont il se souviendrait avant de les avoir vues. Puis il arriva devant la librairie.
Les mots RESTAURANT SPIRITUEL DE MANHATTAN étaient peints sur la vitrine. Jake se dirigea vers la porte. On y avait accroché une ardoise du type de celles qu’on emploie dans les restaurants et les cantines.
Jake entra, conscient du fait que, pour la première fois depuis trois semaines, il venait d’ouvrir une porte sans espérer trouver derrière un autre monde. Une clochette tinta au-dessus de sa tête. L’odeur légèrement épicée des vieux livres parvint à ses narines et lui donna l’impression de rentrer chez lui.
La librairie était bel et bien aménagée comme un restaurant. Les murs étaient couverts d’étagères croulant sous les livres, mais le centre de la boutique était occupé par un long comptoir. D’un côté de celui-ci étaient placées des petites tables entourées de chaises de cafétéria. Chacune de ces tables proposait les articles figurant au menu : des romans de Travis McGee écrits par John D. MacDonald, des romans de Philip Marlowe écrits par Raymond Chandler et des romans de Snopes écrits par William Faulkner. Près de ceux-ci était placée une petite pancarte : Éditions originales disponibles — nous consulter. Une seconde pancarte, posée sur le comptoir, disait tout simplement : FEUILLETEZ ! C’était ce que faisaient deux ou trois clients, assis au comptoir et buvant un café. Jake pensa aussitôt que cette librairie était la plus formidable qu’il eût jamais vue.
La question était la suivante : qu’est-ce qui l’avait conduit ici ? Était-ce la chance, ou bien était-ce l’impression persistante qu’il avait de suivre une piste — une sorte de rayon — que lui seul était destiné à trouver ?
Il jeta un coup d’œil aux livres posés sur une table toute proche et la réponse lui apparut aussitôt.
C’étaient des livres pour enfants. Comme la table n’était pas très grande, il n’y avait dessus qu’une dizaine de volumes — Alice au pays des merveilles, Bilbo le Hobbit, Les Aventures de Tom Sawyer et quelques autres du même acabit. Celui qui avait attiré l’attention de Jake était un livre d’images de toute évidence destiné à un très jeune public. Sur sa couverture d’un vert criard figurait une locomotive anthropomorphe qui gravissait une colline. Son chasse-buffles (d’une belle couleur rose) était en fait un large sourire et son phare était un œil jovial qui semblait inviter Jake Chambers à ouvrir le livre et à lire son histoire. Charlie le Tchou-tchou, tel était son titre, histoire et dessins de Beryl Evans. Jake revit en esprit sa composition de fin d’année, la photo d’un train Amtrak collée sur sa première page, les mots tchou-tchou qui y revenaient à plusieurs reprises.
Il attrapa le livre et le serra dans ses mains, comme s’il risquait de s’envoler sans crier gare. Lorsqu’il en examina la couverture, il s’aperçut qu’il se méfiait du sourire de Charlie le Tchou-tchou. Tu as l’air bien content, mais je pense que ce n’est qu’un masque, songea-t-il. Je ne pense pas que tu sois vraiment content. Et je ne pense pas non plus que tu t’appelles vraiment Charlie.
C’étaient là des pensées un peu dingues, sans aucun doute, mais elles ne lui semblaient pas dingues. Elles lui semblaient bien sensées. Elles lui semblaient refléter la vérité.
À côté de l’endroit où on avait posé Charlie le Tchou-tchou se trouvait un livre de poche en mauvais état. Sa couverture déchirée avait été rafistolée avec du Scotch jauni par l’âge. On y voyait un garçon et une fille, l’air très intrigué, une forêt de points d’interrogation au-dessus de leurs têtes. Ce livre s’intitulait Tradéridéra, Devine-moi ! Le nom de son auteur n’était pas mentionné.
Jake glissa Charlie le Tchou-tchou sous son bras et attrapa le recueil de devinettes. Il l’ouvrit au hasard et vit ceci :
Quand est-ce qu’une porte n’est plus une porte ?
— Quand elle est hors de ses gonds, murmura Jake. (Il sentit la sueur perler à son front… sur ses bras… sur tout son corps.) Quand elle est hors de ses gonds !
— Tu as trouvé quelque chose, fiston ? demanda une voix douce.
Jake se retourna et vit un gros homme vêtu d’une chemise blanche à col ouvert qui se tenait debout à l’extrémité du comptoir. Ses mains étaient enfouies dans les poches de son vieux pantalon de toile. Une paire de lunettes demi-lune était perchée sur le dôme brillant de son crâne chauve.
— Oui, dit Jake, tout excité. Ces deux livres. Est-ce qu’ils sont à vendre ?
— Tout ce que tu vois ici est à vendre, dit l’homme. L’immeuble lui-même serait à vendre s’il m’appartenait. Hélas ! je n’en suis que le locataire.
Il tendit la main et Jake hésita un instant à lui donner les livres. Puis il se décida à contrecœur. Une partie de lui-même s’attendait à voir le gros homme s’enfuir avec les bouquins, et si cela se produisait — si le gros homme faisait seulement mine de s’enfuir —, Jake était prêt à le plaquer au sol, à lui arracher les livres et à se tirer. Il avait besoin de ces livres.
— Bien, regardons ça de plus près, dit le gros homme. Au fait, je m’appelle Tower. Calvin Tower.
Il tendit la main.
Les yeux de Jake s’écarquillèrent et il recula d’un pas par pur réflexe.
— Quoi ?
Le gros homme l’examina avec un certain intérêt.
— Calvin Tower. Lequel de ces deux mots est une injure dans ta langue, ô vagabond hyperboréen ?
— Hein ?
— Tu ressembles à quelqu’un à qui on vient de mettre la main au panier.
— Oh ! Excusez-moi. (Il serra la grosse patte de M. Tower, espérant que celui-ci n’insisterait pas. Son nom l’avait fait sursauter, mais il ne savait pas pourquoi.) Je m’appelle Jake Chambers.
Calvin Tower lui serra la main avec enthousiasme.
— C’est un nom qui sonne bien, partenaire. On dirait le nom d’un héros de western — l’étranger qui arrive un beau jour à Black Fork, Arizona, qui nettoie la ville et puis qui reprend sa route. Un roman de Wayne D. Overholser, peut-être. Sauf que tu ne ressembles pas à un héros, Jake. Tu ressembles à un gamin qui a décidé qu’il faisait trop beau pour aller à l’école.
— Oh… non. Les cours sont finis depuis vendredi dernier.
Tower eut un large sourire.
— Ouais. Bien sûr. Et tu veux ces deux bouquins, hein ? C’est bizarre, les trucs que les gens achètent. Toi, quand je t’ai vu faire un bond tout à l’heure, j’aurais juré que tu étais un fan de Robert E. Howard prêt à me marchander une de ces superbes éditions publiées par Donald M. Grant — celles avec les illustrations de Roy Krenkel. Épée dégoulinante de sang, cuisses musclées, Conan le Barbare se taille un chemin parmi les hordes stygiennes.
— Ça a l’air chouette. Mais je voudrais ces livres pour les offrir à… euh, à mon petit frère. C’est son anniversaire la semaine prochaine.
Calvin Tower fit descendre ses lunettes sur son nez d’un coup de pouce et examina Jake de plus près.
— Vraiment ? Tu ressembles pourtant à un fils unique. Un fils unique, oui, un gamin qui sèche les cours pour profiter de la verte robe de Mlle Mai avant que n’arrive M. Juin et son canotier jaune.
— Pardon ?
— Peu importe. Je me sens toujours l’âme d’un poète quand vient le joli mois de mai. Les gens sont bizarres mais intéressants, Tex… pas vrai ?
— Sans doute, dit prudemment Jake.
Il ne savait pas s’il trouvait cet homme aimable ou irritant.
Un des lecteurs installés au comptoir pivota sur son tabouret. Il tenait une tasse de café dans une main et un exemplaire pourri de La Peste dans l’autre.
— Arrête de casser les pieds à ce gamin et vends-lui ces fichus bouquins, Cal, dit-il. On a encore le temps de finir cette partie d’échecs avant la fin du monde, à condition que tu te presses un peu.
— Je suis congénitalement incapable de me presser, dit Cal, mais il ouvrit Charlie le Tchou-tchou et scruta le prix inscrit au crayon rouge sur la page de garde. Ce n’est pas une rareté, mais il est en bon état. Les gosses ont pour habitude de massacrer les livres qu’ils aiment. Je devrais en exiger douze dollars…
— Bandit de grand chemin, dit le lecteur de La Peste.
L’homme assis à côté de lui éclata de rire. Calvin Tower ne leur prêta aucune attention.
— … mais je n’ai pas le cœur à te demander une somme pareille par une telle journée. Il te coûtera sept dollars. Plus la taxe de vente, bien sûr. Quant au recueil de devinettes, je te l’offre. Un cadeau de ma part à ce jeune garçon assez sage pour seller son cheval et partir pour les territoires le dernier jour du printemps.
Jake sortit son portefeuille et l’ouvrit avec anxiété, redoutant de n’avoir que trois ou quatre dollars en poche. Mais la chance était de son côté. Il avait un billet de cinq dollars et trois billets d’un dollar. Il les tendit à Tower, qui les enfouit machinalement dans une de ses poches, sortant de l’autre de la petite monnaie.
— Ne te presse pas, Jake. Maintenant que tu es là, viens par ici et bois un peu de café. Tes yeux vont s’ouvrir tout grands quand je réduirai à néant la minable défense de Kiev concoctée par Aaron Deepneau.
— Tu peux toujours courir, dit le lecteur de La Peste — Aaron Deepneau, sans aucun doute.
— J’aimerais bien, mais je ne peux pas. Je… je dois aller quelque part.
— Très bien. Tant que ce n’est pas à l’école.
Jake eut un large sourire.
— Non… pas à l’école. Là règne la folie.
Tower partit d’un rire homérique et remonta ses lunettes au sommet de son crâne.
— Pas mal ! Pas mal du tout ! Peut-être que la nouvelle génération n’est pas destinée à l’enfer, après tout. Aaron, qu’est-ce que tu en dis ?
— Oh que si, elle est destinée à l’enfer, répliqua Aaron. Ce gamin n’est que l’exception qui confirme la règle. Peut-être.
— Ne fais pas attention à ce vieux cynique, dit Calvin Tower. Reprends ta route, ô vagabond hyperboréen. J’aimerais bien avoir dix ou onze ans, moi aussi, avec une si belle journée devant moi.
— Merci pour les livres, dit Jake.
— Il n’y a pas de quoi. On est là pour ça. Reviens nous voir un de ces jours.
— Ça me ferait plaisir.
— Eh bien, tu sais où on est.
Oui, pensa Jake. Si seulement je savais où je suis.
Aussitôt sorti de la librairie, il ouvrit le recueil de devinettes à la première page, où se trouvait une courte introduction non signée :
« La devinette est peut-être le plus ancien de tous les jeux de société. Les dieux et les déesses de la mythologie grecque se posaient souvent des devinettes et des énigmes, et celles-ci étaient utilisées dans la Rome antique comme outils pédagogiques. On trouve plusieurs excellentes devinettes dans la Bible. Une des plus célèbres est celle que Samson posa le jour de son mariage avec Dalila :
« De celui qui mange est sorti ce qui se mange
« Et du fort est sorti le doux [5]
« Il soumit cette devinette à plusieurs de ses jeunes invités, persuadé qu’ils seraient incapables de la résoudre. Mais ils attirèrent Dalila à l’écart et elle leur donna la réponse. Furieux, Samson fit exécuter les jeunes tricheurs — comme vous le voyez, les devinettes étaient une affaire sérieuse dans l’Antiquité !
« Au fait, la réponse de la devinette de Samson — et de toutes les devinettes contenues dans ce livre — figure en fin de volume. Mais nous vous demandons de faire un effort pour les résoudre avant de jeter un coup d’œil à la solution ! »
Jake tourna les pages, sachant ce qu’il trouverait à la fin du livre avant même d’y être parvenu. Derrière la page intitulée SOLUTIONS, il n’y avait que la trace d’un cahier déchiré. Les réponses avaient été arrachées.
Il réfléchit durant quelques instants. Puis, obéissant à une impulsion qui n’en était peut-être pas une, il fit demi-tour et rentra dans le Restaurant Spirituel de Manhattan.
Calvin Tower leva les yeux de son échiquier.
— Tu as finalement décidé de boire un café, ô vagabond hyperboréen ?
— Non. Je voulais vous demander si vous connaissiez la solution d’une devinette.
— Je t’écoute, dit Tower en avançant un pion.
— C’est Samson qui l’a posée. Le costaud dans la Bible. Elle dit…
— « De celui qui mange est sorti ce qui se mange, dit Aaron Deepneau en se tournant vers Jake. Et du fort est sorti le doux. » C’est ça ?
— Oui, dit Jake. Comment la connaissez…
— Oh, j’ai pas mal roulé ma bosse. Écoute ça.
Il rejeta la tête en arrière et chanta d’une voix mélodieuse :
Un jour le grand Samson affronta un lion
Il sauta sur le dos du fauve d’un seul bond.
Les griffes du lion sont armes meurtrières,
Mais Samson s’agrippa à la bête rétive !
Il chevaucha le lion jusqu’à ce que mort s’ensuive,
Et les abeilles firent du miel dans sa crinière.
Aaron cligna des yeux, puis s’esclaffa devant l’air surpris de Jake.
— Est-ce que cela répond à ta question, mon ami ?
Jake ouvrait de grands yeux émerveillés.
— Waouh ! Quelle chouette chanson ! Où l’avez-vous apprise ?
— Oh, Aaron les connaît toutes, intervint Tower. Il glandait autour de Bleecker Street avant que Bob Dylan ait appris à tirer un accord de sa Hohner. Enfin, c’est ce qu’il dit.
— C’est un vieux negro-spiritual, dit Aaron à Jake, puis il se tourna vers Tower : Au fait, échec au roi, mon gros.
— Pas pour longtemps, dit Tower.
Il déplaça son fou. Aaron s’empressa de le prendre. Tower marmonna quelque chose entre ses dents. Jake crut entendre le mot enfoiré.
— La réponse est donc un lion, dit Jake.
Aaron secoua la tête.
— Ce n’est que la moitié de la réponse. L’énigme de Samson est à double détente, mon ami. L’autre moitié de la réponse est le miel. Tu as compris ?
— Oui, je crois.
— D’accord, alors en voilà une autre.
Aaron ferma les yeux quelques instants, puis récita :
Qui va son cours, mais ne marche point
Qui a une bouche, mais ne dit rien
Qui a un lit, mais n’y dort point,
Qui a des bras, mais pas de mains ?
— Gros malin, grommela Tower.
Jake réfléchit quelques instants, puis secoua la tête. Il aurait bien aimé chercher à résoudre cette énigme — ces devinettes étaient à la fois charmantes et fascinantes —, mais il avait l’impression qu’il ne devait pas s’attarder, qu’il avait autre chose à faire dans la 2e Avenue.
— Je donne ma langue au chat.
— Oh non, dit Aaron. On peut s’avouer vaincu par une devinette moderne. Mais les vraies devinettes ne sont pas seulement des blagues, mon petit — ce sont des énigmes. Réfléchis encore un peu à celle-ci. Si tu ne trouves pas la solution, ça te fera une excuse pour revenir nous voir. Et si tu as besoin d’une autre excuse, ce gros malin de Calvin fait un excellent café.
— D’accord, dit Jake. Merci. Au revoir.
Mais lorsqu’il sortit de la libraire, il acquit soudain la certitude qu’il ne remettrait jamais les pieds au Restaurant Spirituel de Manhattan.
Jake descendit la 2e Avenue, serrant ses nouveaux achats dans sa main gauche. Il essaya d’abord de réfléchir à la devinette — qui a un lit, mais n’y dort point ? — , mais une sensation d’anticipation chassa bientôt cette question de son esprit. Ses sens paraissaient plus aiguisés que jamais ; il voyait des millions de particules étincelantes enchâssées dans le trottoir, sentait un millier de parfums chaque fois qu’il respirait, semblait entendre des bruits secrets à moitié étouffés par le brouhaha de la rue. Il se demanda si ce n’était pas le genre d’impressions que ressentaient les chiens avant une tempête ou un tremblement de terre, et pensa que tel était certainement le cas. Mais il était également persuadé que ce qui l’attendait n’avait rien de maléfique, qu’il allait vivre un événement dont la nature compenserait l’horreur qu’il avait vécue trois semaines plus tôt.
Et à mesure qu’il s’approchait du lieu où se déciderait son destin, il voyait en esprit les choses qu’il allait faire durant les minutes suivantes.
Un clochard va me mendier un peu d’argent et je vais lui donner la monnaie que m’a rendue M. Tower. Et il y aura un magasin de disques. La porte sera ouverte pour faire entrer un peu d’air frais et j’entendrai les Rolling Stones quand je passerai devant elle. Et j’apercevrai mon reflet dans une vitrine pleine de miroirs.
La circulation était encore fluide sur la 2e Avenue. Les taxis jouaient du klaxon et faisaient du slalom entre les voitures et les camions trop lents à leur gré. Le soleil printanier étincelait sur leurs pare-brise et sur leurs carrosseries jaunes. Alors qu’il attendait que le feu passe au rouge, Jake vit le clochard au coin de la 52e Rue. Il était adossé au mur de brique d’un petit restaurant, et Jake vit que celui-ci s’appelait Marna Chow-chow.
Tchou-tchou, pensa-t-il. Et c’est la vérité.
— T’as pas un peu d’fric ? demanda le clochard avec lassitude.
Jake jeta sa monnaie dans la main tendue sans même la regarder. Il entendait les Rolling Stones, comme prévu :
Je vois une porte rouge et je veux la peindre en noir,
Plus de couleurs, je veux que tout soit noir…
En passant devant le magasin de disques, il vit — sans la moindre surprise — qu’il s’appelait Tower of Power[6].
Les tours n’étaient pas chères aujourd’hui, semblait-il.
Jake poursuivit sa route et les panneaux indiquant les noms des rues semblèrent flotter au-dessus de lui comme dans un rêve. Entre la 49e et la 48e Rue, il passa devant une boutique baptisée Reflets de Toi. Il tourna la tête et aperçut une douzaine de Jake dans les miroirs, comme prévu — une douzaine de garçons plutôt petits pour leur âge, une douzaine de garçons soigneusement vêtus : blazer bleu, chemise blanche, cravate bordeaux, pantalon gris. Il n’existait pas d’uniforme officiel à Piper, mais cette tenue était ce qui se rapprochait le plus d’un uniforme officieux.
Comme l’école lui semblait loin, à présent.
Soudain, Jake sut quelle était sa destination. On aurait dit qu’une merveilleuse source fraîche venait de jaillir dans son esprit. C’est une charcuterie fine, pensa-t-il. Du moins en apparence. En fait, c’est tout autre chose — c’est une porte sur un autre monde. Le monde. Son monde. Le bon monde.
Il se mit à courir en regardant droit devant lui. Le feu de la 47e Rue était vert, mais il l’ignora, bondit sur la chaussée et traversa les bandes blanches en jetant un vague regard sur sa gauche. Un camion de plombier pila dans un crissement de pneus pour l’éviter.
— Hé ! Ça va pas, la tête ? cria le chauffeur, mais Jake ne l’entendit pas.
Plus qu’un pâté de maisons.
Il se mit à sprinter comme un beau diable. Sa cravate flottait sur son épaule ; ses cheveux étaient rejetés en arrière ; ses mocassins martelaient le trottoir. Il ignorait les regards — tantôt amusés, tantôt simplement curieux — que lui jetaient les passants, tout comme il avait ignoré les cris du plombier.
C’est ici — au coin de la rue. À côté de la papeterie.
Un livreur vêtu d’un uniforme sombre poussait un chariot empli de paquets. Jake tendit les bras et franchit l’obstacle d’un bond. Le pan de sa chemise blanche jaillit de son pantalon et flotta comme un jupon sous son blazer. Il toucha terre et faillit entrer en collision avec un landau poussé par une jeune Portoricaine. Jake le contourna comme un joueur de rugby se jouant du pack adverse et filant à l’essai.
— Il y a le feu quelque part, mon mignon ? lui demanda la jeune femme, mais Jake l’ignora, elle aussi.
Il passa en courant devant la vitrine de la papeterie où s’amoncelaient stylos, agendas et calculettes.
La porte ! pensa-t-il, extatique. Je vais la voir ! Et est-ce que je vais rester planté devant comme un débile ? Oh que non ! Je vais la franchir sans m’arrêter, et si elle est fermée, je vais l’abattre et passer quand m…
Puis il vit ce qu’il y avait au coin de la 2e Avenue et de la 46e Rue et il finit par s’arrêter — il glissa sur les talons de ses mocassins, en fait. Il resta immobile au milieu du trottoir, les poings serrés, le souffle court, le front couvert de cheveux poisseux de sueur.
— Non, gémit-il. Non !
Mais ce refus quasi frénétique était impuissant à altérer la nature de ce qu’il voyait, à savoir rien du tout. Il n’y avait rien à voir, excepté une petite palissade entourant un terrain vague empli de détritus et de mauvaises herbes.
L’immeuble qui se dressait auparavant sur ce terrain avait été démoli.
Jake resta planté devant la palissade pendant deux bonnes minutes, examinant le terrain vague de ses yeux vitreux. La commissure de ses lèvres était agitée de tics. Il sentait son espoir, sa certitude absolue, s’évaporer peu à peu. Elle était remplacée par le désespoir le plus profond et le plus amer qu’il ait jamais connu.
Encore une fausse alerte, se dit-il une fois que le choc se fut suffisamment dissipé pour qu’il puisse commencer à reprendre ses esprits. Encore une fausse alerte, encore une impasse, encore un puits sec. Maintenant, les voix vont se remettre à parler, et moi, je crois bien que je vais me mettre à hurler. Et c’est très bien comme ça. Parce que j’en ai marre de lutter. J’en ai marre de devenir fou. Si c’est à ça que ressemble la folie, alors qu’on en finisse, qu’on m’emmène à l’hôpital, qu’on me fasse une piqûre pour m’assommer. Je renonce. Je suis au bout du rouleau — c’est fini.
Mais les voix ne se manifestèrent pas — du moins pas encore. Et lorsqu’il commença à réfléchir à ce qu’il voyait, il se rendit compte que le terrain vague n’était pas complètement vide, après tout. Au milieu du chiendent et des détritus se dressait une pancarte :
Bientôt ? Peut-être… mais Jake avait des doutes. Les lettres de la pancarte avaient pâli et elle était un peu de guingois. Un tagueur du nom de BANGO SKANK avait apposé sa marque en bleu fluorescent sur le dessin censé représenter la Résidence de la Baie de la Tortue. Jake se demanda si le projet avait été retardé ou tout simplement annulé. Il se rappela une conversation téléphonique entre son père et son conseiller financier durant laquelle le premier avait fortement déconseillé au second d’investir dans l’immobilier. « Je me fous des avantages fiscaux ! avait-il hurlé (pour autant que Jake pouvait en juger, son père adoptait toujours le même ton pour parler affaires — la cocaïne qu’il planquait dans son tiroir y était sans doute pour quelque chose). Quand on t’offre un poste de télé pour t’encourager à venir examiner des plans, il y a forcément anguille sous roche ! »
La palissade entourant le terrain vague lui arrivait à peine au menton. Elle était couverte d’affiches — Olivia Newton John au Radio City Music Hall, un groupe du nom de G. Gordon Liddy and the Grots dans un club de l’East Village, un film intitulé La Guerre des zombies qui n’avait connu qu’une brève carrière le printemps précédent. La plupart des pancartes ENTRÉE INTERDITE avaient été ainsi dissimulées par toutes sortes d’affiches et de posters. Un peu plus loin, la palissade était recouverte de graffitis dont la couleur jadis rouge vif s’était fanée, évoquant à présent celle des roses à la fin de l’été. Fasciné, les yeux grands ouverts, Jake murmura le message mural :
Vois la TORTUE comme elle est ronde !
Sur son dos repose le monde.
Tu veux des rires et des chansons ?
Suis donc le Sentier du RAYON.
Jake n’avait guère de doutes sur l’origine (sinon le sens) de cet étrange petit poème. Ce quartier de Manhattan était après tout connu sous le nom de Baie de la Tortue. Mais cela n’expliquait pas la chair de poule qui lui parcourait l’échine, ni l’impression qu’il avait d’avoir trouvé un nouveau panneau sur une fabuleuse autoroute occulte.
Jake déboutonna sa chemise et glissa les deux livres contre sa peau. Puis il regarda autour de lui, vit que personne ne lui prêtait attention, se hissa à la force du poignet en haut de la palissade, l’enjamba et se laissa tomber de l’autre côté. Son pied gauche atterrit sur une pile de briques qui s’effondra sous son poids. Il sentit sa cheville se tordre et une violente douleur irradier dans sa jambe. Il tomba par terre et poussa un cri de douleur et de surprise en se recevant sur les briques, comme si on lui avait martelé les côtes à coups de poing.
Il resta allongé quelques instants, reprenant son souffle. Il ne pensait pas être grièvement blessé, mais il s’était tordu la cheville et elle allait sans doute enfler. Il rentrerait sûrement chez lui en traînant la patte. Tant pis, il ne lui restait plus qu’à serrer les dents en attendant que ça passe ; il n’avait pas de quoi se payer un taxi.
Tu n’as pas vraiment l’intention de rentrer chez toi, n’est-ce pas ? Tes parents vont te dévorer tout cru.
Eh bien, peut-être que oui et peut-être que non. Pour autant qu’il pouvait en juger, il n’avait pas vraiment le choix. Chaque chose en son temps. Pour l’instant, il allait explorer ce terrain vague qui l’avait attiré aussi sûrement qu’un aimant attire la limaille de fer. La même sensation de pouvoir l’habitait encore, et il se rendit compte qu’elle était même plus forte que jamais. Il ne pensait pas se trouver dans un terrain vague ordinaire. Il se passait quelque chose ici, quelque chose d’important. Il sentait des vibrations agiter l’air, comme de l’électricité s’échappant de la plus grande centrale électrique du monde.
Comme il se relevait, Jake s’aperçut qu’il avait eu de la chance. Non loin de là se trouvaient des morceaux de verre éparpillés sur le sol. S’il était tombé là-dessus, il se serait sûrement coupé.
C’était la vitrine, pensa-t-il. Quand la charcuterie fine était encore ouverte, on voyait toutes sortes de viandes et de fromages dans la vitrine. Et ils étaient pendus à des ficelles.
Comment le savait-il, il n’en avait aucune idée, mais il le savait — sans l’ombre d’un doute.
Il jeta autour de lui un regard pensif, puis s’avança vers le centre du terrain. Un nouveau panneau l’y attendait, à moitié enfoui dans les mauvaises herbes. Jake se mit à genoux, le redressa et l’épousseta. Les lettres qui y étaient inscrites étaient à moitié effacées mais néanmoins lisibles :
Et sous l’enseigne, inscrite en lettres d’un rouge fané, cette phrase énigmatique : SON ESPRIT, QUOIQUE LENT, EST TOUJOURS TRÈS GENTIL ; IL TIENT CHACUN DE NOUS DANS SES NOMBREUX REPLIS.
C’est bien ici, pensa Jake. Oh oui !
Il laissa retomber le panneau, se releva et s’enfonça dans le terrain vague d’un pas lent, détaillant tout ce qui l’entourait. Le pouvoir montait en lui à chaque pas. Tout ce qu’il voyait — mauvaises herbes, verre brisé, tas de briques — lui apparaissait avec une extraordinaire clarté. Même les paquets de chips vides lui semblaient superbes, et le soleil transformait une bouteille de bière en cylindre de feu mordoré.
Jake avait conscience de son propre souffle et de la chape d’or que le soleil déposait sur toutes choses. Il comprit soudain qu’il se trouvait au seuil d’un grand mystère et il sentit un frisson de terreur et d’émerveillement le parcourir de la tête aux pieds.
Tout est ici. Tout est encore ici.
Les herbes frôlaient son pantalon ; les bardanes s’accrochaient à ses chaussettes. La brise fit voleter un emballage de Ring-Ding devant lui ; le soleil se posa sur le papier, révélant l’espace d’un instant un terrible et superbe éclat dans ses fibres.
— Tout est encore ici, répéta-t-il à voix haute, inconscient de l’éclat qui illuminait son propre visage. Tout.
Il entendait un bruit — il l’entendait depuis qu’il était entré dans le terrain vague, en fait. C’était un merveilleux bourdonnement suraigu, désespérément solitaire et pourtant merveilleux. C’aurait pu être le bruit du vent soufflant sur le désert, mais ce bruit-là était vivant. C’était le chant d’un chœur de mille voix, pensa-t-il. Il baissa les yeux et s’aperçut qu’il y avait des visages parmi les mauvaises herbes, les buissons et les tas de briques. Des visages.
— Que faites-vous ici ? murmura Jake. Qui êtes-vous ?
Il n’obtint aucune réponse mais crut entendre au sein du chœur un bruit de sabots frappant le sol poussiéreux, des coups de feu et des anges chantant des hosannas parmi les ombres. Les visages semblaient se tourner sur son passage. Ils semblaient suivre sa progression mais n’avaient aucune intention maléfique à son égard. Il apercevait la 46e Rue et un bout de l’immeuble des Nations Unies de l’autre côté de la Ire Avenue, mais ces bâtiments n’avaient aucune importance — New York n’avait aucune importance. La ville était devenue aussi pâle que le verre.
Le bourdonnement s’amplifia. Le chœur comprenait à présent un million de voix semblant monter du puits le plus profond de l’univers. Il entendit quelques noms mais n’aurait pu les identifier. L’un d’eux était peut-être Marten. Un autre était peut-être Cuthbert. Un troisième était peut-être Roland — Roland de Gilead.
Il y avait des noms ; il y avait des bribes de conversations qui auraient pu provenir d’une dizaine de milliers d’histoires entremêlées ; mais il y avait surtout ce bourdonnement sublime, cette vibration qui voulait lui emplir la tête d’un blanc étincelant. Jake faillit succomber à une joie toute-puissante lorsqu’il se rendit compte que cette voix était la voix du Oui ; la voix du Blanc ; la voix du Toujours. C’était un chœur céleste proclamant une affirmation unanime ; et ce chœur chantait dans le terrain vague. Il chantait pour lui.
Puis, enfouie parmi les bardanes enchevêtrées, Jake vit la clé… et derrière la clé, la rose.
Ses jambes le trahirent et il tomba à genoux. Il avait vaguement conscience des larmes qui coulaient sur ses joues, des gouttes d’urine qui souillaient son pantalon. Il rampa sur ses genoux et tendit la main vers la clé enfouie parmi les bardanes. Il pensait avoir déjà vu sa forme dans un rêve :
Le petit machin en forme de s au bout, pensa-t-il. C’est ça, le secret.
Lorsqu’il referma ses doigts sur la clé, le chœur se fit triomphant. Le cri que poussa Jake se perdit dans ce déchaînement de voix. Il vit un éclair blanc jaillir de la clé serrée entre ses doigts et sentit une violente décharge d’énergie lui parcourir le bras. On aurait dit qu’il venait d’agripper une ligne à haute tension, mais il ne ressentit aucune douleur.
Il attrapa Charlie le Tchou-tchou et glissa la clé entre deux pages. Puis ses yeux se posèrent de nouveau sur la rose et il comprit que c’était elle la vraie clé — la clé de tout. Il rampa vers elle, et son visage était auréolé de lumière, ses yeux étaient deux puits de feu bleuté.
La rose poussait sur une touffe d’herbe mauve.
Alors que Jake s’approchait de cette herbe venue d’ailleurs, la rose commença à éclore sous ses yeux. Elle lui révéla une sombre fournaise, chacun de ses pétales s’ouvrit en brûlant de sa fureur secrète. Jamais de sa vie il n’avait vu quelque chose d’aussi intensément vivant.
Et lorsqu’il tendit ses doigts sales vers cette merveille, les voix se mirent à chanter son nom… et une terreur sans nom s’insinua au centre de son cœur. Une terreur froide comme la glace et lourde comme la pierre.
Quelque chose n’allait pas. Il percevait une discordance palpitante, pareille à une déchirure sur une œuvre d’art inestimable ou à une fièvre mortelle rampant sous la peau glacée d’un invalide.
C’était quelque chose comme un ver. Un ver envahisseur. Et une forme. Une forme tapie au prochain tournant de la route.
Puis le cœur de la rose s’ouvrit à lui, révélant une lumière aveuglante, et il fut emporté par une vague d’émerveillement qui lui fit oublier tout le reste. Jake pensa un instant qu’il voyait simplement du pollen investi de la lueur surnaturelle qui imprégnait le cœur de tous les objets se trouvant en ce lieu — cela bien qu’il n’ait jamais entendu parler d’une rose à pollen. Il s’approcha un peu plus vite et vit que le disque de lumière jaune n’était pas une boule de pollen. C’était un soleil : une immense forge brûlant au centre de cette rose qui poussait dans l’herbe pourpre.
La terreur s’empara de nouveau de lui. Tout va bien, pensa-t-il, tout va bien ici, mais tout pourrait aller mal — et peut-être que ça a déjà commencé. On me permet de le sentir, du moins ce que je peux en supporter… mais qu’est-ce que c’est ? Et que puis-je faire ?
C’était quelque chose comme un ver.
Il le sentait puiser comme un cœur sombre et malade, luttant contre la beauté secrète de la rose, opposant ses imprécations au chœur qui l’avait apaisé et enchanté.
Il s’approcha un peu plus de la rose et vit que son cœur était fait de plusieurs soleils et non d’un seul… peut-être que ce réceptacle fragile mais précieux contenait tous les soleils.
Mais ça va mal. Elle est en danger.
Jake savait qu’il risquait presque certainement la mort en touchant ce microcosme étincelant, mais il ne put s’en empêcher et tendit la main. Son geste était dénué de terreur comme de curiosité ; il brûlait tout simplement du désir de protéger la rose.
Lorsqu’il reprit connaissance, il sut tout d’abord que plusieurs heures s’étaient écoulées et qu’il avait une migraine carabinée.
Que s’est-il passé ? Est-ce qu’on m’a attaqué ?
Il roula sur lui-même et s’assit. Une nouvelle onde de douleur lui parcourut le crâne. Il porta une main à sa tempe gauche et la retira poisseuse de sang. Il baissa les yeux et vit une brique pointant entre les mauvaises herbes. Son coin émoussé était écarlate.
S’il avait été plus pointu, je serais probablement mort ou dans le coma, pensa-t-il.
Il regarda son poignet et fut surpris de constater que sa montre était encore là. C’était une Seiko relativement bon marché, mais on ne s’endort pas impunément dans un terrain vague new-yorkais. Même si votre montre ne vaut pas tripette, il se trouve toujours quelqu’un pour vous la piquer. Apparemment, il avait eu de la chance.
Il était 16 h 15. Il avait passé au moins six heures allongé dans les mauvaises herbes, mort pour le monde. Son père avait probablement lancé les flics à sa recherche, mais cela ne lui paraissait guère important. Jake avait l’impression que mille ans s’étaient écoulés depuis qu’il avait quitté Piper.
Il parcourut la moitié de la distance qui le séparait de la palissade, puis s’arrêta.
Qu’est-ce qui lui était arrivé exactement ?
Peu à peu, ses souvenirs lui revinrent. Il avait enjambé la palissade. Il avait glissé et s’était tordu la cheville. Il baissa la main pour la palper et grimaça. Oui — cela au moins était exact. Et ensuite ?
Quelque chose de magique.
Il chercha ce quelque chose à tâtons comme un vieillard s’avançant avec hésitation dans une pièce obscure. Tous les objets avaient rayonné de leur propre lumière. Tous — même les papiers de bonbons et les bouteilles de bière. Il y avait eu des voix — elles chantaient et racontaient des milliers d’histoires entremêlées.
— Et des visages, murmura-t-il.
Il regarda autour de lui avec appréhension. Aucun visage à l’horizon. Les tas de briques n’étaient que des tas de briques, les mauvaises herbes des mauvaises herbes. Il n’y avait pas de visages, mais…
… mais ils étaient bien là. Ce n’était pas un effet de ton imagination.
Il en était sûr. Incapable de capturer l’essence de son souvenir, sa beauté et sa transcendance, il était néanmoins convaincu de sa réalité. Le souvenir qu’il avait des instants ayant précédé son évanouissement ressemblait à une photo prise lors du plus beau jour de sa vie. Il se rappelait cette journée — du moins en gros —, mais la photo lui semblait terne et presque sans vie.
Jake parcourut du regard le terrain vague qu’envahissaient les ombres violettes du crépuscule et pensa : Je veux que tu reviennes. Mon Dieu, je veux que tu reviennes comme avant.
Puis il vit la rose poussant dans sa touffe d’herbe pourpre, tout près de l’endroit où il était tombé. Son cœur fit un bond. Jake se précipita vers elle, ignorant la douleur qui irradiait dans sa cheville. Il tomba à genoux devant la rose comme devant l’autel d’un dieu. Il se pencha vers elle, les yeux écarquillés.
Ce n’est qu’une rose. Ce n’est qu’une rose, après tout. Et l’herbe…
L’herbe n’était pas pourpre, tout compte fait. Il y avait des taches pourpres sur les brins, oui, mais ceux-ci étaient d’un vert tout à fait normal. Il regarda un peu plus loin et vit qu’une autre touffe était tachée de bleu. À sa droite, une bardane était piquetée de rouge et de jaune. Et un peu plus loin, il aperçut un tas de pots de peinture. Glidden satinée, disaient les étiquettes.
Ce n’était que ça. Des taches de peinture. Mais tu délirais tellement que tu as cru voir…
Conneries.
Il savait ce qu’il avait vu et il savait ce qu’il voyait.
— Un camouflage, murmura-t-il. C’était bien là. Tout était là. Et… tout est encore là.
À présent qu’il reprenait ses esprits, il percevait de nouveau le pouvoir harmonique que recelait ce lieu. Le chœur était toujours là, toujours aussi mélodieux, même s’il semblait un peu plus lointain, un peu plus diffus. Il regarda un tas de briques et de morceaux de plâtre et y aperçut un visage à peine discernable. C’était le visage d’une femme au front orné d’une cicatrice.
— Allie ? murmura Jake. Vous vous appelez Allie, n’est-ce pas ?
Aucune réponse. Le visage avait disparu. Il n’avait devant lui qu’une pile de briques et de plâtre des plus ordinaires.
Il se retourna vers la rose. Sa couleur, vit-il, n’était pas ce rouge sombre qu’on trouve au cœur d’une fournaise mais un rose poussiéreux. Elle était très belle, mais loin d’être parfaite. Certains de ses pétales s’étaient recroquevillés ; leurs contours étaient brunâtres et racornis, morts. Aucun rapport avec les fleurs de serre qu’on voyait aux étalages des fleuristes ; ce devait être une rose sauvage, supposa-t-il.
— Tu es très belle, dit-il, et il tendit la main vers la rose pour la caresser.
En dépit de l’absence totale de brise, la fleur se pencha vers ses doigts. L’espace d’un instant, ils en touchèrent la surface, douce, veloutée, merveilleusement vivante, et le chœur sembla gagner en puissance tout autour de lui.
— Es-tu malade, belle rose ?
Il ne reçut aucune réponse, bien sûr. Lorsque ses doigts s’écartèrent des pétales, la fleur reprit doucement sa position initiale, dressée sur sa touffe d’herbe tachée dans sa tranquille splendeur oubliée.
Est-ce que les roses fleurissent à cette époque de l’année ? se demanda Jake. Les roses sauvages ? Et que fait une rose sauvage dans un terrain vague ? Et s’il en pousse une, comment se fait-il qu’il n’en pousse pas d’autres ?
Il resta à genoux devant elle pendant quelques instants, puis se rendit compte que, même s’il restait plongé dans la contemplation de la rose pendant tout l’après-midi (voire pendant le restant de ses jours), il ne parviendrait jamais à élucider son mystère. Il l’avait vue telle qu’elle était l’espace de quelques instants, tout comme il avait vu la totalité de ce recoin négligé de la ville ; il l’avait vue démasquée, dépouillée de son camouflage. Il souhaitait la revoir ainsi mais savait que son souhait ne serait pas exaucé.
L’heure était venue de rentrer à la maison.
Il vit les deux livres qu’il avait achetés au Restaurant Spirituel de Manhattan. Lorsqu’il les ramassa, un objet brillant tomba de Charlie le Tchou-tchou et atterrit dans une touffe de chiendent. Jake se pencha, veillant à ménager sa cheville, et le prit. À ce moment-là, le chœur monta un peu plus haut, puis émit de nouveau un bourdonnement quasi inaudible.
— C’était donc bien réel, ça aussi, murmura-t-il.
Il fit courir le bout de son doigt sur les encoches de la clé, ces encoches en forme de V. Il caressa la petite courbe en forme de S. Puis il enfouit la clé dans la poche de son pantalon et se dirigea vers la palissade en boitillant.
Il se préparait à l’escalader lorsqu’une pensée terrifiante s’empara soudain de son esprit.
La rose ! Et si quelqu’un venait ici pour la cueillir ?
Un petit gémissement horrifié s’échappa de ses lèvres. Il se retourna, chercha la rose du regard et l’aperçut enfin, plongée dans l’ombre d’un immeuble tout proche — minuscule forme rose dans la pénombre, vulnérable, superbe et esseulée.
Je ne peux pas l’abandonner — je dois veiller sur elle !
Mais une voix s’éleva dans son esprit, une voix qui était sûrement celle de l’homme qu’il avait rencontré au relais dans cette étrange vie parallèle. Personne ne viendra la cueillir. Et aucun vandale ne viendra l’écraser d’un coup de botte, incapable de supporter la vision de sa beauté. Elle ne court aucun danger de cette nature. Elle est capable de s’en protéger.
Un profond soulagement envahit Jake.
Est-ce que je pourrai revenir la voir ? demanda-t-il à la voix spectrale. Quand je serai déprimé, ou si les voix recommencent à se quereller dans ma tête ? Est-ce que je pourrai revenir la voir et connaître un peu de paix ?
La voix ne répondit pas et Jake conclut au bout de quelques instants qu’elle avait disparu. Il glissa Charlie le Tchou-tchou et Tradéridéra, Devine-moi ! dans la ceinture de son pantalon — lequel, remarqua-t-il, était taché de boue et couvert de bardanes —, puis se retourna vers la palissade. Il se hissa à la force du poignet, passa la jambe gauche de l’autre côté, puis la droite, et se laissa choir sur le trottoir de la 2e Avenue, prenant soin de se recevoir sur son pied valide.
Voitures et piétons étaient plus nombreux à cette heure de la journée. Quelques passants jetèrent un regard intrigué au petit garçon lorsqu’il atterrit sur le trottoir, blazer déchiré et chemise flottant au vent, mais quelques-uns seulement. Les New-Yorkais ont l’habitude de croiser des gens bizarres dans la rue.
Il resta immobile un moment, un peu désorienté et regrettant de quitter la rose, puis il s’aperçut que quelque chose avait changé — les voix querelleuses s’étaient tues. C’était déjà ça.
Lorsqu’il jeta un coup d’œil à la palissade, les vers de mirliton qui y étaient peints à la bombe lui sautèrent aux yeux, peut-être parce que les lettres avaient la même couleur que la rose.
— « Vois la TORTUE comme elle est ronde, murmura Jake. Sur son dos repose le monde. » (Il frissonna.) Quelle journée !
Il se retourna et, en traînant la patte, prit la direction de sa maison.
Le portier avait dû prévenir Elmer Chambers dès que Jake était entré dans le hall de l’immeuble, car il guettait son arrivée devant l’ascenseur au quatrième étage. Chambers portait un jean délavé et des bottes de cow-boy qui le grandissaient de cinq bons centimètres. Ses cheveux noirs taillés en brosse se hérissaient sur son crâne ; le père de Jake ressemblait en permanence à un homme venant de subir un choc extraordinaire. Il agrippa le petit garçon par le bras dès qu’il fut sorti de la cabine.
— Regarde-toi ! (Son père le détailla de la tête aux pieds : visage et mains également crasseux, taches de sang sur la joue et la tempe, pantalon souillé, blazer déchiré, cravate ornée d’une bardane en guise d’épingle.) Rentre ici ! Où diable étais-tu passé ? Ta mère est folle d’inquiétude !
Sans donner à Jake une chance de répondre, il le traîna derrière lui à l’intérieur de l’appartement. Jake aperçut Greta Shaw dans le petit couloir séparant la cuisine de la salle à manger. Elle lui adressa un regard timide et compatissant, puis disparut avant que les yeux de « monsieur » se posent sur elle.
La mère de Jake était assise sur son rocking-chair. Elle se leva en apercevant son fils, mais elle ne bondit pas à sa vue ; pas plus qu’elle ne se précipita vers lui pour le couvrir de baisers et d’invectives. Lorsqu’elle se dirigea vers lui d’un pas languissant, Jake examina ses yeux et estima qu’elle avait pris trois Valium depuis midi. Peut-être quatre. Ses parents étaient de grands partisans de l’industrie chimique.
— Mais tu saignes ! Où étais-tu passé ?
Elle prononça ces deux questions de sa voix aux accents cultivés d’ancienne étudiante de Vassar. On aurait pu la croire en train d’accueillir une vague connaissance ayant eu un accident de la route sans gravité.
— Dehors, dit Jake.
Son père le secoua sans ménagement. Jake ne s’y était pas attendu. Il trébucha et se reçut sur sa cheville blessée. La douleur qui lui tarauda la jambe le rendit soudain furieux. Il ne pensait pas que son père lui en voulait parce qu’il avait disparu de l’école en laissant derrière lui sa composition de cinoque ; son père lui en voulait parce qu’il avait eu la témérité de troubler son précieux emploi du temps.
Jusqu’à ce jour, Jake n’avait eu conscience que de trois sentiments relatifs à son père : l’incompréhension, la peur et un vague amour inexprimé. Un quatrième et un cinquième sentiment l’habitaient à présent. La colère et le dégoût. Une profonde nostalgie se mêlait à ces deux sentiments peu agréables. C’était cette nostalgie qui avait le plus d’importance pour lui, elle emplissait son esprit comme une brume subtile. Il regarda les joues cramoisies, les cheveux hérissés de son père, et souhaita retourner dans le terrain vague, contempler la rose et écouter le chœur. Ma place n’est plus ici, pensa-t-il. Plus maintenant. J’ai une tâche à accomplir. Si seulement je savais laquelle.
— Lâche-moi, dit-il.
— Qu’est-ce que tu dis ?
Les yeux bleus de son père s’écarquillèrent. Ils étaient injectés de sang. Il avait dû sérieusement piocher dans sa réserve de poudre magique et le moment était sans doute mal choisi pour le contrarier, mais Jake se rendit compte que c’était précisément ce qu’il avait l’intention de faire. Il refusait de se laisser traiter comme une souris dans les griffes d’un matou sadique. Pas ce soir. Peut-être plus jamais. Il comprit soudain que sa colère s’expliquait en grande partie par un fait tout simple : il ne pouvait pas leur parler de ce qui s’était passé — de ce qui se passait encore. Ils avaient fermé toutes les portes.
Mais j’ai une clé, pensa-t-il, et il la toucha à travers l’étoffe de son pantalon. Et deux vers de mirliton lui revinrent à l’esprit : Tu veux des rires et des chansons ? Suis donc le sentier du RAYON.
— J’ai dit : lâche-moi, répéta-t-il. Je me suis tordu la cheville et tu me fais mal.
— Tu n’auras pas seulement mal à la cheville si tu…
Jake sembla investi d’une force soudaine. Il saisit la main qui lui enserrait le bras juste en dessous de l’épaule et l’écarta violemment. Son père en resta bouche bée.
— Je ne bosse pas pour toi, dit Jake. Je suis ton fils, tu te rappelles ? Si tu l’as oublié, va donc jeter un coup d’œil à la photo posée sur ton bureau.
Les lèvres de son père se retroussèrent sur un rictus aux prothèses parfaites qui exprimait la surprise plus que la colère.
— Ne me parle pas sur ce ton, mon gars… Où diable est passé ton respect ?
— Je ne sais pas. Peut-être que je l’ai perdu en chemin.
— Tu t’absentes de l’école pendant toute une journée et quand tu rentres à la maison c’est pour parler à ton père comme si c’était…
— Arrêtez ! Arrêtez, tous les deux ! s’écria la mère de Jake.
Elle semblait au bord des larmes en dépit des tranquillisants qui imprégnaient son organisme.
Le père de Jake chercha à lui agripper le bras une nouvelle fois, puis se ravisa. La force avec laquelle son fils avait échappé à son étreinte quelques secondes plus tôt n’était sans doute pas étrangère à son hésitation. À moins que celle-ci ne soit due à l’éclat des yeux de Jake.
— Je veux savoir où tu es allé.
— Dehors. Je te l’ai déjà dit. Et c’est tout ce que je vais te dire.
— Nom de Dieu ! Ton principal a téléphoné, ton prof de français est venu ici, et ils avaient beaucoup[7] de questions à te poser, tous les deux ! Et moi aussi ! Alors j’attends tes réponses !
— Tu es tout sale, fit remarquer sa mère, qui ajouta timidement : Est-ce que tu as été agressé, Johnny ? Est-ce que tu t’es fait agresser dans la rue ?
— Bien sûr que non, gronda Elmer Chambers. Il a toujours sa montre, pas vrai ?
— Mais il saigne de la tête.
— Ce n’est rien, maman. Je me suis cogné.
— Mais…
— Je vais me coucher. Je suis très, très fatigué. Si vous voulez parler de tout ça demain matin, c’est d’accord. Peut-être qu’on sera tous un peu plus raisonnables. Mais pour le moment, je n’ai rien à dire.
Son père fit un pas vers lui et leva la main.
— Non, Elmer ! glapit sa mère.
Chambers l’ignora. Il attrapa Jake par le col de son blazer.
— Tu ne vas pas t’en tirer à si bon c…
Soudain, Jake pivota sur lui-même, s’arrachant à l’emprise de son père. La couture de son aisselle droite, déjà bien entamée, acheva de se découdre avec un ronronnement éraillé.
Elmer Chambers recula d’un pas en voyant les yeux étincelants de son fils. Une expression proche de la terreur apparut sur son visage déformé par la rage. L’éclat des yeux de Jake n’avait rien d’une métaphore ; ses globes oculaires semblaient bel et bien enflammés. Sa mère poussa un petit cri étouffé, porta une main à sa bouche, recula de deux pas et s’affala sur son rocking-chair avec un bruit sourd.
— Laisse… moi… tranquille, dit Jake.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda son père d’une voix presque plaintive. Qu’est-ce qui t’arrive, bon sang ? Tu fais l’école buissonnière le premier jour des examens de fin d’année, tu rentres à la maison dans un état épouvantable… et tu te conduis comme si tu étais devenu fou.
Cette fois-ci, les mots étaient prononcés — tu te conduis comme si tu étais devenu fou. Les mots qu’il redoutait depuis trois semaines, depuis que les voix querelleuses se faisaient entendre dans sa tête. L’Horrible Accusation. Mais à présent qu’elle était proférée, Jake s’aperçut qu’elle ne lui faisait guère peur, peut-être parce qu’il avait fini par résoudre lui-même son conflit. Oui, il lui était arrivé quelque chose. Et ce n’était pas fini. Mais non — il n’était pas devenu fou. Du moins pas encore.
— On en reparlera demain matin, dit-il.
Il se dirigea vers la porte de la salle de séjour et, cette fois-ci, son père ne tenta pas de l’arrêter. Il était presque arrivé dans le couloir lorsqu’il se figea en entendant la voix inquiète de sa mère.
— Johnny… est-ce que tu te sens bien ?
Et que répondre à ça ? Oui ? Non ? Ni oui ni non ? Oui et non ? Mais les voix s’étaient tues et c’était déjà ça. C’était déjà beaucoup, en fait.
— Je me sens mieux, dit-il finalement.
Il descendit dans sa chambre et referma la porte derrière lui. Le bruit qu’elle fit en l’isolant du reste du monde l’emplit d’un profond soulagement.
Il resta quelque temps devant la porte, l’oreille tendue. La voix de sa mère n’était qu’un murmure, celle de son père était un peu plus forte.
Sa mère dit qu’il avait perdu du sang et qu’il fallait appeler un docteur.
Son père dit que le gosse allait parfaitement bien ; il avait la langue trop bien pendue, voilà tout, et c’était facile à soigner.
Sa mère dit qu’il devait se calmer.
Son père dit qu’il était calme.
Sa mère dit…
Il dit, elle dit, blablabla. Jake les aimait encore — du moins en était-il presque sûr —, mais il lui était arrivé quelque chose et ce quelque chose allait entraîner d’autres choses.
Pourquoi ? Parce que la rose était malade. Et peut-être parce qu’il voulait courir et jouer… et revoir ses yeux, ses yeux aussi bleus que le ciel au-dessus du relais.
Jake se dirigea lentement vers son bureau en ôtant son blazer. Le vêtement était pratiquement fichu — la manche était presque complètement déchirée, la doublure pendait comme un drapeau en berne. Il le suspendit au dossier de sa chaise, puis s’assit et posa les livres sur son bureau. Il avait très mal dormi durant les dix derniers jours, mais il pensait qu’il dormirait bien cette nuit. Jamais il ne s’était senti aussi fatigué. Peut-être saurait-il ce qu’il devait faire lorsqu’il se réveillerait le matin venu.
On frappa doucement à la porte et Jake se retourna, les yeux méfiants.
— C’est Mme Shaw, John. Puis-je entrer une minute ?
Il sourit. Mme Shaw — bien sûr que oui. Ses parents l’avaient mobilisée pour servir d’intermédiaire. Ou peut-être valait-il mieux dire : de traductrice.
Allez le voir, lui avait sûrement dit sa mère. Il vous dira ce qui ne va pas. Je suis sa mère, cet homme aux yeux injectés de sang et au nez qui coule est son père, et vous n’êtes que la gouvernante, mais il vous dira ce qu’il n’a pas voulu nous dire. Parce que vous le voyez plus souvent que nous deux et parce que vous parlez peut-être son langage.
Elle porte un plateau, pensa Jake, et il souriait lorsqu’il ouvrit la porte.
Mme Shaw portait effectivement un plateau. Il s’y trouvait deux sandwiches, une tranche de tarte aux pommes et un verre de chocolat. Elle dévisageait Jake d’un air un peu anxieux, comme si elle le croyait capable de la mordre. Jake regarda derrière elle, mais il n’y avait aucune trace de ses parents. Il les imagina assis dans la salle de séjour, l’oreille aux aguets.
— J’ai pensé que tu aimerais peut-être manger un morceau, dit Mme Shaw.
— Oui, merci.
En fait, il avait une faim de loup ; il n’avait rien avalé depuis le petit déjeuner. Il s’écarta ; Mme Shaw entra (lui jetant un nouveau regard inquiet au passage) et posa le plateau sur son bureau.
— Oh ! regardez ça, dit-elle en attrapant Charlie le Tchou-tchou. J’avais ce livre quand j’étais toute petite. Tu l’as acheté aujourd’hui, Johnny ?
— Oui. Est-ce que mes parents vous ont demandé de vous renseigner sur ce que j’ai fait de ma journée ?
Elle acquiesça. Ni mensonge ni comédie. Pour elle, ce n’était qu’une corvée de plus. Tu peux me le dire si tu en as envie, semblait exprimer son visage, ou tu peux te taire si ça te chante. Je t’aime bien, Johnny, mais au fond, ça m’est égal. Moi, je travaille ici, c’est tout, et ça fait déjà une heure que j’aurais dû quitter mon service.
Il n’était nullement offusqué par ce commentaire imaginé ; au contraire, cela ne l’en apaisait que davantage. Mme Shaw faisait partie de ces connaissances qui n’étaient pas tout à fait des amis… mais elle était sans doute un peu plus proche de lui que n’importe lequel de ses camarades de classe, et beaucoup plus proche de lui que son père ou sa mère. Au moins Mme Shaw était-elle honnête. Elle ne faisait pas de chichis. Tout était comptabilisé sur son chèque de fin de mois et elle enlevait toujours la croûte des sandwiches.
Jake mordit à belles dents dans un de ceux qu’elle venait de lui apporter. Saucisse et fromage, son sandwich préféré. C’était une des autres qualités de Mme Shaw — elle connaissait toutes ses préférences. Sa mère était toujours persuadée qu’il aimait le maïs grillé et qu’il détestait les choux de Bruxelles.
— Dites-leur que je vais bien, s’il vous plaît, et dites à mon père que je m’excuse d’avoir été grossier avec lui.
C’était faux, bien sûr, mais son père n’attendait de lui qu’une excuse de ce type. Une fois que Mme Shaw la lui aurait transmise, il se détendrait et se raconterait son vieux mensonge habituel — il avait rempli son rôle de père et tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
— J’ai beaucoup bûché pour mes examens, dit-il la bouche pleine, et je pense que j’en ai subi le contrecoup ce matin. J’étais paralysé. Il fallait que je sorte, ou alors j’allais étouffer. (Il palpa la croûte qui ornait son front.) Quant à ceci, dites à ma mère que ça n’a rien de grave. Je ne me suis pas fait agresser ; ce n’était qu’un accident stupide. Je suis entré en collision avec le chariot d’un livreur. Ce n’est qu’une égratignure. Je ne vois pas double et ma migraine a disparu.
Elle hocha la tête.
— Je comprends — une école si exigeante avec ses élèves. Tu as eu peur d’échouer. Il n’y a aucune honte à avoir, Johnny. Mais tu n’étais vraiment pas dans ton assiette ces derniers temps.
— Je crois que ça ira maintenant. Il faudra peut-être que je refasse ma composition de fin d’année, mais…
— Oh ! fit Mme Shaw. (Ses yeux s’écarquillèrent et elle reposa Charlie le Tchou-tchou sur le bureau.) J’ai failli oublier ! Ton professeur de français a laissé quelque chose pour toi. Je vais le chercher.
Elle sortit. Jake espéra qu’il n’avait pas occasionné trop de souci à M. Bissette, qui était un type plutôt sympa, mais il supposa que tel devait être le cas puisque Bissette s’était fendu d’une visite à domicile. Ce n’était sûrement pas une habitude des enseignants de l’École Piper, pensa-t-il. Il se demanda ce que M. Bissette avait pu lui apporter. Sans doute une invitation à s’entretenir avec M. Hotchkiss, le psy de l’école. Ce qui l’aurait terrifié ce matin, mais pas ce soir.
Ce soir, seule la rose avait de l’importance à ses yeux.
Il attaqua son second sandwich. Mme Shaw avait laissé la porte ouverte et il l’entendait parler avec ses parents. Ceux-ci semblaient un peu rassurés. Jake but son chocolat, puis attrapa la tranche de tarte aux pommes. Mme Shaw revint quelques instants plus tard. Elle portait une chemise bleue que Jake connaissait bien.
Il découvrit que toute son angoisse ne l’avait pas déserté. Tout le monde était au courant à présent, les élèves comme les profs, et il était trop tard pour faire quoi que ce soit, mais ça le contrariait quand même que tout le monde sache qu’il avait perdu les pédales. Que tout le monde parle de lui.
Une petite enveloppe était attachée à la chemise par un trombone. Jake l’attrapa et se tourna vers Mme Shaw lorsqu’il l’ouvrit.
— Comment vont mes parents à présent ? demanda-t-il.
Elle s’autorisa un bref sourire.
— Ton père voulait savoir pourquoi tu ne lui as pas dit que tu avais tout simplement la fièvre des examens. Il dit que ça lui est arrivé deux ou trois fois quand il avait ton âge.
Jake fut fort surpris de cette révélation ; son père n’était pas du genre à s’attendrir sur des souvenirs du style Tu vois, quand j’avais ton âge… Jake s’efforça d’imaginer son père gamin et atteint de la fièvre des examens et s’aperçut qu’il en était incapable — tout ce qu’il voyait en esprit, c’était un nain agressif vêtu d’un sweat-shirt aux armes de Piper, un nain chaussé de bottes de cow-boy, un nain aux cheveux noirs hérissés sur son crâne.
La lettre provenait de M. Bissette.
Cher John,
Bonnie Avery m’a appris que vous aviez quitté l’école plus tôt que prévu. Elle est très inquiète à votre sujet, et moi aussi, même si nous avons déjà vu se produire ce genre de phénomène, en particulier durant les examens de fin d’année. Venez donc me voir dès demain matin, d’accord ? Vos problèmes, quels qu’ils soient, ne sont pas insolubles. Si ce sont les examens qui vous tourmentent — et, je le répète, ça arrive tout le temps —, nous pouvons reporter les épreuves auxquelles vous êtes soumis. Votre bonne santé est notre premier souci. Passez-moi un coup de fil ce soir si vous le souhaitez ; vous pouvez me joindre au 555-7661. Je suis à votre disposition jusqu’à minuit.
Rappelez-vous que nous vous estimons beaucoup et que nous sommes de votre côté.
Jake avait les larmes aux yeux. La compassion qu’exprimaient ces mots était merveilleuse, mais il lisait des choses encore plus merveilleuses entre les lignes — de la chaleur, de l’amour et un effort sincère (quoique né d’une méprise) pour le comprendre et le consoler.
M. Bissette avait dessiné une petite flèche à la fin de sa lettre. Jake tourna la page et lut ceci :
Au fait, Bonnie m’a demandé de vous transmettre ceci — félicitations !
Félicitations ? Qu’est-ce que ça voulait dire ?
Il ouvrit la chemise bleue. Une feuille de papier était attachée à la première page de sa composition. Elle portait l’entête de Bonita Avery et ce fut avec une stupéfaction croissante que Jake lut les lignes suivantes, rédigées au stylo à plume d’une écriture sans fioritures.
John,
Harvey vous aura sûrement fait part du souci qui est le nôtre — il est très doué pour ça —, aussi me contenterai-je de commenter votre composition, que j’ai lue et notée durant l’interclasse. Votre travail est profondément original et nettement supérieur à toutes les compositions scolaires que j’ai pu lire ces dernières années. L’utilisation que vous faites de la répétition incrémentielle (« … et c’est la vérité ») est très inspirée, mais il ne s’agit bien sûr que d’une ficelle d’écriture. Ce qui fait la valeur de votre texte, c’est sa qualité symbolique, telle qu’elle est initialement exposée par les images du train et de la porte sur la page de titre et telle qu’elle est développée de splendide façon dans le corps de votre travail. La conclusion logique de ce développement, à savoir l’image de la « Tour Sombre », exprime à mon sens l’idée que les ambitions ordinaires sont non seulement malavisées mais de plus dangereuses.
Je ne prétends pas comprendre tout le symbolisme de votre texte (« la Dame d’Ombres », « le Pistolero ») mais il me semble évident que c’est vous qui êtes « le Prisonnier » (de l’école, de la société, etc.) et que « le Démon qui Parle » n’est autre que le système éducatif. Il est possible que « Roland » et « le Pistolero » représentent la même figure d’autorité — peut-être votre père ? Cette possibilité m’a tellement intriguée que j’ai cherché son prénom dans votre dossier scolaire. Il se prénomme Elmer, mais j’ai remarqué que l’initiale de son second prénom est R.
Je trouve cela extrêmement intéressant. À moins que ce nom ne soit un double symbole, inspiré à la fois par votre père et par le poème de Robert Browning, « Le Chevalier Roland s’en vint à la Tour Noire » ? Ce n’est pas le genre de question que je poserais à n’importe quel élève, mais je sais quel lecteur vorace vous êtes !
Quoi qu’il en soit, je suis extrêmement impressionnée. Les jeunes élèves sont souvent attirés par ce style qu’on a baptisé « flux de conscience », mais ils sont rarement capables de le maîtriser. Vous avez parfaitement réussi la synthèse du f. de c. et du langage symbolique.
Bravo !
Venez me voir dès que vous serez de nouveau « d’attaque » — je souhaite discuter avec vous d’une éventuelle publication de votre travail dans le numéro de rentrée du magazine littéraire des élèves.
P.-S. Si c’est parce que vous doutiez de mes capacités à comprendre une composition d’une richesse si surprenante que vous avez quitté l’école aujourd’hui, j’espère que cette lettre vous aura rasséréné.
Jake détacha la missive, découvrant la page de titre de sa composition profondément originale et pleine de richesse symbolique. Mme Avery y avait inscrit au feutre rouge la note A+ et l’avait enrichie de l’appréciation : EXCELLENT !!!
Jake se mit à rire.
Toute la journée qu’il avait vécue — cette longue journée emplie de terreur, de confusion, d’exaltation et de mystère — était condensée dans ses éclats de rire tonitruants. Il s’affala sur sa chaise, la tête rejetée en arrière, se tenant les côtes, les joues inondées de larmes. Il rit presque à en perdre la voix. Chaque fois qu’il pensait réussir à s’arrêter, il apercevait un des commentaires élogieux de Mme Avery, et c’était reparti pour un tour. Il ne vit pas son père lorsqu’il arriva sur le seuil de sa chambre, lui jeta un regard intrigué et hostile, puis repartit en secouant la tête.
Finalement, il prit conscience que Mme Shaw était toujours assise sur le lit et le regardait avec un détachement amical où perçait une légère curiosité. Il essaya de lui parler, mais fut de nouveau saisi par une crise de fou rire.
Il faut que je m’arrête, pensa-t-il. Il faut que je m’arrête ou ça va me tuer. Je vais avoir une attaque, une crise cardiaque ou quelque chose comme ça…
Je me demande comment elle a interprété « tchou-tchou, tchou-tchou », se dit-il, et il se remit à rire de plus belle.
Finalement, ses spasmes d’hilarité devinrent de simples gloussements. Il s’essuya les yeux avec la manche de sa chemise et dit :
— Excusez-moi, madame Shaw — c’est juste que… eh bien… j’ai eu un A+ à ma composition. Elle est très… très originale… et très riche en sym… en sym…
Mais il ne put achever sa phrase. Il se retrouva plié en deux, les mains sur ses côtes douloureuses.
Mme Shaw se leva et sourit.
— C’est très bien, John. Je suis ravie que ça se soit bien passé pour toi et je suis sûre que tes parents seront également enchantés. Je suis horriblement en retard — je crois que je vais demander au portier de m’appeler un taxi. Bonne nuit et fais de beaux rêves.
— Bonne nuit, madame Shaw, dit Jake en faisant un effort pour se contrôler. Et merci.
Dès qu’elle eut pris congé, il se mit de nouveau à rire.
Durant la demi-heure qui suivit, ses parents vinrent le voir à tour de rôle. Ils s’étaient effectivement calmés et la bonne note qu’il avait reçue sembla les apaiser davantage. Jake avait ouvert son manuel de français sur son bureau mais il ne l’avait pas vraiment regardé et il n’avait aucune intention de réviser pour son examen. Il attendait que ses parents aient disparu pour pouvoir étudier en paix les deux livres qu’il avait achetés. Il avait dans l’idée qu’il aurait bientôt à passer un véritable examen et il souhaitait plus que tout le réussir.
Son père mit le nez à la porte de sa chambre vers vingt-deux heures quinze, une vingtaine de minutes après la brève visite confuse de sa mère. Elmer Chambers tenait une cigarette dans une main et un verre de scotch dans l’autre. Il paraissait non seulement plus calme mais aussi un peu pété. Jake se demanda vaguement s’il n’avait pas pillé les réserves de Valium de sa mère.
— Ça va, le gosse ?
— Oui.
Il était redevenu le petit garçon propre sur lui en pleine possession de ses moyens. Les yeux qu’il tourna vers son père étaient opaques plutôt qu’étincelants.
— Je voulais te dire que je m’excuse de ce qui s’est passé tout à l’heure, lui dit son père.
Il n’était pas du genre à s’excuser et se débrouillait fort mal. Jake se surprit à avoir un peu pitié de lui.
— Ce n’est rien.
— J’ai eu une journée difficile. (Il agita son verre presque vide.) Pourquoi on ne tirerait pas un trait là-dessus ?
Il s’exprimait comme s’il venait d’avoir une idée vraiment géniale.
— C’est ce que j’ai déjà fait, dit Jake.
— Bien. (Son père semblait soulagé.) Il serait peut-être temps d’aller au lit, non ? Demain, tu auras des explications à donner et des examens à passer.
— Oui. Est-ce que maman se sent bien ?
— Ça va, ça va. Je retourne dans mon bureau. J’ai encore de la paperasse à faire.
— Papa ?
Son père le regarda d’un air méfiant.
— Quel est ton second prénom ?
Jake comprit à l’expression de son père que s’il avait bien vu sa note, il n’avait pris la peine de lire ni sa composition ni la critique rédigée par Mme Avery.
— Je n’en ai pas, dit-il. Ce n’est qu’une initiale, comme le S de Harry S. Truman. Sauf que moi, c’est un R. Pourquoi me demandes-tu ça ?
— Simple curiosité, dit Jake.
Il réussit à garder son sérieux jusqu’au départ de son père… mais dès que la porte se referma, il se précipita vers son lit et enfouit son visage dans l’oreiller pour étouffer une nouvelle crise de fou rire.
Une fois assuré que sa crise était passée (bien qu’un gloussement montât encore de temps en temps dans sa gorge comme une secousse résiduelle) et que son père s’était enfermé dans son bureau avec ses cigarettes, son scotch, sa paperasse et son petit flacon de poudre blanche, Jake retourna s’asseoir à son bureau, alluma la lampe et ouvrit Charlie le Tchou-tchou. Il jeta un bref coup d’œil aux premières pages et vit que le livre était sorti en 1952 ; il avait en sa possession un exemplaire de la quatrième édition. Il regarda en quatrième page de couverture, mais on n’y donnait aucun renseignement sur l’auteur, Beryl Evans.
Jake rouvrit le livre à sa première page, examina un dessin représentant un homme blond assis dans la cabine d’une locomotive à vapeur, s’attarda sur son sourire fier, puis se mit à lire.
Bob Brooks travaillait comme mécanicien pour la compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes et faisait régulièrement le trajet de Saint Louis à Topeka. Bob le Mécano était le meilleur conducteur de la compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes et Charlie était le meilleur train !
Charlie était une locomotive à vapeur 402 Big Boy et Bob le Mécano était le seul homme à avoir eu la permission de s’asseoir dans sa cabine et de tirer sur le cordon de son sifflet. Tout le monde connaissait le WHOOO-OOOO du sifflet de Charlie et chaque fois que les gens l’entendaient résonner dans les plaines du Kansas, ils disaient : « Voilà Charlie et Bob le Mécano, l’équipe la plus rapide de la ligne Saint Louis-Topeka ! »
Les petits garçons et les petites filles couraient dans leur jardin pour voir passer Charlie et Bob le Mécano. Bob le Mécano leur souriait et les saluait d’un grand geste de la main. Les enfants lui rendaient son sourire et son salut.
Bob le Mécano avait un grand secret. Il était le seul à savoir que Charlie le Tchou-tchou était bel et bien vivant. Un jour, alors qu’ils allaient de Topeka à Saint Louis, Bob le Mécano entendit quelqu’un chanter à voix basse.
— Qui est dans la cabine avec moi ? dit Bob le Mécano d’une voix sévère.
— T’as besoin d’aller voir un psy, Bob le Mécano, murmura Jake en tournant la page.
Il découvrit un dessin montrant Bob le Mécano penché sous le foyer automatique de Charlie le Tchou-tchou. Jake se demanda qui conduisait le train et guettait l’apparition sur la voie d’une vache égarée (ou d’un petit garçon ou d’une petite fille) pendant que Bob cherchait un passager clandestin dans sa cabine, et conclut que Béryl Evans ne devait pas connaître grand-chose aux trains.
— Ne t’inquiète pas, dit une petite voix bourrue. Ce n’est que moi.
— Qui ça, moi ? demanda Bob le Mécano.
Il prit sa voix la plus sévère car il pensait encore que quelqu’un lui faisait une farce.
— Charlie, dit la petite voix bourrue.
— Ha ha ha ! dit Bob le Mécano. Les trains ne savent pas parler ! Je ne sais pas grand-chose mais je sais au moins ça ! Si tu es vraiment Charlie, je suppose que tu es capable de faire marcher toi-même ton sifflet !
— Bien sûr, dit la petite voix bourrue, et le sifflet fit entendre son joyeux cri qui résonna dans les plaines du Missouri : WHOOO-OOOO !
— Bonté divine ! dit Bob le Mécano. C’est vraiment toi !
— Je te l’avais dit, dit Charlie le Tchou-tchou.
— Comment se fait-il que je n’aie jamais su que tu étais vivant ? demanda Bob le Mécano. Pourquoi ne m’as-tu jamais parlé avant aujourd’hui ?
Alors Charlie chanta sa chanson à Bob le Mécano de sa petite voix bourrue :
Ne me pose pas de questions bêtes,
Je ne jouerai pas à tes jeux bêtes.
Je ne suis qu’un brave train tchou-tchou
Qui est toujours plein d’entrain !
Je veux courir le long des rails
Sous le ciel d’un bleu d’azur,
Et rester un brave train tchou-tchou
Jusqu’à l’heure de ma mort.
— Est-ce que tu me parleras encore la prochaine fois qu’on fera le trajet ensemble ? demanda Bob le Mécano. Cela me ferait très plaisir.
— À moi aussi, dit Charlie. Je t’aime, Bob le Mécano.
— Moi aussi, je t’aime, Charlie, dit Bob le Mécano, et il tira sur le cordon du sifflet rien que pour montrer comme il était heureux.
WHOOO-OOOO ! C’était le coup de sifflet le plus beau et le plus fort que Charlie ait jamais poussé, et tous ceux qui l’entendirent sortirent de chez eux pour le voir passer.
Le dessin qui illustrait cette scène était identique à celui qui figurait en couverture du livre. Sur les illustrations précédentes (des esquisses à peine achevées qui rappelaient à Jake celles d’un livre qu’il avait dévoré à la maternelle, Mike Mulligan et sa pelleteuse à vapeur), la locomotive n’était qu’une machine des plus ordinaires — joviale, propre à déchaîner l’enthousiasme des enfants des années 1950 auxquels le livre était destiné, mais néanmoins une locomotive comme les autres. Mais sur cette dernière illustration, elle avait des traits de toute évidence humains, et Jake sentit un frisson lui parcourir l’échine en dépit du sourire de Charlie et de la gentillesse bêtifiante du récit.
Ce sourire ne lui inspirait aucune confiance.
Il attrapa sa composition et la parcourut du regard. Je suis pratiquement sûr que Blaine est dangereux, et c’est la vérité, lut-il.
Il referma la chemise, la tapota d’un air pensif pendant quelques secondes, puis revint à Charlie le Tchou-tchou.
Bob le Mécano et Charlie passèrent ensemble maintes journées de bonheur et parlèrent de maintes choses. Bob le Mécano vivait seul et Charlie était son premier véritable ami depuis que sa femme était morte à New York il y avait longtemps de cela.
Puis, un jour, alors que Charlie et Bob le Mécano revenaient à la rotonde de Saint Louis, ils trouvèrent une locomotive Diesel toute neuve sur la voie de garage réservée à Charlie. Quelle superbe locomotive Diesel c’était là ! Cinq mille chevaux-vapeur ! Un attelage en acier inoxydable ! Un moteur sorti des usines d’Utica, dans l’État de New York ! Et derrière le générateur, il y avait trois ventilateurs électriques jaune vif.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Bob le Mécano d’une voix inquiète, mais Charlie se contenta de chanter sa chanson de sa voix la plus nette et la plus bourrue :
Ne me pose pas de questions bêtes,
Je ne jouerai pas à tes jeux bêtes.
Je ne suis qu’un brave train tchou-tchou
Qui est toujours plein d’entrain !
Je veux courir le long des rails
Sous le ciel d’un bleu d’azur,
Et rester un brave train tchou-tchou
Jusqu’à l’heure de ma mort.
M. Briggs, le directeur de la Rotonde, vint alors les voir.
— C’est une superbe locomotive Diesel, dit Bob le Mécano, mais il faut l’enlever de la voie de garage réservée à Charlie, monsieur Briggs. Charlie a besoin d’une vidange dès cet après-midi.
— Charlie n’aura plus jamais besoin de vidanges, Bob le Mécano, dit M. Briggs avec tristesse. Voici son remplaçant — une locomotive Diesel Burlington Zéphyr flambant neuve. Charlie était jadis la meilleure locomotive du monde, mais il se fait vieux et sa chaudière a des fuites. L’heure de la retraite a sonné pour Charlie, j’en ai peur.
— Ridicule ! (Bob le Mécano était en colère.) Charlie est encore plein d’entrain ! Je vais télégraphier à la direction de la compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes ! Je vais télégraphier au président, M. Raymond Martin ! Je le connais bien, car il m’a un jour remis une médaille pour services rendus à la compagnie et Charlie et moi avons emmené sa petite fille en promenade après la cérémonie. Je l’ai laissée tirer sur le cordon et Charlie lui a offert son plus beau coup de sifflet !
— Je suis navré, Bob, dit M. Briggs, mais c’est M. Martin lui-même qui a commandé la nouvelle locomotive Diesel.
C’était la vérité. Et c’est ainsi que Charlie le Tchou-tchou fut remisé sur un tronçon de voie dans le coin le plus reculé du dépôt de Saint Louis, où il rouilla doucement parmi les mauvaises herbes. On entendait désormais le HONNNK ! HONNNK ! du Burlington Zéphyr sur la ligne Saint Louis-Topeka et le sifflet de Charlie restait muet. Une famille de souris fit son nid dans le siège sur lequel Bob le Mécano s’était jadis assis avec fierté et depuis lequel il avait regardé défiler le paysage ; une famille d’hirondelles fit son nid dans la cheminée. Charlie se sentait seul et il était très triste. Comme il regrettait les rails d’acier, le ciel bleu azur et les grands espaces ! Parfois, la nuit, il y pensait et pleurait des larmes sombres et huileuses. Son beau phare Stratham s’en trouva tout rouillé, mais cela lui était égal car le phare Stratham était vieux et restait toujours éteint.
M. Martin, le président de la compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes, écrivit à Bob le Mécano pour lui proposer de conduire le Burlington Zéphyr flambant neuf. « C’est une superbe locomotive, Bob le Mécano, une locomotive pleine d’entrain, et c’est vous qui devriez la conduire ! Vous êtes le meilleur de tous les mécaniciens de la compagnie. Et ma fille Susannah n’a jamais oublié le jour où vous lui avez laissé tirer le cordon du sifflet de ce vieux Charlie ! »
Mais Bob le Mécano déclara que s’il ne pouvait plus conduire Charlie, il ne conduirait plus aucun train. « Je ne comprendrais jamais une superbe locomotive Diesel flambant neuve, et elle ne me comprendrait jamais. »
On lui confia le soin d’entretenir les moteurs au dépôt de Saint Louis, et c’est ainsi que Bob le Mécano devint Bob le Dépanneur. Parfois, les autres mécaniciens qui conduisaient les superbes locomotives Diesel flambant neuves se moquaient de lui :
— Regardez ce vieil imbécile ! disaient-ils. Il ne peut pas comprendre que le monde a changé !
Quelquefois, la nuit, Bob le Mécano allait dans le coin le plus reculé du dépôt, où Charlie reposait sur les rails rouillés du tronçon qui était devenu sa maison. Les herbes poussaient dans ses roues ; son phare était tout sombre et tout rouillé. Bob le Mécano parlait encore à Charlie, mais Charlie lui répondait de moins en moins souvent. Parfois, il ne lui répondait pas du tout.
Une nuit, une horrible idée vint à l’esprit de Bob le Mécano.
— Charlie, es-tu en train de mourir ? demanda-t-il, et Charlie lui répondit de sa voix la plus petite et la plus bourrue :
Ne me pose pas de questions bêtes,
Je ne jouerai pas à tes jeux bêtes.
Je ne suis qu’un brave train tchou-tchou
Qui est toujours plein d’entrain !
Je veux courir le long des rails
Sous le ciel d’un bleu d’azur,
Et rester un brave train tchou-tchou
Jusqu’à l’heure de ma mort.
Jake passa un long moment à contempler le dessin illustrant cette révélation prévisible. Ce n’était peut-être qu’une esquisse grossière, mais elle incitait néanmoins le lecteur à sortir son mouchoir. Charlie paraissait vieilli, fatigué, oublié de tous. Bob le Mécano ressemblait à quelqu’un qui vient de perdre son meilleur ami… ce qui était le cas, à en croire le récit. Jake imaginait sans peine tous les enfants d’Amérique en train d’éclater en sanglots en découvrant cette scène, et il lui vint soudain à l’esprit qu’il existait plein d’histoires pour enfants contenant des scènes de ce type, des scènes destinées à plonger le lecteur dans le désarroi le plus total. Hansel et Gretel abandonnés en pleine forêt, la maman de Bambi descendue par un chasseur, la mort d’Old Yeller, le chien fidèle. C’était si facile de faire de la peine aux enfants, si facile de les faire pleurer, et cette idée semblait éveiller un sadisme latent chez la plupart des écrivains… y compris, semblait-il, chez Beryl Evans.
Mais Jake, quant à lui, n’était pas attristé de voir que Charlie se retrouvait exilé dans les Terres Perdues situées à la lisière du dépôt de la compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes. Bien au contraire. C’est bien fait, pensa-t-il. C’est ici qu’il a sa place. Parce qu’il est dangereux. Qu’il rouille donc sur son tronçon, et ne vous fiez pas à ses larmes — ce sont des larmes de crocodile.
Il acheva rapidement l’histoire. Elle avait une fin heureuse, bien entendu, mais c’était sûrement cette scène de désespoir que se rappelaient les enfants longtemps après qu’ils avaient oublié le traditionnel happy end.
M. Martin, le président de la compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes, vint un beau jour à Saint Louis pour inspecter les lieux. Il avait l’intention de prendre le Burlington Zéphyr pour se rendre à Topeka, où sa fille donnait son premier récital de piano l’après-midi même. Mais le Zéphyr refusait de démarrer. Apparemment, il y avait de l’eau dans son gasoil.
Est-ce que c’est toi qui as mis de l’eau dans le gasoil, Bob le Mécano ? se demanda Jake. Je parie que c’est toi, espèce de sournois !
Tous les autres trains étaient partis en voyage ! Que faire ?
Quelqu’un tapa sur l’épaule de M. Martin. C’était Bob le Dépanneur, mais il ne ressemblait plus à un dépanneur. Il avait ôté son bleu de travail taché de cambouis et enfilé une combinaison toute propre. Sa vieille casquette de mécano était fichée sur son crâne.
— Charlie vous attend sur son tronçon, dit-il. Charlie va vous conduire à Topeka, monsieur Martin. Grâce à Charlie, vous arriverez à l’heure pour le récital de piano de votre fille.
— Cette vieille ruine ! s’exclama M. Martin. Jamais Charlie n’aura fait la moitié du chemin avant la nuit !
— Charlie peut y arriver, insista Bob le Mécano. Il peut y arriver s’il n’a pas de wagons pour le retarder ! J’ai nettoyé et entretenu son moteur et sa chaudière pendant mes heures de loisirs, voyez-vous.
— Eh bien, essayons, dit M. Martin. Pour rien au monde je ne voudrais rater le premier récital de Mlle Susannah !
Charlie était prêt à partir ; Bob le Mécano avait mis du charbon frais dans son tender et son foyer était si chaud qu’il était rouge sur les bords. Il aida M. Martin à monter dans la cabine et, pour la première fois depuis plusieurs années, Charlie quitta son tronçon pour regagner la voie ferrée principale. Puis, alors qu’il prenait de la vitesse, Bob le Mécano tira sur le cordon et Charlie poussa son courageux coup de sifflet : WHOOO-OOOOO !
Tous les enfants de Saint Louis l’entendirent et sortirent dans leurs jardins pour regarder passer la vieille locomotive toute rouillée.
— Regardez ! s’écrièrent-ils. C’est Charlie ! Charlie le Tchou-tchou est revenu ! Hourra !
Ils lui firent tous des signes, et lorsque Charlie sortit de la ville à toute vapeur, il donna lui-même un coup de sifflet, comme au bon vieux temps : WHOOOO-OOOOOOO !
Clic-clac, clic-clac, faisaient les roues de Charlie !
Chouf-chouf, chouf-chouf, faisait la fumée en sortant de la cheminée de Charlie !
Brump-brump, brump-brump, faisait la chaîne qui transportait le charbon dans le foyer !
Quel entrain ! Quel entrain ! Quel formidable entrain ! Charlie n’avait jamais été aussi rapide ! Le paysage défilait autour de lui comme dans un rêve ! Ils dépassèrent les voitures de la route 41 comme si elles avaient été à l’arrêt !
— Sabre de bois ! s’exclama M. Martin en agitant son chapeau. Quelle locomotive, Bob ! Nous n’aurions jamais dû la mettre à la retraite ! Comment faites-vous pour faire tourner la chaîne aussi vite ?
Bob le Mécano se contenta de sourire, car il savait que Charlie se nourrissait lui-même. Et, au milieu des clic-clac, des chouf-chouf et des brump-brump, il entendait Charlie chanter sa vieille chanson de sa petite voix bourrue :
Ne me pose pas de questions bêtes,
Je ne jouerai pas à tes jeux bêtes.
Je ne suis qu’un brave train tchou-tchou
Qui est toujours plein d’entrain !
Je veux courir le long des rails
Sous le ciel d’un bleu d’azur,
Et rester un brave train tchou-tchou
Jusqu’à l’heure de ma mort.
Grâce à Charlie, M. Martin arriva à temps pour assister au récital de piano de sa fille (évidemment), et Susannah se montra ravie de revoir son vieil ami Charlie (évidemment), et tout ce petit monde regagna Saint Louis dans la vieille locomotive, Susannah tirant sur le cordon comme une folle pendant tout le trajet. M. Martin trouva du travail en Californie pour Charlie et pour Bob le Mécano : ils embarquaient des gamins pour leur faire faire le tour du tout nouveau parc d’attractions de l’Entre-Deux-Mondes, et
vous pouvez les y voir encore aujourd’hui, transportant des enfants ravis dans ce monde de lumières, de musique et de sains amusements. Bob le Mécano a les cheveux tout blancs et Charlie parle moins souvent que par le passé, mais ils sont encore pleins d’entrain, tous les deux, et, de temps en temps, les enfants entendent Charlie chanter sa vieille chanson de sa petite voix bourrue.
— Ne me pose pas de questions bêtes. Je ne jouerai pas à tes jeux bêtes, murmura Jake en contemplant la dernière illustration.
Celle-ci montrait Charlie le Tchou-tchou tractant deux petits wagons emplis d’enfants ravis qu’il conduisait des montagnes russes à la grande roue. Bob le Mécano était assis dans la cabine et tirait sur le cordon du sifflet, heureux comme un goret prenant un bain de boue. Jake supposa que le sourire de Bob était censé exprimer le bonheur suprême, mais il lui trouvait plutôt des allures de rictus de dément. Charlie et Bob le Mécano ressemblaient tous les deux à des déments… et plus Jake examinait leurs passagers, plus leur expression lui rappelait une grimace de terreur. Laissez-nous descendre de ce train, semblaient-ils implorer. Par pitié, laissez-nous descendre vivants de ce train !
Et rester un brave train tchou-tchou. Jusqu’à l’heure de ma mort.
Jake referma le livre et le considéra d’un air pensif. Puis il le rouvrit et le feuilleta, soulignant certains mots et certaines phrases qui lui paraissaient particulièrement familiers.
La compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes… Bob le Mécano… une petite voix bourrue… WHOO-OOOO… son premier véritable ami depuis que sa femme était morte à New York il y avait longtemps de cela… M. Martin… le monde a changé… Susannah…
Il reposa son stylo. Pourquoi ces mots et ces phrases lui semblaient-ils familiers ? En ce qui concernait le passage évoquant New York, cela paraissait évident, mais que dire des autres ? Et d’ailleurs, que dire de ce livre ? Il était censé se le procurer, cela ne faisait aucun doute. S’il n’avait pas eu assez d’argent en poche, il l’aurait sûrement volé, il en était sûr. Mais pourquoi ? Il se faisait l’impression d’être l’aiguille d’une boussole. L’aiguille n’a aucune conscience du nord magnétique ; elle sait seulement qu’elle doit se pointer dans une direction donnée, que ça lui plaise ou non.
La seule chose dont Jake était persuadé, c’était qu’il était très, très fatigué, et que s’il ne se glissait pas entre les couvertures, il allait bientôt s’endormir à son bureau. Il ôta sa chemise, puis contempla une nouvelle fois la couverture de Charlie le Tchou-tchou.
Ce sourire. Il ne lui inspirait aucune confiance.
Aucune.
Le sommeil ne vint pas aussi vite que Jake l’avait espéré. Les voix recommencèrent à se quereller sur la question de sa mort et l’empêchèrent de s’endormir. Finalement, il s’assit sur son lit, les yeux clos et les poings pressés contre ses tempes.
Silence ! hurla-t-il intérieurement. Arrêtez ! Vous vous êtes tues toute la journée, alors taisez-vous maintenant !
Je suis prêt à me taire dès qu’il admettra que je suis mort, dit la première voix d’un ton maussade.
Je suis prêt à me taire dès qu’il aura regardé autour de lui et aura admis que je suis bien vivant, répliqua sèchement la seconde.
Jake était à deux doigts de pousser un hurlement. Impossible de le refouler ; il le sentait monter dans sa gorge comme un flot de vomissures. Il ouvrit les yeux, aperçut son pantalon plié sur sa chaise, et eut une idée. Il descendit du lit, se dirigea vers la chaise et plongea une main dans la poche du vêtement.
La clé d’argent était toujours là, et les voix se turent dès que ses doigts se refermèrent sur elle.
Dis-le-lui, pensa-t-il sans savoir à qui il s’adressait. Dis-lui de prendre la clé. La clé fait disparaître les voix.
Il retourna se coucher, la clé bien serrée dans sa main, et il s’endormit moins de trois minutes après avoir posé la tête sur l’oreiller.
Eddie était sur le point de s’endormir lorsqu’une voix résonna dans son esprit : Dis-lui de prendre la clé. La clé fait disparaître les voix.
Il se redressa d’un bond et jeta autour de lui un regard paniqué. Susannah dormait profondément à ses côtés ; cette voix n’était pas la sienne.
Ni celle de personne, apparemment. Cela faisait à présent huit jours qu’ils suivaient le Sentier du Rayon à travers bois, et ils avaient établi leur campement la veille au soir au fond d’une minuscule vallée. À gauche d’Eddie grondait un gros ruisseau dont le cours avait la même direction que leur périple, à savoir le sud-est. À sa droite se dressaient des sapins qui recouvraient le flanc de la colline. Aucun intrus en vue ; rien que Susannah endormie et Roland bien éveillé. Il était assis près du ruisseau, enveloppé dans une couverture, les yeux fixés sur les ténèbres.
Dis-lui de prendre la clé. La clé fait disparaître les voix.
Eddie n’hésita qu’une fraction de seconde. La raison de Roland était dans la balance, la balance penchait du mauvais côté, et personne n’en était plus conscient que l’intéressé, ce qui était le plus grave. Eddie était prêt à se raccrocher au moindre fétu de paille.
Une peau de cerf pliée en quatre lui servait d’oreiller. Il glissa la main dessous et en ressortit un paquet enveloppé dans un autre bout de peau tannée. Il se dirigea vers Roland et constata avec inquiétude que le Pistolero ne remarqua sa présence que lorsqu’il se trouva à quatre pas de son dos vulnérable. Il y avait eu un temps — pas si éloigné que cela — où Roland aurait su qu’Eddie était réveillé avant même qu’il ne se redresse. Il aurait perçu le changement de rythme de son souffle.
Il était plus alerte sur la plage quand il souffrait de la morsure de l’homarstruosité, pensa Eddie avec un frisson.
Finalement, Roland se retourna vers lui. Ses yeux étaient luisants de douleur et de fatigue, mais Eddie savait que cet éclat n’était que superficiel. Il percevait dans le regard de son ami une confusion de plus en plus aiguë qui se transformerait bientôt en folie si on ne la guérissait pas. Son cœur se noua de pitié.
— Tu n’arrives pas à dormir ? demanda Roland.
Sa voix était presque aussi traînante que celle d’un drogué.
— Je dormais, mais je me suis réveillé, dit Eddie. Écoute…
— Je pense que je me prépare à mourir.
Roland considéra Eddie. Tout éclat déserta ses yeux, qui devinrent pareils à des puits de ténèbres sans fond. Ce fut ce regard vide plutôt que la déclaration de Roland qui donna des frissons à Eddie.
— Et sais-tu ce que j’espère trouver dans la clairière au bout du sentier, Eddie ?
— Roland…
— Le silence. (Roland exhala un soupir poussiéreux.) Rien que le silence. Cela me suffira. La fin de… ceci.
Il pressa ses poings contre ses tempes et Eddie pensa : J’ai vu quelqu’un d’autre faire ce geste il n’y a pas si longtemps. Mais qui était-ce ? Et où était-ce ?
C’était ridicule, bien sûr ; cela faisait maintenant presque deux mois qu’il n’avait vu personne d’autre que Roland et Susannah. Mais cette impression lui paraissait néanmoins authentique.
— Je suis en train de fabriquer quelque chose, Roland, dit-il.
Roland hocha la tête. Un pauvre sourire arqua ses lèvres.
— Je sais. Qu’est-ce que c’est ? Es-tu enfin prêt à me le dire ?
— Je crois que ça a un rapport avec cette histoire de ka-tet.
Le regard de Roland perdit sa vacuité. Il considéra Eddie d’un air pensif, mais resta muet.
— Regarde.
Eddie commença à déplier le carré de peau.
Ça ne servira à rien ! brailla soudain la voix d’Henry. Elle brailla si fort qu’Eddie en tiqua. Ce n’est qu’un stupide bout de bois mal taillé ! Il va éclater de rire en le voyant ! Il va te dire : « Oh, regardez-moi ce petit chou ! Est-ce que le petit chou a taillé quelque chose ? »
— Tais-toi, marmonna Eddie.
Le Pistolero haussa les sourcils.
— Pas toi.
Roland hocha la tête, nullement surpris.
— Ton frère te rend souvent visite, n’est-ce pas, Eddie ?
Eddie le regarda sans rien dire pendant un long moment, le bout de bois toujours enveloppé dans son carré de peau. Puis il sourit. Son sourire n’était pas beau à voir.
— Moins souvent que dans le temps, Roland. Grâce en soit rendue à Dieu.
— Oui, dit Roland. Les voix du passé sont un lourd fardeau pour le cœur… Qu’est-ce que c’est, Eddie ? Montre-le-moi, s’il te plaît.
Eddie tendit le bâton de frêne. La clé, presque achevée, en jaillissait comme la tête d’une figure de proue sur un voilier… ou comme le pommeau d’une épée dans le roc. Eddie ne savait pas dans quelle mesure il avait reproduit la forme qu’il avait entraperçue dans le feu (et il ne le saurait pas tant qu’il n’aurait pas trouvé la serrure où glisser cette clé, supposait-il), mais il croyait y être presque parvenu. Et il était sûr d’une chose : jamais il n’avait aussi bien taillé un bout de bois. Jamais.
— Par les dieux, Eddie, elle est superbe ! (Toute apathie avait disparu de la voix de Roland ; elle exprimait une révérence empreinte de surprise qui était toute neuve aux oreilles d’Eddie.) Est-ce qu’elle est finie ? Non, elle n’est pas finie, n’est-ce pas ?
— Non… pas tout à fait. (Eddie caressa du doigt la troisième encoche, puis le petit machin en forme de s au bout.) Je dois encore travailler cette encoche et la courbe de l’extrémité n’est pas encore parfaite. Je ne sais pas comment je le sais, mais je le sais.
— C’est ton secret.
Ce n’était pas une question.
— Oui. Si seulement je savais ce qu’il signifie.
Roland tourna la tête. Eddie suivit son regard et aperçut Susannah. Il se sentit soulagé de constater que Roland l’avait entendue avant lui.
— Qu’est-ce que vous faites debout si tard, les gars ? Vous taillez une bavette ? (Elle vit la clé qu’Eddie tenait dans sa main et hocha la tête.) Je me demandais quand tu te déciderais à nous montrer ce truc. C’est très beau, tu sais. Je ne sais pas à quoi ça sert, mais c’est très beau.
— Tu ignores quelle porte cette clé pourrait ouvrir ? demanda Roland. Cela ne faisait pas partie de ton khef ?
— Non… mais peut-être qu’elle va servir à quelque chose, même si elle n’est pas encore finie. (Il tendit la clé à Roland.) Je veux que ce soit toi qui la gardes.
Roland ne fit pas un geste pour la prendre. Il examina attentivement Eddie.
— Pourquoi ?
— Parce que… eh bien… parce que je crois que quelqu’un m’a dit que tu devais la garder.
— Qui donc ?
Ton gamin, pensa soudain Eddie, et il sut tout aussi soudainement que c’était la vérité. C’était ton foutu gamin.
Mais il ne voulait pas le lui dire. Il ne voulait pas prononcer le nom du gamin. Cela risquait de faire perdre la boule à Roland.
— Je ne sais pas. Mais je pense que tu devrais tenter le coup.
Roland tendit lentement la main. Lorsque ses doigts touchèrent la clé, Eddie crut la voir s’illuminer sur toute sa longueur, mais cela fut si rapide qu’il ne put se fier à ses yeux. Ce n’était peut-être que la lueur des étoiles.
La main de Roland se referma sur l’ébauche de clé. L’espace d’un instant, son visage demeura inexpressif. Puis son front se plissa et il inclina la tête, comme à l’écoute de quelque chose.
— Qu’y a-t-il ? demanda Susannah. Est-ce que tu entends…
— Chut !
Sur le visage de Roland, l’étonnement laissait lentement la place à l’émerveillement. Il regarda Eddie, puis Susannah, puis de nouveau Eddie. Ses yeux s’emplissaient d’une profonde émotion, telle une cruche plongée dans un frais ruisseau.
— Roland ? demanda Eddie, mal à l’aise. Est-ce que ça va ?
Roland murmura quelques mots qu’Eddie ne put distinguer.
Susannah paraissait terrifiée. Elle jeta à Eddie un regard frénétique, comme pour lui demander : Qu’est-ce que tu lui as fait ?
Eddie prit sa main dans les siennes.
— Tout va bien, dit-il.
La main de Roland serrait le bout de bois avec tant de force qu’Eddie crut qu’il allait le casser en deux, mais le bois était solide et il l’avait à peine entaillé. La gorge de Roland se convulsa ; sa pomme d’Adam monta et descendit, traduisant les efforts qu’il faisait pour parler. Et soudain, il se dressa face au ciel et s’exclama d’une voix claironnante :
— DISPARU ! LES VOIX ONT DISPARU !
Il se retourna vers ses deux compagnons et Eddie vit une chose qu’il n’aurait jamais cru voir de son vivant — même s’il avait dû vivre un millier d’années.
Roland de Gilead pleurait.
Cette nuit-là, le Pistolero dormit d’un sommeil sans rêves pour la première fois depuis des mois, et il dormit en serrant dans sa main la clé inachevée.
Dans un autre monde, mais sous l’ombre du même ka-tet, Jake Chambers faisait le rêve le plus réaliste de sa vie.
Il marchait à travers les ruines enchevêtrées d’une antique forêt — une zone morte faite d’arbres abattus et de buissons épineux qui lui griffaient les chevilles et tentaient de lui arracher ses tennis. Il arriva devant une petite haie de jeunes arbres (des aulnes, pensa-t-il, ou peut-être des hêtres — c’était un citadin et il n’y connaissait pas grand-chose aux arbres, il savait seulement que certains avaient des feuilles et d’autres des aiguilles) et découvrit un sentier. Il s’y avança en pressant le pas. Un peu plus loin se trouvait une sorte de clairière.
Il fit halte avant d’y arriver lorsqu’il aperçut sur sa droite une sorte de borne. Il sortit du sentier pour l’examiner. Il y avait des lettres gravées dans la pierre, mais elles étaient si érodées qu’il ne put les déchiffrer. Finalement, il ferma les yeux (jamais il n’avait agi de la sorte dans un rêve) et les caressa du bout des doigts, comme un aveugle déchiffrant un message en braille. Les lettres se dessinèrent sur l’écran noir de ses paupières, composant une phrase qui lui apparut auréolée d’une lueur bleue.
VOYAGEUR, ICI COMMENCE L’ENTRE-DEUX-MONDES.
Endormi dans son lit, Jake ramena ses genoux contre sa poitrine. La main qui tenait la clé était glissée sous l’oreiller et ses doigts raffermirent leur étreinte sur le métal.
L’Entre-Deux-Mondes, pensa-t-il. Évidemment. Saint Louis, Topeka, le pays d’Oz, le parc d’attractions et Charlie le Tchou-tchou.
Il ouvrit les yeux dans son rêve et continua sa route. Le sol de la clairière était de vieil asphalte craquelé. Un cercle jaune pâle était peint en son milieu. Jake se rendit compte que c’était un terrain de basket-ball avant même d’avoir aperçu le jeune garçon qui se tenait à l’autre bout, sur la ligne des coups francs, et lançait dans le panier un vieux ballon Wilson. Le ballon entrait dans le panier sans coup férir à chaque lancer. Le panier sans filet était suspendu à un édifice qui ressemblait à une bouche de métro fermée pour la nuit. Sa porte close était zébrée de rayures jaunes et noires. De derrière elle — ou d’en dessous — émanait la vibration régulière d’une puissante machine. Pour une raison indéterminée, ce bruit semblait troublant. Terrifiant.
Ne marche pas sur les robots, dit le jeune basketteur sans se retourner. Je crois qu’ils sont tous morts, mais à ta place, je ne prendrais pas de risques.
Jake regarda autour de lui et vit plusieurs bestioles mécaniques gisant sur le sol. L’une d’elles ressemblait à un rat, une autre à une chauve-souris. Tout près de ses pieds se trouvait un serpent mécanique coupé en deux.
Est-ce que tu es MOI ? demanda Jake en faisant un pas vers le joueur de basket, mais il sut tout de suite qu’il se trompait. L’autre était plus grand que lui et devait avoir au moins treize ans. Ses cheveux étaient plus sombres et, lorsqu’il se retourna, Jake vit qu’il avait les yeux noisette. Les siens étaient bleus.
À ton avis ? demanda l’inconnu en lui lançant le ballon.
Non, bien sûr que non, dit Jake. Il semblait quémander une excuse. Mais ça fait environ trois semaines que je suis coupé en deux. Il fit rebondir la balle et la lança. Elle décrivit une superbe parabole et retomba en silence dans le panier. Il était ravi… mais il avait également un peu peur de ce que le jeune inconnu allait lui dire.
Je sais, dit le garçon. Ça n’a pas été rose pour toi, pas vrai ? Il portait un short aux couleurs passées et un T-shirt jaune proclamant : IL SE PASSE TOUJOURS QUELQUE CHOSE DANS L’ENTRE-DEUX-MONDES. Il avait noué un bandana vert autour de son crâne pour empêcher ses cheveux de retomber sur ses yeux. Et ça ne va pas s’arranger de sitôt, crois-moi.
Quel est cet endroit ? demanda Jake. Et qui es-tu ?
C’est le Portail de l’Ours… mais c’est aussi Brooklyn.
Cela semblait absurde, et pourtant c’était sensé. C’est toujours comme ça que ça se passe dans les rêves, se dit Jake, mais cela ne ressemblait pas vraiment à un rêve.
Quant à moi, je n’ai pas un rôle important dans cette histoire, reprit le jeune garçon. Le ballon passa par-dessus son épaule, s’éleva dans les airs et retomba en plein dans le panier. Je dois te guider, c’est tout. Je dois te conduire là où tu dois aller et te montrer ce que tu dois voir, mais tu devras être prudent parce que je ne te reconnaîtrai pas. Et Henry n’aime pas les inconnus, ils le rendent nerveux. Quand il est nerveux, il devient parfois méchant, et il est plus grand que toi.
Qui est Henry ? demanda Jake.
Aucune importance. Ne te fais pas remarquer, c’est tout. Tu n’auras qu’à glander dans le coin… puis nous suivre. Et quand on sera partis…
L’adolescent se tourna vers Jake. La pitié et la peur se lisaient dans ses yeux. Jake s’aperçut soudain que son interlocuteur commençait à disparaître — il apercevait les zébrures jaunes et noires de la boîte à travers son T-shirt jaune.
Comment te retrouverai-je ? Jake était terrifié à l’idée que le jeune garçon puisse s’évanouir avant de lui avoir dit tout ce qu’il avait besoin d’entendre.
Pas de problème. La voix de l’adolescent avait pris une résonance bizarre. Prends le métro jusqu’à Co-op City. Tu me retrouveras.
Je n’y arriverai jamais ! s’exclama Jake. Co-op City est gigantesque ! Il y a bien cent mille personnes dans ce quartier !
L’adolescent n’était plus qu’une silhouette aux teintes laiteuses. Seuls ses yeux noisette étaient encore là, ainsi que le sourire du chat de Chester dans Alice. Ils regardaient Jake avec anxiété et compassion. Pas de problème, j’te dis. Tu as trouvé la clé et la rose, pas vrai ? Tu me trouveras de la même façon. Cet après-midi, Jake. Vers 3 heures, ça devrait aller. Tu devras être prudent, et tu devras être rapide. Il marqua une pause, spectre aux pieds transparents près desquels était posé un vieux ballon de basket. Il faut que j’y aille maintenant… mais ça m’a fait plaisir de te voir. T’as l’air d’un gamin sympa et ça ne m’étonne pas qu’il t’aime tant. Mais il y a du danger. Sois prudent… et sois rapide.
Attends ! hurla Jake, et il se mit à courir vers le garçon qui disparaissait. Son pied buta sur un robot fracassé qui ressemblait à un tracteur jouet. Il trébucha et tomba sur les genoux, déchirant son pantalon. Il ignora la morsure de la douleur. Attends ! Tu dois me dire ce que tout ça signifie ! Tu dois me dire pourquoi c’est à moi que ça arrive !
C’est à cause du Rayon, dit le garçon, qui était réduit à une paire d’yeux flottant dans l’air, et à cause de la Tour. En fin de compte, toutes choses servent la Tour, même le Rayon. Tu croyais que ce n’était pas ton cas ?
Jake agita les bras et se releva avec maladresse. Est-ce que je vais le retrouver ? Est-ce que je vais retrouver le Pistolero ?
Je ne sais pas, répondit le garçon. Sa voix semblait venir d’un point situé à un million de kilomètres de là. Je sais seulement que tu dois essayer. Et que tu n’as pas le choix.
L’adolescent avait disparu. Le terrain de basket était vide. On n’entendait que le léger bourdonnement des machines, un bruit que Jake n’aimait guère. Il y avait quelque chose qui clochait dans ce bruit, et il se dit que ce qui affectait les machines devait affecter la rose, ou vice versa. Tout était lié.
Il ramassa le vieux ballon et le lança. Il retomba en plein dans le panier… et disparut.
Un fleuve, soupira la voix de l’adolescent. On aurait dit une légère brise. Elle venait de partout et de nulle part. La réponse est un fleuve.
Jake se réveilla aux premières lueurs d’une aube laiteuse, les yeux fixés sur le plafond de sa chambre. Il pensait au type qu’il avait rencontré au Restaurant Spirituel de Manhattan — Aaron Deepneau, qui glandait autour de Bleecker Street avant que Bob Dylan ait appris à accorder sa guitare. Aaron Deepneau lui avait posé une devinette.
Qui va son cours, mais ne marche point
Qui a une bouche, mais ne dit rien.
Qui a un lit, mais n’y dort point,
Qui a des bras, mais pas de mains ?
Il connaissait la solution à présent. Un fleuve suit son cours ; un fleuve a une bouche ; un fleuve a un lit ; un fleuve a des bras. C’était le garçon qui lui avait donné la réponse. Le garçon de son rêve.
Soudain, il pensa à ce que Deepneau lui avait dit : Ce n’est que la moitié de la réponse. L’énigme de Samson est à double détente, mon ami.
Jake jeta un coup d’œil à son réveil et vit qu’il était six heures vingt. Il avait intérêt à s’activer s’il voulait être parti avant le réveil de ses parents. Pas d’école pour lui aujourd’hui ; en ce qui le concernait, l’école était finie pour toujours.
Il rejeta drap et couvertures, se leva d’un bond et vit que ses deux genoux portaient des éraflures. Des éraflures toutes fraîches. La veille, il s’était égratigné le flanc en tombant sur les briques et il s’était cogné la tête quand il s’était évanoui près de la rose, mais il ne s’était pas fait mal aux genoux.
— C’est arrivé dans le rêve, murmura Jake, constatant qu’il n’était nullement surpris.
Il se hâta de s’habiller.
Au fond de son placard, derrière une pile de baskets sans lacets et un tas de numéros de Spiderman, il trouva le petit sac à dos qu’il portait du temps de l’école primaire. Aucun des élèves de Piper n’aurait accepté de porter un tel accessoire — comme c’est vulgaire, mon cher —, et lorsque Jake s’en empara, il ressentit une violente bouffée de nostalgie pour ce bon vieux temps où la vie semblait si simple.
Il y fourra une chemise propre, un jean propre, quelques chaussettes et sous-vêtements, Charlie le Tchou-tchou et Tradéri-déra, Devine-moi ! Avant de fouiller dans le placard, il avait posé la clé sur son bureau et les voix étaient aussitôt revenues, mais elles étaient lointaines et presque inaudibles. En outre, il était sûr de les faire disparaître en touchant la clé et cela le rassurait.
Bien, pensa-t-il en considérant le sac à dos. Même compte tenu des deux bouquins, il y avait encore plein de place. Quoi d’autre ?
L’espace de quelques instants, il pensa qu’il avait tout ce qu’il lui fallait… puis il sut qu’il lui manquait quelque chose.
Le bureau de son père sentait la cigarette et l’ambition.
La pièce était dominée par un immense secrétaire en teck. Au fond, encastrés dans un mur couvert de livres, se trouvaient trois téléviseurs Mitsubishi. Chacun d’eux était branché sur une chaîne rivale, et le soir, dès que son père arrivait à la maison, chacun d’eux diffusait un flot d’images muettes à l’heure du prime time.
Les rideaux étaient tirés et Jake dut allumer la lampe de bureau pour y voir quelque chose. La seule idée de se trouver dans cette pièce le rendait nerveux. Si son père se réveillait et se pointait ici (et c’était du domaine du possible ; quelle que soit l’heure où il se couchait, quel que soit son degré d’ébriété, Elmer Chambers avait le sommeil léger et se levait avec les poules), il piquerait une crise. Dans le meilleur des cas, cela risquait de retarder le départ de Jake. Plus tôt il serait parti, mieux il se sentirait.
Le secrétaire était fermé à clé mais son père n’avait jamais fait mystère de l’endroit où il cachait ladite clé. Jake glissa les doigts sous le buvard et l’attrapa. Il ouvrit le troisième tiroir, écarta les classeurs verticaux et toucha une surface de métal froid.
Une planche grinça dans le couloir et Jake se figea. Plusieurs secondes s’écoulèrent. N’entendant aucun nouveau bruit, Jake s’empara de l’arme que son père conservait dans des buts de « défense domestique » — un pistolet automatique Ruger calibre 44. Il l’avait fièrement montré à son fils le jour de son achat, deux ans auparavant, sourd aux protestations de sa femme qui l’implorait de le ranger avant de blesser quelqu’un.
Jake trouva le bouton qui éjectait le magasin. Celui-ci tomba au creux de sa main avec un bruit métallique — snak ! — qui lui sembla résonner dans tout l’appartement. Il jeta un regard inquiet vers la porte, puis se tourna vers le magasin pour l’examiner. Il était chargé. Jake fit mine de le remettre en place, puis se ravisa. Garder un pistolet chargé dans un tiroir était une chose ; se balader dans New York avec un pistolet chargé en était une autre.
Il rangea l’automatique au fond de son sac, puis plongea de nouveau la main derrière les classeurs. Cette fois-ci, il sortit du tiroir une boîte de cartouches à moitié pleine. Il se rappela que son père était allé s’entraîner au tir à la cible dans un stand de la Ire Avenue avant de perdre tout intérêt pour cette activité.
La planche grinça une nouvelle fois. Jake avait hâte de partir.
Il prit la chemise dans son sac à dos, l’étala sur le secrétaire et l’enroula autour du magasin et de la boîte de cartouches. Puis il la remit dans le sac, dont il boucla soigneusement les sangles. Il allait quitter la pièce lorsque son regard se posa sur le bloc de papier à lettres placé près des casiers à courrier de son père. Les lunettes Ray Ban que ce dernier aimait à porter étaient posées dessus. Il prit une feuille, réfléchit quelques instants, s’empara des lunettes et les glissa dans sa poche de poitrine. Puis il attrapa le stylo en or de son père et écrivit : Cher papa, chère maman.
Il s’interrompit et fronça les sourcils. Que rajouter ? Qu’avait-il exactement à leur dire ? Qu’il les aimait ? C’était exact, mais ce n’était pas suffisant — il existait quantité de vérités déplaisantes plantées dans celle-ci, comme des aiguilles d’acier fichées dans une pelote de laine. Qu’ils lui manqueraient ? Il ne savait pas si c’était vrai ou non, ce qui était plutôt horrible. Qu’il espérait que lui leur manquerait ?
Il prit soudain conscience du problème. S’il avait eu seulement l’intention de partir pour la journée, il aurait été capable de leur laisser un message quelconque. Mais il était presque certain que son absence ne durerait pas seulement une journée, ni une semaine, ni un mois, ni une saison. Il était certain que lorsqu’il quitterait cet appartement, ce serait pour de bon.
Il faillit déchirer la feuille de papier, puis changea d’avis. Prenez soin de vous. Je vous aime, Jake, écrivit-il. C’était plutôt maigre, mais c’était au moins quelque chose.
Bien, se dit-il. Maintenant, vas-tu te décider à ficher le camp avant qu’il ne soit trop tard ?
Il sortit.
Il régnait dans l’appartement un calme presque mortel. Jake traversa la salle de séjour sur la pointe des pieds, n’entendant aucun bruit excepté le souffle de ses parents : les petits ronflements étouffés de sa mère, la respiration de son père, plus nasale et ponctuée de légers sifflements. Le réfrigérateur se mit à bourdonner lorsqu’il arriva dans l’entrée et il se figea quelques instants, le cœur battant la chamade. Puis il se retrouva devant la porte. Il l’ouvrit en faisant le moins de bruit possible, sortit et la referma doucement derrière lui.
Il se sentit le cœur plus léger lorsqu’il entendit le cliquetis de la serrure et une profonde sensation d’expectative s’empara de lui. Il ne savait pas ce qui l’attendait et il avait des raisons de croire que le danger croiserait sa route, mais il avait onze ans — il était trop jeune pour refouler le plaisir qui l’emplissait. Il allait fouler une autoroute fabuleuse, une autoroute occulte qui le conduirait dans une terre inconnue. Des secrets allaient lui être révélés s’il se montrait malin… et s’il avait de la chance. Il quitta sa maison à l’aube pour s’engager dans une grande aventure.
Si je suis courageux, si je suis sincère, je verrai la rose, pensa-t-il en appuyant sur le bouton d’appel de l’ascenseur. Je le sais… et je sais aussi que je le verrai.
Cette idée l’emplit d’une impatience si bouleversante qu’elle tenait presque de l’extase.
Trois minutes plus tard, il émergeait de l’ombre de la marquise qui ornait l’entrée de l’immeuble où il avait passé toute sa vie. Il s’accorda une pause, puis tourna à gauche. Cette décision ne devait rien au hasard, et il le savait. Il se dirigeait vers le sud-est, suivant le Sentier du Rayon, reprenant sa quête de la Tour Sombre après l’avoir interrompue.
Deux jours après qu’Eddie eut donné à Roland sa clé inachevée, les trois voyageurs — épuisés, en sueur et un peu déboussolés — émergèrent d’un fouillis de broussailles et d’arbustes particulièrement inextricable pour découvrir deux étroits sentiers parallèles courant sous les branches de deux rangées d’arbres antiques. Au bout de quelques secondes d’examen, Eddie conclut qu’il ne s’agissait pas de sentiers mais des vestiges d’une route depuis longtemps inutilisée. Buissons et arbustes poussaient en son milieu comme des bouquets en désordre. Les dépressions creusées de part et d’autre étaient tout simplement des ornières, et elles étaient assez larges pour laisser passer sans encombre le fauteuil roulant de Susannah.
— Alléluia ! s’exclama-t-il. Ça s’arrose !
Roland hocha la tête et dégagea l’outre gonflée d’eau qui lui ceignait la taille. Il la passa d’abord à Susannah, qui était perchée sur son harnais dorsal. La clé d’Eddie, attachée à une lanière de cuir pendue au cou de Roland, bougeait à chacun de ses mouvements. Susannah but une longue gorgée d’eau et tendit l’outre à Eddie. Il but à son tour puis entreprit de déplier le fauteuil. Il en était venu à détester cet accessoire lourd et encombrant ; on aurait dit une ancre de fer qui les retardait en permanence. Il était toujours en bon état, ne souffrant que de quelques rayons cassés. Eddie pensait certains jours que cette saleté les enterrerait tous. Et voilà qu’elle allait de nouveau se rendre utile… du moins pour un temps.
Eddie aida Susannah à descendre de son perchoir et l’installa sur le fauteuil. Elle plaqua ses mains sur ses reins, s’étira et grimaça de plaisir. Eddie et Roland entendirent craquer sa colonne vertébrale.
Un peu plus loin, un animal assez gros qui ressemblait au croisement d’une marmotte et d’un raton laveur émergea des broussailles. Il les regarda de ses grands yeux aux iris dorés, plissa son long museau moustachu comme pour dire : Peuh ! Aucun intérêt ! puis traversa la route d’un pas nonchalant et disparut. Eddie eut le temps de remarquer sa queue — longue et souple, elle ressemblait à un tire-bouchon velu.
— Qu’est-ce que c’était, Roland ?
— Un bafou-bafouilleux.
— Ça se mange ?
Roland secoua la tête.
— Trop coriace. Trop amer. Je préférerais manger du chien.
— Tu as déjà fait ça ? demanda Susannah. Manger du chien, je veux dire.
Roland hocha la tête sans donner d’autre précision. Eddie repensa au dialogue d’un vieux film de Paul Newman : Eh oui, madame — j’ai mangé du chien et j’ai eu une vie de chien.
Les oiseaux gazouillaient dans les arbres. Une douce brise soufflait sur la route. Eddie et Susannah la laissèrent caresser leur visage, puis se regardèrent et échangèrent un sourire. Eddie fut de nouveau frappé de gratitude à son égard — c’était terrifiant d’aimer quelqu’un, mais c’était aussi fort agréable.
— Qui a tracé cette route ? demanda-t-il.
— Des gens qui ont disparu depuis longtemps, répondit Roland.
— Les mêmes qui avaient fabriqué les poteries qu’on a trouvées ? demanda Susannah.
— Non. Cette route était fréquentée par les diligences, j’imagine, et si elle est encore là après tant d’années de négligence, ce devait être une grande route… peut-être même la Grand-Route. Si nous creusions un peu, nous trouverions sans doute du gravier et peut-être même des canalisations. Tant qu’on s’est arrêtés, mangeons donc un morceau.
— Manger ! s’exclama Eddie. Garçon ! Un poulet à la florentine ! Des crevettes à la polynésienne ! Un sauté de veau aux champignons et un…
Susannah lui donna un coup de coude.
— Laisse tomber, fromage blanc.
— Ce n’est pas ma faute si j’ai une imagination fertile, dit Eddie sans se démonter.
Roland laissa tomber sa bourse de ses épaules, s’accroupit et commença à préparer un déjeuner composé de tranches de viande séchée enveloppées de feuilles couleur olive. Eddie et Susannah avaient découvert que ces feuilles avaient un goût rappelant celui des épinards, en plus fort.
Eddie poussa Susannah vers Roland, qui tendit à la jeune femme ce qu’Eddie avait baptisé des « burritos à la pistolero ». Elle commença à manger.
Lorsque Eddie se retourna, Roland lui tendait trois tranches de viande… et autre chose. C’était le bâton de frêne où poussait la clé. Roland avait dénoué sa lanière, dont les deux bouts pendaient sur son torse.
— Hé, tu en as encore besoin, pas vrai ? demanda Eddie.
— Les voix reviennent quand je l’enlève, mais elles sont très lointaines, dit Roland. J’arrive à les supporter. En fait, je les entends même quand je porte la clé — comme si j’entendais deux hommes parlant à voix basse de l’autre côté d’une colline. Je pense que c’est parce que la clé est inachevée. Tu as cessé de travailler dessus depuis que tu me l’as confiée.
— Eh bien… tu la portais et je ne voulais pas…
Roland resta muet, mais ses yeux d’un bleu délavé contemplaient Eddie de leur air le plus professoral.
— D’accord, dit Eddie. J’ai peur de me planter. Tu es content ?
— Ton frère devait penser que tu te plantais tout le temps… pas vrai ? demanda Susannah.
— Susannah Dean, psychologue diplômée. Tu as raté ta vocation, ma chérie.
Susannah ne s’offusqua pas de cette saillie. Elle cala l’outre sur son coude, la souleva et but à la régalade comme une paysanne du Sud.
— Mais c’est vrai, n’est-ce pas ?
Eddie, qui venait de se rappeler qu’il n’avait pas non plus fini la fronde — du moins pas encore —, se contenta de hausser les épaules.
— Tu dois la finir, dit posément Roland. Je pense que l’heure approche où tu devras t’en servir.
Eddie fit mine de parler, puis ferma la bouche. C’était facile à dire, tout ça, mais aucun d’eux ne comprenait vraiment son problème. Son problème était le suivant : il ne pourrait pas s’estimer satisfait d’un taux de réussite de 70 %, de 80 %, ou de 98,5 %. Pas cette fois-ci. Et s’il se plantait, il ne pourrait pas se contenter de jeter le bout de bois et d’en chercher un autre. D’ailleurs, il n’avait pas vu un seul frêne depuis qu’il avait trouvé cette branche aux formes séduisantes. Mais ce qui le perturbait pouvait se résumer en termes très simples : c’était tout ou rien. S’il se plantait ne fût-ce que d’un iota, la clé ne tournerait pas quand ils auraient besoin qu’elle tourne. Et ce petit machin en forme de 5 le rendait de plus en plus nerveux. Ça avait l’air tout simple, mais impossible de le tailler à la perfection…
La clé ne fonctionnera pas dans son état présent ; tu sais au moins cela, se dit-il.
Il soupira en l’examinant. Oui, il savait au moins cela. Il fallait bien qu’il tente de la finir. Sa peur de l’échec lui rendrait la tâche plus difficile, mais il devait quand même essayer. Peut-être même qu’il pouvait réussir. Il avait réussi pas mal de choses depuis que Roland était entré dans son esprit à bord d’un avion de la Delta à destination de l’aéroport Kennedy. Le fait qu’il fût vivant et sain d’esprit était déjà une réussite.
Eddie rendit la clé à Roland.
— Garde-la pour l’instant, dit-il. Je me remettrai au travail quand on fera halte ce soir.
— Promis ?
— Ouais.
Roland hocha la tête, prit la clé et l’attacha de nouveau à la lanière qu’il portait autour du cou. Il avait des gestes lents, mais Eddie remarqua quand même avec quelle dextérité il utilisait les doigts de sa main mutilée. Décidément, cet homme s’adaptait à tout.
— Il va se passer quelque chose, n’est-ce pas ? demanda soudain Susannah.
Eddie leva les yeux vers elle.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Je dors auprès de toi. Eddie, et je sais que tu rêves désormais chaque nuit. Et il t’arrive parfois de parler. Tes rêves ne ressemblent pas exactement à des cauchemars, mais il est clair qu’il se passe quelque chose dans ta tête.
— Oui. Il se passe quelque chose. Mais je ne sais pas quoi.
— Les rêves sont choses puissantes, remarqua Roland. Tu n’as aucun souvenir de ceux que tu fais ?
Eddie hésita.
— Quelques-uns, mais ils sont très confus. Je suis de nouveau un gamin, ça c’est sûr. Ça se passe après l’école. Henry et moi, on joue au basket dans le vieux terrain de Markey Avenue, là où se trouve maintenant le tribunal pour mineurs. Je veux qu’Henry m’emmène voir un endroit situé dans Dutch Hill. Une vieille maison. Les gosses du coin l’appelaient le Manoir et prétendaient qu’elle était hantée. Peut-être bien que c’était vrai. Je me souviens qu’elle était plutôt du genre sinistre. Très sinistre.
Eddie secoua la tête, captivé par ses souvenirs.
— Ça faisait des années que j’avais oublié cette vieille baraque, et j’y ai repensé quand on était dans la clairière de l’ours, quand j’ai posé la tête contre cette boîte bizarre. Je ne sais pas… c’est peut-être à cause de ça que je fais ces rêves.
— Mais tu ne le crois pas, dit Susannah.
— Non. Je crois que ce qui est en train de m’arriver est beaucoup plus compliqué qu’une simple histoire de souvenirs d’enfance.
— Est-ce que vous êtes allés voir cette maison, ton frère et toi ? demanda Roland.
— Ouais… j’ai réussi à le convaincre.
— Et il vous est arrivé quelque chose ?
— Non. Mais c’était terrifiant. On est restés sur le trottoir et on a regardé la maison pendant un certain temps, puis Henry s’est mis à me taquiner — il m’a dit qu’il allait m’obliger à entrer là-dedans pour que je lui rapporte un souvenir —, mais je savais qu’il ne parlait pas sérieusement. Il était aussi terrifié que moi.
— Et c’est tout ? demanda Susannah. Tu rêves seulement que tu retournes là-bas ? Devant le Manoir ?
— Il y a autre chose. Quelqu’un arrive… et reste dans les parages. Je le remarque dans mon rêve, mais à peine… comme du coin de l’œil, tu vois ? Mais je sais aussi qu’on est censés faire semblant de ne pas se connaître.
— Y avait-il vraiment quelqu’un ce jour-là ? demanda Roland. (Il regardait Eddie avec une attention extrême.) Ou est-ce seulement un personnage du rêve ?
— C’était il y a longtemps. Je devais avoir treize ans à peine. Comment pourrais-je me souvenir avec certitude d’un détail de ce genre ?
Roland le regarda sans rien dire.
— D’accord, dit finalement Eddie. Ouais. Je crois qu’il était là ce jour-là. Un gamin qui portait un sac de sport ou un sac à dos, je ne me rappelle plus exactement. Et des lunettes de soleil trop grandes pour lui. Des lunettes à verres réfléchissants.
— Qui était-ce ? demanda Roland.
Eddie resta silencieux un long moment. Il tenait dans la main le dernier de ses burritos à la pistolero, mais il avait perdu l’appétit.
— Je pense que c’est le gamin que tu as rencontré au relais, dit-il finalement. Je pense que ton vieil ami Jake était dans les parages, qu’il nous surveillait, Henry et moi, le jour où on est allés à Dutch Hill. Je pense qu’il nous a suivis. Parce qu’il entend les voix tout comme toi, Roland. Et parce qu’il partage mes rêves comme je partage les siens. Je pense que mes souvenirs correspondent à ce qui est en train de se passer pour Jake dans son quand. Le gamin essaie de revenir ici. Et si la clé n’est pas terminée lorsqu’il tentera de passer de l’autre côté — ou si elle est mal faite —, il va probablement mourir.
— Peut-être qu’il a sa propre clé, dit Roland. Est-ce possible ?
— Ouais, je le crois, dit Eddie, mais ça ne suffira pas. (Il soupira et enfouit le dernier burrito dans sa poche, le gardant pour plus tard.) Et je ne pense pas qu’il le sache.
Ils reprirent leur route, Roland et Eddie se relayant pour pousser le fauteuil roulant. Ils choisirent l’ornière de gauche. Le terrain était relativement accidenté et les deux hommes étaient parfois obligés de porter le fauteuil lorsque jaillissaient du sol des cailloux blancs pareils à des dents émoussées. Ils avançaient cependant plus vite que durant la semaine précédente. Ils gagnaient régulièrement de l’altitude et, quand il regardait par-dessus son épaule, Eddie voyait la forêt se déployer en paliers successifs. Il aperçut une cascade se déversant sur une falaise au nord-ouest. C’était le lieu qu’ils avaient baptisé « le stand de tir », constata-t-il avec étonnement. La clairière était désormais presque invisible, perdue dans la brume de cet après-midi de rêve.
— Halte-là, mon gars ! s’exclama Susannah.
Eddie se retourna juste à temps pour éviter la collision avec Roland. Le Pistolero s’était arrêté pour examiner les fourrés sur le bas-côté.
— Si tu continues comme ça, je vais te retirer ton permis, taquina Susannah.
Eddie l’ignora. Il suivit le regard de Roland.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Il n’y a qu’une façon de le savoir. (Roland se retourna, souleva Susannah et la cala sur sa hanche.) Allons jeter un coup d’œil.
— Pose-moi par terre, mon grand — je peux me débrouiller toute seule. Et mieux que vous deux, d’ailleurs.
Pendant que Roland la déposait doucement sur l’ornière herbue, Eddie scruta les broussailles. La lumière du crépuscule projetait sur le sol des ombres entrecroisées, mais il crut distinguer ce qui avait attiré l’attention de Roland. Une haute pierre grise presque entièrement dissimulée par le lierre.
Susannah rampa vers le bas-côté, aussi vive qu’un serpent. Roland et Eddie la suivirent.
— C’est une borne, n’est-ce pas ?
Susannah, dressée sur ses bras, examinait le rocher rectangulaire. Jadis érigé à la verticale, il penchait nettement sur la droite, comme une pierre tombale dans un vieux cimetière.
— Oui. Passe-moi mon couteau, Eddie.
Eddie s’exécuta, puis s’accroupit près de Susannah pendant que le Pistolero taillait dans le lierre. Petit à petit, il distingua des lettres gravées dans la pierre, et il déchiffra leur message avant même que Roland eût achevé de dégager l’inscription :
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda finalement Susannah.
Sa voix exprimait l’émerveillement ; elle ne cessait d’examiner la borne de pierre grise.
— Cela veut dire que nous arrivons à la fin de la première étape. (Le visage de Roland était pensif et solennel lorsqu’il rendit son couteau à Eddie.) Je pense que nous ne quitterons plus cette vieille route, désormais — ou plutôt, c’est elle qui ne nous quittera plus. Elle suit le Sentier du Rayon. La forêt va bientôt s’achever. Je m’attends à un grand changement.
— Qu’est-ce que l’Entre-Deux-Mondes ? demanda Eddie.
— Un des grands royaumes qui dominaient la terre durant l’époque qui a précédé celle-ci. Un royaume d’espoir, de savoir et de lumière — le genre de choses que nous avons essayé de préserver dans mon pays avant que les ténèbres n’aient triomphé de nous. Un jour, si nous en avons le temps, je vous raconterai toutes les vieilles histoires… du moins celles que je connais. Elles forment une grande tapisserie, très belle mais très triste.
« Selon les vieux contes, il y avait jadis une grande ville à la lisière de l’Entre-Deux-Mondes — peut-être était-elle aussi grande que votre New York. Elle est sûrement en ruine aujourd’hui, si elle existe encore. Mais nous risquons d’y trouver des gens… ou des monstres… ou les deux. Il faudra être sur nos gardes.
Il tendit sa main mutilée et caressa l’inscription du bout des doigts.
— L’Entre-Deux-Mondes, dit-il à voix basse. Qui aurait cru que…
Il laissa sa phrase inachevée.
— Enfin, on ne peut rien y faire, n’est-ce pas ? demanda Eddie.
Le Pistolero secoua la tête.
— Non, rien.
— Le ka, dit soudain Susannah, et les deux autres la regardèrent sans rien dire.
La nuit ne tomberait que dans deux heures, aussi se remirent-ils en marche. La route se dirigeait toujours vers le sud-est, suivant le Sentier du Rayon, et elle fut bientôt rejointe par deux autres routes plus petites mais également mal entretenues. Au second croisement se trouvaient les ruines envahies par la végétation d’un bâtiment qui avait dû être un immense mur rocheux. Une douzaine de bafou-bafouilleux prenaient le soleil parmi les gravats, et ils suivirent les pèlerins de leurs yeux aux iris dorés. Eddie les compara mentalement à un jury prêt à voter la mort par pendaison.
La route était de plus en plus large et de mieux en mieux définie. Ils aperçurent à deux reprises des bâtiments depuis longtemps désaffectés. Le second, se dit Roland, était sans doute un moulin à vent. Susannah lui trouva des airs de maison hantée.
— Cela ne me surprendrait guère, répliqua le Pistolero.
Ce commentaire émis d’un ton posé donna des frissons à ses compagnons.
Lorsque le crépuscule les obligea à faire halte, les arbres se faisaient plus rares et la douce brise qui les avait accompagnés était devenue un vent tiède. Ils n’avaient cessé de gagner de l’altitude durant la journée.
— Nous arriverons au sommet de la crête dans un jour ou deux, dit Roland. À ce moment-là, nous verrons.
— Nous verrons quoi ? demanda Susannah, mais Roland se contenta de hausser les épaules.
Ce soir-là, Eddie se remit à tailler le bois, mais sans se sentir réellement inspiré. L’assurance et la joie qui avaient été siennes lorsque la clé avait pris forme l’avaient déserté. Ses doigts lui paraissaient stupides et gauches. Pour la première fois depuis plusieurs mois, il eut envie d’une petite dose d’héroïne. Pas une grosse dose ; il était sûr que quelques grammes lui suffiraient pour tailler ce bout de bois avec brio.
— Qu’est-ce qui te fait sourire, Eddie ? demanda Roland.
Il était assis de l’autre côté du feu de camp ; agitées par le vent, les flammes qui les séparaient dansaient comme des feux follets capricieux.
— Je souriais ?
— Oui.
— Je pensais à la stupidité des gens — tu les enfermes dans une pièce pourvue de six portes mais ils continuent de se cogner aux murs. Et ils ont encore le culot de râler.
— Si tu as peur de ce qu’il y a derrière les portes, peut-être qu’il est plus sage de rebondir contre les murs, intervint Susannah.
Eddie hocha la tête.
— Peut-être.
Il travaillait lentement, s’efforçait de voir les formes emprisonnées dans le bois — en particulier ce petit machin en forme de s. Il s’aperçut que ce dernier était devenu indistinct.
Mon Dieu, je vous en prie, faites que je ne me plante pas, pensa-t-il, mais c’était précisément ce qu’il était en train de faire, du moins le craignait-il. Il finit par renoncer, rendit au Pistolero la clé qu’il avait à peine touchée et s’enveloppa dans une peau tannée. Cinq minutes plus tard, il rêvait de nouveau du gamin et du terrain de jeu de Markey Avenue.
Jake quitta son immeuble vers 7 h 15, ce qui lui laissait environ huit heures à tuer. Il envisagea de prendre le métro tout de suite pour se rendre à Brooklyn, puis décida que ce n’était pas une bonne idée. Un gamin errant dans les rues était davantage susceptible d’attirer l’attention dans ce coin-là, et s’il devait vraiment chercher l’endroit où il était censé retrouver le basketteur, il devait se montrer prudent.
Pas de problème, j’te dis, avait affirmé l’adolescent au T-shirt jaune et au bandana vert. Tu as trouvé la clé et la rose, pas vrai ? Tu me trouveras de la même façon.
Sauf que Jake ne se rappelait plus comment il avait trouvé la clé et la rose. Il ne se rappelait que la joie et l’assurance qui lui avaient empli le cœur et l’esprit. Il ne lui restait plus qu’à espérer que le même phénomène se reproduirait. En attendant, il allait se balader. C’était le meilleur moyen de ne pas se faire remarquer à New York.
Il descendit à pied jusqu’à la Ire Avenue, puis rebroussa chemin, se dirigeant lentement vers le centre-ville en suivant les signaux PASSEZ PIÉTONS (sachant peut-être au fond de lui qu’eux aussi servaient le Rayon). Vers dix heures, il se retrouva devant le Metropolitan Museum of Art, sur la 5e Avenue. Il avait chaud et se sentait fatigué et un peu déprimé. Il aurait bien bu un bon soda mais ne souhaitait pas dépenser trop vite le peu d’argent qu’il avait sur lui. Il avait cassé sa tirelire, mais celle-ci ne contenait qu’environ huit dollars.
Un groupe d’écoliers se mettaient en rang pour suivre une visite guidée. École publique, nota Jake — ils étaient vêtus avec aussi peu de recherche qu’il l’était lui-même. Aucun blazer signé Paul Stuart, aucune cravate, aucun mocassin, aucune petite jupe plissée toute simple achetée chez Miss So Pretty ou chez Tweenity pour la modique somme de cent vingt-cinq dollars. Toutes ces têtes blondes s’habillaient chez K-Mart. Obéissant à une impulsion subite, Jake se plaça en bout de queue et suivit le groupe dans le musée.
La visite dura une heure et quart. Jake la trouva fort agréable. Le musée était un endroit calme. Mieux : il était climatisé. Il fut particulièrement fasciné par les peintures de Frederick Remington et par un immense tableau de Thomas Hart Benton représentant une locomotive à vapeur traversant la prairie en direction de Chicago sous les yeux de fermiers bedonnants vêtus de salopettes et coiffés de chapeaux de paille. Ni les profs ni les élèves ne remarquèrent sa présence. Puis une jolie Noire vêtue d’un tailleur bleu de coupe sévère lui posa une main sur l’épaule et lui demanda qui il était.
Jake ne l’avait pas vue venir et son esprit se retrouva paralysé quelques instants. Sans penser à ce qu’il faisait, il plongea la main dans sa poche et la referma sur la clé argentée. Il se ressaisit aussitôt et se sentit apaisé.
— Mon groupe est en haut, dit-il avec un sourire penaud. On devait aller regarder la section « Art moderne », mais je préfère ces tableaux parce qu’ils représentent quelque chose. Alors j’ai… enfin, vous savez…
— Tu t’es défilé ? demanda la jeune femme en s’efforçant de ne pas sourire.
— Disons plutôt que je me suis déclaré en permission, comme dans la Légion.
Il prononça cette réplique sans avoir conscience de ce qu’il disait.
Les élèves qui observaient la scène le regardèrent d’un air intrigué, mais le professeur éclata de rire.
— Tu ne le sais pas ou tu l’as oublié, dit-elle, mais dans la Légion étrangère, les déserteurs étaient fusillés. Je te suggère de rejoindre ta classe tout de suite, mon garçon.
— Oui, m’dame. Merci. De toute façon, la visite est presque finie.
— Comment s’appelle ton école ?
— Markey Academy, dit Jake.
Cette fois encore, il avait prononcé ces mots sans en avoir conscience.
Il monta à l’étage, écoutant l’écho désincarné des bruits de pas et des conversations à voix basse qui résonnait dans la rotonde, et se demanda pourquoi il avait dit ça. Jamais il n’avait entendu parler d’une école nommée Markey Academy.
Il resta quelque temps sur le palier du premier étage, puis remarqua qu’un gardien l’observait d’un air méfiant et décida qu’il valait mieux ne pas s’attarder — restait à espérer que le groupe dans lequel il s’était infiltré avait quitté les lieux.
Il regarda sa montre, grimaça comme pour dire : Oh ! comme le temps passe, et redescendit en quatrième vitesse. La classe et la jeune prof noire qui lui avait fait la leçon sur la Légion étrangère étaient parties et Jake se dit que ce serait une bonne idée d’en faire autant. Il allait encore se promener un peu — sans se presser, vu la chaleur — et prendre le métro.
Il s’arrêta au coin de Broadway et de la 42e Rue, échangeant une partie de ses maigres ressources financières contre un hot-dog. Il s’assit sur les marches devant une banque pour déguster son déjeuner, ce qui se révéla être une erreur catastrophique.
Un flic se dirigea lentement vers lui en faisant tournoyer sa matraque avec des gestes de jongleur. Il semblait uniquement occupé par sa prestation, mais lorsqu’il arriva devant Jake, il passa sa matraque à sa ceinture et se tourna vers lui.
— Eh bien, mon gars, dit-il. Pas d’école, aujourd’hui ?
Jake était en train de dévorer sa saucisse mais la dernière bouchée resta coincée dans son gosier. Quel manque de chance… s’il s’agissait bien de chance. Ils se trouvaient dans Time Square, haut lieu de l’Amérique sordide ; le coin grouillait de dealers, de junkies, de putes et de chasseurs de chair fraîche… mais ce crétin de flic ignorait la faune pour s’intéresser à lui.
Il déglutit à grand-peine, puis répondit :
— C’est les exams de fin d’année en ce moment. Je n’avais qu’une épreuve ce matin. Ensuite, je pouvais partir. (Il marqua une pause, peu rassuré par l’éclat inquisiteur des yeux du flic.) J’ai demandé la permission, conclut-il piteusement.
— Mouais. Je peux voir tes papiers ?
L’estomac de Jake se noua. Ses parents avaient-ils déjà alerté les flics ? Après les événements de la veille, c’était fort probable, supposa-t-il. D’ordinaire, la police de New York ne se mettait pas en quatre pour rechercher un gamin disparu, surtout s’il n’avait disparu qu’une demi-journée, mais son père était un grand ponte et il aimait se vanter de la longueur de son bras. Jake ne pensait pas que ce flic ait sa photo… mais on lui avait peut-être communiqué son nom.
— Eh bien… dit-il à contrecœur, j’ai ma carte de membre de l’Entre-Deux-Mondes, mais c’est à peu près tout.
— L’Entre-Deux-Mondes ? Jamais entendu parler. Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
— Je veux dire : l’Entre-Deux-Quilles. (Bon Dieu, ça ne s’arrangeait pas.) C’est un bowling. Sur la 33° Rue. Vous connaissez ?
— OK ! Ça ira.
Le flic tendit la main.
Un Noir dont les cheveux tressés retombaient en masse sur un complet jaune canari leur jeta un coup d’œil en passant.
— Embarquez-le, officier ! dit-il le plus jovialement du monde. En taule, le petit cul blanc ! Faites votre devoir !
— Tais-toi et dégage, Eli, dit le flic sans se retourner.
Eli éclata de rire, exhibant plusieurs dents en or, et s’éloigna.
— Pourquoi vous ne lui demandez pas ses papiers, à lui ? demanda Jake.
— Parce que c’est à toi que je les demande. Magne-toi, fiston.
Ou bien le flic avait connaissance de son nom ou alors il avait senti quelque chose d’anormal — ce qui n’avait rien d’étonnant, vu qu’il était le seul jeune garçon de race blanche des environs à ne pas faire le trottoir. Quoi qu’il en soit, ça revenait au même : il avait eu une idée stupide de s’asseoir ici pour déjeuner. Mais il avait mal aux pieds et il avait faim, bon sang — faim.
Tu ne vas pas m’arrêter, pensa Jake. Je ne peux pas te le permettre. Je dois rencontrer quelqu’un à Brooklyn cet après-midi… et je serai au rendez-vous.
Au lieu d’attraper son portefeuille, il plongea une main dans sa poche et en ressortit la clé. Il la brandit vers le policier ; les joues et le front de celui-ci se retrouvèrent aussitôt mouchetés de taches de lumière. Ses yeux s’écarquillèrent.
— Hé ! souffla-t-il. Qu’est-ce que tu as là, mon gars ?
Il tendit la main vers la clé, et Jake l’écarta de ses doigts. Les taches de lumière exécutèrent une danse hypnotique sur le visage du flic.
— Vous n’avez pas besoin de ça, dit Jake. Mon nom est bien lisible, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr.
Le flic avait perdu son expression méfiante. Il ne voyait plus que la clé. Ses yeux étaient fixes mais pas tout à fait vides. Jake y lut de la stupéfaction et un bonheur totalement imprévu. C’est tout moi, pensa-t-il. Voilà que je répands la joie et la bonne volonté partout où je passe. Et maintenant, qu’est-ce que je fais ?
Une jeune femme (vu son pantalon moulant, son chemisier transparent et ses talons aiguilles qui relevaient de l’attentat à la pudeur, ce n’était sûrement pas une bibliothécaire) fit son apparition sur le trottoir, avançant en roulant des hanches. Elle jeta un coup d’œil au flic, puis à Jake pourvoir ce qui intéressait tant ledit flic. Lorsqu’elle aperçut la clé, elle en resta bouche bée et se figea sur place. Une de ses mains monta lentement vers sa gorge. Un homme la heurta et lui dit de regarder où elle allait, nom de Dieu. La jeune femme qui n’était sûrement pas une bibliothécaire ne lui prêta aucune attention. Jake vit que quatre ou cinq autres passants s’étaient arrêtés autour de lui. Ils regardaient tous la clé. Ils se rassemblaient autour de lui comme ils se seraient rassemblés autour d’un joueur de bonneteau particulièrement doué.
Tu te débrouilles vraiment bien pour passer inaperçu, se dit-il. Il jeta un coup d’œil de l’autre côté de la rue et aperçut une enseigne. Drugstore Discount Denby.
— Je m’appelle Tom Denby, dit-il au flic. C’est écrit là, sur ma carte de membre du bowling — pas vrai ?
— Oui, oui, répondit le flic.
Il avait perdu tout intérêt pour Jake ; seule la clé retenait son attention. Les taches de lumière tournoyaient sur son visage.
— Et vous ne recherchez personne du nom de Tom Denby, pas vrai ?
— Non, dit le flic. Jamais entendu parler de lui.
Plus d’une demi-douzaine de personnes étaient rassemblées autour du flic, captivées par la clé argentée que Jake tenait dans sa main.
— Je peux m’en aller, alors ?
— Hein ? Oh ! Oh, oui… va-t’en, au nom de ton père !
— Merci.
Mais Jake ne savait pas exactement comment s’en aller. Il était encerclé par une foule de zombies silencieux qui croissait à chaque minute. La curiosité avait détourné leurs pas, mais ceux qui voyaient la clé restaient enracinés sur place.
Jake se leva et gravit lentement les marches à reculons, brandissant la clé comme un dompteur brandit son tabouret face au lion. Lorsqu’il arriva sur la placette surélevée, il remit la clé dans sa poche, pivota et prit ses jambes à son cou.
Il ne s’arrêta qu’une fois, de l’autre côté de la placette, et regarda derrière lui. Les personnes qui s’étaient rassemblées autour de la scène revenaient lentement à la vie. Elles se regardèrent d’un air encore étonné, puis se dispersèrent. Le flic jeta un coup d’œil à gauche, un coup d’œil à droite, puis tourna son visage vers le ciel, comme s’il cherchait à se rappeler comment il était arrivé là et ce qu’il était en train de faire. Jake en avait assez vu. Il était temps de trouver une station de métro et de foncer à Brooklyn avant qu’il ne lui arrive un autre incident bizarre de ce type.
Il était 14 h 15 lorsqu’il émergea de la bouche de métro située au coin de Castle Avenue et de Brooklyn Avenue, devant les tours en pierre grise de Co-op City. Il attendit que l’envahisse cette sensation de certitude — cette sensation qui ressemblait à un afflux de souvenirs du futur. Mais il ne se passa rien. Il n’était qu’un petit garçon des plus ordinaires, debout à un coin de rue de Brooklyn, avec à ses pieds une petite ombre qui ressemblait à un animal fatigué.
Eh bien, m’y voilà… et maintenant, qu’est-ce que je fais ?
Jake s’aperçut qu’il n’en avait pas la moindre idée.
Roland et ses compagnons atteignirent la crête de la colline qu’ils gravissaient depuis le début de leur périple et contemplèrent le paysage qui se révélait à eux. Ils demeurèrent silencieux un long moment. Susannah ouvrit la bouche à deux reprises, puis la referma. Pour la première fois de sa vie, elle était réduite au silence.
Devant eux s’étendait une plaine presque infinie baignée par la douce lumière dorée de l’après-midi. Elle était couverte d’une herbe luxuriante couleur vert émeraude et parsemée de bosquets d’arbres aux troncs élancés et aux larges frondaisons. Susannah crut se rappeler avoir vu des arbres semblables dans un documentaire sur l’Australie.
La route qu’ils suivaient descendait doucement le flanc de la colline avant de s’enfoncer dans la prairie, ligne droite d’un blanc étincelant traversant la plaine herbeuse. À l’ouest, Susannah aperçut un troupeau d’animaux en train de brouter paisiblement. On aurait dit des bisons. À l’est, la forêt s’achevait en péninsule incurvée, forme sombre et tourmentée évoquant un poing serré au bout d’un avant-bras.
C’était dans cette direction qu’affluaient tous les ruisseaux et courants qu’ils avaient aperçus. Ils se jetaient dans le large fleuve qui émergeait de la forêt pour couler, placide et rêveur sous le soleil estival, vers le bout oriental du monde. Il était large, ce fleuve — peut-être trois kilomètres d’une rive à l’autre.
Puis elle vit la cité.
Elle se trouvait droit devant eux, assemblage de flèches et de tours dressées au-dessus de l’horizon. Ces remparts flous pouvaient se trouver à cent, à deux cents ou à quatre cents kilomètres de distance. L’air de ce monde semblait exceptionnellement pur et il était vain de tenter d’estimer les distances. Tout ce qu’elle savait, c’est que la vision de ces tours à peine distinctes l’emplissait d’émerveillement… et d’une profonde nostalgie pour New York. Je serais prête à faire n’importe quoi pour revoir Manhattan depuis le Triborough Bridge, pensa-t-elle.
Puis elle sourit de ce mensonge qu’elle se faisait à elle-même. En vérité, elle n’échangerait pas le monde de Roland contre le sien. Ses grands espaces et son mystère silencieux étaient enivrants. Et son amant était ici. À New York — du moins dans le New York de son époque —, leur couple aurait été un objet de colère et de mépris, la cible de toutes sortes de plaisanteries stupides et cruelles : une femme noire âgée de vingt-six ans et son cul blanc d’amant de trois ans son cadet qui avait tendance à délirer quand il était excité. Son cul blanc d’amant qui se trimbalait une sacrée guenon sur le dos à peine huit mois plus tôt. Ici, il n’y avait personne pour se moquer d’eux. Personne pour les montrer du doigt. Il n’y avait que Roland, Eddie et elle, les trois derniers pistoleros du monde.
Elle prit la main d’Eddie et la sentit se refermer sur la sienne, chaude et rassurante.
— Ça doit être la Send, dit Roland à voix basse en désignant le fleuve. Je n’aurais jamais cru la voir de mon vivant… je n’étais même pas sûr de son existence, pas plus que de celle des Gardiens.
— C’est superbe, murmura Susannah.
Elle était incapable de se détacher du paysage qui se déployait devant elle, rêvant ses rêves fabuleux dans son berceau d’été. Elle suivit des yeux les ombres projetées par les arbres, démesurément allongées par le soleil qui plongeait vers l’horizon.
— Les grandes plaines de l’Ouest devaient ressembler à ceci avant d’être colonisées — avant même l’arrivée des Indiens. (Elle leva sa main libre et désigna l’endroit où la Grand-Route se rétrécissait.) C’est la cité dont tu parlais, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Elle a l’air en bon état, dit Eddie. Est-ce possible, Roland ? Peut-elle être encore intacte ? Les Anciens étaient-ils de si bons bâtisseurs ?
— Tout est possible en ces temps troublés, dit Roland d’une voix néanmoins dubitative. Mais n’espère pas trop, Eddie.
— Hein ? Oh, non.
Mais Eddie espérait beaucoup. La cité entraperçue avait éveillé la nostalgie dans le cœur de Susannah ; dans celui d’Eddie, elle déclencha un flot soudain de suppositions. Si la cité était encore là — et c’était clairement le cas —, peut-être était-elle encore peuplée, et peut-être pas seulement par les créatures sous-humaines que Roland avait rencontrées sous les montagnes. Les habitants de cette cité étaient peut-être
(américains, murmura le subconscient d’Eddie)
intelligents et serviables ; peut-être même assureraient-ils le succès de la quête des trois pèlerins… voire tout simplement leur survie. L’esprit d’Eddie fut envahi par une vision (en grande partie inspirée de films comme Starfighter et Dark Crystal) : un conseil de sages chenus mais dignes leur offrant un repas somptueux provenant des réserves de la cité (ou de jardins enclos dans ses microbiosphères) et leur expliquant au cours du festin ce qui les attendait sur leur route et ce que signifiait leur quête. Leur cadeau d’adieu consisterait en une dernière édition du guide Michelin local sur lequel la route de la Tour Sombre serait indiquée en rouge.
Eddie ignorait le concept de deus ex machina, mais il savait — était assez grand pour savoir — que des êtres aussi sages et aussi serviables n’existaient que dans les bandes dessinées et les films de série B. Cette idée n’en était pas moins enivrante : une enclave civilisée dans ce monde dangereux et en grande partie désert ; des vieillards sages aux allures d’elfes qui leur expliqueraient exactement ce qu’ils étaient venus faire dans cette galère. Et les formes fabuleuses et indistinctes de la cité conféraient à cette idée un soupçon de vraisemblance. Même si la cité était complètement déserte, même si sa population avait été anéantie par la maladie ou les armes chimiques, peut-être leur servirait-elle de gigantesque boîte à outils — un immense magasin de surplus de l’armée où ils pourraient s’équiper en vue des épreuves qui les attendaient sûrement. En outre, Eddie était un citadin de pure souche et il était naturel qu’il soit excité par le spectacle de ces grandes tours.
— Gé-nial ! dit-il en étouffant un rire. Hé-ho, hé-ho ! Sortez de votre trou, ô foutus elfes tout-puissants !
Susannah le regarda d’un air amusé et intrigué.
— Qu’est-ce qui te prend, fromage blanc ?
— Rien. Peu importe. Allez, on y va. Qu’est-ce que tu en dis, Roland ? Tu veux…
Mais lorsqu’il vit le visage de Roland — l’éclat songeur qui habitait ses yeux —, il se tut et passa un bras autour des épaules de Susannah, comme pour la protéger.
Après avoir jeté un bref regard machinal à la cité, Roland avait remarqué quelque chose de beaucoup plus proche de leur position actuelle, quelque chose qui l’emplissait d’inquiétude et d’angoisse. Il avait déjà vu des choses semblables, et Jake était à ses côtés la dernière fois que cela s’était produit. Il se rappela le jour où ils étaient enfin sortis du désert, la piste de l’homme en noir les conduisant à travers les collines et en direction des montagnes. Elle était dure à suivre, cette piste, mais au moins avaient-ils trouvé de l’eau. Et de l’herbe.
Une nuit, il s’était réveillé pour constater que Jake avait disparu. Il avait entendu des cris étouffés, désespérés, en provenance d’une saulaie bordant un petit ruisseau. Lorsqu’il était enfin parvenu dans la clairière au milieu de la saulaie, le garçon avait cessé de crier. Roland l’avait trouvé au centre d’un lieu identique à celui qui se trouvait dans la plaine. Un lieu de pierres ; un lieu de sacrifice ; un lieu où vivait un Oracle… qui parlait quand on l’y obligeait… et tuait chaque fois qu’il en avait l’occasion.
— Roland ? demanda Eddie. Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Tu vois ceci ? dit Roland en désignant le lieu. C’est un anneau de parole. Les formes que tu aperçois sont des pierres dressées.
Il se surprit à dévisager Eddie, cet homme qu’il avait rencontré à bord d’une terrifiante et merveilleuse diligence du ciel dans ce monde étrange où les pistoleros portaient un uniforme bleu et où l’on disposait d’une quantité illimitée de sucre, de papier et de drogues fabuleuses comme l’astine. Une étrange expression — une prémonition — envahissait le visage d’Eddie. L’espoir qui avait illuminé ses yeux lorsqu’il avait découvert la ville s’évanouit, les rendant gris et mornes. C’étaient les yeux d’un homme étudiant la potence où il serait bientôt pendu.
D’abord Jake, et maintenant Eddie, pensa le Pistolero. La roue qui fait tourner nos vies est sans remords ; elle s’arrête toujours au même endroit.
— Oh, merde ! (La voix d’Eddie était sèche, terrifiée.) Je crois que c’est là que le gamin va essayer de passer dans ce monde.
Le Pistolero hocha la tête.
— C’est fort probable. Ce sont des lieux ténus et ce sont aussi des lieux séduisants. Je l’ai naguère suivi dans un lieu comme celui-ci. L’Oracle qui l’habitait a bien failli le tuer.
— Comment se fait-il que tu le saches, Eddie ? demanda Susannah. L’as-tu rêvé ?
Il se contenta de secouer la tête.
— Je ne sais pas. Mais dès que Roland m’a montré ce foutu endroit… (Il s’interrompit et se tourna vers le Pistolero.) Nous devons aller là-bas le plus vite possible.
Eddie semblait à la fois terrifié et impatient.
— Est-ce que ça va se produire aujourd’hui ? demanda Roland. Ce soir ?
Eddie secoua la tête et s’humecta les lèvres.
— Je ne sais pas non plus. Pas avec certitude. Ce soir ? Je ne crois pas. Le temps… il n’est pas le même ici et dans le monde du gamin. Il s’écoule plus lentement dans son où et dans son quand. Peut-être demain. (La panique eut finalement raison de lui. Il se retourna et agrippa la chemise du Pistolero de ses doigts glacés de sueur.) Mais je dois finir la clé et je n’y arrive pas, et je dois faire autre chose et je ne sais pas quoi. Et si le gamin meurt, ce sera ma faute !
Le Pistolero referma ses mains sur celles d’Eddie et se dégagea.
— Reprends-toi.
— Roland, tu ne comprends donc pas…
— Je comprends une chose : ce n’est pas en pleurnichant que tu résoudras ton problème. Tu as oublié le visage de ton père.
— Arrête tes conneries ! s’écria Eddie d’une voix hystérique. Je n’en ai rien à foutre de mon père !
Roland le gifla. On aurait dit le bruit d’une branche qui casse.
La tête d’Eddie chancela sur son cou ; ses yeux s’écarquillèrent. Il regarda fixement le Pistolero, puis leva lentement la main vers la trace rouge imprimée sur sa joue.
— Espèce de salaud ! siffla-t-il.
Sa main descendit sur la crosse du revolver qu’il portait à la hanche gauche. Susannah tenta de poser ses mains sur la sienne ; Eddie les écarta d’un geste sec.
Et voilà que je dois lui donner une nouvelle leçon, pensa Roland, mais cette fois-ci, c’est ma vie qui est en jeu, pas seulement la sienne.
Quelque part dans le lointain, un corbeau brisa le silence de son cri rauque, et Roland pensa fugitivement à son faucon, David. À présent, c’était Eddie qui était son faucon… et tout comme David, il n’hésiterait pas à lui crever un œil s’il n’y prenait garde.
À lui crever un œil ou à lui trancher la gorge.
— Est-ce que tu vas m’abattre ? C’est comme ça que tu veux que ça finisse, Eddie ?
— Si tu savais à quel point j’en ai marre de tes conneries, mec.
Les yeux d’Eddie étaient luisants de larmes et de colère.
— Si tu n’as pas terminé la clé, ce n’est pas parce que tu as peur de la terminer. Tu as peur de découvrir que tu ne peux pas la terminer. Si tu as peur de descendre dans le lieu où se dressent les pierres, ce n’est pas parce que tu as peur de ce qui arrivera une fois que tu seras au centre du cercle. Tu as peur de ce qui risque de ne pas arriver. Ce n’est pas du monde extérieur que tu as peur, Eddie, mais du petit monde qui est en toi. Tu as oublié le visage de ton père. Alors vas-y. Descends-moi si tu l’oses. Je suis las de te voir pleurnicher.
— Arrête ! s’écria Susannah. Tu ne vois donc pas qu’il va le faire ? Tu ne vois donc pas que tu le forces à le faire ?
Roland la poignarda du regard.
— Je le force à se décider. (Il tourna vers Eddie son visage ridé et sévère.) Tu es sorti de l’ombre de l’héroïne et de l’ombre de ton frère, mon ami. Sors donc de l’ombre de toi-même, si tu l’oses. Sors. Sors ou descends-moi, et finissons-en.
L’espace d’un instant, il crut qu’Eddie allait l’abattre, que son histoire allait s’achever ici, au sommet de cette colline, sous ce ciel sans nuages à l’horizon duquel se dressaient les spectres bleutés des flèches de la cité. Puis un tic agita les joues d’Eddie. Ses lèvres pincées s’adoucirent et se mirent à trembler. Sa main s’écarta de la crosse en bois de santal du revolver de Roland. Sa poitrine se souleva… une fois… deux fois… trois fois. Sa bouche s’ouvrit, et tout son désespoir, toute sa terreur s’en échappèrent dans un gémissement tandis qu’il s’avançait d’un pas hésitant vers le Pistolero.
— J’ai peur, espèce de connard ! Tu ne le comprends donc pas ? Roland, j’ai peur !
Il trébucha et tomba en avant. Roland le rattrapa et le serra contre lui, humant la sueur et la poussière qui maculaient sa peau, respirant ses larmes et sa terreur.
Le Pistolero l’étreignit quelques instants, puis le tourna vers Susannah. Eddie tomba à genoux près du fauteuil roulant, la tête pendant lamentablement. Susannah posa une main sur sa nuque, lui pressa le visage contre sa cuisse, et dit à Roland d’une voix amère :
— Il y a des moments où je te déteste, grand chasseur blanc.
Roland se plaqua les mains contre le front.
— Il y a des moments où je me déteste.
— Mais ça ne t’arrête jamais, pas vrai ?
Roland ne répondit pas. Il regarda Eddie, le visage pressé contre la cuisse de Susannah, les paupières serrées. Son expression était l’essence même de la misère. Roland refoula la lassitude qui lui conseillait de remettre à un autre jour cette charmante conversation. Si Eddie avait raison, il n’y aurait pas d’autre jour. Jake était presque prêt à passer à l’action. Eddie avait été choisi pour lui faciliter le passage dans ce monde. S’il n’était pas prêt à accomplir sa tâche, Jake périrait au point d’entrée, aussi sûrement qu’un nouveau-né étranglé par le cordon ombilical au cours des contractions de sa mère.
— Debout, Eddie.
L’espace d’un instant, il crut qu’Eddie allait rester là, le visage enfoui au creux de la cuisse de sa femme. Tout serait alors perdu… et ça aussi, c’était le ka. Puis, lentement, Eddie se redressa. Lorsqu’il fut debout, toutes les parties de son corps — mains, épaules, tête, cheveux — pendaient lamentablement, mais il était debout, et c’était un début.
— Regarde-moi.
Susannah s’agita, mal à l’aise, mais resta muette.
Eddie leva lentement la tête et écarta ses cheveux d’une main tremblante.
— Ceci est à toi. J’ai eu tort de l’accepter, en dépit de mes souffrances.
Roland saisit la lanière de cuir passée autour de son cou et la cassa d’un coup sec. Il tendit la clé à Eddie. Eddie leva une main vers elle, aussi lentement que s’il vivait un rêve, mais Roland ne la lâcha pas tout de suite.
— Vas-tu essayer de faire ce qui doit être fait ?
— Oui, dit Eddie d’une voix presque inaudible.
— As-tu quelque chose à me dire ?
— Je demande pardon d’avoir peur.
Il y avait quelque chose d’horrible dans la voix d’Eddie, quelque chose qui serrait le cœur de Roland, et il croyait savoir ce que c’était : c’était l’enfance d’Eddie qui expirait dans la douleur. Elle était invisible, bien sûr, mais Roland entendait ses cris d’agonie. Il s’efforça de se boucher les oreilles.
Encore un crime que j’ai accompli au nom de la Tour, pensa-t-il. Mon ardoise s’allonge de jour en jour, comme celle d’un ivrogne dans une taverne, et le jour approche où je devrai régler mon compte. Comment pourrai-je jamais payer ?
— Je ne veux pas de tes excuses, surtout si tu t’excuses d’avoir peur. Que serions-nous sans la peur ? Des chiens enragés au museau écumant de bave et aux jarrets maculés de merde séchée.
— Qu’est-ce que tu veux, alors ? s’écria Eddie. Tu as pris tout le reste — tout ce que j’avais à te donner ! Non, ce n’est même pas vrai, parce qu’en fin de compte c’est moi qui t’ai tout donné ! Alors qu’est-ce que tu veux d’autre ?
Roland garda serrée dans son poing la clé qui représentait la moitié du salut de Jake Chambers et resta muet. Ses yeux se rivèrent sur ceux d’Eddie, le soleil baigna de lumière la plaine verdoyante et le ruban bleu de la Send, et quelque part dans le lointain, le corbeau poussa un nouveau cri qui résonna à plusieurs lieues à la ronde sur le paysage doré de cet après-midi d’été.
Au bout d’un certain temps, une lueur de compréhension éclaira les yeux d’Eddie.
Roland hocha la tête.
— J’ai oublié le visage…
Eddie s’interrompit. Courba la tête. Déglutit. Regarda de nouveau le Pistolero. La chose mourante avait achevé son agonie — Roland le savait. Elle avait disparu. Comme ça. Sur cette colline battue par les vents, en plein milieu de nulle part, elle avait disparu à jamais.
— J’ai oublié le visage de mon père, pistolero… et j’implore ton pardon.
Roland desserra le poing et rendit le fardeau de la clé à celui que le ka avait choisi pour le porter.
— Ne parle pas ainsi, pistolero, dit-il dans le Haut Parler. Ton père te voit… ton père t’aime… et moi aussi.
Eddie referma ses doigts sur la clé et se retourna, les joues encore inondées de larmes.
— Allons-y, dit-il, et ils descendirent le flanc de la colline en direction de la plaine qui s’étirait jusqu’à l’horizon.
Jake descendit Castle Avenue, longeant des pizzerias, des bars et des bodegas où de vieilles femmes au visage soupçonneux embrochaient des patates et pressaient des tomates. Les lanières de son sac lui irritaient la peau sous les aisselles et il avait mal aux pieds. Il passa sous un thermomètre numérique qui indiquait 30 °C. Jake avait plutôt l’impression qu’il en faisait 40.
Une voiture de police s’engagea dans la rue. Il s’intéressa aussitôt aux outils de jardinage exposés en vitrine d’une quincaillerie. Il suivit le reflet de la voiture pie et attendit qu’il eût disparu pour se remettre en route.
Hé, Jake, mon vieux… où vas-tu exactement ?
Il n’en avait pas la moindre idée. Il était sûr que le garçon qu’il recherchait — le basketteur au bandana vert et au T-shirt jaune proclamant IL SE PASSE TOUJOURS QUELQUE CHOSE DANS L’ENTRE-DEUX-MONDES — était quelque part dans les environs, mais où ? Autant chercher une aiguille dans cette gigantesque botte de foin qu’était Brooklyn.
Jake passa devant une ruelle que décorait un enchevêtrement de tags. La plupart d’entre eux étaient des noms — EL TIANTE 91, SPEEDY GONZALES, MOTORVAN MIKE —, mais quelques devises et messages s’étaient glissés parmi eux, et les yeux de Jake se posèrent sur deux d’entre eux.
Les lettres de cette phrase étaient de la même couleur fanée que la rose poussant dans le terrain vague où s’était jadis trouvée la Charcuterie fine et artistique de Tom et Gerry. En dessous, quelqu’un avait inscrit en lettres d’un bleu si sombre qu’il en était presque noir cette étrange prière :
Qu’est-ce que ça veut dire ? se demanda Jake. Il n’en savait rien — peut-être que ça venait de la Bible —, mais ces mots le fascinaient comme les yeux du serpent fascinent sa proie. Finalement, il se remit en marche, le pas lent et le visage pensif. Il était presque 14 h 30 et son ombre commençait à s’allonger.
Il vit un vieil homme qui se dirigeait lentement vers lui, s’efforçant de marcher à l’ombre le plus souvent possible et s’appuyant sur une canne tordue. Ses yeux ressemblaient à des œufs au plat derrière les verres épais de ses lunettes.
— J’implore votre pardon, monsieur ! dit Jake sans réfléchir à ce qu’il disait et sans vraiment entendre les mots qu’il prononçait.
Le vieillard se tourna vers lui, clignant des yeux sous l’effet de la surprise et de la peur.
— Laisse-moi tranquille, mon garçon.
Il leva sa canne et la brandit maladroitement vers Jake.
— Sauriez-vous où se trouve une école du nom de Markey Academy, monsieur ?
C’était une question complètement stupide, mais c’était la seule qui lui était venue à l’esprit.
Le vieil homme abaissa lentement sa canne — de toute évidence, le monsieur l’avait apaisé. Il regarda Jake avec cette curiosité un peu inquiétante qui accompagne les premiers stades de la sénilité.
— Comment ça se fait que tu ne sois pas en classe, mon garçon ?
Jake sourit avec lassitude. Cette blague commençait à sentir le réchauffé.
— C’est les examens de fin d’année. Je suis venu voir un de mes copains qui va à Markey Academy, c’est tout. Excusez-moi de vous avoir dérangé.
Il contourna le vieillard (espérant qu’il n’allait pas décider de lui donner un coup de canne sur le postérieur en guise d’adieu), et il était presque arrivé au coin de la rue lorsque l’autre hurla :
— Hé, mon garçon ! Mon garçon !
Jake se retourna.
— Il n’y a pas de Markey Academy dans le coin, dit le vieillard. Ça fait vingt-deux ans que j’habite le quartier, alors je suis bien placé pour le savoir. Markey Avenue, oui, mais Markey Academy, sûrement pas.
L’estomac de Jake se noua d’excitation. Il fit un pas vers le vieil homme, qui leva aussitôt sa canne pour se défendre contre un éventuel assaut. Jake stoppa aussitôt, laissant entre eux une zone démilitarisée d’environ six mètres de large.
— Où se trouve Markey Avenue, monsieur ? Pouvez-vous me le dire ?
— Bien sûr. Ça fait vingt-deux ans que j’habite le quartier, je te dis. C’est à deux rues d’ici. Tourne à gauche au cinéma Majestic. Mais, je te le répète, il n’existe pas de Markey Academy.
Jake fit demi-tour et examina Castle Avenue. Oui… il distinguait nettement la façade d’un cinéma à quelques centaines de mètres de distance. Il se mit à courir, puis adopta une démarche moins rapide de peur d’attirer l’attention sur lui.
Le vieil homme le regarda partir.
— Monsieur ! dit-il d’une voix légèrement étonnée. Monsieur, qu’est-ce que vous dites de ça ?
Il gloussa et reprit sa route.
Roland et ses compagnons firent halte au crépuscule. Le Pistolero creusa un petit trou dans le sol et prépara le feu. Ils n’en avaient pas besoin pour cuire leur dîner, mais il leur fallait quand même un feu. Eddie en avait besoin. S’il devait achever de tailler la clé, il lui faudrait de la lumière, pour travailler.
Le Pistolero regarda autour de lui et aperçut Susannah, silhouette sombre découpée sur le ciel bleu marine, mais il ne vit pas Eddie.
— Où est-il ? demanda-t-il.
— Sur la route. Laisse-le tranquille, Roland… tu en as assez fait.
Roland hocha la tête, se pencha au-dessus des branches et frappa un bout de silex sur une barre d’acier. Les flammes jaillirent bientôt des brindilles. Il nourrit le foyer de plusieurs bouts de bois, l’un après l’autre, et attendit le retour d’Eddie.
À sept ou huit cents mètres de là, Eddie était assis en tailleur au milieu de la Grand-Route, la clé inachevée à la main, et contemplait le ciel. Il jeta un coup d’œil derrière lui, aperçut le feu de camp et comprit ce que Roland était en train de faire… et pourquoi il le faisait. Puis il leva de nouveau les yeux vers le ciel. Jamais il ne s’était senti aussi seul, aussi terrifié.
Le ciel était immense — jamais il n’avait vu autant d’espace, autant de vide. Il se sentait tout petit, ce qui n’avait sans doute rien d’anormal. En fin de compte, sa petite personne n’avait guère d’importance.
Le gamin était tout près. Il pensait savoir où se trouvait Jake et ce qu’il comptait faire, et cela l’emplissait d’émerveillement. Susannah venait de 1963. Eddie venait de 1987. Entre les deux… Jake. Essayant de les rejoindre. Essayant de venir au monde.
Je l’ai rencontré, pensa Eddie. Je l’ai sûrement rencontré, et je crois m’en souvenir… à peu près. C’était juste avant qu’Henry parte à l’armée, pas vrai ? Il suivait des cours de formation professionnelle à l’Institut de Brooklyn et il ne portait que du noir — jean noir, bottes de motard noires, T-shirt noir aux manches relevées. Le look James Dean. Le poids du noir, le chic du mégot. Je le pensais souvent mais je n’osais jamais le dire de peur qu’il ne se fâche.
Il se rendit compte que ce qu’il attendait était arrivé pendant qu’il songeait ainsi : le Vieil Astre s’était levé. Dans un quart d’heure, peut-être moins, il serait rejoint par toute une galaxie de joyaux stellaires, mais pour l’instant il brillait en solitaire au sein des ténèbres opaques.
Eddie leva lentement la clé jusqu’à ce que le Vieil Astre brille au creux de son encoche centrale. Puis il récita une vieille formule originaire de son monde, celle que sa mère lui avait apprise lorsqu’ils regardaient l’étoile du soir monter dans les ténèbres au-dessus des toits de Brooklyn :
Brillante étoile dans le ciel noir,
Première étoile que je vois ce soir,
Un vœu je fais sous le ciel noir.
Exauce le vœu que je fais ce soir.
Le Vieil Astre étincelait dans l’encoche, diamant enchâssé dans le frêne.
— Donne-moi du cran, dit Eddie. Tel est mon vœu. Donne-moi assez de cran pour achever ce putain de truc.
Il resta encore assis un moment, puis se leva et rejoignit lentement le camp. Il s’assit le plus près possible du feu, prit le couteau du Pistolero sans dire un mot à ses compagnons, et se mit au travail. De minuscules copeaux tombèrent du petit machin en forme de s au bout de la clé. Eddie travaillait vite, tournant et retournant la clé dans ses mains, fermant parfois les yeux pour laisser courir son pouce sur les courbes de la clé. Il s’efforça de ne pas penser à ce qui arriverait s’il se plantait — ça le paralyserait complètement.
Roland et Susannah, assis derrière lui, l’observaient avec attention. Finalement, Eddie reposa le couteau. Son visage était inondé de sueur.
— Ce fameux gamin, dit-il. Ce Jake. Il doit avoir un cran du feu de Dieu.
— Il s’est montré courageux sous les montagnes, dit Roland. Il avait peur, mais il n’a pas reculé d’un pouce.
— J’aimerais bien être comme lui.
Roland haussa les épaules.
— Tu t’es bien battu chez Balazar, et pourtant ils t’avaient ôté tous tes vêtements. Il est très difficile de se battre nu, mais tu y as réussi.
Eddie essaya de se rappeler la fusillade dans le night-club, mais l’incident était brouillé dans son esprit — fumée, bruits, rais de lumière entrecroisés traversant un mur. Il crut se rappeler que ce mur avait été démoli par les armes automatiques, mais il n’en était pas sûr.
Il leva la clé pour détailler ses encoches à la lueur des flammes. Il resta immobile un long moment, s’attardant sur le petit machin en forme de s. Il était apparemment identique à celui qu’il avait aperçu dans le feu et au cours de son rêve… mais ça ne collait pas tout à fait. Presque, mais pas tout à fait.
Ce n’est qu’Henry, se dit-il. Et toutes ces années où tu n’as jamais été à la hauteur. Tu y es arrivé, mon vieux — mais ce vieux Henry est toujours en toi et il refuse de l’admettre.
Il posa la clé sur un carré de peau qu’il plia soigneusement.
— J’ai fini. Je ne sais pas si j’ai réussi ou non, mais je ne peux pas faire mieux.
Il se sentait étrangement vide à présent qu’il ne devait plus travailler sur la clé — sans but, déboussolé.
— Tu veux manger quelque chose, Eddie ? demanda doucement Susannah.
Le voilà, ton but, pensa-t-il. La voilà, ta boussole. Assise à côté de toi, les mains croisées sur les cuisses. C’est tout ce qu’il te suffit pour…
Mais quelque chose lui vint soudain à l’esprit. Ni un rêve… ni une vision…
Non, ni un rêve ni une vision, pensa-t-il. Un souvenir. Ça recommence — un souvenir du futur.
— J’ai quelque chose à faire avant, dit-il en se levant.
Roland avait entassé du bois non loin du feu. Eddie fouilla parmi les branches mortes jusqu’à ce qu’il trouve un bâton long de soixante centimètres et large de dix centimètres en son milieu. Il revint s’asseoir près du feu et récupéra le couteau de Roland. Il travailla plus vite cette fois-ci, se contentant de tailler le bâton en pointe, le transformant en succédané de piquet.
— Est-ce qu’on peut se remettre en route avant l’aube ? de-manda-t-il au Pistolero. Je pense qu’il faut arriver au cercle le plus vite possible.
— Oui. Nous partirons avant si possible. Je ne veux pas me déplacer de nuit — un anneau de parole est dangereux la nuit —, mais s’il le faut, nous le ferons.
— D’après la grimace que tu fais, mon grand, ça m’étonnerait que ces cercles de pierres soient sans danger durant la journée, dit Susannah.
Eddie reposa le couteau. En creusant le sol pour préparer le feu, Roland avait entassé un peu de terre devant lui. Eddie y dessina un point d’interrogation avec la pointe de son bâton. Le signe était clair et net.
— OK ! dit-il en l’effaçant. J’ai fini.
— Mange un morceau, alors, dit Susannah.
Eddie essaya, mais il n’avait pas très faim. Lorsqu’il finit par s’endormir, niché contre la chaleur de Susannah, ce fut d’un sommeil sans rêves et peu profond. Jusqu’à ce que le Pistolero le réveille à 4 heures du matin, il entendit le vent souffler sur la plaine infinie, et il lui sembla qu’il volait sur ses ailes, au cœur de la nuit, loin de ses soucis, tandis que le Vieil Astre et la Vieille Mère montaient dans le ciel avec sérénité et barbouillaient ses joues de givre.
— C’est l’heure, dit Roland.
Eddie se redressa. Susannah en fit autant, se frottant les yeux. Aussitôt qu’il retrouva un peu de lucidité, Eddie prit conscience que le temps pressait.
— Oui, dit-il. Allons-y, et vite.
— Il est près du but, n’est-ce pas ?
— Tout près.
Eddie se leva, attrapa Susannah par la taille et la posa sur son fauteuil. Elle le regarda d’un air anxieux.
— Est-ce qu’on arrivera à temps ? demanda-t-elle.
— Tout juste, répondit Eddie.
Trois minutes plus tard, ils foulaient de nouveau la Grand-Route. Son ruban s’étirait devant eux comme un spectre. Et une heure plus tard, alors que l’aube éclairait le ciel à l’est, un bruit saccadé se fit entendre au loin.
Un bruit de tambour, pensa Roland.
Des machines, pensa Eddie. D’énormes machines.
C’est un cœur, pensa Susannah. Un immense cœur malade… et il se trouve dans cette cité, là où nous allons.
Deux heures plus tard, le bruit cessa aussi soudainement qu’il avait commencé. Des nuages blancs uniformes emplissaient le ciel au-dessus de leurs têtes, voilant le soleil avant de l’occulter tout à fait. Le cercle de pierres dressées ne se trouvait plus qu’à sept ou huit kilomètres de distance, luisant à la lumière diffuse comme les crocs d’un monstre terrassé.
proclamait l’enseigne du cinéma au coin de Brooklyn Avenue et de Markey Avenue.
Une fille blonde avec des bigoudis dans les cheveux était assise à la caisse, mâchant du chewing-gum, écoutant Led Zeppelin sur son transistor et lisant un de ces journaux à sensation tant appréciés de Mme Shaw. À sa gauche, une affiche représentait Clint Eastwood.
Jake savait qu’il devait se presser — il était presque quinze heures —, mais il s’arrêta quelques instants pour contempler l’affiche sous son écran de verre lézardé. Eastwood portait un poncho mexicain. Un cigarillo était planté entre ses dents. Il avait relevé le poncho sur son épaule pour dégager son revolver. Ses yeux étaient d’un bleu pâle et fané. Des yeux de bombardier.
Ce n’est pas lui, pensa Jake, mais c’est presque lui. C’est surtout les yeux… il a presque les mêmes yeux.
— Tu m’as laissé tomber, dit-il à l’homme sur l’affiche, l’homme qui n’était pas Roland. Tu m’as laissé mourir. Que va-t-il se passer cette fois-ci ?
— Hé, gamin, dit la caissière blonde, faisant sursauter Jake. Tu rentres ou tu restes là à parler tout seul ?
— Non, merci. J’ai déjà vu ces deux films.
Il se remit en route, tourna à gauche dans Markey Avenue.
Il attendit de nouveau d’avoir un souvenir du futur, mais aucun ne lui vint. Il se trouvait dans une rue inondée de soleil et bordée d’immeubles gris ressemblant à des cages à lapins. Quelques jeunes femmes déambulaient sur les trottoirs, poussant leurs landaus et bavardant avec lassitude, mais la rue était presque déserte. Il faisait beaucoup trop chaud pour un mois de mai — beaucoup trop chaud pour se promener.
Qu’est-ce que je cherche ici, au juste ?
Un éclat de rire masculin retentit derrière lui. Il fut aussitôt suivi par un cri outragé et indiscutablement féminin.
— Rends-moi ça, Henry ! Je ne plaisante pas !
Jake se retourna et découvrit deux garçons… le premier âgé d’au moins dix-huit ans et le second beaucoup plus jeune… douze ou treize ans, pas plus. Lorsqu’il l’aperçut, Jake eut l’impression que son cœur faisait un looping dans sa poitrine. L’adolescent portait un pantalon de velours côtelé vert et non un short, mais le T-shirt jaune était le même et il tenait un vieux ballon de basket sous son bras. Bien qu’il tournât le dos à Jake, celui-ci sut tout de suite qu’il avait retrouvé le jeune garçon de son rêve.
C’était la caissière aux bigoudis qui avait poussé le cri. L’aîné des deux garçons — qui était assez vieux pour qu’on l’appelle jeune homme — tenait son journal à la main. Elle chercha à le saisir. Le jeune homme — il portait un jean noir et un T-shirt noir aux manches relevées — le leva au-dessus de sa tête et sourit de toutes ses dents.
— Saute, Maryanne ! Allez, saute !
Elle lui lança un regard furibond.
— Rends-moi ça ! Arrête de faire l’imbécile et rends-moi mon journal ! Salaud !
— Ooooh, écoute donc ça, Eddie ! dit le jeune homme. Quelle grossièreté ! Voilà qui n’est pas très gentil !
Sans cesser de sourire, il agita le journal devant lui, hors de portée de la caissière blonde, et Jake comprit soudain ce qui se passait. Ces deux-là rentraient de l’école — même s’ils ne fréquentaient pas le même établissement, vu leur différence d’âge — et l’aîné s’était dirigé vers la caisse du cinéma, prétendant avoir quelque chose d’intéressant à raconter à la blonde. Puis il avait glissé une main sous l’hygiaphone et lui avait piqué son journal.
Jake avait déjà vu le visage du jeune homme ; c’était le visage d’un gamin pour lequel le comble de l’humour consiste à enduire d’essence la queue d’un chat ou à donner à un chien affamé une boule de viande contenant un hameçon. Le genre de gamin qui s’assied toujours au fond de la classe, tire sur le soutien-gorge de sa voisine et s’exclame : « Qui ça ? Moi ? » quand elle se plaint, sans jamais se départir de son sourire innocent. Il n’y avait pas beaucoup de types dans son genre à Piper, mais il y en avait quand même quelques-uns. Il devait y en avoir dans toutes les écoles, pensa Jake. Ils étaient mieux habillés à Piper, mais leur visage était le même. Dans le temps, pensa-t-il, on devait dire d’eux qu’ils étaient nés pour finir sur l’échafaud.
Maryanne chercha à attraper son journal que le jeune homme vêtu de noir avait roulé. Il l’écarta juste avant qu’elle ne le saisisse, puis lui en donna un coup sur la tête, comme à un chien qui vient de pisser sur le tapis. Elle s’était mise à pleurer — des larmes d’humiliation, pensa Jake. Elle avait le visage en feu.
— Eh bien, garde-le ! hurla-t-elle. Tu ne sais pas lire, mais tu peux au moins regarder les images !
Elle fit mine de se détourner.
— Allez, rends-lui son canard, dit doucement le jeune garçon — le basketteur de Jake.
Le jeune homme tendit le journal. La caissière le lui arracha des mains et Jake entendit le papier se déchirer à dix mètres de distance.
— Tu n’es qu’un tas de merde, Henry Dean ! s’écria la jeune fille. Un tas de merde !
— Hé, qu’est-ce qui te prend ? (Henry semblait sincèrement froissé.) C’était une blague. Et puis je l’ai à peine déchiré — tu peux encore le lire, bordel. Ne t’énerve pas comme ça.
Et ça aussi, ça collait au personnage, pensa Jake. Les types comme Henry poussaient toujours leurs plaisanteries bêtes un peu trop loin… puis prenaient un air blessé et incompris quand on les engueulait. Et c’était toujours Qu’est-ce qui te prend ? ou Tu n’as aucun sens de l’humour, ou encore Ne t’énerve pas comme ça.
Qu’est-ce que tu fabriques avec ce mec, mon vieux ? demanda mentalement Jake. Si tu es dans mon camp, qu’est-ce que tu fabriques avec un abruti pareil ?
Mais lorsque le cadet se retourna pour s’éloigner du cinéma, Jake comprit. Les traits de l’aîné étaient plus lourds, sa peau était criblée d’acné, mais la ressemblance entre les deux était frappante. Les deux garçons étaient frères.
Jake fit demi-tour et s’avança sur le trottoir, précédant les deux frères. Il plongea une main tremblante dans sa poche, en sortit les lunettes de soleil de son père et les chaussa maladroitement.
Des voix montèrent derrière lui, comme si on réglait un poste de radio.
— Tu n’aurais pas dû l’embêter comme ça, Henry. C’était méchant.
— Elle adore ça, Eddie. (La voix de Henry exprimait la sagesse et l’indulgence.) Tu comprendras quand tu seras un peu plus grand.
— Mais elle pleurait.
— Elle a sans doute ses ragnagnas, dit Henry avec philosophie.
Ils étaient tout près à présent. Jake se mit à raser les murs. Il avait la tête basse, les mains enfouies dans les poches de son jean. Il ne savait pas pourquoi il était d’une importance vitale qu’il ne se fasse pas remarquer, mais il en était persuadé. Henry n’avait aucune importance dans cette histoire, mais…
Le plus jeune n’est pas censé se souvenir de moi, pensa-t-il. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais je le sais.
Ils le dépassèrent sans lui accorder l’aumône d’un regard, Eddie marchant au bord du trottoir en faisant rebondir son ballon dans le caniveau.
— Elle avait l’air marrante, reconnais-le, disait Henry. Maryanne en train de sauter pour attraper son journal. Ouah ! Ouah !
Eddie adressa à son frère un regard qui se voulait lourd de reproche… puis il craqua et éclata de rire. Jake lut sur son visage un amour absolu et se dit qu’Eddie pardonnerait beaucoup à son grand frère avant de le considérer comme une cause perdue.
— Alors, on y va ? demanda Eddie. Tu as promis qu’on irait. Après l’école.
— J’ai dit peut-être. Je ne sais pas si j’ai vraiment envie de marcher jusque-là. Maman est sûrement rentrée à la maison. Peut-être qu’on devrait laisser tomber. Peut-être qu’on devrait aller regarder la télé.
Ils étaient à trois mètres devant Jake et s’éloignaient encore de lui.
— Oh ! Tu avais promis !
Près de l’immeuble devant lequel passaient les deux garçons se trouvait une clôture grillagée munie d’une porte. Derrière cette clôture, Jake aperçut le terrain de jeu dont il avait rêvé la nuit précédente… du moins une version légèrement différente. Il n’était pas entouré d’arbres et on n’y voyait aucune bouche de métro zébrée de rayures jaunes et noires, mais le sol de béton craquelé était le même. Ainsi que les lignes jaune pâle qui y étaient tracées.
— Ouais… peut-être. J’sais pas. (Jake se rendit compte qu’Henry taquinait son frère. Celui-ci n’en avait pas conscience ; il ne pensait qu’à l’endroit où il souhaitait aller.) Faisons une petite partie pendant que j’y réfléchis.
Il piqua le ballon à son petit frère, entra sur le terrain en dribblant maladroitement, et effectua un lancer totalement raté, le ballon rebondissant sur le panneau sans même effleurer le cerceau. Henry était très fort pour voler un journal à une fille, pensa Jake, mais il était nul en basket.
Eddie franchit la porte du terrain, déboutonna son pantalon de velours et le laissa glisser sur ses chevilles. Il portait en guise de sous-vêtement le short dont il était vêtu dans le rêve de Jake.
— Oh, le petit chou porte son petit short, dit Henry. C’est-y pas adooorable ?
Il attendit que son frère se retrouve en équilibre sur une jambe, puis lui lança le ballon. Eddie réussit à le renvoyer, évitant probablement un saignement de nez, mais il perdit l’équilibre et tomba sur le béton. Jake vit qu’il aurait pu se couper assez gravement ; une multitude de bouts de verre étincelants parsemaient le sol près de la clôture.
— Allez, Henry, arrête, dit Eddie d’une voix indulgente.
Ça faisait si longtemps qu’Henry lui faisait des blagues de ce genre qu’il ne devait les remarquer que lorsque Henry s’attaquait à d’autres victimes — la caissière blonde, par exemple.
— Allez, Henry, arrête, répéta son frère d’une voix moqueuse.
Eddie se releva et entra sur le terrain en trottinant. Le ballon avait rebondi sur la clôture et Henry avait réussi à l’attraper. Il essayait à présent de contourner son frère en dribblant. La main d’Eddie jaillit, vive comme l’éclair mais étrangement délicate, et s’empara de la balle. Il esquiva sans peine le bras de Henry et fonça vers le panier. Henry tenta de le suivre, le front plissé de rage, mais il aurait tout aussi bien pu faire la sieste. Eddie se ramassa sur la pointe des pieds, fit un bond et marqua un panier. Henry saisit le ballon et recula vers la bande jaune.
Tu n’aurais pas dû faire ça, Eddie, pensa Jake. Il s’était posté à l’extrémité de la clôture pour observer les deux frères. Il ne risquait pas grand-chose, du moins pour le moment. Il portait les lunettes de soleil de son père et les deux basketteurs étaient si occupés par leur jeu qu’ils n’auraient même pas fait attention au président Carter s’il était venu les regarder. Henry ne devait même pas savoir qui était le président Carter, pensa Jake.
Il s’attendait à voir Henry se venger de son frère en trichant, mais il avait sous-estimé l’astuce d’Eddie. Henry fit une feinte qui n’aurait même pas trompé la mère de Jake, mais Eddie sembla tomber dans le panneau. Henry esquiva son attaque et fonça gaiement vers le panier sans prendre la peine de dribbler. Jake était sûr qu’Eddie aurait pu l’intercepter et lui piquer le ballon, mais le cadet s’abstint d’intervenir. Henry lança le ballon avec maladresse, et il rebondit à nouveau sur le panneau. Eddie s’en empara… et le laissa échapper. Henry le récupéra, se retourna, et l’envoya dans le panier dépourvu de filet.
— Un à zéro, dit Henry en haletant. On va jusqu’à douze ?
— D’accord.
Jake en avait assez vu. Le match serait disputé, mais Henry en serait le vainqueur. Eddie y veillerait. Non seulement cela lui épargnerait une correction, mais de plus cela mettrait Henry de bonne humeur, cela le rendrait plus susceptible d’exaucer le souhait de son petit frère.
Hé, Ducon ! pensa-t-il. Je crois bien que ton frangin te mène par le bout du nez depuis longtemps et que tu ne t’en es jamais rendu compte, pas vrai ?
Il recula jusqu’à ce que les frères Dean disparaissent derrière l’immeuble adjacent au terrain de jeu, se rendant invisible à leurs yeux. Il s’adossa au mur et écouta le ballon rebondir sur le béton. Henry ne tarda pas à souffler comme Charlie le Tchou-tchou en train de gravir un raidillon. C’était un fumeur, bien sûr ; les types comme Henry étaient toujours de gros fumeurs.
Le match dura une dizaine de minutes, et lorsque Henry proclama sa victoire, la rue s’emplissait d’écoliers regagnant leur domicile. Quelques-uns d’entre eux regardèrent Jake d’un air curieux.
— Bien joué, Henry, dit Eddie.
— Pas mal, haleta Henry. Tu te laisses toujours avoir par mes feintes.
Bien sûr, pensa Jake. Il se laissera toujours avoir jusqu’au jour où il fera quarante kilos de plus. Ce jour-là, tu risques d’avoir une surprise.
— Sans doute. Hé, Henry, on peut aller là-bas, s’il te plaît ?
— Ouais, pourquoi pas ? Allons-y.
— Gé-nial ! s’écria Eddie. (On entendit un bruit qui ressemblait à celui d’une gifle ; sans doute les deux frères en train de se serrer la main.) T’es le chef !
— Monte à la maison. Dis à maman qu’on rentrera à 16 h 30, 16 h 45. Mais ne lui dis pas qu’on va au Manoir. Elle pense qu’il est hanté, elle aussi.
— Tu veux que je lui dise qu’on va chez Dewey ?
Silence : Henry réfléchissait.
— Nan. Elle risque de téléphoner à Mme Bunkowski. Dis-lui… dis-lui qu’on va acheter des pétards chez Dahlie. Elle te croira. Et demande-lui de te filer deux ou trois dollars.
— Elle ne me donnera pas d’argent. On ne la paie que dans deux jours.
— Connerie. Elle te donnera ce que tu veux. Allez, vas-y.
— OK ! (Mais Jake n’entendit pas Eddie partir.) Henry ?
— Quoi ? (Voix impatiente.)
— Tu crois que le Manoir est vraiment hanté ?
Jake se rapprocha du terrain de jeu. Il ne souhaitait pas se faire repérer, mais il avait l’impression qu’il devait entendre la suite.
— Nan. Les maisons hantées, ça n’existe pas — sauf dans les films.
— Oh.
On percevait un net soulagement dans la voix d’Eddie.
— Mais si jamais ça existait, reprit Henry (peut-être ne voulait-il pas que son frère soit trop soulagé, pensa Jake), le Manoir en serait une. On m’a dit qu’il y a deux ou trois ans, deux gosses de Norwood Street y sont allés pour fumer un joint et que les flics les ont retrouvés la gorge tranchée et vidés de leur sang. Mais il n’y avait pas une goutte de sang sur eux. Tu piges ? Leur sang avait disparu.
— Tu déconnes ? souffla Eddie.
— Non. Mais ce n’était pas le pire.
— C’était quoi ?
— Ils avaient les cheveux tout blancs, dit Henry.
La voix qui parvenait aux oreilles de Jake était solennelle. Il était sûr qu’Henry ne rigolait pas cette fois-ci, qu’il croyait dur comme fer à ce qu’il disait. (Il ne pensait pas non plus qu’Henry fût assez malin pour inventer une telle histoire.)
— Les cheveux blancs, tous les deux. Et ils avaient les yeux grands ouverts, comme s’ils avaient vu la chose la plus horrible du monde.
— Ah, tu me fais marcher, dit Eddie, mais sa voix était blanche.
— Tu veux toujours y aller ?
— Oui. Tant qu’on… enfin, tant qu’on s’approche pas de trop près.
— Alors va voir maman. Et essaie de lui soutirer deux ou trois dollars. J’ai besoin de clopes. Et va ranger ce foutu ballon.
Jake s’éloigna sur la pointe des pieds et entra dans l’immeuble le plus proche au moment précis où Eddie sortait du terrain de jeu.
Horrifié, il vit le garçon au T-shirt jaune se diriger droit sur lui. Bon sang ! se dit-il, consterné. Et si c’est ici qu’il habite ?
Et c’était le cas. Jake eut tout juste le temps de se retourner et de scruter la liste des occupants, et il sentit Eddie Dean le frôler, passant si près de lui qu’une odeur de sueur monta à ses narines. Il sentit également le regard machinal que le garçon jeta dans sa direction. Puis Eddie pénétra dans le hall et se dirigea vers l’ascenseur, son pantalon roulé en boule sous un bras et son vieux ballon de basket sous l’autre.
Le cœur de Jake battait la chamade. La filature était un exercice beaucoup plus délicat que ne le laissaient croire les romans policiers qu’il lisait à l’occasion. Il traversa la rue et se posta entre deux immeubles à quelques dizaines de mètres de celui des frères Dean. Il pouvait ainsi observer son entrée ainsi que celle du terrain de jeu envahi maintenant par une flopée de gosses. Henry, adossé à la clôture, fumait une cigarette et s’efforçait de jouer les adolescents torturés. De temps en temps, il tendait le pied lorsque venait à passer un petit coureur distrait, et il réussit à en faire tomber trois avant le retour d’Eddie. La dernière de ses victimes s’étala de tout son long sur le béton et s’enfuit en pleurant, le front en sang. Henry lança son mégot vers le gamin et éclata de rire.
En voilà un gars qui sait s’amuser, pensa Jake.
Après cet incident, les enfants finirent par se tenir à l’écart d’Henry. Il sortit du terrain de jeu et se dirigea vers l’immeuble où Eddie était entré cinq minutes plus tôt. Alors qu’il arrivait devant sa porte, elle s’ouvrit sur Eddie. Il avait enfilé un jean et un T-shirt propre ; il s’était ceint également le front d’un bandana vert, celui qu’il portait dans le rêve de Jake. Il brandissait deux billets d’un dollar d’un air triomphant. Henry s’en empara, puis lui posa une question. Eddie hocha la tête et les deux frères se mirent en route.
Jake les suivit à une trentaine de mètres de distance.
Debout dans les hautes herbes au bord de la Grand-Route, ils contemplaient l’anneau de parole.
Stonehenge, pensa Susannah en frissonnant. C’est à ça que ça ressemble. Stonehenge.
L’herbe qui recouvrait la plaine poussait dru au pied des grands monolithes gris, mais le disque qu’ils entouraient était de terre nue, parsemée çà et là de petits objets blancs.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle à voix basse. Des cailloux ?
— Regarde mieux, dit le Pistolero.
Elle s’exécuta et vit qu’il s’agissait d’ossements. Des os de petits animaux, peut-être. Du moins l’espérait-elle.
Eddie fit passer son bâton de sa main droite à sa main gauche, essuya la droite sur sa chemise, puis y transféra le bâton. Il ouvrit la bouche mais aucun bruit n’en sortit. Il s’éclaircit la gorge avant de faire une nouvelle tentative.
— Je crois que je suis censé aller là-bas et dessiner quelque chose sur la terre.
Roland hocha la tête.
— Tout de suite ?
— Bientôt. (Eddie se tourna vers Roland.) Il y a quelque chose ici, n’est-ce pas ? Quelque chose d’invisible.
— Il n’est pas ici pour l’instant, dit Roland. Du moins je ne le crois pas. Mais il viendra. Notre khef — notre force vitale — va l’attirer. Et il garde jalousement son territoire, bien sûr. Rends-moi mon revolver, Eddie.
Eddie déboucla le ceinturon et le tendit au Pistolero. Puis il se retourna vers le cercle de monolithes hauts de six mètres. Quelque chose vivait là-dedans, aucun doute. Il le reniflait, une puanteur qui lui évoquait du plâtre humide et des canapés moisis, des matelas antiques pourrissant sous des couvertures à moitié désagrégées. Cette odeur lui était familière.
Le Manoir — c’est là que je l’ai sentie. Le jour où j’ai persuadé Henry de m’emmener voir le Manoir de Rhinehold Street, dans Dutch Hill.
Roland boucla son ceinturon, puis se baissa pour attacher la lanière de l’étui. Il leva les yeux vers Susannah.
— Nous aurons peut-être besoin de Detta Walker, dit-il. Est-ce qu’elle est dans les parages ?
— Cette salope est toujours dans les parages, dit Susannah en grimaçant.
— Bien. L’un de nous devra protéger Eddie pendant qu’il fera ce qu’il est censé faire. L’autre ne servira strictement à rien. Ce lieu appartient à un démon. Les démons ne sont pas humains, mais ils sont quand même mâles ou femelles. Le sexe est à la fois leur arme et leur faiblesse. Quel que soit le sexe de ce démon, il va s’attaquer à Eddie. Pour protéger son territoire. Pour empêcher un intrus de l’utiliser. Tu comprends ?
Susannah acquiesça. Eddie ne semblait pas les écouter. Il avait glissé sous sa chemise le carré de peau abritant sa clé et il regardait fixement l’anneau de parole, comme hypnotisé.
— Je n’ai pas le temps de t’exposer ceci en termes choisis, dit Roland à Susannah. L’un de nous devra…
— L’un de nous devra baiser avec le démon pour protéger Eddie, coupa-t-elle. Ce genre de créature ne refuse jamais de tirer un coup. C’est ça que tu veux dire ?
Roland hocha la tête.
Les yeux de Susannah se mirent à luire. C’étaient les yeux de Detta Walker, à la fois sages et cruels, amusés et cyniques, et sa voix prenait des accents de plantation sudiste, ces accents chiqués caractéristiques de Detta Walker.
— Si c’est une démone, c’est toi qui t’y colles. Mais si c’est un démon, c’est moi qui m’y colle. C’est ça ?
Roland hocha la tête.
— Et s’il est à voile et à vapeu’ ? T’as pensé à ça, mon g’and ?
Les lèvres de Roland esquissèrent un sourire presque imperceptible.
— Dans ce cas, on s’occupera de lui tous les deux. Mais rappelle-toi…
Derrière eux, Eddie murmura d’une voix lointaine :
— Tout n’est pas silencieux dans les corridors de la mort. Voyez, le dormeur s’éveille. (Il tourna vers Roland ses yeux terrorisés, hantés.) Il y a un monstre.
— Le démon…
— Non. Un monstre. Quelque chose entre les portes — entre les mondes. Quelque chose qui attend. Et il ouvre les yeux.
Susannah jeta un regard terrifié à Roland.
— Tiens-toi droit, Eddie, dit Roland. Et sois sincère.
Eddie inspira profondément.
— Je me tiendrai droit jusqu’à ce qu’il m’abatte, dit-il. Je dois y aller maintenant. Ça va commencer.
— On y va tous, dit Susannah. (Elle arqua le dos et descendit de son fauteuil roulant.) Si ce démon veut me baiser, il va baiser avec la meilleu’e baiseuse du monde. Je vais le fai’e baiser comme il a jamais baisé.
Alors qu’ils passaient entre deux monolithes pour pénétrer dans l’anneau de parole, il commença à pleuvoir.
Dès que Jake vit la maison, il comprit deux choses : premièrement, il l’avait déjà vue, dans des rêves si horribles que son esprit en avait refoulé le souvenir ; deuxièmement, c’était un lieu de mort, de meurtre et de folie. Il se trouvait au coin de Rhinehold Street et de Brooklyn Avenue, soixante-dix mètres derrière Henry et Eddie Dean, mais il sentait le Manoir tendre vers lui ses mains invisibles, ignorant les deux frères. Il lui sembla que ces mains se terminaient par des griffes. Des griffes acérées.
Elle me convoite, et je ne peux pas fuir. La mort m’attend entre ses murs… mais je ne trouverai que la folie en refusant d’y entrer. Car quelque part dans cette maison se trouve une porte fermée. J’ai la clé qui l’ouvrira et je ne pourrai espérer le salut qu’une fois de l’autre côté.
Le cœur serré, il contempla le Manoir, une maison qui exsudait l’anormalité. Elle poussait comme une tumeur au centre d’un terrain infesté de mauvaises herbes.
Les frères Dean avaient traversé Brooklyn sur une bonne longueur, marchant lentement sous le soleil impitoyable, avant de pénétrer dans un quartier qui était sûrement Dutch Hill, vu les noms hollandais de la plupart des magasins. Ils venaient de faire halte devant le Manoir. Celui-ci semblait déserté depuis plusieurs années, mais il avait remarquablement peu souffert du vandalisme. Jadis, pensa soudain Jake, ce devait vraiment être un manoir — la demeure d’un riche négociant et de sa nombreuse famille. Le bâtiment devait être peint en blanc à cette époque, mais il était à présent d’un gris sale qui était presque une absence de couleur. Ses fenêtres étaient cassées et la palissade qui l’entourait était couverte de graffitis, mais la maison elle-même était encore intacte.
Affaissée sous la chaude lumière, revenant de pierre et d’ardoise surgissant d’un dépotoir désolé, elle évoquait un chien méchant faisant semblant de dormir. Son avant-toit ressemblait à un front plissé de colère. Les planches de sa véranda étaient rugueuses et gondolées. Des volets jadis verts pendaient de guingois de part et d’autre de ses fenêtres béantes ; d’antiques rideaux y pendouillaient encore, tels des lambeaux de peau morte. Un vieux treillis ornait son mur gauche, maintenu en place par une profusion de lierre sale et poussiéreux. Il y avait une pancarte plantée dans la pelouse et un panneau apposé à la porte. Jake ne pouvait encore déchiffrer ni l’un ni l’autre.
La maison était vivante. Il le savait, il sentait sa conscience monter des planches et du toit affaissé, la sentait suinter des orbites noires de ses fenêtres. L’idée d’approcher cet horrible lieu l’emplissait d’angoisse ; l’idée d’y entrer l’emplissait d’une terreur sans nom. Mais il devait le faire. Il entendit un sourd bourdonnement dans ses oreilles — le bruit d’une ruche par un beau jour d’été — et se crut un instant sur le point de tomber dans les pommes. Il ferma les yeux… et entendit sa voix.
Tu dois venir, Jake. C’est le Sentier du Rayon, le chemin de la Tour, et c’est l’heure de ton Tirage. Sois sincère ; tiens-toi droit ; viens à moi.
Il avait toujours peur, mais cette horrible sensation de panique avait disparu. Il rouvrit les yeux et vit qu’il n’était pas le seul à avoir perçu le pouvoir et l’intelligence maligne de la maison. Eddie voulait s’éloigner de la palissade. Il se tourna vers Jake, qui aperçut ses yeux agrandis par la terreur sous son bandana vert. Son grand frère l’agrippa par les épaules et le poussa vers le portail rouillé, mais sans violence excessive ; Henry était peut-être un abruti, mais le Manoir lui inspirait autant de méfiance qu’à son frère.
Ils s’écartèrent de la palissade et restèrent quelque temps encore à contempler la maison. Jake ne pouvait pas entendre ce qu’ils se disaient, mais le ton de leurs voix trahissait leur trouble. Jake se rappela soudain ce qu’Eddie lui avait dit en rêve : Mais il y a du danger. Sois prudent… et sois rapide.
Soudain, le véritable Eddie éleva la voix et Jake put distinguer ses paroles :
— Est-ce qu’on peut rentrer à la maison, Henry ? supplia-t-il. S’il te plaît ? Je n’aime pas cet endroit.
— Espèce de fillette, dit Henry, mais Jake perçut une nuance de soulagement dans sa voix bourrue. Allez, viens.
Ils s’éloignèrent de la maison en ruine tapie derrière la palissade affaissée et se dirigèrent vers la chaussée. Jake recula d’un pas, puis se tourna vers la vitrine d’une misérable échoppe baptisée Quincaillerie d’occasion de Dutch Hill. Il suivit la progression d’Henry et d’Eddie, dont les reflets étaient superposés à l’image d’un antique aspirateur Hoover, lorsqu’ils traversèrent Rhinehold Street.
— Tu es sûr qu’elle n’est pas hantée ? demanda Eddie dès que les deux frères arrivèrent sur le trottoir à quelques pas de Jake.
— Eh bien, je vais te dire une chose, répliqua Henry. Maintenant que je l’ai revue, je n’en suis plus si sûr.
Ils passèrent à quelques centimètres de Jake sans lui accorder la moindre attention.
— Tu serais prêt à entrer dedans ? demanda Eddie.
— Non, même pas pour un million de dollars, répondit aussitôt Henry.
Ils arrivèrent au coin de la rue. Jake s’écarta de la vitrine et les regarda s’éloigner. Ils retournaient chez eux, côte à côte sur le trottoir. Henry laissait traîner ses bottes aux talons d’acier, courbant le dos comme un vieillard prématuré, tandis qu’Eddie adoptait inconsciemment une démarche beaucoup plus gracieuse. Les ombres longilignes qui les suivaient se mêlaient amicalement.
Ils rentrent chez eux, pensa Jake, envahi par une sensation de solitude si intense qu’il se crut près d’y succomber. Ils vont manger leur soupe, faire leurs devoirs, se disputer pour choisir le programme télé de leur soirée, et ensuite ils iront au lit. Henry est peut-être un crétin et une brute, mais ils ont une vie, ces deux-là, une vie qui a un sens… et ils retournent la vivre. Je me demande s’ils ont conscience de la chance qui est la leur. C’est peut-être le cas d’Eddie.
Jake fit demi-tour, ajusta les lanières de son sac à dos, et traversa Rhinehold Street.
Susannah sentit un mouvement dans la prairie déserte derrière le cercle de monolithes : un soupir, un froissement, un murmure.
— Y a quelque chose qui arrive, dit-elle d’une voix tendue. Et qui arrive vite.
— Sois prudente, dit Eddie, mais empêche-le de s’approcher de moi. Tu entends ? Empêche-le.
— J’ai compris, Eddie. Occupe-toi de tes oignons.
Eddie acquiesça. Il se mit à genoux au centre du cercle, leva le bâton devant lui comme pour en apprécier la pointe. Puis il l’abaissa et traça une ligne droite sur le sol.
— Veille sur elle, Roland…
— Je ferai mon possible, Eddie.
— … mais empêche cette créature de s’approcher de moi. Jake arrive. Ce sacré gamin arrive pour de bon.
Susannah vit les hautes herbes s’écarter au nord de l’anneau de parole, dessinant un fossé noir qui se dirigeait droit sur les monolithes.
— Tiens-toi prête, dit Roland. Il va foncer sur Eddie. L’un de nous devra le prendre en embuscade.
Susannah se dressa sur ses hanches comme un serpent jaillissant du panier d’un fakir. Ses poings serrés étaient plaqués contre ses tempes. Ses yeux étincelaient.
— Je suis prête, dit-elle, puis elle s’écria : Viens pa’ici, mon g’and ! Viens pa’ici tout de suite ! J’ai un cadeau pou’toi !
La pluie redoubla d’intensité lorsque le démon regagna son cercle dans un coup de tonnerre. Susannah eut le temps de percevoir sa virilité impitoyable — elle l’enregistra comme une odeur de gin et de genièvre à vous donner les larmes aux yeux —, puis il fonça vers le centre de l’anneau de parole. Elle ferma les yeux et se tendit vers lui, ni avec ses bras ni avec son esprit, mais avec l’essence féminine qui se trouvait au cœur de son être : Hé, mon g’and ! Où tu vas comme ça ? Ma chatte est pa’ici !
Le démon pivota. Elle sentit sa surprise… puis son appétit cru, aussi palpitant qu’une artère à vif. Il bondit sur elle comme un violeur surgissant de la gueule d’une ruelle.
Susannah hurla et se convulsa, ses tendons saillirent sur sa gorge. Sa robe s’aplatit sur ses seins et son ventre, puis fut aussitôt réduite en lambeaux. Elle entendait un halètement qui venait de partout, comme si l’air lui-même avait décidé de copuler avec elle.
— Suzie ! s’écria Eddie, et il fit mine de se redresser.
— Non ! hurla-t-elle en réponse. Fais ton boulot ! Je tiens ce fils de pute et je ne le lâche’ai pas ! Vas-y, Eddie ! Amène le gamin ! Amène-le… (Un pieu glacé déchira les chairs tendres entre ses jambes. Elle grogna, tomba en arrière… puis s’appuya sur une main et répondit aux coups de boutoir du monstre par un coup de reins.) Amène-le de ce côté !
Eddie jeta un regard hésitant à Roland, qui hocha la tête. Eddie se tourna de nouveau vers Susannah, les yeux emplis d’une sombre douleur et d’une terreur plus sombre encore, puis, délibérément, il tourna le dos à ses deux compagnons et retomba à genoux. Il brandit le bâton pointu qui était devenu un crayon de fortune, ignorant la pluie glacée qui tombait sur ses bras et sa nuque. Le bâton se mit à bouger, traça des lignes et des angles, dessina une forme que Roland reconnut aussitôt.
Une porte.
Jake tendit une main, la posa sur le portail hérissé d’échardes, et le poussa. Il s’ouvrit lentement en grinçant de toutes ses charnières rouillées. Devant lui se déroulait une allée de brique accidentée. Plus loin, la véranda. Encore plus loin, la porte. Elle était condamnée.
Il se dirigea lentement vers la maison, sentant son cœur télégraphier des points et des tirets dans sa gorge. L’herbe poussait haut entre les briques de l’allée. Il la sentait frôler son blue-jean. Tous ses sens semblaient fonctionner au-delà du maximum. Tu ne vas pas vraiment entrer là-dedans, n’est-ce pas ? demanda une voix paniquée dans sa tête.
La réponse qu’il lui donna lui parut à la fois complètement dingue et parfaitement raisonnable : Toutes choses servent le Rayon.
La pancarte plantée dans la pelouse annonçait :
Le carré de papier jauni et piqueté de rouille qui était collé sur l’une des planches de la porte était plus succinct :
Jake s’arrêta en bas des marches pour examiner la porte. Il avait entendu des voix dans le terrain vague, et il les entendait de nouveau… mais c’était à présent un chœur de damnés, un salmigondis de menaces et de promesses également démentes. Il pensait cependant n’entendre qu’une seule voix. La voix de la maison ; la voix de quelque gardien monstrueux venant de se réveiller après un long sommeil agité.
Il pensa brièvement au Ruger de son père, envisagea même de le sortir de son sac à dos, mais à quoi lui servirait-il ? Derrière lui, les voitures roulaient dans Rhinehold Street et une mère hurlait à sa fille d’arrêter de faire les yeux doux à ce garçon et de rentrer le linge, mais ici, c’était un autre monde, un monde où régnait un être lugubre sur lequel les armes à feu n’avaient aucun pouvoir.
Sois sincère, Jake — tiens-toi droit.
— D’accord, murmura-t-il d’une voix tremblante. D’accord, je vais essayer. Mais tu as intérêt à ne plus me laisser tomber.
Lentement, il commença à gravir les marches du perron.
Les planches qui condamnaient la porte étaient vieilles et pourries, leurs clous étaient tout rouillés. Jake saisit les deux planches entrecroisées en haut du battant et tira. Elles cédèrent en grinçant comme l’avait fait le portail. Il les jeta par-dessus la rambarde et elles atterrirent dans un massif où ne poussait plus que du chiendent. Il se pencha, agrippa les deux planches du bas… et se figea un instant.
On entendait un bruit sourd derrière la porte ; le grondement d’un animal affamé tapi à l’intérieur d’un conduit de béton. Jake sentit une pellicule de sueur malsaine lui recouvrir les joues et le front. Il était si terrifié qu’il avait l’impression de ne plus exister vraiment ; comme s’il était devenu un personnage dans le cauchemar d’un autre.
Derrière cette porte se trouvait le chœur maléfique, la présence maligne. Sa voix suintait des planches comme un sirop qui aurait tourné à l’aigre.
Il tira sur les deux planches. Elles cédèrent sans difficulté.
Bien sûr, pensa-t-il. Il veut que j’entre là-dedans. Il a faim et je suis son plat de résistance.
Quelques vers lui revinrent à l’esprit, le passage d’un poème que leur avait lu Mme Avery. Ce poème était censé évoquer le trouble de l’homme moderne, coupé de ses racines et de ses traditions, mais Jake était persuadé que son auteur avait vu cette maison :
Et je te montrerai quelque chose qui n’est
Ni ton ombre au matin marchant derrière toi,
Ni ton ombre le soir surgie à ta rencontre,
Je te montrerai [9]
— Je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière, marmonna Jake en posant une main sur le bouton de porte.
À ce moment-là, il fut de nouveau empli de soulagement et d’assurance : cette fois-ci, la porte s’ouvrirait sur un autre monde, il verrait un ciel qui n’avait jamais connu le brouillard collant de la ville et les fumées d’usine, et à l’horizon, non pas les montagnes mais les flèches bleutées d’une immense cité inconnue.
Il referma ses doigts sur la clé cachée dans sa poche, espérant que la porte serait fermée afin qu’il puisse l’ouvrir. Elle n’était pas fermée. Les charnières grincèrent et il en tomba des particules de rouille lorsque la porte tourna lentement sur ses gonds. L’odeur de pourriture lui fit l’effet d’un coup de poing en pleine figure : bois saturé d’humidité, plâtre spongieux, tapisseries moisies, kapok centenaire. Ces odeurs en dissimulaient une autre : la puanteur d’une tanière. Devant lui se trouvait un couloir sombre et humide. À sa gauche, un escalier tortueux grimpait au premier étage. Les débris de sa rampe gisaient sur le parquet de l’entrée, mais Jake n’était pas stupide au point de croire que ces débris étaient uniquement des bouts de bois. Il s’y trouvait aussi des os — des os de petits animaux. Certains d’entre eux ne semblaient pas provenir d’animaux, et Jake se refusa à les examiner en détail ; il savait qu’il n’aurait jamais le courage de poursuivre s’il s’attardait à cette tâche. Il resta immobile sur le seuil, rassemblant son courage pour faire le premier pas. Il entendit un bruit étouffé, sec et saccadé, et se rendit compte que c’était celui de ses dents qui claquaient.
Pourquoi personne ne vient-il m’arrêter ? pensa-t-il, paniqué. Pourquoi n’y a-t-il pas un seul passant pour s’écrier : « Hé, toi là-bas ! C’est défendu d’entrer là-dedans — tu ne sais pas lire ? »
Mais il le savait parfaitement. Les piétons changeaient souvent de trottoir en arrivant au niveau du Manoir, et ceux qui n’en faisaient rien ne s’attardaient guère.
Même si quelqu’un jetait un coup d’œil dans ma direction, il ne me verrait pas parce que je ne suis pas vraiment ici. J’ai laissé ce monde derrière moi, pour le meilleur ou pour le pire. J’ai déjà commencé à traverser. Son monde est quelque part devant moi. Ceci…
Ceci était l’enfer qui séparait les deux mondes.
Jake pénétra dans le couloir, et même s’il poussa un hurlement lorsque la porte se referma derrière lui comme celle d’un mausolée, il ne fut pas surpris.
Au fond de lui, il ne fut pas surpris du tout.
Il était une fois une jeune femme nommée Detta Walker qui aimait fréquenter les tavernes et les bouis-bouis de Ridgeline Road, dans la banlieue de Nutley, et de la route 88 ; près des lignes à haute tension, dans les environs d’Amhigh. Elle avait de belles gambettes en ce temps-là, comme dit la chanson, et elle savait s’en servir. Elle portait souvent une robe moulante bon marché qui ressemblait à une robe de soie et elle dansait avec les jeunes Blancs pendant que l’orchestre jouait de bons vieux airs entraînants comme Double Shot of My Baby’s Love et The Hippy-Hippy Shake. Au bout d’un certain temps, elle choisissait un cul blanc parmi l’assemblée et se laissait conduire dans sa voiture. Là, elle se mettait à le peloter sérieusement (personne ne savait embrasser comme Detta Walker, et elle savait aussi se servir de ses mains) jusqu’à ce qu’il soit sur le point de devenir fou… et puis elle le plantait là. Que se passait-il ensuite ? Excellente question, pas vrai ? C’était le but du jeu. Certains se mettaient à pleurer et à supplier — pas mal, mais pas génial non plus. D’autres se mettaient à gronder et à écumer, ce qui était nettement mieux.
On lui avait donné des coups sur la tête, on lui avait poché l’œil au beurre noir, on lui avait craché dessus, on lui avait même décoché un coup de pied au cul qui l’avait envoyée embrasser le gravier du parking du Moulin-Rouge, mais on ne l’avait jamais violée. Tous ces culs blancs étaient rentrés chez eux les couilles pleines, tous jusqu’au dernier. Ce qui signifiait, aux yeux de Detta Walker, qu’elle était la championne, la reine. De quoi ? D’eux tous. De tous ces ’culés d’culs blancs aux cheveux coupés en brosse, à la braguette ouverte et à la bite frustrée.
Jusqu’à aujourd’hui.
Elle n’avait aucun moyen d’échapper au démon qui vivait dans l’anneau de parole. Pas de poignée de porte à saisir, pas de voiture à fuir, pas de taverne où s’abriter, pas de joue à gifler, pas de visage à griffer, pas de couilles à frapper si le salaud de cul blanc était lent à la détente.
Le démon fut sur elle… puis, en un éclair, il fut en elle. Il était bien mâle.
Elle ne le voyait pas, mais elle sentit sa masse la pousser en arrière. Elle ne voyait pas ses mains, mais elle vit sa robe se déchirer en plusieurs endroits sous leurs griffes. Puis, soudain, la douleur. Elle eut l’impression qu’on lui déchirait les chairs et poussa un cri de surprise et de souffrance. Eddie se tourna vers elle, les yeux plissés.
— Tout va bien ! hurla-t-elle. Continue, Eddie, ne t’occupe pas de moi ! Tout va bien !
Mais c’était faux. Pour la première fois depuis que Detta était entrée sur le champ de bataille du sexe à l’âge de treize ans, elle perdait. Une horrible masse froide et turgescente la pénétra ; on aurait dit qu’elle se faisait baiser par un pic de glace.
Du coin de l’œil, elle vit Eddie se retourner et recommencer à dessiner sur le sol, abandonnant son air soucieux au profit de la froide détermination qu’elle pouvait parfois percevoir en lui et lire sur son visage. Eh bien, c’était ce qu’il fallait, n’est-ce pas ? Elle lui avait dit de continuer, de ne pas s’occuper d’elle, de faire le nécessaire pour faire passer le garçon de ce côté. C’était son rôle dans le tirage de Jake, et elle n’avait pas le droit de détester ces deux hommes qui ne lui avaient nullement forcé la main pour l’accomplir, mais elle les détesta néanmoins lorsque la froidure l’envahit et qu’Eddie se détourna d’elle ; en fait, elle aurait pu leur arracher leurs couilles de culs blancs.
Puis Roland fut à ses côtés, posa des mains robustes sur ses épaules, et elle entendit sa voix bien qu’il n’eût pas prononcé un mot : Ne résiste pas. Si tu lui résistes, tu mourras. Le sexe est son arme, Susannah, mais c’est aussi sa faiblesse.
Oui. C’était toujours leur faiblesse. La seule différence, c’était qu’elle allait devoir en donner un peu plus cette fois-ci — mais peut-être était-ce à son avantage. Peut-être que, cette fois-ci, elle parviendrait à obliger ce cul blanc de démon à payer un peu plus.
Elle força ses cuisses à se détendre. Elles s’écartèrent aussitôt, creusant de profonds sillons dans le sol. Elle rejeta la tête en arrière, offrant son visage à la pluie de plus en plus diluvienne, et sentit la tête du démon dodeliner au-dessus d’elle, sentit ses yeux boire goulûment les grimaces qui lui déformaient les traits.
Elle leva une main comme pour le gifler… et la posa doucement sur la nuque de son violeur démoniaque. Elle crut palper une poignée de fumée solidifiée. Et ne le sentait-elle pas reculer d’un pouce, surpris par cette caresse ? Elle souleva son bassin, se servant de la nuque invisible comme point d’appui. En même temps, elle écarta encore les jambes, achevant de retrousser ce qui restait de sa robe. Bon Dieu, il était énorme !
— Allez, haleta-t-elle. Tu ne vas pas me violer. Oh que non ! Tu veux me baiser ? C’est moi qui vais te baiser. Je vais te baiser comme tu n’as jamais été baisé ! Je vais te baiser à mo’t !
Elle sentit trembler le membre qui la pénétrait ; sentit le démon essayer, l’espace d’un instant, de se retirer et de reprendre ses esprits.
— Non, mon ché’i, coassa-t-elle. (Elle resserra les cuisses, emprisonnant le démon dans son étreinte.) Ça ne fait que commencer.
Elle souleva ses fesses, besognant la présence invisible. Elle leva sa main libre, croisa solidement ses dix doigts, et se laissa retomber en arrière, les hanches levées vers l’avant, les bras accrochés au néant. Elle secoua la tête pour écarter de ses yeux ses cheveux trempés de sueur ; ses lèvres dessinèrent un sourire de requin.
Lâche-moi ! hurla une voix dans son esprit. Mais elle sentait le propriétaire de cette voix réagir malgré lui à ses avances.
— Pas question, mon chou. Tu m’as voulue… tu m’as eue. (Elle donna un coup de reins, s’accrocha, se concentra sur la froidure qui était en elle.) Je vais fai’e fond’e ce glaçon, mon chou, et qu’est-ce que tu vas fai’e quand il au’a dispa’u, hein ?
Son bassin allait et venait, allait et venait. Elle serra férocement les cuisses, ferma les yeux, griffa la nuque invisible, et pria pour qu’Eddie fasse vite.
Elle ne savait pas combien de temps elle pourrait tenir.
Le problème était tout simple, pensa Jake : quelque part dans cette horrible ruine puante se trouvait une porte fermée. La bonne porte. Il lui suffisait de la trouver. Mais c’était difficile, car il sentait une présence se matérialiser dans la maison. La cacophonie de voix commençait à se fondre en un unique son — un sourd murmure rauque.
Et cela s’approchait.
Il y avait une porte ouverte sur sa droite. À côté d’elle, punaisé au mur, un daguerréotype jauni représentant un homme pendu à un arbre mort comme un fruit pourri. Derrière la porte, une pièce qui avait sans doute été jadis une cuisine. Le poêle avait disparu, mais une antique glacière — le modèle surmonté d’un tonnelet frigorifique — trônait encore sur le linoléum gondolé. Sa porte était béante. Une matière noire s’était coagulée sur ses étagères, formant une épaisse flaque au dernier niveau. Les placards de la cuisine étaient grands ouverts. Il vit dans l’un d’eux ce qui était sans doute la plus vieille boîte de crabe du monde. La tête d’un rat mort dépassait d’un autre placard. Ses yeux blancs semblaient mobiles et Jake comprit au bout de quelques instants que ses orbites étaient emplies de vers grouillants.
Quelque chose tomba dans ses cheveux avec un bruit mat. Il poussa un cri de surprise, leva une main et saisit un objet qui évoquait une balle molle et couverte de poils. Il le dégagea et vit qu’il s’agissait d’une araignée dont le corps bouffi avait la couleur d’un hématome. Elle le regarda de ses yeux stupides et maléfiques. Jake la jeta contre le mur. Elle explosa et glissa jusqu’au plancher, agitant faiblement les pattes.
Une deuxième araignée chut sur sa nuque. Jake sentit une morsure douloureuse à la naissance de ses cheveux. Il recula en courant jusqu’à l’entrée, trébucha sur les débris de la rambarde, tomba par terre et sentit l’araignée crever sous son poids. Ses entrailles — humides, poisseuses et grouillantes — coulèrent entre ses omoplates comme du jaune d’œuf chaud. Il aperçut d’autres araignées sur le seuil de la cuisine. Certaines étaient suspendues à leur fil invisible comme d’obscènes boules de Noël ; d’autres s’étaient laissées tomber sur le sol avec un bruit mou et trottinaient impatiemment dans sa direction.
Jake se releva d’un bond sans cesser de hurler. Il sentit dans son esprit quelque chose qui ressemblait à une corde tendue et qui commençait à se rompre. Il supposa que c’était sa raison et c’est à ce moment-là que son courage considérable finit par le trahir. Il ne pouvait plus supporter cette quête, quel qu’en fût l’enjeu. Il se mit à courir, bien décidé à s’enfuir si c’était encore possible, et s’aperçut trop tard qu’il s’était trompé de direction et s’enfonçait dans le Manoir au lieu de se diriger vers la véranda.
Il s’engouffra dans une pièce trop vaste pour être un salon ou une salle de séjour ; elle ressemblait à une salle de bal. Des lutins à l’étrange sourire cruel gambadaient sur la tapisserie, le fixant de leurs yeux vicieux sous leur bonnet vert. Un canapé couvert de moisissures était poussé contre le mur. Au centre du parquet gondolé gisait un lustre en pièces, sa chaîne rouillée serpentant parmi les perles et les pendeloques couvertes de poussière. Jake contourna l’obstacle, jetant un regard terrifié par-dessus son épaule. Il ne vit aucune araignée ; si son dos n’avait pas encore été couvert de cet horrible fluide, il aurait pu croire qu’il avait imaginé leur présence.
Il se retourna et fit halte, stupéfait. Devant lui, une porte-fenêtre coulissante entrebâillée. Plus loin, un nouveau couloir. Au bout de ce couloir, une porte fermée au bouton doré. Sur cette porte étaient écrits — ou peut-être gravés — deux mots :
Sous le bouton de porte, il y avait une plaque d’argent et un trou de serrure.
Je l’ai trouvée ! s’exclama mentalement Jake. Je l’ai enfin trouvée ! C’est elle ! C’est la porte !
Derrière lui monta un sourd grognement, comme si la maison commençait à se déchirer. Jake se retourna vers la salle de bal. Le mur du fond était en train de se gonfler, poussant devant lui l’antique canapé. La tapisserie frémit ; les lutins se mirent à danser la gigue. Çà et là, le papier se déchirait et s’enroulait vers le haut, tel un store vénitien fermé trop brusquement. La surface de plâtre saillait comme le ventre d’une femme enceinte. Jake entendit une série de craquements lorsque les lattes de la cloison se brisèrent, se rassemblant pour façonner une forme encore invisible. Et le bruit gagnait en intensité. Mais ce n’était plus exactement un grognement ; on aurait davantage dit un grondement.
Il contempla la scène, hypnotisé, incapable de détourner les yeux.
Contrairement à son attente, le plâtre ne se craquela pas pour vomir ses fragments sur le plancher ; il semblait être devenu malléable, et à mesure que le mur continuait d’enfler, formant une grosse boule irrégulière sur laquelle pendaient encore des lambeaux de tapisserie, sa surface commença à se façonner en collines et en vallons. Soudain, Jake s’aperçut qu’il avait sous les yeux un immense visage mouvant qui émergeait du mur. Comme celui d’un homme masqué par un drap mouillé.
On entendit un craquement sec et un bout de latte jaillit du mur ondoyant. Il devint la pupille longiligne d’un œil. Plus bas, le mur s’ouvrit sur une bouche ricanante aux crocs acérés. Jake vit des bouts de tapisserie pendre à ses lèvres et à ses gencives.
Une main de plâtre s’extirpa du mur, traînant derrière elle un bracelet de fils électriques pourris. Elle saisit le canapé et l’écarta violemment, laissant sur son tissu sombre des empreintes d’un blanc spectral. De nouvelles lattes jaillirent lorsque les doigts de plâtre s’agitèrent. Elles formèrent des griffes plantées d’échardes. Le visage s’était à présent dégagé du mur et fixait Jake de son œil de bois. Un lutin de papier dansait encore sur son front. On aurait dit un tatouage excentrique. Il y eut un grincement visqueux lorsque la créature commença à ramper. La porte donnant sur l’entrée sortit de ses gonds pour devenir une épaule difforme. La main de la créature racla le plancher, éparpillant les débris du lustre.
Jake retrouva ses esprits. Il fit demi-tour, s’engouffra par la porte-fenêtre et fonça dans le second couloir, son sac battant sur son dos et sa main droite plongeant dans sa poche à la recherche de la clé. Son cœur battait comme une usine aux machines déréglées. Derrière lui, la chose qui était sortie des boiseries du Manoir poussa un beuglement, et bien qu’il n’ait pu distinguer ses paroles, Jake savait ce qu’elle lui disait ; elle lui disait d’arrêter, elle lui disait qu’il était inutile de fuir, elle lui disait qu’il n’y avait aucune issue. La maison tout entière semblait douée de vie ; l’air résonnait des cris du parquet et du fracas des poutres. La voix folle du gardien de la porte était omniprésente.
Les doigts de Jake se refermèrent sur la clé. Lorsqu’il la sortit de sa poche, une de ses encoches accrocha l’étoffe de son pantalon. La clé glissa de ses doigts poisseux de sueur. Elle tomba sur le parquet, rebondit, retomba entre deux planches gondolées et disparut.
— Il est en danger ! s’écria Eddie.
Sa voix parut lointaine à Susannah. Elle avait sa part de danger, elle aussi… mais elle pensait quand même se débrouiller plutôt bien.
Je vais fai’e fond’e ce glaçon, mon chou, avait-elle dit au démon, et qu’est-ce que tu vas fai’e quand il au’a dispa’u, hein ?
Elle ne l’avait pas exactement fait fondre, mais elle l’avait altéré. Le membre qui la fouillait ne lui procurait aucun plaisir, mais au moins la douleur s’était-elle atténuée et la froidure avait-elle disparu. Il était pris au piège, incapable de se dégager. Et ce n’était pas avec son corps qu’elle le retenait. Roland avait dit que le sexe était à la fois son arme et sa faiblesse, et il avait raison, comme d’habitude. Le démon l’avait prise, mais elle l’avait pris en retour, et c’était comme si tous deux avaient eu un doigt coincé dans un tube d’où tous leurs efforts étaient impuissants à le faire sortir.
Il ne lui restait plus qu’une idée à laquelle s’accrocher ; toute autre pensée cohérente avait disparu de son esprit. Elle devait maintenir cette créature vicieuse, terrifiée, sanglotante, dans la nasse de son propre désir. Le démon se débattait, se convulsait en elle, la suppliant de le libérer tout en usant de son corps avec une intensité frénétique, mais elle refusait de le lâcher.
Et que va-t-il se passer quand je serai obligée de le lâcher ? se demanda-t-elle avec désespoir. Comment va-t-il me faire payer ce que je lui ai fait ?
Elle n’en avait aucune idée.
La pluie tombait à verse, menaçant de transformer l’anneau de parole en océan de boue.
— Trouve-moi quelque chose pour protéger la porte ! hurla Eddie. La pluie va l’effacer !
Roland jeta un coup d’œil en direction de Susannah et vit qu’elle luttait toujours avec le démon. Ses yeux étaient mi-clos, sa bouche déformée par un rictus. Il ne voyait ni n’entendait la créature, mais percevait ses convulsions furieuses et frénétiques.
Eddie tourna vers lui son visage ruisselant.
— Tu m’entends ? hurla-t-il. Trouve-moi quelque chose pour protéger cette putain de porte, et TOUT DE SUITE !
Roland attrapa une peau tannée dans leur paquetage et en saisit un coin dans chaque main. Puis il écarta les bras et se pencha au-dessus d’Eddie, lui fournissant un abri précaire. La pointe du bâton d’Eddie était couverte de boue. Il l’essuya sur son bras, y laissant une traînée couleur de chocolat noir, puis agrippa son crayon improvisé et se pencha sur son dessin. Cette porte n’était pas exactement aussi grande que celle que devait franchir Jake — peut-être faisait-elle les trois quarts de sa taille —, mais elle serait assez grande pour lui permettre le passage… si les clés marchaient.
À condition qu’il ait une clé, c’est ça que tu penses ? se demanda Eddie. Suppose qu’il l’ait laissée tomber… ou que cette maison l’ait obligé à la laisser tomber ?
Il dessina une plaque sous le cercle qui représentait le bouton de porte, hésita, puis traça les contours familiers d’un trou de serrure :
Il hésita de nouveau. Il y avait autre chose à faire, mais quoi ? Il avait de la peine à réfléchir, car une tempête semblait souffler dans son esprit, une tempête qui emportait sur ses ailes des pensées aléatoires plutôt que des granges ou des poulaillers arrachés au sol.
— Allez, mon chou ! hurla Susannah derrière lui. Tu ne tiens plus le ’ythme ! Qu’est-ce qui te p’end ? Je c’oyais que tu étais un g’and ga’çon !
Garçon. C’est ça.
Il écrivit soigneusement LE GARÇON au-dessus de la porte avec la pointe de son bâton. À l’instant précis où il achevait de tracer le N, son dessin s’altéra. Le cercle de terre sombre qu’il avait tracé s’assombrit encore plus… et le dessin émergea du sol, devenant un bouton de porte luisant. Et un faible rai de lumière jaillit du trou de la serrure.
Derrière lui, Susannah poussa un nouveau cri, encourageant le démon à s’activer, mais sa voix semblait épuisée. Il fallait en finir, et vite.
Eddie se courba comme un musulman à l’heure de la prière et colla son œil au trou de serrure qu’il avait dessiné. Il regarda à travers et découvrit son propre monde, découvrit la maison qu’Henry et lui étaient allés voir en mai 1977, sans savoir (mais Eddie l’avait su ; oui, il l’avait sans doute su) qu’ils étaient suivis par un garçon venu d’une autre partie de la ville.
Il vit un couloir. Jake était à quatre pattes sur le parquet et tirait frénétiquement sur une latte. Quelque chose fonçait sur lui. Eddie le voyait sans le voir vraiment — on aurait dit qu’une partie de son esprit refusait de le voir, comme si voir cette chose avait signifié la comprendre, et par là même devenir fou.
— Dépêche-toi, Jake ! hurla-t-il dans le trou de la serrure. Grouille-toi, bon Dieu !
Au-dessus de l’anneau de parole, le tonnerre déchira le ciel comme un coup de canon, et la pluie se transforma en grêle.
Jake resta figé pendant quelques instants, fixant l’étroite fente où la clé venait de tomber.
Aussi incroyable que cela parût, il avait envie de dormir.
Ça n’aurait pas dû arriver, pensa-t-il. C’en est trop. Je ne peux pas continuer comme ça, même une minute, même une seconde de plus. Je vais me blottir contre cette porte, voilà ce que je vais faire. Je vais m’endormir, comme ça, tout de suite, et quand ce monstre m’attrapera pour me manger, je ne me réveillerai plus jamais.
Puis la créature surgie du mur poussa un grognement, et lorsque Jake leva les yeux, toute idée de renoncement fut balayée de son esprit par une onde de terreur. La chose s’était complètement extirpée du mur, immense tête de plâtre à l’œil de bois et à la main de plâtre. Des morceaux de lattes hérissaient son crâne, telle une chevelure dans un dessin d’enfant. Elle vit Jake et ouvrit la bouche, révélant ses dents de bois déchaussées. Elle poussa un nouveau grognement. De la poussière plâtreuse jaillit de sa bouche comme de la fumée de cigare.
Jake tomba à genoux et regarda dans la fente. La clé était un brave éclat d’argent scintillant dans les ténèbres, mais la fente était trop étroite pour laisser passer ses doigts. Il saisit l’une des lattes et tira dessus de toutes ses forces. Les clous qui la maintenaient en place gémirent… mais tinrent bon.
Il y eut un violent fracas. Il regarda au bout du couloir et vit la main de plâtre, qui était encore plus grande que son corps, agripper le lustre et l’écarter violemment. La chaîne rouillée qui l’avait jadis soutenu claqua comme un fouet puis retomba dans un lourd craquement métallique. Une lampe morte maintenue par une chaîne également rouillée tressauta au-dessus de Jake, verre sale et cuivre vert-de-grisé grinçant l’un contre l’autre.
La tête du gardien, uniquement reliée à son épaule difforme et à son bras tendu, rampa sur le parquet. Derrière elle, ce qui restait du mur s’effondra dans un nuage de poussière. Un instant plus tard, les débris s’assemblèrent pour former le dos osseux et voûté de la créature.
Le gardien de la porte vit que Jake le regardait et sembla lui sourire. Des échardes jaillirent de ses joues ridées. Il se traîna à travers la salle de bal envahie par la poussière, ouvrant et refermant la bouche comme un poisson agonisant. Sa main tâtonna en quête d’une prise et arracha une des portes-fenêtres de ses gonds.
Jake poussa un cri inarticulé et tira de nouveau sur la latte. Elle refusa de céder, mais la voix du Pistolero lui dit :
L’autre latte, Jake ! Essaie l’autre latte !
Il lâcha la latte rétive et saisit sa voisine. À ce moment-là, une autre voix prit la parole. Il ne l’entendit pas dans sa tête, mais avec ses oreilles, et comprit qu’elle venait de l’autre côté de la porte — la porte qu’il n’avait cessé de chercher depuis le jour où il n’avait pas été écrasé par une voiture.
— Dépêche-toi, Jake ! Grouille-toi, bon Dieu !
Lorsqu’il tira sur la seconde latte, elle céda si facilement qu’il faillit tomber à la renverse.
Deux femmes discutaient sur le seuil de la quincaillerie située en face du Manoir. La plus âgée en était la propriétaire ; la plus jeune était sa seule cliente au moment où retentit un fracas de murs qui s’effondrent et de poutres qui se brisent. Sans avoir conscience de ce qu’elles faisaient, les deux femmes s’étreignirent et se figèrent, tremblant comme des enfants ayant entendu un bruit dans le noir.
Un peu plus loin, trois jeunes garçons en route pour le terrain de base-ball de Dutch Hill se tournèrent vers le Manoir, bouche bée, oubliant leur caddie Red Ball empli de balles et de battes. Un livreur gara sa fourgonnette au ras du trottoir et descendit pour regarder la scène. Les clients du Henry’s Corner Market et du Dutch Hill Pub sortirent en courant de ces établissements, jetant autour d’eux des regards paniqués.
Le sol se mit à trembler et un fin réseau de lézardes s’étendit sur la chaussée de Rhinehold Street.
— C’est un tremblement de terre ? cria le livreur en direction des deux femmes paralysées sur le seuil de la quincaillerie.
Mais au lieu d’attendre une réponse, il se remit au volant de sa fourgonnette et s’empressa de filer, roulant à gauche pour passer le plus loin possible de la maison en ruine qui était l’épicentre de ce séisme.
Tout le bâtiment semblait se replier sur lui-même. Ses planches se brisèrent, jaillirent de sa façade et tombèrent sur son jardin dans une averse d’échardes. Une cascade d’ardoise grise déferla de son toit. On entendit un bang assourdissant et une longue fêlure apparut sur le mur du Manoir. La porte y disparut, puis la maison sembla entrer en implosion.
La jeune femme se dégagea soudain de l’étreinte de son aînée.
— Je fiche le camp, dit-elle, et elle courut le long de la rue sans se retourner une seule fois.
Un étrange vent brûlant se mit à souffler le long du couloir, ébouriffant les cheveux poisseux de Jake lorsque ses doigts se refermèrent sur la clé. Il croyait comprendre la nature de cet endroit et celle de sa transformation. Le gardien de la porte n’était pas seulement dans la maison, il était la maison : chaque planche, chaque plinthe, chaque poutre, chaque ardoise. Et il émergeait de sa gangue de plâtre et de bois pour reconstruire une représentation aberrante de sa véritable forme. Il avait l’intention de s’emparer de lui avant qu’il ait eu le temps d’utiliser la clé. Derrière la gigantesque tête blafarde et l’épaule difforme du monstre bossu, Jake voyait des planches, des plinthes, des fils et des morceaux de verre — ainsi que la porte d’entrée et les débris de la rambarde — surgir dans la salle de bal comme un essaim pris de folie, s’amalgamant à la forme massive, composant peu à peu l’anatomie du monstrueux homme de plâtre qui tendait vers lui ses doigts crochus.
Jake dégagea sa main de la fente et vit qu’elle était couverte d’énormes cafards. Il tapa du poing contre le mur pour les faire tomber et poussa un cri lorsque le mur s’ouvrit sous ses coups, essayant de se refermer sur son poignet. Il dégagea sa main juste à temps, pivota et enfonça la clé argentée dans le trou de la serrure.
L’homme de plâtre poussa un nouveau rugissement, mais sa voix fut étouffée l’espace d’un instant par un chant que Jake reconnut sans peine : il l’avait déjà entendu dans le terrain vague, mais les voix étaient alors plus calmes, peut-être songeuses. Ce qu’il entendait à présent était un cri de triomphe sans équivoque. Une certitude familière et toute-puissante l’emplit de nouveau, et il sut cette fois-ci qu’il ne connaîtrait nulle déception. Toute l’assurance qui lui était nécessaire était contenue dans cette voix. C’était la voix de la rose.
La lumière venue de l’entrée fut occultée par la main de plâtre lorsqu’elle démolit la seconde porte-fenêtre et pénétra dans le couloir. La tête s’encadra entre les murs, scrutant Jake de son œil maléfique. Les doigts de plâtre rampèrent vers lui comme les pattes d’une araignée géante.
Jake tourna la clé dans la serrure et sentit un soudain afflux d’énergie dans son bras. Il entendit un bruit puissant mais étouffé lorsque le pêne tourna dans le verrou. Il saisit le bouton de porte, le tourna et ouvrit la porte. Elle pivota sur ses gonds. Jake poussa un cri d’horreur en découvrant ce qu’elle dissimulait.
Le seuil était bloqué par une masse de terre, de haut en bas et de gauche à droite. Des racines en jaillissaient tels des paquets de fils électriques. Des vers, apparemment aussi déconcertés que Jake, rampaient çà et là sur le rectangle de terre. Certains s’y enfouissaient ; d’autres continuaient de se balader sur la surface, se demandant peut-être où était passé le niveau inférieur. L’un d’eux tomba sur la tennis de Jake.
La silhouette du trou de serrure resta visible quelques instants, projetant sur la chemise de Jake un faisceau de lumière laiteuse. Derrière lui — si loin, si proche —, il entendait la pluie, et le tonnerre qui déchirait le ciel. Puis le trou de serrure disparut et des doigts gigantesques se refermèrent sur la cheville de Jake.
Eddie ne sentit pas les grêlons lui cribler le corps lorsque Roland laissa choir le carré de peau et courut vers Susannah.
Le Pistolero l’agrippa par les aisselles et la traîna — le plus doucement, le plus gentiment possible — vers l’endroit où se trouvait Eddie.
— Lâche-le dès que je te le dirai, Susannah ! cria Roland. Tu as compris ? Dès que je te le dirai !
Eddie ne vit ni n’entendit tout cela. Il n’entendait que les cris poussés par Jake de l’autre côté de la porte.
L’heure était venue d’utiliser la clé.
Il la sortit de sous sa chemise et la glissa dans le trou de serrure qu’il avait dessiné. Il essaya de la tourner. La clé refusa de bouger. Même d’un millimètre. Eddie leva les yeux au ciel, inconscient des grêlons glacés qui lui criblaient le front, les joues et les lèvres, y laissant des marbrures écarlates.
— NON ! hurla-t-il. MON DIEU, JE VOUS EN PRIE ! NON !
Mais il ne reçut aucune réponse de Dieu ; rien qu’un coup de tonnerre et un éclair qui déchira le ciel empli de nuages tourmentés.
Jake fit un bond, agrippa la chaîne de la lampe qui vacillait au-dessus de lui et se libéra des doigts crochus du gardien. Il se balança d’avant en arrière, se propulsa du bout des pieds sur le rectangle de terre et recommença à se balancer comme Tarzan sur sa liane. Il leva les jambes et bourra de coups de pied les doigts du gardien, lorsqu’ils s’approchèrent de lui. La chair de plâtre s’effrita, révélant un squelette rudimentaire où les lattes remplaçaient les os. L’homme de plâtre poussa un rugissement inarticulé exprimant sa rage et son appétit. Ce bruit n’empêchait pas Jake d’entendre toute la maison s’effondrer, comme celle du conte d’Edgar Allan Pœ.
Il repartit en arrière sur sa chaîne, heurta le mur de terre tassée qui bloquait le seuil, puis repartit en avant. La main se tendit vers lui et il lui donna un coup de pied, agitant frénétiquement les jambes. Il sentit une violente douleur au pied lorsque les phalanges de bois se refermèrent. Lorsqu’il s’éloigna du gardien, il lui manquait une tennis.
Il essaya de se hisser sur la chaîne, y réussit et commença à grimper vers le plafond. Il entendit un grognement étouffé au-dessus de lui. Une fine poussière de plâtre se posait sur son visage poisseux de sueur. Le plafond commençait à s’affaisser ; la chaîne en descendait lentement, un maillon à la fois. On entendit un craquement assourdissant lorsque l’homme de plâtre réussit finalement à faire franchir le seuil du couloir à son visage avide.
Jake se balança vers lui et poussa un cri d’impuissance.
Toute panique disparut soudain de l’esprit d’Eddie. Une cape glaciale tomba sur ses épaules — une cape que Roland de Gilead avait portée maintes fois. C’était la seule armure dont disposait un vrai pistolero… la seule qui lui était nécessaire. Au même instant, une voix retentit dans son crâne. Cela faisait trois mois qu’il était hanté par de telles voix ; celle de sa mère, celle de Roland, et, bien sûr, celle d’Henry. Mais il fut soulagé de reconnaître la sienne, et de constater qu’elle était calme, rationnelle et courageuse.
Tu as vu la forme de la clé dans le feu, tu l’as revue dans le bois, et tu l’as vue parfaitement à deux reprises. Plus tard, tu as posé un bandeau de peur sur tes yeux. Enlève-le. Enlève-le et regarde une nouvelle fois. Il n’est peut-être pas trop tard.
Il avait vaguement conscience du regard sévère que le Pistolero posait sur lui ; des hurlements étouffés mais toujours pleins de défi que Susannah lançait au démon ; des cris de terreur — ou de douleur ? — que Jake poussait de l’autre côté de la porte.
Eddie ignora tout cela. Il sortit la clé du trou de serrure qu’il avait dessiné, de la porte qui était devenue réelle, et l’examina attentivement, s’efforçant de retrouver le plaisir innocent qu’il avait parfois connu étant enfant — le plaisir de voir une forme cohérente dissimulée dans une masse sans signification. Et c’était là, là qu’il s’était planté, c’était si visible qu’il ne comprenait pas comment il avait fait pour ne pas le voir. Je devais vraiment m’être bandé les yeux, pensa-t-il. C’était le petit machin en forme de s au bout de la clé, bien sûr. Sa seconde courbe était un peu trop grosse. D’un micropoil.
— Couteau, dit-il, et il tendit la main comme un chirurgien en salle d’opération.
Roland posa le couteau sur sa paume sans dire un mot.
Eddie en saisit la lame entre le pouce et l’index de la main droite. Il se pencha sur la clé, inconscient de la grêle qui s’abattait sur sa nuque, et la forme dissimulée dans le bois lui apparut avec plus de clarté — lui apparut dans toute son adorable et indéniable réalité.
Il tailla.
Une fois.
Délicatement.
Un copeau de frêne, si mince qu’il en était presque transparent, se détacha du petit machin en forme de s au bout de la clé.
De l’autre côté de la porte, Jake poussa un nouveau hurlement de terreur.
La chaîne lâcha dans un grincement épouvantable et Jake tomba lourdement à genoux sur le sol. Le gardien de la porte poussa un rugissement triomphal. La main de plâtre se referma autour des hanches de Jake et commença à le traîner vers le bout du couloir. Il tendit les jambes et planta ses pieds sur le plancher, mais cela ne servit à rien. Il sentit des échardes et des clous rouillés lui creuser la peau lorsque la main raffermit son étreinte et continua de le tirer.
Le visage semblait coincé à l’entrée du couloir, comme un bouchon dans le col d’une bouteille. Sous l’effet de la pression des murs, ses traits rudimentaires s’étaient altérés pour dessiner un nouveau masque, celui d’un troll monstrueux et difforme. Il ouvrit la gueule en grand pour accueillir sa proie. Jake chercha fébrilement la clé, espérant l’utiliser comme un talisman de la dernière chance, mais il l’avait laissée dans la serrure, bien entendu.
— Espèce de salaud ! hurla-t-il.
Il se rejeta en arrière de toutes ses forces, arquant le dos comme un plongeur olympique, ignorant la morsure des échardes qui se plantaient dans son dos comme une ceinture d’épines. Il sentit son jean glisser sur ses hanches et l’étreinte de la main se relâcher l’espace d’un instant.
Jake se rejeta en arrière une nouvelle fois. La main se referma brutalement, mais son jean glissa jusqu’à ses genoux et il tomba sur le parquet, son sac à dos amortissant le choc. La main s’écarta légèrement, souhaitant peut-être trouver une nouvelle prise sur sa proie. Jake réussit à relever les genoux, et lorsque la main se referma, il détendit brusquement les jambes. La main recula au même instant et le souhait de Jake fut exaucé : son jean et la tennis qui lui restait se détachèrent de son corps comme la peau d’une orange, le laissant libre, du moins pour le moment. Il vit la main pivoter sur son poignet de planches et de plâtre en désintégration, puis enfourner son pantalon dans la gueule du gardien. Puis il rampa à quatre pattes vers la porte et son rectangle de terre, ignorant les débris de la lampe, obnubilé par l’idée de récupérer sa clé.
Il avait presque atteint le seuil lorsque la main se referma sur ses jambes nues et recommença à le traîner sur le sol.
La forme était là, enfin là.
Eddie remit la clé dans le trou de la serrure et appuya dessus. Il sentit une résistance momentanée… puis elle tourna sous ses doigts. Il entendit le mécanisme cliqueter, entendit le pêne tourner, sentit la clé se briser en deux dès qu’elle eut rempli son but. Il saisit des deux mains le bouton de porte et tira. Il sentit une immense masse pivoter sur un axe invisible. Eut l’impression que son bras était investi d’une force gigantesque. Et sut avec certitude que deux mondes venaient d’entrer en contact, qu’un passage venait d’être ouvert entre eux.
Il fut pris de vertige l’espace d’un instant et comprit pourquoi dès qu’il regarda de l’autre côté de la porte : il regardait vers le bas — à la verticale — mais voyait à l’horizontale. On aurait dit une étrange illusion d’optique créée par des prismes et des miroirs. Puis il vit Jake traîné sur le sol parsemé de plâtre et de verre, les coudes râpant le plancher, les chevilles enserrées par une main gigantesque. Et il vit la gueule monstrueuse qui l’attendait, exhalant un nuage blanc de fumée ou de poussière.
— Roland ! hurla Eddie. Roland, il l’a captu…
Puis on l’écarta violemment.
Susannah eut vaguement conscience qu’on la soulevait et la retournait. Le monde était un manège flou : monolithes, ciel gris, sol parsemé de grêlons… et un trou rectangulaire qui ressemblait à une trappe dans la terre. Des hurlements en montaient. Le démon hurlait et se débattait en elle, brûlant du désir de s’échapper mais incapable de le faire sans sa permission.
— Vas-y ! hurlait Roland. Lâche-le, Susannah ! Au nom de ton père, lâche-le TOUT DE SUITE !
Ce qu’elle fit.
Avec l’aide de Detta, elle avait tissé une toile dans son esprit pour piéger le démon, et elle la défit. Elle sentit aussitôt le démon se dégager de son étreinte et éprouva une sensation fugitive de vide terrifiant. Puis un immense soulagement mêlé de répulsion à l’idée de la souillure qu’elle avait subie.
Elle entraperçut la créature une fois libérée de sa masse invisible — une forme inhumaine évoquant une raie manta pourvue d’ailes membraneuses et d’un membre ressemblant à un crochet acéré. Elle la sentit s’agiter au-dessus de la trappe creusée dans le sol. Vit Eddie lever des yeux écarquillés. Vit Roland ouvrir les bras au démon.
Le Pistolero trébucha, manquant d’être renversé par la masse invisible du démon. Puis il se redressa, les bras chargés d’un fardeau de néant.
Sans le lâcher, il plongea à travers la porte et disparut.
Une lumière blanche emplit soudain le couloir du Manoir ; des grêlons criblèrent les murs et rebondirent sur les lattes gondolées. Jake entendit des cris confus, puis vit le Pistolero apparaître sur le seuil. Il sembla bondir, comme s’il tombait du ciel. Il avait les bras tendus et les mains jointes.
Jake sentit ses pieds glisser dans la gueule du gardien.
— Roland ! hurla-t-il. Roland, au secours !
Les mains du Pistolero se détachèrent l’une de l’autre et ses bras furent aussitôt rejetés en arrière. Il recula en trébuchant. Jake sentit des crocs acérés lui effleurer la peau, prêts à lui déchirer les chairs et à lui broyer les os, puis une masse passa au-dessus de lui comme une bourrasque de vent. L’instant d’après, les crocs avaient disparu. La main qui lui enserrait les jambes relâcha son étreinte. Il entendit un cri inhumain de surprise et de douleur monter du gosier poussiéreux du gardien, un cri qui fut aussitôt étouffé, refoulé.
Roland saisit Jake et le remit debout.
— Tu es venu ! cria Jake. Tu es vraiment venu !
— Oui, je suis venu. Par la grâce des dieux, par le courage de mes amis, je suis venu.
Jake éclata en sanglots, terreur et soulagement mêlés, alors que le gardien de la porte poussait un nouveau rugissement. La maison ressemblait à présent à un navire battu par la tempête. Une pluie de bois et de plâtre tombait tout autour d’eux. Roland prit Jake dans ses bras et fonça vers la porte. La main de plâtre, agitée de tremblements convulsifs, le frappa aux pieds et l’envoya dans le mur, qui chercha de nouveau à mordre. Roland s’en écarta, se retourna et dégaina. Il tira à deux reprises sur la main en convulsions, pulvérisant un des doigts de plâtre. Derrière eux, le visage du gardien avait viré au pourpre marbré de noir, comme s’il s’étouffait sur quelque chose — quelque chose qui avait foncé si rapidement sur lui qu’il était entré dans sa gueule et s’était coincé dans son gosier avant qu’il ait eu le temps de se rendre compte de ce qui lui arrivait.
Roland se retourna et s’engouffra dans la porte. En dépit de l’absence de barrière palpable, il resta immobile quelques instants, comme si un grillage invisible venait de tomber en travers du seuil.
Puis il sentit les mains d’Eddie dans ses cheveux, qui le tiraient non pas en avant mais vers le haut.
Ils émergèrent dans l’air strié de grêlons comme des nouveau-nés. Eddie faisait office de sage-femme, tout comme le lui avait dit le Pistolero. Il était couché sur le ventre, les bras enfoncés dans la terre, les doigts empoignant les cheveux de Roland.
— Suzie ! Aide-moi !
Elle rampa vers lui, plongea un bras dans la terre et saisit le menton de Roland. Il monta vers eux la tête rejetée en arrière et un rictus de douleur aux lèvres.
Eddie sentit quelque chose se déchirer et sa main émergea du sol, tenant une touffe de cheveux grisonnants.
— Il glisse !
— Ce fils de pute… n’ira… nulle part ! haleta Susannah, et elle tira de toutes ses forces, comme si elle avait voulu briser la nuque de Roland.
Deux petites mains jaillirent de la terre et s’agrippèrent au montant de la porte. Libéré du poids de Jake, Roland se hissa à la force du poignet et se dégagea de sa gangue de terre. L’instant d’après, Eddie saisissait les poignets de Jake et le tirait vers lui.
Jake roula sur lui-même et resta immobile sur le dos, pantelant.
Eddie se tourna vers Susannah, la prit dans ses bras et couvrit de baisers son front, ses joues et son cou. Il riait et pleurait en même temps. Elle s’accrocha à lui, le souffle court… mais il y avait un petit sourire satisfait sur ses lèvres et sa main caressait les cheveux d’Eddie dans un geste de femme comblée.
Une véritable cacophonie montait des profondeurs de la terre : couinements, grognements, gémissements.
Roland s’éloigna du trou en rampant, la tête basse. Il avait les cheveux en bataille. Des filets de sang coulaient sur ses joues.
— Referme-la, dit-il à Eddie. Referme-la, au nom de ton père !
Eddie souleva la porte et les immenses charnières invisibles firent le reste. Elle retomba avec un bruit sourd, faisant taire les cris qui montaient de la terre. Sous les yeux d’Eddie, les traits qui l’avaient dessinée s’estompèrent pour devenir des sillons boueux. Le bouton de porte perdit tout relief et redevint un cercle tracé par un bâton. Là où s’était trouvé le trou de la serrure, on ne voyait qu’un gribouillis d’où jaillissait un bout de bois, tel le pommeau d’une épée dans le roc.
Susannah se dirigea vers Jake et l’aida doucement à s’asseoir.
— Ça va, mon petit ?
Il la regarda d’un air hagard.
— Oui, je crois. Où est-il ? Le Pistolero ? J’ai quelque chose à lui demander.
— Je suis là, dit Roland.
Il se leva, tituba jusqu’à Jake et s’accroupit près de lui. Il caressa la joue du garçon avec incrédulité.
— Tu ne me laisseras pas tomber cette fois ?
— Non, dit Roland. Ni cette fois ni jamais.
Mais dans les ténèbres de son cœur, il pensa à la Tour et se demanda s’il disait vrai.
La grêle fit place à une pluie battante, mais Eddie aperçut des morceaux de ciel bleu entre les nuages au nord. La tempête s’achèverait bientôt, mais ils seraient trempés jusqu’aux os bien avant.
Cela lui était égal. Jamais il ne s’était senti aussi bien, aussi en paix avec lui-même, aussi épuisé. Cette aventure de dingues n’était pas encore finie — en fait, il était sûr qu’elle venait à peine de commencer —, mais aujourd’hui, ils avaient remporté une grande victoire.
— Suzie ? (Il dégagea son visage d’une masse de cheveux noirs et la regarda dans les yeux.) Est-ce que ça va ? Est-ce qu’il t’a fait mal ?
— Un peu, mais ce n’est rien. Je pense que cette salope de Detta Walker est encore la championne incontestée des bouis-bouis, démon ou pas démon.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
Elle eut un sourire malicieux.
— Pas grand-chose, plus maintenant… Dieu merci. Et toi, Eddie ? Tu te sens bien ?
Eddie tendit l’oreille en quête de la voix de Henry et ne l’entendit pas. Il avait l’impression que la voix d’Henry avait disparu pour de bon.
— Je me sens encore mieux, dit-il, et il la prit de nouveau dans ses bras, éclatant de rire.
En regardant par-dessus son épaule, il vit ce qui restait de la porte : rien que quelques lignes et quelques angles également indistincts. La pluie les aurait bientôt fait disparaître.
— Comment t’appelles-tu ? demanda Jake à la jeune femme dont les jambes étaient coupées au-dessus des genoux.
Il se rappela soudain qu’il avait perdu son pantalon lors de sa lutte avec le gardien de la porte, et il rabattit sa chemise au-dessus de son slip. Il ne restait pas grand-chose non plus de la robe de son interlocutrice, d’ailleurs.
— Susannah Dean, dit celle-ci. Je sais déjà comment tu t’appelles.
— Susannah, répéta Jake d’un air pensif. Ton père n’est pas par hasard propriétaire d’une compagnie ferroviaire ?
Elle le regarda d’un air stupéfait, puis rejeta la tête en arrière et éclata de rire.
— Oh que non, mon chou ! C’était un dentiste qui a fait quelques inventions qui l’ont rendu riche. Pourquoi me demandes-tu ça ?
Jake ne répondit pas. Il s’était tourné vers Eddie. Toute terreur avait déserté son visage et ses yeux avaient un éclat froid, calculateur, dont Roland se souvenait pour l’avoir remarqué au relais.
— Salut, Jake, dit Eddie. Ça me fait plaisir de te voir, mec.
— Salut, dit Jake. Je t’ai déjà vu aujourd’hui, mais tu étais beaucoup plus jeune.
— J’étais beaucoup plus jeune il y a dix minutes de ça. Est-ce que ça va ?
— Oui, dit Jake. Quelques égratignures, c’est tout. (Il regarda autour de lui.) Vous n’avez pas encore trouvé le train.
Ce n’était pas une question.
Eddie et Susannah échangèrent un regard intrigué, mais Roland se contenta de secouer la tête.
— Pas de train.
— Est-ce que tes voix ont disparu ?
Roland hocha la tête.
— Toutes. Et les tiennes ?
— Disparues. Je ne suis plus coupé en deux. Comme toi.
La même impulsion les saisit au même instant. Lorsque Roland prit Jake dans ses bras, l’impassibilité peu naturelle du garçon s’effrita et il éclata en sanglots — les sanglots soulagés, épuisés, d’un enfant qui s’était perdu, qui avait beaucoup souffert et qui venait enfin de retrouver la sécurité. Lorsque les bras de Roland se refermèrent autour de sa taille, ceux de Jake se refermèrent autour de la nuque du Pistolero et s’accrochèrent à lui comme des crochets d’acier.
— Je ne te quitterai plus jamais, dit Roland en pleurant à son tour. Je te le jure par les noms de tous mes pères : je ne te quitterai plus jamais.
Mais son cœur, cet organe silencieux et vigilant, ce prisonnier du ka, considéra cette promesse avec un certain étonnement, voire un certain doute.