LIVRE II LUD UN AMAS D’IMAGES BRISÉES

IV LA CITE ET LE KA-TET

1

Quatre jours après qu’Eddie l’eut tiré brutalement par la porte entre les mondes, délesté de son jean et de ses tennis mais toujours en possession de son sac à dos et de sa vie, Jake s’éveilla. Quelque chose d’humide et de chaud lui reniflait le visage.

Aurait-il émergé dans semblables circonstances un des trois matins précédents qu’il eût à coup sûr sorti ses compagnons du sommeil par ses cris de paon ; il était en proie à la fièvre et des cauchemars mettant en scène l’homme de plâtre peuplaient son sommeil. Dans ces rêves, il n’arrivait pas à ôter son jean, le gardien ne lâchait pas prise et l’engloutissait dans sa bouche innommable dont les dents s’abaissaient telles des herses protégeant un château fort. Jake reprit pied dans la réalité, parcouru de frissons et poussant force gémissements.

Sa fièvre était due à la piqûre de l’araignée sur sa nuque. Quand Roland avait examiné la plaie le deuxième jour et l’avait trouvée plus vilaine encore, il avait brièvement conversé avec Eddie, puis donné à Jake une gélule rose.

— Tu en prendras quatre par jour durant une semaine minimum, avait-il dit.

Jake avait considéré le médicament avec suspicion.

— C’est quoi ?

— Du Cheflet. (Roland, écœuré, avait regardé Eddie.) Dis-lui, toi. Moi, je n’y arrive toujours pas.

— Du Keflex. Tu peux avoir confiance, Jake ; ce truc vient d’une pharmacie dûment patentée de ce bon vieux New York. Roland en a avalé une flopée, et il a une santé de cheval. Même qu’il a un vague air de ressemblance avec un équidé, comme tu peux voir.

Jake était abasourdi.

— Comment t’es-tu procuré des médicaments à New York ?

— C’est une longue histoire, avait répondu le Pistolero. Tu l’entendras en son temps. Pour l’instant, prends cette gélule.

Jake avait obtempéré. L’effet du Keflex avait été à la fois rapide et satisfaisant. L’enflure rouge et enflammée autour de la piqûre avait commencé à désenfler en l’espace de vingt-quatre heures et, à présent, la fièvre elle aussi était tombée.

La chose chaude renifla son visage derechef. Jake s’assit d’un bond sur son séant, les yeux écarquillés comme des soucoupes.

La créature qui lui léchait la joue recula précipitamment de deux pas. C’était un bafou-bafouilleux, détail que Jake ignorait ; il n’avait jamais vu de bafou-bafouilleux de sa vie. Ce spécimen-là était plus maigrichon que ceux que Roland et sa bande avaient déjà aperçus, et sa fourrure rayée de noir et de gris était hirsute et pelée. Un caillot de sang séché souillait un de ses flancs. Ses yeux cerclés d’or observaient Jake avec crainte ; son arrière-train oscillait avec espoir d’avant en arrière. Jake se détendit. Sûr qu’il devait y avoir des exceptions à la règle, mais un animal qui remuait la queue — ou essayait de la remuer — n’était sans doute pas trop dangereux.

L’aube pointait à peine, il devait être environ cinq heures trente. Le garçon ne pouvait s’en faire une idée plus précise : sa montre digitale Seiko ne marchait plus… Ou, plutôt, elle marchait d’une manière on ne peut plus excentrique. Quand il lui avait jeté un coup d’œil après son parachutage, la Seiko affichait 98 : 71 : 65, une heure qui, à la connaissance de Jake, n’existait pas. Un coup d’œil plus appuyé lui avait appris que la montre fonctionnait à l’envers. L’eût-elle fait de façon constante, elle aurait pu lui être encore de quelque utilité, mais tel n’était pas le cas. Elle dévidait ses chiffres à ce qui paraissait être la bonne vitesse pendant un moment (Jake vérifia le fait en prononçant le mot « Mississippi » entre chacun), puis soit l’affichage s’interrompait complètement l’espace de dix ou vingt secondes — lui faisant conclure que la montre avait finalement rendu l’âme —, soit une série de chiffres s’estompaient tous en même temps.

Il avait signalé cet étrange comportement à Roland et lui avait montré la Seiko, pensant qu’elle l’étonnerait ; le Pistolero, en vérité, ne lui avait accordé qu’un examen de quelques secondes avant de hocher la tête en signe d’indifférence et de dire à Jake que c’était certes là un objet plein d’intérêt mais que, d’une façon générale, aucun appareil servant à mesurer le temps ne faisait du bon boulot ces jours-ci. Ainsi, la Seiko n’avait plus d’utilité, mais Jake répugnait encore à la jeter… parce que, supposait-il, elle appartenait à son ancienne vie, et que les souvenirs de ce genre n’étaient pas légion.

Présentement, la Seiko affirmait qu’il était quarante heures soixante-deux un mercredi, un jeudi et un samedi de décembre et de mars.

La matinée était fort brumeuse ; au-delà d’un rayon de cent cinquante à cent quatre-vingts mètres, le monde disparaissait purement et simplement. Si ce jour-là était semblable aux trois précédents, le soleil se montrerait sous la forme d’un pâle halo blanc d’ici deux heures ou à peu près, et, vers neuf heures et demie, la journée serait claire et brûlante. Jake regarda autour de lui et vit ses compagnons de voyage (il n’osait pas — pas encore, du moins — les appeler ses amis) endormis sous leurs couvertures de peau — Roland tout proche, Eddie et Susannah figurant une bosse plus grosse par-delà le feu de camp éteint.

Il tourna de nouveau son attention vers l’animal qui l’avait réveillé. La créature était un hybride de raton laveur et de marmotte, avec un soupçon de teckel pour faire bonne mesure.

— Comment va, mon p’tit pote ? demanda doucement Jake.

Ote ! rétorqua aussitôt le bafou-bafouilleux qui le regardait toujours avec crainte.

Il avait une voix basse et profonde, proche de l’aboiement ; la voix d’un footballeur anglais souffrant d’une angine.

Jake, sous le coup de la surprise, eut un mouvement de recul. Le bafou-bafouilleux, effrayé par la brusquerie du geste, s’éloigna encore de plusieurs pas, parut sur le point de prendre la fuite, puis se campa fermement sur ses pattes. Son arrière-train oscilla d’avant en arrière avec plus d’allant que jamais, ses yeux cerclés d’or continuèrent de fixer Jake nerveusement, ses vibrisses frémissant.

— Celui-là se souvient des hommes, remarqua une voix à hauteur d’épaule de Jake.

Le garçon se retourna ; Roland était accroupi derrière lui, les avant-bras posés sur ses cuisses et ses longues mains pendant entre ses genoux. Il observait l’animal avec un intérêt beaucoup plus marqué que celui qu’il avait porté à la Seiko.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Jake dans un chuchotement. (Il ne voulait pas effaroucher la créature ; il était aux anges.) Il a des yeux magnifiques !

— Un bafou-bafouilleux.

— Fouilleux ! s’écria l’animal, qui recula d’un nouveau pas.

— Il parle !

— Pas vraiment. Les bafou-bafouilleux ne font — ou ne faisaient — que répéter ce qu’ils entendent. C’est le premier que je vois se comporter ainsi depuis des années. Ce coco-là crève de faim. Il est sans doute venu se restaurer.

— Il me léchait la figure. Je peux lui donner à manger ?

— On n’arrivera plus à se débarrasser de lui. (Roland esquissa un sourire et fit claquer ses doigts.) Hé, bafou !

La créature se débrouilla pour imiter le claquement de doigts, apparemment en clappant de la langue contre son palais.

— Hé ! cria-t-elle de sa voix rauque. Hé, afou !

À présent, son arrière-train pelé battait littéralement comme un drapeau.

— Allez, donne-lui un morceau. J’ai connu jadis un vieux palefrenier qui disait qu’un bon bafouilleux porte chance. Celui-là me fait l’effet d’un bon gars.

— Oui, approuva Jake. Tout à fait.

— Autrefois, on les apprivoisait et chaque baronnie en avait une demi-douzaine rôdant autour du château ou du manoir. Ils n’étaient pas bons à grand-chose, excepté à amuser les enfants et à endiguer la prolifération des rats. Ils peuvent être très fidèles — du moins l’étaient-ils au temps jadis —, bien que je n’aie jamais entendu dire d’aucun qu’il fût aussi loyal qu’un chien. Ceux qui vivent à l’état sauvage sont des nécrophages. Pas dangereux, mais casse-bonbon.

— Bonbon ! s’écria le bafou-bafouilleux, dont les yeux anxieux ne cessaient de voleter de Jake au Pistolero.

Jake fourra la main dans son sac à dos avec lenteur, craignant d’effaroucher l’animal, et en sortit les reliefs d’un burrito à la pistolero. Il l’agita dans la direction du bafouilleux. Celui-ci recula, puis se retourna en poussant un petit cri d’enfant, exposant sa queue de fourrure en tire-bouchon. Jake ne douta pas qu’il s’apprêtait à détaler, mais l’animal s’immobilisa, jetant un regard incertain par-dessus son épaule.

— Viens, dit Jake. Mange ça, mon p’tit pote !

— Ote, marmonna le bafouilleux, mais il ne bougea pas d’un pouce.

— Laisse-lui le temps, dit Roland. À mon avis, il va venir.

Le bafouilleux étira la tête, révélant un long cou étonnamment gracieux. Son nez noir et fin se fronça, tandis qu’il humait la nourriture. Enfin, il s’approcha en trottinant ; Jake remarqua qu’il boitait légèrement. Le bafouilleux renifla le burrito, puis, s’aidant d’une de ses pattes, détacha le morceau de viande de cerf de la feuille. Il exécuta l’opération avec une délicatesse étrangement solennelle. Une fois la viande libérée de la feuille, il n’en fit qu’une bouchée, puis leva les yeux sur Jake.

— Ote ! dit-il.

Jake se mit à rire et l’animal eut un nouveau mouvement de recul.

— Il n’est pas bien gras, dit Eddie d’une voix ensommeillée dans leur dos.

Le bafouilleux détala aussi sec et se fondit dans la brume.

— Tu l’as effrayé ! fit Jake, accusateur.

— Désolé, parole. (Eddie passa la main dans ses cheveux emmêlés.) Si j’avais su que c’était un de tes intimes, Jake, j’aurais fait durer ce foutu croissant !

Roland assena une petite tape sur l’épaule de Jake.

— Il va revenir.

— Tu crois ?

— Si rien ne le tue, oui. Nous lui avons donné à manger, non ?

Avant que Jake ne pût répondre, un roulement de batterie retentit de nouveau. C’était le troisième matin qu’ils l’entendaient, et le son leur en était parvenu à plusieurs reprises tandis que l’après-midi glissait vers le soir : un faible grondement atone venant de la cité. Le son était plus net, ce matin-là, sinon plus compréhensible. Jake le détestait. On eût dit que, quelque part hors de l’épaisse et informe nappe de brouillard matinal, le cœur de quelque gros animal battait.

— Tu ne vois toujours pas ce que c’est, Roland ? demanda Susannah.

La jeune femme avait roulé sur le flanc, noué ses cheveux sur sa nuque et pliait à présent les couvertures sous lesquelles Eddie et elle avaient dormi.

— Non. Mais je suis certain que nous le découvrirons.

— Que c’est rassurant ! dit Eddie avec aigreur.

Roland se mit debout.

— Venez. Ne gaspillons pas cette journée.

2

Le brouillard commença à s’effilocher une heure environ après qu’ils se furent mis en route. Ils se relayaient pour pousser le fauteuil roulant de Susannah, et celui-ci avançait en cahotant misérablement, car le chemin, désormais, était semé de larges pavés mal dégrossis. Au milieu de la matinée, il faisait beau, très chaud et clair ; les contours de la cité se profilaient avec netteté sur l’horizon sud-oriental. Aux yeux de Jake, la vision ne différait guère de celle de New York, bien qu’il jugeât ces immeubles-ci de moindre hauteur. Si l’endroit tombait en ruine, comme la plupart des choses du monde de Roland, on ne pouvait le dire à cette distance. À l’instar d’Eddie, Jake s’était mis à nourrir le secret espoir qu’ils pourraient trouver de l’aide dans cette cité… ou, pour le moins, un bon repas chaud.

À main gauche, à une cinquantaine ou soixantaine de kilomètres, ils apercevaient la large courbe de la Send. De nombreuses volées d’oiseaux décrivaient des cercles au-dessus de son cours. De temps à autre, un des volatiles repliait ses ailes et se laissait tomber comme une pierre, sans doute dans le cadre d’une expédition de pêche. La route et le fleuve s’avançaient lentement à la rencontre l’un de l’autre, bien qu’on ne distinguât pas encore leur point de jonction.

Les pèlerins virent des bâtiments en plus grand nombre. La plupart avaient l’air de fermes et tous paraissaient inhabités. Si certains étaient démolis, ces épaves semblaient davantage l’œuvre du temps que de la violence, ce qui renforçait les espoirs qu’Eddie et Jake fondaient à propos de la cité — espoirs que chacun d’eux avait gardés pour soi, de peur de susciter les moqueries des deux autres. De petits troupeaux de bêtes hirsutes paissaient tranquillement dans la plaine. Les animaux restaient à l’écart de la route, excepté pour la traverser, ce qu’ils faisaient à la hâte, au galop, tels des groupes d’enfants en bas âge effrayés par la circulation. Jake les prit pour des bisons… sauf qu’il en vit plusieurs dotés de deux têtes. Il mentionna le fait au Pistolero, qui hocha le menton.

— Des mutés.

— Comme sous les montagnes ?

Jake perçut la peur dans sa voix et comprit que Roland la percevait aussi, mais le moyen de la tenir à distance ? Il se souvenait avec acuité de ce périple cauchemardesque et sans fin dans la draisine.

— À mon avis, la sélection estompe ici la mutagenèse. L’état des créatures que nous avons trouvées sous les montagnes allait s’aggravant.

— Et là-bas ? demanda Jake, pointant l’index vers la cité. Y aura-t-il des mutés ou…

Il était incapable de formuler plus expressément son espoir. Roland haussa les épaules.

— Je ne sais pas, Jake. Sinon, je te le dirais.

Ils longeaient une bâtisse vide — presque sûrement une ferme — qui avait partiellement brûlé. La foudre, peut-être, songea Jake, qui se demanda à quoi il jouait : essayait-il de s’expliquer le fait ou de se berner ?

Roland, comme s’il lisait dans ses pensées, lui entoura les épaules de ses bras.

— Inutile de chercher à le savoir, Jake. Ce qui est arrivé, quoi que ce soit, s’est produit voilà des lustres. (Il tendit l’index.) C’était probablement un corral. À présent, ce ne sont plus que quatre ou cinq bouts de bois saillant hors de l’herbe.

— Le monde a changé, pas vrai ?

Roland hocha le menton.

— Et les gens ? Ils sont allés dans la cité, d’après toi ?

— Certains, sans doute. D’autres sont toujours dans les parages.

— Quoi ?

Susannah se retourna brusquement pour le dévisager, l’air médusée. Roland opina.

— On nous a observés ces deux derniers jours. Il n’y a pas foule à se cacher dans ces vieux édifices, mais il y a des gens. Ils se feront plus nombreux à mesure que nous approcherons de la civilisation. (Il marqua une pause.) Ou de ce qui était la civilisation.

— Comment sais-tu qu’ils sont là ? s’enquit Jake.

— À l’odeur. J’ai vu aussi quelques jardins dissimulés derrière des rideaux de mauvaises herbes destinés à cacher les cultures. Et au moins un moulin à vent en activité derrière un bosquet. Mais c’est surtout une question d’intuition… comme l’ombre sur ton visage remplace soudain le soleil. Vous le percevrez tous trois à son heure, je suppose.

— Penses-tu qu’ils soient dangereux ? demanda Susannah.

Ils arrivaient en vue d’un grand bâtiment délabré qui avait peut-être été jadis un entrepôt ou un marché rural désaffecté et la jeune femme le regardait, en proie au malaise, sa main glissant jusqu’à la crosse du revolver qui barrait sa poitrine.

— Un chien inconnu mord-il ? rétorqua le Pistolero.

— En clair, ça veut dire quoi ? fit Eddie. Je déteste quand tu te mets à parler dans ton charabia de bouddhiste zen, Roland.

— Que je n’en sais rien. Qui est ce bouddhiste zen, Eddie ? Est-ce un homme d’aussi grande sapience que moi ?

Eddie considéra Roland un très long moment avant de parvenir à la conclusion que le Pistolero le gratifiait d’une de ses rares plaisanteries.

— Ah, fichons le camp d’ici ! (Il vit une fossette creuser la commissure des lèvres de Roland avant de se détourner. Comme il se remettait à pousser le fauteuil de Susannah, quelque chose accrocha son regard.) Hé, Jake ! s’exclama-t-il. Je crois que tu t’es fait un copain.

Jake regarda autour de lui et un franc sourire illumina ses traits. À une bonne trentaine de mètres derrière eux, le bafou-bafouilleux décharné boitillait d’un pas alerte à leur suite, reniflant les mauvaises herbes qui poussaient entre les pavés effrités de la Grand-Route.

3

Quelques heures plus tard, Roland ordonna une halte et leur dit de se tenir prêts.

— Prêts à quoi ? s’enquit Eddie.

Roland lui lança un coup d’œil.

— À tout.

Il pouvait être 3 heures de l’après-midi. Ils se tenaient à l’endroit où la Grand-Route longeait la crête d’un long drumlin qui courait sur la plaine en diagonale, tel un pli dans le plus grand couvre-lit du monde. Au-dessous et au-delà, la route filait à travers la première vraie ville qu’ils eussent rencontrée. La cité paraissait déserte, mais Eddie n’avait pas oublié la conversation du matin. La question de Roland — Un chien inconnu mord-il ? — ne lui semblait plus si zen que ça.

— Jake ?

— Quoi ?

Eddie pointa le menton vers la crosse du Ruger qui saillait de la ceinture du jean du gamin — le pantalon de rechange qu’il avait fourré dans son sac à dos avant de partir de chez lui.

— Tu veux que je le porte ?

Jake jeta un regard à Roland. Pour toute réponse, le Pistolero haussa les épaules, l’air de dire : La décision t’appartient.

— OK !

Jake tendit l’arme à Eddie. Il ôta son sac de ses épaules, y fourragea et en sortit le magasin chargé. Il se rappela avoir passé la main derrière les classeurs verticaux dans l’un des tiroirs du bureau de son père pour le prendre, mais l’événement semblait s’être produit des siècles plus tôt. Ces derniers temps, quand il songeait à sa vie new-yorkaise et à sa scolarité à Piper, il avait l’impression de regarder par le mauvais bout de la lorgnette.

Eddie prit le magasin, l’examina, refoula la charge, inspecta le cran de sûreté, puis glissa le Ruger sous sa ceinture.

— Ouvrez grand vos oreilles, dit Roland. Si gens il y a, ils seront sans doute âgés et beaucoup plus effrayés à notre vue que nous à la leur. Il y a belle lurette que les jeunes ont dû décamper. Il est peu probable que ceux qui sont restés aient des armes — en fait, les nôtres seront peut-être les premières que verront la plupart, exception faite d’une image ou deux aperçues dans de vieux livres. Ne faites pas de gestes menaçants. Et suivez la règle de l’enfance : ne répondez que si on vous adresse la parole.

— Et s’ils avaient des arcs et des flèches ? fit Susannah.

— Possible, en effet. Ainsi que des lances et des massues.

— Sans compter les pierres, dit Eddie d’un ton lugubre, l’œil fixé sur le groupe de bâtisses en bois. (Le lieu avait tout d’une ville fantôme, mais savait-on jamais…) Et s’ils sont à court de rocs, il y a toujours les pavés de la route.

— Oui, il y a toujours de la ressource, admit Roland. Mais nous ne ficherons pas la pagaille… Est-ce clair ?

Le trio opina.

— Il serait peut-être plus simple de faire un détour, dit Susannah.

Roland hocha la tête, ne quittant pas des yeux le relief uni devant eux. Une autre route croisait la Grand-Route au cœur de la cité, plaçant les bâtiments délabrés au centre de la lunette télescopique d’un fusil à grande portée de tir.

— Ce serait plus simple, en effet, mais nous ne le ferons pas. C’est là une mauvaise habitude qu’il est aisé de prendre. Il vaut toujours mieux aller droit devant, à moins qu’il n’y ait une raison manifeste de ne pas le faire. Je n’en vois aucune, en l’occurrence. Et s’il y a bel et bien des gens, ma foi, ce ne serait peut-être pas plus mal. Nous pourrions palabrer un brin.

Susannah se fit la réflexion que Roland avait l’air différent, à présent, et, à son avis, ce n’était pas seulement dû au fait que les voix s’étaient tues dans l’esprit du Pistolero. C’est ainsi qu’il était quand il devait livrer bataille, mener des hommes, entouré de ses vieux amis, pensa-t-elle. Ainsi était-il avant que le monde ne change et lui avec, en traquant le dénommé Walter. Ainsi était-il avant que le Grand Vide ne l’oblige à se replier sur lui-même et à devenir autre.

— Peut-être savent-ils ce qu’est ce roulement de batterie, avança Jake.

Roland hocha de nouveau la tête.

Tout ce qu’ils savent — en particulier au sujet de la cité — serait fort bienvenu, mais il est oiseux de trop gamberger par avance à propos de gens qui ne sont peut-être même pas là.

— Vous savez quoi ? fit Susannah. Si j’étais eux, je ne montrerais pas le bout du nez à notre vue. Quatre personnes, dont trois armées ? Nous avons à coup sûr l’allure d’une bande de hors-la-loi de tes récits, Roland… Comment les appelles-tu, déjà ?

— Des écumeurs. (Le Pistolero posa sa main gauche sur la crosse en bois de santal de son revolver restant et sortit légèrement l’arme de l’étui.) Mais aucun écumeur vivant n’a jamais porté pareille arme, et s’il y a des Anciens dans cette ville-ci, ils le sauront. En route !

Jake regarda derrière eux et vit le bafouilleux couché sur la route, le museau entre ses courtes pattes antérieures, qui les étudiait.

— Ote !

— Ote ! répondit le bafouilleux en écho.

Aussitôt, il se remit péniblement debout.

Tous entreprirent de descendre le tertre peu élevé menant vers la ville, Ote trottinant sur leurs talons.

4

Deux bâtisses des faubourgs avaient brûlé ; le reste de la bourgade était poussiéreux mais intact. Ils dépassèrent une écurie de louage abandonnée à main gauche, un bâtiment — un ancien marché ? — à main droite, puis ils se retrouvèrent dans la ville proprement dite — telle qu’elle était. Une douzaine peut-être d’édifices branlants flanquaient la rue. Des allées couraient parmi certains d’entre eux. L’autre route, une piste boueuse en grande partie envahie par l’herbe, reliait le nord-est au sud-ouest.

Susannah considéra l’embranchement qui partait vers le nord-est et pensa : Il y avait jadis des péniches sur le fleuve, et quelque part au bout de cette route un appontement, sans doute une autre petite ville bâtie à la diable, surtout composée de saloons et de bicoques. C’était le dernier point de négoce avant que les péniches ne pénètrent dans la cité. Les chariots passaient par là pour y entrer, puis en repartir. C’était il y a combien de temps ?

Elle l’ignorait… mais fort longtemps, à en juger par l’aspect des lieux.

Quelque part, un gond rouillé faisait entendre son grincement monotone. Ailleurs encore, une persienne claquait, solitaire, au gré du vent venu de la plaine.

Des barres destinées à attacher les chevaux, pour la plupart cassées, longeaient la façade des bâtiments. Il y avait eu jadis des trottoirs en planches, mais, de celles-ci, il n’en restait guère et de l’herbe poussait dans les trous où elles avaient été posées. Les enseignes étaient délavées ; certaines, toutefois, étaient encore lisibles, écrites dans un anglais abâtardi qui était, supposait-elle, ce que Roland appelait le Bas Parler. ALIMENTS ET GRAIN, disait l’une, et Susannah songea que cela signifiait peut-être fourrage et grain. Sur le fronton rapporté de l’immeuble voisin, au-dessous d’un dessin grossier représentant un bison des plaines couché dans l’herbe, on déchiffrait les mots : REPOS REPAS BOISSONS. Sous l’enseigne, des portes battantes pendaient de guingois, bougeant légèrement sous l’effet de la brise.

— Est-ce un saloon ?

Susannah ne savait pas au juste pourquoi elle chuchotait, elle savait seulement qu’elle n’aurait pu parler d’un ton de voix normal. C’eût été comme jouer Clinch Mountain Breakdown sur un banjo à un enterrement.

— C’en était un, confirma Roland.

Il ne chuchotait pas, mais sa voix était basse et pensive. Jake cheminait au coude à coude, regardant autour de lui avec nervosité. Derrière eux, Ote avait réduit son écart à dix mètres. Il trottait rapidement, la tête oscillant de côté et d’autre comme un pendule tandis qu’il examinait les immeubles.

C’est alors que Susannah eut le sentiment d’être épiée. Exactement ainsi que Roland l’avait dit — l’impression que l’ombre avait remplacé le soleil.

— Il y a des gens, n’est-ce pas ? souffla-t-elle.

Roland hocha le menton.

Sis à l’angle nord-est de l’intersection des routes, la jeune femme vit un autre bâtiment dont elle comprit l’enseigne : AUBERGE, disait-elle, et LITS. À l’exception d’une église au clocher pentu, c’était, avec ses deux étages, le plus haut édifice de la ville. Susannah leva les yeux et aperçut une tache blanche — un visage, certainement —, qui s’éloigna d’une des fenêtres sans vitres. Soudain, elle eut envie de s’en aller d’ici. Roland, cependant, leur imposait une cadence lente, mesurée, et elle pensa en deviner la raison. Hâter l’allure aurait pu faire croire aux observateurs qu’ils avaient peur… et constitueraient des proies faciles. N’empêche…

Au croisement, les routes s’évasaient, formant une place qu’avaient envahie les herbes folles. Au centre se dressait un poteau de pierre érodée. Au-dessus, une boîte métallique pendait au bout d’un câble rouillé et flasque.

Roland, avec Jake à ses côtés, se dirigea droit dessus. Eddie poussa le fauteuil de Susannah à leur suite. De l’herbe froufroutait dans ses rayons et le vent chatouillait la joue de la jeune femme d’une mèche de cheveux. Plus loin dans la rue, le volet claquait et le gond grinçait. Susannah frissonna et repoussa la mèche.

— J’aimerais qu’il se magne le train, dit Eddie à voix basse. Cet endroit me flanque la chair de poule.

Susannah hocha la tête. Elle examina la place et, de nouveau, parvint quasiment à se l’imaginer telle qu’elle devait être les jours de marché de jadis — les trottoirs grouillant de monde, quelques citadines leur panier au bras, une majorité de charretiers et de mariniers grossièrement mis (elle ne savait pas pourquoi elle était si sûre de la présence des péniches et des mariniers, mais le fait était) ; les charrettes traversant la place, celles empruntant la route non pavée soulevant d’étouffants nuages de poussière ocre, tandis que les conducteurs cravachaient leurs chevaux de trait

(des bœufs, c’étaient des bœufs)

pour les faire avancer. Elle voyait ces charrettes, des morceaux d’étoffes poussiéreuses noués autour de ballots de vêtements sur certaines, des pyramides de barriques goudronnées sur d’autres ; elle voyait les bœufs, attelés par deux et tirant l’attelage avec patience, remuant les oreilles à cause des mouches bourdonnant autour de leur large tête ; elle entendait des voix, et des rires, et le piano du saloon martelant un air entraînant, Buffalo Gals ou Darlin’ Katy, peut-être.

C’est comme si j’avais vécu ici dans une autre vie, songea-t-elle.

Le Pistolero se pencha sur l’inscription du poteau.

— Grand-Rue, lut-il. Lud, cent soixante roues.

— Roues ? répéta Jake.

— Une ancienne mesure métrique.

— As-tu déjà entendu parler de Lud ? interrogea Eddie.

— Peut-être. Quand j’étais tout petit petit.

— Ça rime avec rude. C’est peut-être de mauvais augure.

Jake examinait la face orientale du poteau.

— Route du Fleuve. Drôles de caractères, mais c’est ce qui est écrit.

Roland scruta le côté du poteau tourné vers l’ouest.

— Jimtown, quarante roues. N’est-ce pas la ville natale de Wayne Newton, Roland ?

Le Pistolero lui jeta un regard vide d’expression.

— J’fe’ais aussi bien de fe’mer ma g’ande gueule, dit Eddie en roulant les yeux.

À l’angle sud-ouest de la place se dressait le seul édifice en pierre de la cité — un cube trapu et poussiéreux, percé de fenêtres aux barreaux rouillés. Prison du comté doublée d’un tribunal, pensa Susannah. Elle en avait vu de semblables dans le Sud ; en ajoutant devant quelques places de parking en biais, on aurait été infoutu de faire la différence. Un barbouillis à la peinture jaune passé souillait la façade. Elle arriva à le déchiffrer et, sans en comprendre le sens, elle eut plus que jamais envie de quitter la ville. MORT AUX ADOS.

— Roland ! (Il se tourna vers elle et elle lui montra du doigt le graffiti.) Qu’est-ce que ça veut dire ?

Il lut, secoua la tête.

— Je ne sais pas.

Susannah jeta un nouveau coup d’œil alentour. La place, à présent, semblait plus petite, et les édifices donnaient l’impression de tomber sur eux.

— On peut s’en aller ?

— Bientôt.

Roland se pencha et préleva un fragment de pavé au revêtement de la rue. Il le fit pensivement sauter dans sa main gauche, tandis qu’il regardait la boîte métallique suspendue au-dessus du poteau. Il leva le bras ; Susannah comprit, avec une seconde de retard, ce qu’il avait l’intention de faire.

— Non, Roland ! cria-t-elle.

Elle se ratatina en entendant sa voix horrifiée.

Sans lui prêter attention, le Pistolero visa le haut du poteau. Ses gestes n’avaient rien perdu de leur précision et le caillou vint frapper le centre de la boîte qui rendit un bruit métallique et creux. Un mécanisme d’horlogerie se mit en branle à l’intérieur, et un drapeau vert rouillé se déploya hors d’une fente latérale. Lorsqu’il se fut mis en place, une cloche carillonna. Les mots PASSEZ PIÉTONS écrits en grosses lettres noires apparurent sur le bord du drapeau.

— Bordel de merde ! s’écria Eddie. C’est un feu de signalisation qui remonte aux années folles. J’ai vu le même dans les films de Chariot. Si tu le canardes une nouvelle fois, tu crois qu’il affichera ATTENDEZ PIÉTONS ?

— Nous avons de la compagnie, dit tranquillement Roland qui, de l’index, désigna le bâtiment que Susannah supposait être le tribunal.

Un homme et une femme venaient d’en sortir et descendaient les degrés de pierre. Tu as décroché la timbale, Roland, pensa Susannah. Ils sont plus vioques que Mathusalem.

L’homme était habillé d’une salopette et coiffé d’un large sombrero de paille. La femme étreignait d’une main l’épaule nue et hâlée de son compagnon. Elle portait des vêtements tricotés main et un chapeau cabriolet. À mesure qu’ils s’approchaient du poteau, Susannah comprit que la femme était aveugle et que l’accident qui lui avait coûté la vue avait dû être d’une rare horreur. À la place des yeux, il y avait désormais deux cavités peu profondes emplies de tissu cicatriciel. La femme semblait tout ensemble terrifiée et embarrassée.

— Sont-ce des écumeurs, Si ? s’écria-t-elle d’une voix fêlée, chevrotante. Tu vas nous faire tuer, je gage.

— Tais-toi, Mercy ! répondit l’homme. (Comme la femme, il s’exprimait avec un fort accent que Susannah avait peine à comprendre.) Non, ceux-là ne sont pas des écumeurs. Il y a un Ado avec eux, je te l’ai dit… On n’a jamais vu d’écumeurs voyager avec un Ado.

Aveugle ou pas, la femme tenta de s’éloigner de lui. Il jura et la saisit par le bras.

— Ça suffit, Mercy ! Ça suffit, je te dis ! Tu vas tomber et te blesser, bon sang !

— Nous ne vous voulons aucun mal, cria le Pistolero, se servant du Haut Parler.

Les yeux de l’homme brillèrent d’incrédulité. La femme se retourna, tendant son visage aveugle dans leur direction.

— Un pistolero ! s’exclama l’homme d’une voix que l’excitation faisait trembler. Par Dieu ! Je le savais ! Je le savais !

Il se mit à courir vers eux à travers la place, tirant la femme à sa suite. Celle-ci trébuchait misérablement, et Susannah attendit le moment inévitable où elle allait choir. Mais ce fut l’homme qui tomba d’abord, se recevant lourdement sur les genoux, et la femme s’étala de tout son long à côté de lui sur les pavés de la Grand-Rue.

5

Jake sentit une boule de fourrure contre sa cheville et baissa les yeux. Ote était blotti à ses pieds, l’air plus craintif que jamais. Jake tendit la main et lui caressa prudemment la tête, autant pour dispenser quelque réconfort que pour en recevoir. La fourrure était soyeuse, d’une incroyable douceur. Un instant, le garçon crut que le bafouilleux allait s’enfuir, mais non ; l’animal se contenta de le regarder, lui lécha la main, puis reporta son regard sur les deux nouveaux venus. L’homme essayait tant bien que mal d’aider la femme à se remettre debout. La tête de Mercy émergeait çà et là dans une confusion avide.

L’homme qui s’appelait Si s’était entaillé les paumes sur les pavés, mais il n’y prit garde. Renonçant à prêter main-forte à sa compagne, il ôta son sombrero en un geste majestueux et le tint contre sa poitrine. Jake trouva le couvre-chef aussi grand qu’un boisseau.

— Nous vous souhaitons la bienvenue, pistolero ! cria-t-il. Bienvenue, assurément ! Je pensais que vous et vos pareils aviez été rayés de la surface de la Terre, pour sûr !

— Je vous remercie de votre accueil, répondit Roland dans le Haut Parler. (Il posa ses mains avec douceur sur les bras de l’aveugle. Celle-ci, dans un premier temps, se déroba, puis se détendit et laissa le Pistolero l’aider.) Mettez votre chapeau, l’Ancien. Le soleil est ardent.

L’homme obtempéra, puis resta à contempler Roland, les yeux brillants. Au bout d’un moment, Jake comprit à quoi était dû cet éclat : Si pleurait.

— Un pistolero ! Je te l’avais dit, Mercy ! J’ai vu son bâton de feu et je te l’ai dit !

— Ce ne sont pas des écumeurs ? demanda Mercy, comme si elle ne pouvait y croire. Es-tu sûr que ce ne sont pas des écumeurs, Si ?

Roland se tourna vers Eddie.

— Vérifie que le cran de sûreté est mis et donne-lui le pistolet de Jake.

Eddie tira le Ruger de sa ceinture, en examina la sécurité avant de placer l’arme avec précaution dans les mains de l’aveugle. Mercy haleta, faillit la laisser tomber, puis fit courir dessus ses doigts avec étonnement. Elle tourna vers l’homme les cavités vides qui avaient jadis abrité ses yeux.

— Un pistolet ! chuchota-t-elle. Par mon saint couvre-chef !

— Si fait, une sorte de pistolet, répliqua le vieil homme pour couper court. (Il le lui reprit des mains et le rendit à Eddie.) Mais le Pistolero en a un vrai de vrai, lui, et il y a une femme qui en a un autre. Elle a aussi la peau brune, comme mon père disait qu’en avaient les gens de Garlan.

Ote poussa son aboiement strident, sifflant. Jake se retourna et vit d’autres gens remonter la rue, cinq ou six au total. Comme Si et Mercy, tous étaient vieux ; une femme, qui clopinait en s’aidant d’une canne telle une sorcière de conte de fées, semblait la contemporaine d’Hérode. Tandis qu’ils approchaient, Jake se rendit compte que deux des hommes étaient de vrais jumeaux. De longs cheveux blancs tombaient en cascade sur leurs chemises ravaudées. Leur peau avait la blancheur du lin et leurs yeux étaient roses. Des albinos, se dit-il.

La vieille ratatinée se révéla être leur chef. Elle s’avança clopin-clopant vers Roland et ses compagnons en prenant appui sur sa canne, les fixant de ses yeux perçants aussi verts que l’émeraude. Sa bouche édentée était profondément enfoncée. Le bord du vieux châle qu’elle portait voletait dans la brise venue de la plaine. Ses yeux s’arrêtèrent sur Roland.

— Salut, pistolero ! Enchantée ! (Elle aussi s’exprimait dans le Haut Parler et, comme Eddie et Susannah, Jake comprit parfaitement les mots, bien qu’ils eussent été du charabia à ses oreilles dans son monde à lui.) Bienvenue à River Crossing !

Le Pistolero avait ôté son chapeau. Il s’inclina devant elle, se tapotant rapidement la gorge à trois reprises de sa main droite amputée.

— Grand merci, sai Vieille Mère !

La vieille gloussa sans retenue et Eddie comprit soudain que Roland avait fait d’une pierre deux coups : il avait fait une plaisanterie et un compliment. La pensée qui était déjà venue à l’esprit de Susannah lui traversa la tête : Voilà comment il était… et voilà comment il se comportait. En partie, du moins.

— Tout pistolero que tu sois, dit la vieille femme, retournant au Bas Parler, tu n’es jamais qu’un fou de plus sous tes habits.

Roland fit une nouvelle révérence.

— La beauté m’a toujours rendu fou, Vieille Mère.

Cette fois, la vieille croassa littéralement de rire. Ote se recroquevilla contre la cheville de Jake. L’un des jumeaux albinos se précipita pour retenir la vieille femme qui basculait en arrière dans ses chaussures poussiéreuses et trouées. Elle retrouva toute seule son équilibre, cependant, et fit un geste impérieux de la main — « ouste ! ». L’albinos battit en retraite.

— As-tu entrepris une quête, pistolero ?

Elle le fixait de ses yeux verts étincelant de perspicacité ; la poche pleine de plis que formait sa bouche ne cessait d’aller et de venir.

— Si fait. Nous sommes à la recherche de la Tour Sombre.

Tous eurent l’air seulement ébahis, mais la vieille femme eut un mouvement de recul et, de l’index et du majeur, fit le signe du mauvais œil… non pas à leur adresse, comprit Jake, mais vers le sud-est, dans la direction du Sentier du Rayon.

— Voilà une nouvelle qui me navre le cœur ! s’exclama-t-elle. Car qui s’est jamais mis en quête de ce chien noir n’est oncques revenu. C’est ce que disait mon grand-père, et son grand-père avant lui ! Personne !

— Le ka, déclara patiemment le Pistolero, comme si cela expliquait tout.

Et Jake s’aperçut qu’il en allait ainsi pour Roland.

— Si fait, acquiesça la vieille femme, ce chien noir de ka ! À dieu vat ! Tu feras ce que tu as mission de faire, tu suivras ton chemin et mourras quand il rejoindra la clairière. Veux-tu rompre le pain avec nous avant de repartir, pistolero ? Toi et ta troupe de chevaliers ?

Roland plongea en une autre révérence.

— Cela fait des lunes que nous n’avons rompu le pain en d’autre compagnie que la nôtre, Vieille Mère. Nous ne pouvons nous attarder, mais oui — nous mangerons votre nourriture avec gratitude et plaisir.

La vieille femme se retourna vers les autres. Elle parla d’une voix fêlée et vibrante ; pourtant, ce furent les mots qu’elle prononça et non le ton sur lequel elle le fit qui glacèrent l’échine de Jake.

— Voyez, le Blanc est de retour ! Après les maux des jours maudits, le Blanc est de retour ! Reprenez courage et redressez la tête, car vous avez vécu pour voir la roue du ka se remettre en branle.

6

La vieille femme, qui s’appelait Tantine Talitha, leur fit traverser la place, puis les mena vers l’église au clocher pentu — l’église du Sang éternel si l’on en croyait l’écriteau défraîchi planté dans la pelouse à la croissance exubérante. Écrit par-dessus, dans une peinture verte dont la couleur n’était plus guère discernable, figurait un autre message : MORT AUX GRIS.

Tantine Talitha conduisit la troupe à travers l’église en ruine, clopinant avec célérité dans l’allée centrale entre les bancs fendus et renversés, descendit une brève volée de marches et pénétra dans une cuisine si différente du reste de l’édifice que Susannah cligna des yeux de surprise. Ici, tout était propre comme un sou neuf. Le parquet de bois, bien que très vieux, avait été régulièrement ciré et luisait sereinement de sa propre lumière intérieure. Le fourneau noir occupait à lui seul un coin entier. Il était immaculé, et le bois empilé dans la niche de brique voisine était aussi bien choisi que sec.

Trois autres citoyens d’âge les avaient rejoints — deux femmes et un homme qui clopinait sur une béquille et une jambe de bois. Deux femmes se dirigèrent vers les placards et commencèrent à s’affairer ; une troisième ouvrit le ventre du fourneau et craqua une longue allumette au soufre contre le petit bois déjà disposé avec soin ; une quatrième poussa une porte et descendit deux ou trois marches étroites qui menaient apparemment à un garde-manger. Tantine Talitha, pendant ce temps, guida le reste de la troupe dans un vestibule spacieux à l’arrière de l’édifice. De sa canne, elle désigna deux tables à tréteaux qu’on avait entreposées là sous une bâche propre mais déguenillée ; les deux albinos entreprirent aussitôt de se colleter avec l’une.

— Viens, Jake, dit Eddie. Allons leur donner un coup de main.

— Non ! fit Tantine Talitha d’un ton brusque. Nous sommes peut-être vieux, mais nous n’avons besoin de personne pour nous aider. Pas encore, gamin !

— Laissez-les faire, intervint Roland.

— Ces vieux fous vont se récolter une hernie, marmonna Eddie, qui suivit cependant les autres, abandonnant les deux vieux albinos à leur table.

Susannah haleta lorsque Eddie la souleva de son fauteuil et lui fit franchir la porte de derrière dans ses bras. Plus qu’une pelouse, c’était un véritable jardin botanique, parsemé de parterres de fleurs aux flamboiements de torches parmi la douce herbe verte. La jeune femme en identifia certaines — des soucis, des zinnias, des phlox —, mais maintes autres lui étaient inconnues. Tandis qu’elle regardait, un taon se posa sur un pétale bleu vif… qui se replia aussitôt sur lui et l’enserra étroitement.

— Ouah ! s’exclama Eddie, jetant des regards alentour. C’est Busch Gardens !

— C’est le seul endroit, dit Si, que nous ayons conservé tel qu’il était au temps jadis, avant que le monde ne change. Et nous l’avons dissimulé à ceux qui sillonnaient le pays — les Ados, les Gris, les écumeurs. Ils y mettraient le feu s’ils en connaissaient l’existence… et nous tueraient d’avoir un lieu pareil. Ils détestent la beauté, tous autant qu’ils sont. C’est le seul point que ces bâtards aient en commun.

La femme aveugle tira violemment sur son bras pour le faire taire.

— Nous n’avons point vu de voyageurs, ces jours, dit le vieil homme à la jambe de bois. Pas depuis un bout de temps. Ils restent davantage près de la cité. Je suppose qu’ils y trouvent tout ce qu’il faut pour être comme des coqs en pâte.

Les deux albinos sortirent la table tant bien que mal. Une des vieilles femmes les suivait, une cruche de grès dans chaque main, les pressant de se dépêcher et de ne pas se fourrer dans ses jambes.

— Assieds-toi, pistolero ! s’écria Tantine Talitha, balayant l’herbe de sa main. Asseyez-vous tous !

Susannah huma cent odeurs qui se heurtaient, l’étourdissant et lui donnant l’impression d’être irréelle, comme au milieu d’un rêve. Elle avait peine à croire à la réalité de cette étrange petite poche d’éden, soigneusement dissimulée derrière la façade croulante de la cité morte.

Une autre femme arriva avec un plateau chargé de verres. Bien que dépareillés, ceux-ci rutilaient de propreté, étincelant au soleil à l’égal du plus fin cristal. Elle présenta d’abord le plateau à Roland, puis à Tantine Talitha, à Eddie, à Susannah et enfin à Jake. Tandis que chacun d’eux prenait un verre, la première femme y versa un liquide ambré.

Roland se pencha vers Jake, assis en tailleur à côté d’un parterre ovale de fleurs vert vif, Ote près de lui. Il murmura :

— Bois juste ce qu’il faut pour te montrer poli, Jake, sinon nous devrons te porter pour quitter la ville. C’est du graf, une bière de pomme costaud.

Jake acquiesça.

Talitha leva son verre, et, quand Roland l’imita, Eddie, Susannah et Jake firent de même.

— Et les autres ? chuchota Eddie à Roland.

— On les servira après l’exorde. Tais-toi, à présent.

— Nous diras-tu un mot, pistolero ? demanda Tantine Talitha.

Roland se mit debout, levant son verre. Il baissa la tête, comme s’il s’absorbait dans ses pensées. Les rares survivants de River Crossing l’observèrent avec respect, et, pensa Jake, un zeste de crainte. Enfin, il redressa la tête.

— Voulez-vous boire à la Terre et aux jours qui s’y sont écoulés ? (Sa voix était rauque, tremblante d’émotion.) Voulez-vous boire à la plénitude d’autrefois et aux amis qui s’en sont allés ? Voulez-vous boire à la bonne compagnie ? Tout cela nous insufflera-t-il du courage, Vieille Mère ?

Jake vit que Talitha pleurait, mais le visage de la vieille femme s’illuminait d’un sourire radieux de bonheur… et, l’espace d’un instant, elle parut presque jeune. Jake la dévisagea avec étonnement, empli d’une joie soudaine, croissante. Pour la première fois depuis qu’Eddie l’avait tiré par la porte, il sentit l’ombre de l’homme de plâtre quitter son cœur pour de bon.

— Si fait, pistolero, dit Talitha, voilà qui est parlé ! Ces choses nous insuffleront du courage, oui-là !

Elle inclina son verre et le vida d’un trait. Roland, alors, fit cul sec. Eddie et Susannah burent à leur tour, mais en moindre quantité.

Jake goûta la boisson et fut surpris de l’apprécier — il s’était attendu à un breuvage amer, or celui-ci était tout ensemble sucré et acidulé, comme du cidre. Il en ressentit cependant les effets presque instantanément et reposa son verre avec prudence. Ote le renifla, puis se recula et enfouit son museau contre la cheville du garçon.

Autour d’eux, le petit groupe de vieillards — les derniers habitants de River Crossing — applaudissait. La plupart, à l’instar de Tantine Talitha, pleuraient sans se cacher. D’autres verres — moins beaux, mais tout à fait utilisables — furent distribués à la ronde. La fête commença, et ce fut une fête magnifique en ce long après-midi d’été sous le vaste ciel de la plaine.

7

De l’avis d’Eddie, le repas qu’il mangea ce jour-là fut le meilleur qu’il eût jamais fait depuis les mythiques anniversaires de son enfance, quand sa mère se faisait fort de lui servir ses plats préférés — pâté de viande, pommes de terre rissolées, épis de maïs et un gâteau à faire se damner un saint, accompagné de crème glacée à la vanille.

La diversité ahurissante des mets qu’on leur présenta — surtout après les mois qu’ils avaient passés à n’avaler rien d’autre que du homard, du cerf et les rares légumes amers que Roland jugeait comestibles — entrait sans nul doute pour une part dans le plaisir qu’Eddie prenait à se sustenter, mais ce n’était assurément pas la seule raison ; il remarqua que Jake s’en mettait plein la panse (donnant une bouchée de chaque plat au bafouilleux blotti à ses pieds toutes les deux minutes), et cela ne faisait même pas une semaine que le gamin était là.

Il y avait des soupières de ragoût (des morceaux de viande de bison nageant dans une onctueuse sauce brune truffée de légumes), des plats de petits pains chauds, des pots de beurre doux et des saladiers pleins de feuilles d’épinards, qui n’en étaient pas vraiment… Eddie n’avait jamais raffolé des légumes verts ; pourtant, dès la première bouchée de ceux-ci, une part de lui-même en manque se réveilla et en réclama à grands cris. S’il mangea de tout avec appétit, son envie de légumes verts s’apparentait à la gloutonnerie et il vit que Susannah ne cessait de se resservir, elle aussi. À eux quatre, les voyageurs en vidèrent trois saladiers.

Les vieilles femmes et les deux albinos emportèrent les plats et revinrent avec des parts de gâteau empilées sur deux épaisses assiettes blanches et une jatte de crème fouettée. Le gâteau exhalait une odeur sucrée ; Eddie se crut mort et monté droit au paradis.

— Ce n’est que de la crème de bison, dit Tantine Talitha avec dégoût. Il n’y a plus de vaches ; la dernière a crevé il y a trente ans. La crème de bison n’est guère fameuse, mais c’est mieux que rien, par Daisy !

Le gâteau était garni de myrtilles. Eddie songea qu’il battait à plate couture tous ceux qu’il avait jamais mangés. Il en engloutit trois parts et, se penchant en arrière, lâcha un rot sonore avant d’avoir le temps de mettre la main devant sa bouche. Il regarda autour de lui, la mine coupable.

Mercy, l’aveugle, gloussa.

— Entendez-moi ça ! Quelqu’un est en train de remercier la cuisinière, Tantine !

— Si fait, dit Talitha, pouffant de conserve.

Les deux femmes qui avaient fait le service revenaient encore. L’une portait un cruchon fumant ; la seconde un plateau sur lequel des tasses de céramique reposaient en équilibre précaire.

Tantine Talitha était assise au haut bout de la table, Roland à sa droite. Il se pencha et lui murmura quelques mots à l’oreille. Elle l’écouta, son sourire s’estompant légèrement, puis branla du chef.

— Si, Bill et Till, intima-t-elle, restez, tous les trois. Nous allons palabrer un brin avec ce pistolero et ses amis, car ils veulent se remettre en route aujourd’hui même. Les autres, allez prendre votre café dans la cuisine et mettez votre babillage en sourdine. Et n’oubliez pas vos bonnes manières avant de partir !

Bill et Till, les jumeaux albinos, demeurèrent assis au bout de la table. Les autres formèrent un rang et défilèrent à pas lents devant les voyageurs. Chacun donna une poignée de main à Eddie et à Susannah, puis embrassa Jake sur la joue. Si le garçon accepta le baiser de bonne grâce, Eddie perçut sa surprise et son embarras.

Lorsqu’ils parvinrent à la hauteur de Roland, ils s’agenouillèrent devant lui et touchèrent la crosse en bois de santal du revolver qui saillait de l’étui qu’il portait à la hanche gauche. Le Pistolero posa les mains sur leurs épaules et baisa leurs fronts ridés. Mercy se présenta la dernière ; elle enserra de ses bras la taille de Roland et lui baptisa la joue d’un baiser mouillé et sonore.

— Les dieux te bénissent et te gardent, pistolero ! Si seulement je pouvais te voir !

— Un peu de tenue, Mercy ! dit Tantine Talitha d’un ton bourru.

Roland l’ignora et se pencha vers l’aveugle. Il prit ses mains avec douceur mais fermeté dans les siennes et les leva jusqu’à son visage.

— Vois-moi avec elles, ma beauté, dit-il.

Il ferma les yeux, tandis que les doigts de Mercy, ridés et déformés par les rhumatismes, palpaient doucement son front, ses joues, ses lèvres, son menton.

— Si fait, pistolero ! souffla-t-elle, levant ses orbites aveugles vers les yeux bleus de Roland. Je te vois parfaitement ! Tu as un beau visage, mais marqué par la tristesse et les tracas. J’ai peur pour toi et les tiens.

— Mais nous sommes ravis d’avoir fait connaissance, non ? demanda-t-il avant de planter un doux baiser sur le front lisse et usé de Mercy.

— Si fait ! Merci de ton baiser, pistolero ! Je te remercie du fond du cœur !

— Va, Mercy, fit Tantine Talitha d’une voix plus affable. Va prendre ton café.

Mercy se releva. Le vieil homme avec la béquille et la jambe de bois guida la main de l’aveugle jusqu’à la ceinture de son pantalon. Mercy l’agrippa et, sur un ultime salut à l’adresse de Roland et de sa troupe, se laissa emmener.

Eddie essuya ses yeux humides.

— Qui l’a rendue aveugle ? demanda-t-il d’une voix enrouée.

— Les écumeurs, répondit Tantine Talitha. Ils l’ont brûlée avec un fer à marquer… Un fer à marquer, oui-là. Ils ont dit que c’était parce qu’elle les regardait avec effronterie. Cela remonte à vingt-cinq ans. Buvez votre café, à présent, tous ! Chaud, il est déjà mauvais, mais refroidi, c’est plus que de la gadoue.

Eddie porta la tasse à ses lèvres et aspira une gorgée, histoire de goûter. Sans aller jusqu’à parler de gadoue, on ne pouvait qualifier le breuvage de nectar.

Susannah goûta le sien et parut surprise.

— Oh, c’est de la chicorée !

Talitha la regarda.

— Non. De la patience, voilà ce que c’est, et c’est le seul café que nous ayons bu depuis que j’ai été formée… et cela fait bien longtemps que mes cycles ont cessé.

— Quel âge avez-vous, madame ? demanda soudain Jake.

Tantine Talitha, saisie, dévisagea le gamin, puis gloussa.

— En vérité, mon gars, je ne m’en souviens plus. Je me revois assise à cette même place lors d’une fête donnée pour célébrer mon quatre-vingtième anniversaire, mais il y avait plus de cinquante personnes présentes sur la pelouse ce jour-là, et Mercy avait encore ses yeux. (Son regard tomba sur le bafouilleux couché aux pieds de Jake. Ote ne souleva pas le museau de la cheville du garçon, mais leva ses yeux cerclés d’or pour lui retourner son regard.) Un bafou-bafouilleux, par Daisy ! Cela fait des lunes et des lunes que je n’ai vu un bafouilleux en compagnie d’êtres humains… Il semble qu’ils aient perdu le souvenir de l’époque où ils cheminaient avec les hommes.

L’un des albinos se pencha pour caresser Ote. L’animal se recula.

— Jadis, ils gardaient les moutons, dit Bill (ou peut-être était-ce Till) à Jake. Tu savais ça, gamin ?

Jake secoua la tête.

— Est-ce qu’il parle ? demanda l’albinos. Certains parlaient, au temps jadis.

— Oui. (Jake regarda le bafouilleux, qui avait reposé sa tête sur sa cheville, dès que la main étrangère s’était éloignée.) Dis ton nom, Ote.

Ote se contenta de lever les yeux sur lui.

— Ote ! le pressa Jake. (Mais l’animal demeura coi. Jake, un tantinet dépité, dévisagea Tantine Talitha et les jumeaux.) Eh bien, il parle… mais je suppose qu’il ne le fait que lorsqu’il le veut bien.

— Ce garçon ne paraît pas faire partie de notre monde, dit tantine Talitha à Roland. Il porte de curieux vêtements… et ses yeux sont étranges.

— Il n’est pas là depuis longtemps. (Roland adressa un sourire à Jake ; le garçon le lui rendit avec hésitation.) Dans un mois ou deux, nul ne remarquera plus sa singularité.

— Je me le demande… Et d’où vient-il ?

— De très loin. De très très loin.

Talitha hocha le menton.

— Et quand va-t-il repartir ?

— Jamais, déclara Jake. C’est ici chez moi, désormais.

— Dans ce cas, que les dieux aient pitié de toi, dit-elle, car le soleil se couche sur le monde. Il se couche pour toujours.

À ces mots, Susannah s’agita, mal à l’aise ; elle plaqua une main sur son estomac, comme s’il la faisait souffrir.

— Suzie, demanda Eddie, tu vas bien ?

La jeune femme s’efforça de sourire, mais ce fut une piètre tentative ; son assurance et son sang-froid habituels semblaient l’avoir momentanément abandonnée.

— Tout à fait. Une oie a marché sur ma tombe, c’est tout.

Tantine Talitha la jaugea un long moment du regard, ce qui parut gêner Susannah, puis elle sourit.

— Une oie a marché sur ma tombe ! Ha ! Je n’avais pas entendu l’expression depuis une éternité !

— Mon père l’employait à tout bout de champ. (Susannah sourit à Eddie — un sourire plus assuré, cette fois.) Et, de toute façon, ça ou autre chose, c’est fini, maintenant. Je me sens bien.

— Que savez-vous de la cité et des terres qui s’étendent d’ici à là-bas ? (Roland prit sa tasse et but une gorgée de café.) Y a-t-il des écumeurs ? Et qui sont les autres — les Gris et les Ados ?

Tantine Talitha poussa un soupir à fendre l’âme.

8

— Nous ne savons pas grand-chose, pistolero, sauf ceci : la cité est un lieu mauvais, surtout pour ce jeune garçon. Pour tout jeune garçon. Pourriez-vous faire un détour qui vous permette de l’éviter ?

Roland leva les yeux et observa la forme désormais familière des nuages qui filaient le long du Sentier du Rayon. Dans ce vaste ciel de plaine, cette forme, telle une rivière coulant dans la voûte céleste, ne pouvait échapper au regard.

— Peut-être, répondit-il enfin d’une voix singulièrement réticente. Je suppose que nous pourrions contourner Lud pour rejoindre le sud-ouest et rattraper le Rayon de l’autre côté.

— C’est le Rayon que vous suivez. Ah, je m’en doutais !

Eddie, quand il songeait à la cité, nourrissait l’espoir grandissant que, quand ils y arriveraient — s’ils y arrivaient —, ils trouveraient de l’aide — de bonnes âmes abandonnées qui les aideraient dans leur quête, ou peut-être même des gens qui pourraient leur en dire un peu plus sur la Tour Sombre et sur ce qu’ils étaient censés faire lorsqu’ils l’atteindraient. Ceux qu’on appelait les Gris, par exemple — ils étaient peut-être les elfes vieux et sages qu’il ne cessait d’imaginer.

La batterie lui donnait la chair de poule, pour ça, oui, lui rappelant l’un de ces innombrables films à grand spectacle et à petit budget qui se passaient au sein de la jungle (et qu’il regardait essentiellement à la télé, assis à côté de Henry, un bol de pop-corn entre eux), dans lesquels les fabuleuses cités perdues que sont venus chercher les explorateurs ne sont plus que ruines et où les indigènes ont dégénéré en tribus de cannibales sanguinaires. Eddie, toutefois, ne croyait plus que pareille chose eût pu se produire dans une ville qui, de loin tout au moins, avait l’air si semblable à New York. Et si ses murs n’abritaient pas des elfes vieux et sages ni de bonnes âmes abandonnées, il y aurait sans doute des livres. Eddie avait entendu Roland dire que le papier était rare par ici, mais toutes les villes où il était allé dans sa vie croulaient littéralement sous les bouquins. Peut-être même trouveraient-ils un quelconque moyen de transport ; l’équivalent d’une Land Rover… le pied ! Probable que ce n’était pas qu’un rêve idiot… N’empêche que quand on avait des milliers de kilomètres de territoire inconnu à parcourir, deux ou trois rêves stupides ne pouvaient assurément pas faire de mal, ne serait-ce que pour garder le moral. Et, au fond, tout cela n’appartenait-il pas au domaine du possible, bon Dieu ?

Il ouvrit la bouche, prêt à formuler une de ces idées, mais Jake lui coupa l’herbe sous le pied.

— Je ne crois pas qu’on puisse contourner Lud, dit-il.

Il rougit légèrement quand tous tournèrent leur regard vers lui. Ote s’agita à ses pieds.

— Non ? fit Tantine Talitha. Et pourquoi penses-tu cela, si je puis me permettre ?

— Savez-vous ce que sont les trains ?

Il y eut un long silence. Bill et Till échangèrent un regard embarrassé. Tantine Talitha ne quittait pas Jake des yeux. Celui-ci ne baissa pas les paupières.

— J’ai entendu parler de l’un d’eux, dit-elle. Peut-être même que je l’ai vu. (Elle pointa l’index en direction de la Send.) Il y a des lustres, je n’étais qu’une fillette et le monde n’avait pas encore changé… ou, du moins, pas autant que maintenant. Est-ce de Blaine que tu parles, mon petit ?

Une lueur de surprise et de reconnaissance illumina les yeux de Jake.

— Oui ! Blaine !

Roland scrutait le garçon.

— Et comment connaîtrais-tu Blaine le Mono ? interrogea Tantine Talitha.

— Le Mono ? répéta Jake sans comprendre.

— Si fait, c’est ainsi qu’on l’appelait. Comment connais-tu son existence ?

Jake, désemparé, regarda Roland, puis de nouveau la vieille femme.

— J’ignore comment je le sais.

Et c’est la vérité, songea Eddie tout à coup, mais pas l’entière vérité. Il en sait plus qu’il ne veut bien le dire… et, à mon sens, il a une frousse du diable.

— C’est notre affaire, déclara Roland du ton sec et brusque de l’homme d’affaires. Vous devez nous laisser nous en débrouiller, Vieille Mère.

— Si fait, acquiesça Talitha à la hâte. Gardez vos projets pour vous. Mieux vaut que des gens comme nous demeurent dans l’ignorance.

— Et la cité ? insista Roland. Que savez-vous de Lud ?

— Peu de chose, à présent, mais ce que nous savons, vous l’entendrez.

Et elle se versa une autre tasse de café.

9

Ce furent les jumeaux, Bill et Till, qui, pour l’essentiel, firent les frais de la conversation, l’un reprenant en fondu enchaîné le récit là où l’autre le laissait. De temps en temps, Tantine Talitha ajoutait un détail, apportait une rectification, et les jumeaux attendaient respectueusement jusqu’à être certains qu’elle eût fini. Si n’ouvrit pas la bouche ; assis, son café intact devant lui, il tiraillait les brins de paille qui hérissaient le large bord de son sombrero.

Roland ne tarda pas à se rendre compte qu’ils savaient peu de chose, en effet, même pour ce qui avait trait à leur propre ville (ce qui, au reste, ne le surprit pas ; ces derniers temps, les souvenirs s’estompaient très vite et plus rien ne semblait exister hormis le passé le plus récent), mais ce qu’ils savaient était inquiétant. Ce qui n’étonna pas non plus Roland.

À l’époque de leurs trisaïeuls, River Crossing ressemblait à la bourgade que Susannah avait imaginée : un lieu de négoce sur la Grand-Route, moyennement prospère, où des marchandises se vendaient parfois, mais étaient le plus souvent troquées. Elle avait fait partie, du moins nominalement, de la Baronnie du Fleuve, bien que, même alors, baronnies ou propriétés terriennes fussent tombées en désuétude.

Dans ces temps-là, il y avait des chasseurs de bisons, quoique le commerce de ces bêtes eût périclité ; les troupeaux étaient peu nombreux et avaient subi de funestes mutations génétiques. Sans être empoisonnée, la viande de ces mutants était rance et amère. Pourtant, River Crossing, sise entre un lieu qu’on appelait simplement le débarcadère et le village de Jimtown, avait joui d’un certain renom. Elle se trouvait au bord de la Grand-Route et n’était qu’à six jours de voyage de la cité par la terre, trois par péniche.

— Sauf si le fleuve était à sec, dit l’un des jumeaux. Dans ce cas, c’était plus long, et mon grand-père disait que, quelquefois, il y avait des péniches échouées tout le long du cours vers l’amont jusqu’à Tom’s Neck.

Les vieillards ne savaient rien des habitants originels de la cité, bien sûr, ni des technologies qu’ils avaient utilisées pour bâtir tours et tourelles ; c’étaient les Grands Anciens, et leur histoire s’était perdue au plus lointain du passé, même lorsque le trisaïeul de Tantine Talitha était enfant.

— Les édifices sont toujours debout, dit Eddie. Je me demande si les machines dont les Grands Anciens de l’âge d’or se sont servis pour les construire marchent encore.

— Possible, répondit l’un des jumeaux. Si c’est le cas, jeune homme, il n’est pas un homme ou une femme ici qui sache encore comment les faire fonctionner… C’est ce que je crois, si fait.

— Nenni, argumenta son frère, je doute que les anciennes façons de faire soient complètement inconnues aux Gris et aux Ados, même maintenant. (Il regarda Eddie.) Notre pa disait qu’il y avait jadis des bougies électriques dans la cité. Certains prétendent qu’elles brûlent peut-être encore.

— Voyez-vous ça… répliqua Eddie, pensif.

Susannah lui pinça méchamment la jambe sous la table.

— Si fait, dit l’autre jumeau avec sérieux, sans s’apercevoir du sarcasme. Vous appuyez sur un bouton et d’éclatantes bougies ne dispensant pas de chaleur s’allument, sans mèche ni réservoir à pétrole. Et j’ai entendu dire qu’au temps jadis Quick, le prince hors-la-loi, a volé dans le ciel à bord d’un oiseau mécanique. Mais une des ailes s’est cassée, et il est mort en une longue chute, comme Icare.

Susannah en fut bouche bée.

— Vous connaissez la légende d’Icare ?

— Ah, madame ! dit-il, à l’évidence surpris qu’elle trouve le fait curieux. L’homme aux ailes en cire d’abeille.

— Des contes pour enfants, l’un et l’autre, déclara Tantine Talitha avec un reniflement de mépris. Je sais que l’histoire des lumières qui ne s’éteignent jamais est vraie, car je les ai vues de mes propres yeux quand je n’étais qu’une enfançonne, et il se peut qu’elles brillent par-ci, par-là, oui-là ; certains, que je crois sur parole, affirment les avoir aperçues par nuit claire, bien que, moi-même, je ne les aie plus revues depuis de longues années. Mais aucun homme n’a volé, ça, non, pas même les Grands Anciens.

Pourtant, il y avait bel et bien d’étranges machines dans la cité, construites pour accomplir des tâches particulières et parfois dangereuses. Il se pouvait que nombre d’entre elles fonctionnent toujours, mais, selon les jumeaux, personne en ville désormais ne savait comment les mettre en marche — il y avait des années qu’on ne les avait entendues.

N’empêche, peut-être que cet état de fait pourrait changer, pensa Eddie, les yeux brillants. Supposons, par exemple, qu’un jeune gars entreprenant, ayant la fibre voyageuse et s’y connaissant un minimum en machines bizarres et en lumières qui ne s’éteignent jamais, vienne à passer par là. Peut-être qu’il ne s’agit que de trouver les boutons MARCHE. Je veux dire, le truc pourrait être aussi simple que ça. Ou peut-être que c’est juste une histoire de fusibles sautés… Imaginez, les amis ! En remettant une demi-douzaine d’ampoules de quatre cents ampères, on illuminerait le coin comme Reno un samedi soir !

Susannah lui donna un coup de coude et lui demanda à voix basse ce qu’il y avait de si drôle. Eddie secoua la tête et porta un doigt à ses lèvres, récoltant un regard courroucé de l’amour de sa vie. Les albinos, entre-temps, poursuivaient leur récit, s’en passant et s’en repassant le fil avec l’aisance toute de spontanéité que seule, sans doute, confère une vie de gémellité.

Quatre ou cinq générations plus tôt, disaient-ils, la cité était fort peuplée et normalement policée, bien que ses habitants eussent mené chariots et phaétons le long des larges boulevards que les Grands Anciens avaient percés pour leurs fabuleux véhicules sans chevaux. Les citadins étaient des artisans et, pour reprendre le terme des jumeaux, des « manufacturiers », et le commerce, tant sur le fleuve qu’au-dessus, était florissant.

— Au-dessus ? interrogea Roland.

— Le pont qui enjambe la Send existe toujours, expliqua Tantine Talitha, ou du moins existait-il voilà vingt ans.

— Si fait, le vieux Bill Muffin et son garçon l’ont vu il n’y a pas dix ans, acquiesça Si, apportant ainsi sa première contribution à la conversation.

— À quoi ressemble-t-il ? demanda le Pistolero.

— C’est une grande structure de câbles et d’acier, dit l’un des jumeaux. Il est accroché dans le ciel comme la toile de quelque araignée géante. (Il ajouta timidement :) J’aimerais le revoir avant de mourir.

— Il est probablement détruit à l’heure qu’il est, déclara Tantine Talitha, évacuant le problème d’un geste, et bon débarras ! C’est l’œuvre du diable. (Elle se tourna vers les jumeaux.) Dites-leur ce qu’il est advenu depuis lors et pourquoi la cité est devenue si dangereuse — on entend dire que deux ou trois fantômes hantent les lieux, mais moi j’affirme qu’ils sont légion. Ces gens veulent partir, et le soleil est au couchant.

10

Le reste de l’histoire n’était rien d’autre qu’une version différente d’un conte que Roland de Gilead avait entendu à maintes reprises et avait, dans une certaine mesure, vécu lui-même. Il était fragmentaire et incomplet, assurément entremêlé de mythe et d’éléments erronés, sa progression linéaire distordue par les singuliers changements — temporels et dans l’espace — qui survenaient pour l’heure dans le monde, et on pouvait le résumer en une unique phrase : Il était une fois un monde que nous connaissions, mais ce monde a changé.

Les vieillards de River Crossing n’en savaient pas plus sur Gilead que Roland n’en savait sur la Baronnie du Fleuve, et le nom de John Farson, l’homme qui avait semé la ruine et l’anarchie sur la terre de Roland, leur était inconnu ; cela dit, tous les récits du trépas du vieux monde étaient similaires… trop similaires, songea Roland, pour que cela ne fût qu’une coïncidence.

Une grande guerre civile — peut-être à Garlan, peut-être en une contrée plus lointaine appelée Porla — avait éclaté trois, peut-être même quatre siècles auparavant. Les ondes s’en étaient peu à peu propagées à l’extérieur, poussant devant elles l’anarchie et la dissension. Peu de royaumes, voire aucun, avaient pu résister à ce lent train de vagues, et l’anarchie s’était étendue à cette partie du monde aussi sûrement que la nuit suit le coucher du soleil. À un moment donné, toutes les armées s’étaient retrouvées sur les routes, tantôt marchant à l’attaque, tantôt battant en retraite, nageant toujours dans la confusion et dépourvues d’objectifs à long terme. À mesure que le temps passait, elles s’effritèrent en groupes plus petits qui, à leur tour, dégénérèrent en bandes d’écumeurs. Le négoce accusa une baisse, puis périclita complètement. Voyager fut d’abord une source d’ennuis, puis de dangers. À la fin, ce fut quasiment impossible. Les communications avec la cité se raréfièrent progressivement pour cesser définitivement cent vingt ans plus tard.

À l’instar de centaines d’autres villes que Roland avait traversées — d’abord en compagnie de Cuthbert et des autres Pistoleros chassés de Gilead, puis seul, à la poursuite de l’homme en noir —, River Crossing avait été coupée du monde et réduite à ses seules ressources.

À ce point du récit, Si sortit de sa torpeur, et sa voix captiva aussitôt les voyageurs. Il s’exprimait avec le phrasé rauque et rythmé des conteurs — un de ces fous de Dieu nés pour fondre mémoire et mensonge en des rêves d’une splendeur aussi ténue que des toiles d’araignées enchevêtrées de perles de rosée.

— Nous avons pour la dernière fois payé tribut au château de la baronnie à l’époque de mon arrière-grand-pa, dit-il. Vingt-six hommes s’en furent avec un chariot de peaux — il n’y avait plus de pièces de bon aloi alors, bien sûr, et c’était le mieux qu’ils pouvaient faire. C’était un voyage long et périlleux, d’environ quatre-vingts roues, et six d’entre eux moururent en cours de route, pour moitié massacrés par les écumeurs partis pour la guerre dans la cité, pour moitié de maladie à cause de l’herbe du diable.

« Lorsque les survivants finirent par arriver à destination, ils trouvèrent le château déserté, exception faite des corneilles et des merles. Les murs étaient tombés à bas ; les mauvaises herbes avaient envahi la cour de l’État. Il y avait eu un carnage formidable dans les champs situés à l’ouest ; ils étaient blancs d’ossements et rouges d’armures rouillées, c’est ce que disait le grand-pa de mon pa, et les voix des démons hurlaient tel le vent d’est dans les maxillaires des morts. Le village au-delà du château avait été brûlé jusqu’aux fondations et un millier de crânes ou plus hérissaient les murs du château fort. Nos gens laissèrent les peaux à l’extérieur de la barbacane fracassée — aucun ne se serait aventuré dans ce lieu peuplé de fantômes et de voix gémissantes — et reprirent le chemin du retour. Dix autres moururent au cours du trajet, et c’est ainsi que, sur vingt-six, il n’en revint que dix. Mon arrière-grand-pa était au nombre des survivants… mais il avait attrapé une teigne au cou et à la poitrine qui ne lui laissa plus de répit jusqu’au jour de sa mort. On a prétendu que c’était le mal des Rayons. Après cela, pistolero, nul n’a plus quitté River Crossing. Nous sommes restés entre nous.

« Ils s’étaient accoutumés aux déprédations des écumeurs, poursuivit Si de sa voix fêlée mais mélodieuse. On avait posté des sentinelles ; quand des bandes de cavaliers étaient signalées — elles se déplaçaient presque toujours vers le sud-est le long de la Grand-Route et du Sentier du Rayon, allant rejoindre la guerre qui faisait éternellement rage à Lud —, les gens de River Crossing se cachaient dans un vaste abri qu’ils avaient creusé sous l’église. Les dégâts occasionnels n’étaient pas réparés, de crainte que le fait n’éveillât la curiosité de ces troupes errantes. La plupart des cavaliers étaient au-delà de la curiosité ; ils ne faisaient que traverser la ville au galop, des arcs ou des haches d’armes jetés en travers de l’épaule, en route pour les zones de tueries.

— De quelle guerre parlez-vous ? demanda Roland.

— Oui, renchérit Eddie, et qu’est-ce que c’est que ce roulement de batterie ?

Les jumeaux échangèrent un nouveau regard, presque superstitieux.

— Nous ne savons pas le premier mot du tambour des dieux, leur répondit Si. Quant à la guerre de la cité…

La guerre, à l’origine, avait opposé écumeurs et hors-la-loi à une vague confédération d’artisans et de « manufacturiers » de la cité qui avaient décidé de prendre les armes plutôt que de laisser les écumeurs les dépouiller, brûler leurs échoppes et expédier les survivants dans le Grand Vide, les condamnant à une mort certaine. Et, pendant quelques années, ils avaient défendu Lud avec succès contre des groupes d’écumeurs violents mais mal organisés qui tentaient de prendre le pont d’assaut ou d’envahir la cité par bateau ou par péniche.

— Les habitants de la cité possédaient de vieilles armes, dit l’un des jumeaux, et bien qu’ils en eussent peu, les écumeurs ne pouvaient riposter avec leurs arcs, leurs haches ou leurs masses d’armes.

— Voulez-vous dire que les citadins se servaient de fusils ? demanda Eddie.

L’un des albinos hocha la tête.

— Oui, de fusils, mais pas seulement. Il y avait des engins qui envoyaient des projectiles à un bon kilomètre ou plus. Des explosions comme avec de la dynamite, mais en plus puissant. Les hors-la-loi — les Gris actuels, ainsi que vous devez le savoir — n’eurent d’autre ressource que de mettre le siège au-delà de la Send, et c’est ce qu’ils firent.

« De fait, Lud devint l’ultime forteresse refuge du dernier monde. Seuls ou par deux, les plus doués et les plus capables y venaient de la campagne environnante. Quand il s’agissait de tester leur intelligence, se faufiler parmi l’enchevêtrement des campements et des fronts des assiégeants constituait l’examen final pour les nouveaux venus. La plupart franchissaient sans armes le no man’s land du pont, et ceux qui réussissaient cette étape étaient admis. Certains, jugés inaptes, étaient, il va sans dire, renvoyés dans leurs foyers, mais ceux qui avaient un métier ou un talent (ou suffisamment d’intelligence pour en acquérir) étaient autorisés à rester. On prisait tout particulièrement les compétences de fermier ; à en croire les récits, chaque parc de grande taille de Lud avait été converti en potager. Coupé ainsi de la campagne, on n’avait qu’une alternative : faire pousser de la nourriture au sein de la cité ou mourir d’inanition parmi les tours de verre et les ruelles de métal. Les Grands Anciens s’en étaient allés, leurs machines étaient un mystère, et les prodiges silencieux qui demeuraient n’étaient pas comestibles.

« Peu à peu, la nature de la guerre se transforma. L’équilibre des forces s’était déplacé en faveur des assiégeants, les Gris — ainsi nommés parce qu’ils étaient, en moyenne, bien plus âgés que les citadins. Ces derniers, à l’évidence, n’allaient pas en rajeunissant, eux non plus. On les désignait toujours sous le nom d’Ados, mais, en règle générale, leur adolescence appartenait à un passé plus que lointain. Et, au bout du compte, ils oublièrent le fonctionnement des vieilles armes ou les épuisèrent.

— Sûrement les deux, grommela Roland.

Quelque quatre-vingt-dix ans auparavant — durant l’existence de Si et de Tantine Talitha —, une dernière bande de hors-la-loi était apparue, si nombreuse que l’avant-garde avait traversé au galop River Crossing à l’aube et que l’arrière-garde n’était pas passée avant le coucher du soleil ou presque. C’était l’ultime armée que ces régions eussent jamais vue, et elle était conduite par un prince guerrier qui répondait au nom de David Quick — celui-là même dont on prétendait qu’il avait trouvé la mort en tombant du ciel. Il avait organisé les restes hétéroclites des bandes de hors-la-loi qui rôdaient toujours aux abords de la cité, tuant quiconque s’opposait à ses plans. L’armée de Gris de Quick ne se servit ni de bateau ni de pont pour tenter de pénétrer dans Lud ; elle construisit un ponton de près de vingt kilomètres et attaqua par le flanc.

— Depuis lors, la guerre a crachoté comme un feu de cheminée, conclut Tantine Talitha. Il arrive, çà et là, qu’un combattant ayant réussi à s’échapper nous donne des nouvelles, si fait. Cela se produit un peu plus fréquemment, car le pont, paraît-il, n’est pas défendu et je pense que le feu est quasiment éteint. À l’intérieur de la cité, les Ados et les Gris se disputent les miettes du butin, mais, à mon avis, les descendants des écumeurs qui ont suivi Quick sur le ponton sont désormais les véritables Ados, bien qu’on les appelle toujours les Gris. Les descendants des habitants originels de la cité doivent être aussi vieux que nous, à présent, bien qu’il y ait toujours quelques jeunots parmi eux, attirés qu’ils sont par les vieilles histoires et le leurre d’un savoir censé y exister toujours.

« Les deux factions éprouvent encore de l’animosité l’une envers l’autre, pistolero, et toutes deux souhaiteraient capturer ce jeune homme que vous appelez Eddie. Si la femme à la peau foncée est féconde, ils ne la tueront pas, bien qu’elle n’ait pas de jambes ; ils l’épargneront afin qu’elle engendre des enfants, car ceux-ci se font rares, et même si les anciennes maladies sont en régression, certains nouveau-nés naissent anormaux.

À ces mots, Susannah s’agita, parut sur le point de dire quelque chose, mais se contenta de finir son café puis reprit sa position d’écoute.

— Mais s’il leur plaisait de mettre la main sur cette jeune femme et ce garçon, pistolero, ils vendraient leur âme au diable pour avoir le gamin.

Jake se pencha et se remit à caresser la fourrure d’Ote. Roland lut ses pensées sur son visage : il progressait de nouveau sous les montagnes, c’était une reprise des Lents Mutants.

— Quant à toi, ils te tueraient sans autre forme de procès, conclut Tantine Talitha, car tu es un pistolero, un homme hors de son temps et de son lieu, ni chair ni poisson, et sans utilité aucune pour l’un ou l’autre camp. En revanche, on peut capturer un adolescent, se servir de lui, le dresser à se rappeler certaines choses et à oublier toutes les autres. Tous ont perdu de vue le motif de leur combat ; le monde a changé depuis lors. À présent, ils combattent au son de leurs horribles roulements de tambour, certains encore relativement jeunes, la plupart assez âgés, comme nous autres, pour somnoler dans un rocking-chair, tous des monstres stupides qui ne vivent que pour tuer et ne tuent que pour vivre. (Elle marqua une pause.) Maintenant que vous nous avez écoutés jusqu’au bout, nous autres vieux butors, reprit-elle, ne vous paraît-il pas qu’il vaudrait mieux éviter Lud et les laisser à leurs affaires ?

Avant que Roland eût eu le loisir de répondre, Jake prit la parole et dit d’une voix claire et ferme :

— Dites-nous ce que vous savez au sujet de Blaine le Mono. Parlez-nous de Blaine et de Bob le Mécano.

11

— Bob le quoi ? demanda Eddie.

Jake l’ignora, continuant de fixer les vieillards.

— La voie est là-bas, répondit enfin Si. (Il pointa l’index dans la direction de la Send.) Un rail unique, juché sur un socle d’une pierre faite par la main de l’homme, comme en utilisaient les Anciens pour édifier leurs rues et leurs murs.

— Un monorail ! s’exclama Susannah. Blaine le Monorail !

— Blaine est peine, marmonna Jake.

Roland lui jeta un coup d’œil, mais ne dit mot.

— Ce train roule-t-il encore ? demanda Eddie à Si.

Celui-ci secoua lentement la tête. Il avait l’air gêné et troublé.

— Nenni, mon jeune monsieur… De mon temps, cependant, et de celui de Tantine Talitha, si. À l’époque où on était tout gosses et où la guerre de la cité gagnait rapidement du terrain. On l’entendait avant de le voir — un vrombissement bas, un bruit comme on en entend parfois quand couve un violent orage d’été — un orage chargé d’éclairs.

— Si fait, dit Tantine Talitha, l’expression perdue et rêveuse.

— Puis il arrivait, Blaine le Mono, étincelant dans le soleil, avec son nez pareil à l’une des balles de votre revolver, Pistolero. Il mesurait peut-être deux roues de long. Ça paraît impossible, je sais, et peut-être que ça l’était (nous étions des gamins, souvenez-vous, et cela fait une différence), mais je persiste à croire que c’était vrai, car, quand il déboulait, il semblait filer le long de l’horizon tout entier. Rapide, trapu et envolé avant qu’on puisse l’observer dans le détail.

« Quelquefois, les jours où le temps était infect et l’air stagnant, il hurlait comme une harpie quand il déboulait de l’ouest. Parfois, il surgissait de la nuit, projetant une longue lumière blanche devant lui, et ce hurlement nous réveillait tous. C’était comme les trompettes qui, paraît-il, feront se lever les morts de leurs tombes à la fin du monde, oui, pareil.

— Parle-leur du tonnerre, Si ! dit Bill — ou Till — d’une voix qu’un respect mêlé de crainte faisait trembler. Raconte-leur le tonnerre impie qui suivait toujours !

— Si fait, j’y venais, répondit Si avec un rien de contrariété. Après son passage, le silence régnait pendant quelques secondes… parfois une minute, peut-être… puis il y avait une explosion qui secouait les planches et jetait les tasses à bas des étagères et parfois même faisait voler en éclats les carreaux des fenêtres. Mais nul n’a jamais vu d’éclair ni de feu. C’était comme une explosion dans le monde des esprits.

Eddie donna une tape sur l’épaule de Susannah ; quand la jeune femme se tourna vers lui, sa bouche forma silencieusement les mots : Bang supersonique. C’était dingue — à sa connaissance, aucun train n’allait plus vite que la vitesse du son —, mais c’était la seule hypothèse plausible.

Susannah hocha la tête et reporta son attention sur Si.

— C’est la seule machine faite par les Grands Anciens que j’aie jamais vue fonctionner de mes propres yeux, dit-il d’une voix douce, et si ce n’était pas là l’œuvre du diable, c’est que celui-ci n’existe pas. La dernière fois que je l’ai vue, c’était le printemps où j’ai épousé Mercy, et ça doit bien remonter à soixante ans.

— Soixante-dix, rectifia Tantine Talitha avec autorité.

— Et ce train pénétrait dans la cité, dit Roland, venant par le chemin que nous avons nous-mêmes emprunté… de l’ouest… de la forêt.

— Si fait, approuva une nouvelle voix de manière inattendue, mais il y en avait un autre… Un qui sortait de la cité… et qui peut-être marche encore.

12

Tous se retournèrent. Mercy se tenait près d’un parterre de fleurs, entre l’arrière de l’église et la table autour de laquelle ils étaient assis. Elle se dirigea à pas lents vers la direction d’où venaient leurs voix, les mains tendues devant elle.

Si se mit gauchement debout, se hâta tant bien que mal vers elle et lui prit la main. Mercy glissa son bras autour de la taille de son mari, et tous deux se figèrent, figurant le plus vieux couple du monde.

— Tantine t’a dit de prendre ton café à l’intérieur !

— J’ai fini mon café il y a belle lurette, rétorqua Mercy. C’est un breuvage amer, je le déteste. En outre… je désirais entendre la conversation. (Elle leva un doigt tremblant et le pointa en direction de Roland.) Je voulais entendre sa voix. Elle est claire et légère, pour sûr.

— J’implore votre pardon, Tantine ! s’écria Si, considérant l’Ancienne avec un regard légèrement craintif. Mercy n’en a toujours fait qu’à sa tête, et les années ne l’ont pas bonifiée.

Tantine Talitha jeta un coup d’œil à Roland. Celui-ci hocha le menton de façon quasi imperceptible.

— Qu’elle vienne se joindre à nous, ordonna Talitha.

Si guida Mercy jusqu’à la table en ronchonnant. Mercy, l’aveugle, fixait un point au-delà de l’épaule de son mari, la bouche pincée, l’air intraitable.

Quand Si l’eut fait asseoir, Tantine Talitha se pencha sur ses avant-bras.

— As-tu quelque chose à dire, vieille sœur, ou est-ce seulement histoire de causer ?

— J’entends ce que j’entends. Mon ouïe n’a rien perdu de son acuité, Talitha… Elle s’est même aiguisée !

Roland fourra un moment la main dans sa ceinture. Quand il la remit sur la table, il tenait une cartouche entre ses doigts. Il la lança à Susannah, qui l’attrapa au vol.

— Vraiment, sai ? dit-il.

— Suffisamment, rétorqua Mercy en se tournant vers lui, pour savoir que vous venez de jeter quelque chose. À votre femme, je pense — celle qui a la peau foncée. Un objet de petite taille. Qu’était-ce, pistolero ? Un biscuit ?

— Vous n’êtes pas tombée loin, dit Roland en souriant. Vous entendez aussi bien que vous le dites. Confiez-nous donc ce que vous avez en tête.

— Il y a un autre Mono, à moins que ce ne soit le même effectuant un trajet différent. Quoi qu’il en soit, un trajet différent était accompli par un mono… jusqu’à il y a sept ou huit ans, en tout cas. Je l’entendais quitter la cité et gagner les Terres Perdues.

— Billevesées ! cria un des albinos. Rien ne va dans les Terres Perdues ! Rien ne peut y vivre !

Mercy tourna son visage vers lui.

— Un train est-il doué de vie, Till Tudbury ? Une machine tombe-t-elle malade, avec plaies et vomissements ?

Eh bien, voulut dire Eddie, il y avait bien cet ours…

Tout bien pesé, il décida qu’il était peut-être de meilleure politique de tenir sa langue.

— Nous l’aurions entendu, insista l’autre jumeau avec feu. Un bruit comme celui dont ne cesse de parler Si…

— Celui-là ne faisait pas de tonnerre, admit Mercy, mais j’ai entendu cet autre son, ce vrombissement semblable à celui qu’on entend quand la foudre vient de frapper un endroit proche. Lorsque le vent soufflait avec force de la cité, je l’entendais. (Elle pointa le menton et ajouta :) J’ai également entendu le tonnerre, une fois. De très, très loin. La nuit où Big Charlie Wind est venu et a failli faire sauter le clocher. Ça a dû se produire à deux cents roues d’ici, peut-être deux cent cinquante.

— Balivernes ! s’exclama le jumeau. Tu bats la campagne !

— C’est toi que je vais battre, Bill Tudbury, si tu ne fermes pas ton clapet. Sans compter que tu n’as pas à dire balivernes à une dame. Pourquoi…

— Ça suffit, Mercy ! siffla Si.

Eddie prêtait une oreille distraite à cet aimable échange de propos rustiques. Pour lui, les paroles de l’aveugle étaient frappées au coin du bon sens. Sûr qu’il ne pouvait y avoir de bang supersonique, pas avec un train qui entamait son périple à Lud ; il n’arrivait pas à se rappeler exactement la vitesse du son — peut-être mille kilomètres à l’heure, dans ces eaux-là. Un train partant d’un point fixe mettrait un certain temps à atteindre cette vitesse et, au moment où il y parviendrait, il serait hors de portée d’oreille… à moins que les conditions acoustiques ne fussent idéales, ainsi que Mercy prétendait qu’elles l’étaient la nuit où Big Charlie Wind — qui c’était encore, celui-là ? — était venu.

Et la nouvelle était riche de promesses. Sans doute Blaine le Mono n’était-il pas une Land Rover, mais peut-être que… peut-être que…

— Vous n’avez pas entendu le bruit de cet autre train depuis sept ou huit ans, sai ? demanda Roland. Êtes-vous certaine que cela ne remonte pas à plus longtemps ?

— Impossible, car, la dernière fois, c’était l’année où le vieux Bill Muffin a attrapé une maladie du sang. Pauvre Bill !

— Cela fait près de dix ans, dit Tantine Talitha d’une voix singulièrement douce.

— Pourquoi n’as-tu jamais dit que tu avais entendu ce bruit ? (Si regarda le Pistolero.) Vous ne sauriez ajouter foi à tous ses propos, seigneur — ma Mercy veut toujours prendre la vedette.

— Oh, espèce de vieux croûton ! s’exclama Mercy en lui donnant des tapes sur le bras. Je ne l’ai pas dit parce que je ne voulais pas te gâcher le coup — tu étais si fier de ton histoire… Mais à présent que ce que j’ai entendu importe, je ne puis garder le silence.

— Je vous crois, sai, dit Roland. Mais êtes-vous sûre de ne pas avoir entendu le bruit du Mono depuis ?

— Nenni, pas depuis. J’imagine qu’il a fini par atteindre le bout de sa route.

— C’est à voir… Oui, en vérité, c’est à voir.

Roland regarda la table, absorbé dans ses réflexions, soudain à des lieues de ses compagnons.

Le Tchou-tchou, pensa Jake, qui frissonna.

13

Une demi-heure plus tard, ils étaient de nouveau sur la place de la bourgade, Susannah dans son fauteuil roulant, Jake ajustant les courroies de son sac à dos, tandis que le bafouilleux, assis à ses pieds, l’observait avec attention. Apparemment, seuls les Anciens avaient pris part au repas dans le minuscule éden derrière l’église du Sang éternel ; lorsqu’ils retournèrent sur la place, en effet, une dizaine de personnes les y attendaient. Celles-ci ne jetèrent que quelques brefs coups d’œil à Susannah, plus appuyés à Jake (la jeunesse du garçon, semblait-il, les intéressait davantage que la peau sombre de la jeune femme), mais il était manifeste que c’était Roland qu’elles étaient venues voir ; leurs yeux interrogateurs étaient emplis de la crainte révérencielle de jadis.

C’est un survivant d’un passé qu’ils ne connaissent que par la tradition orale, songea Susannah. Ils le regardent ainsi que des chrétiens regarderaient un saint — Pierre, Paul ou Matthieu — s’il prenait fantaisie à celui-ci de se joindre à eux lors du dîner paroissial du samedi et de leur narrer à quoi ça ressemblait de se balader aux abords de la mer de Galilée en compagnie de Jésus le charpentier.

Le rituel qui avait clos le repas se répéta, sauf que, cette fois, chaque âme de River Crossing y participa. Tous s’avancèrent, traînant les pieds, sur un rang, serrèrent la main d’Eddie et de Susannah, embrassèrent Jake, qui sur la joue, qui sur le front, puis s’agenouillèrent devant Roland pour qu’il les touche et les bénisse. Mercy l’enlaça et pressa sa face aveugle contre son estomac. Le Pistolero l’étreignit et la remercia pour les informations qu’elle leur avait données.

— Ne resterez-vous pas cette nuit avec nous, pistolero ? Le soleil décline rapidement et je gage que vous et les vôtres n’avez pas dormi sous un toit depuis des lustres.

— En effet, mais mieux vaut que nous poursuivions notre route. Grand merci, sai.

— Reviendrez-vous, pistolero ?

— Oui. (Eddie, cependant, n’eut pas besoin de scruter son étrange ami pour savoir qu’ils ne remettraient jamais les pieds à River Crossing.) Si nous le pouvons.

— Si fait. (Mercy l’étreignit une dernière fois puis s’éloigna, sa main reposant sur l’épaule hâlée de Si.) Portez-vous bien.

Tantine Talitha se présenta la dernière. Quand elle entreprit de mettre un genou en terre, Roland l’agrippa aux épaules.

— Non, sai. Il n’en est pas question. (Et sous les yeux ahuris d’Eddie, Roland s’agenouilla devant la vieille femme dans la poussière de la place.) Pourrais-je avoir votre bénédiction, Vieille Mère ? Nous bénirez-vous en manière de viatique ?

— Si fait. (S’il n’y avait nulle surprise dans la voix de Talitha, nulle larme dans ses yeux, sa réponse, toutefois, vibra d’une profonde émotion.) Tu as le cœur pur, pistolero, et tu es resté fidèle aux anciennes coutumes de ta race, pour sûr ! Je te bénis ainsi que les tiens et prierai pour qu’il ne vous arrive rien de mal. Tiens, accepte ceci, si tu veux bien.

Elle glissa la main dans le corsage de sa robe fanée et mit au jour une croix d’argent pendue au bout d’une chaîne de même métal à fins maillons. Elle l’ôta.

Ce fut au tour de Roland d’être surpris.

— Êtes-vous sûre ? Je ne suis pas venu prendre ce qui vous appartient, à vous ou aux vôtres, Vieille Mère.

— J’en suis sûre et certaine. Je l’ai gardée jour et nuit depuis plus de cent ans, pistolero. À présent, c’est toi qui vas la porter. Tu la déposeras au pied de la Tour Sombre et prononceras le nom de Talitha Unwin à l’autre bout de la Terre. (Elle passa la chaîne par-dessus la tête de Roland. La croix se nicha dans le col ouvert de la veste de daim comme si c’était sa place depuis toujours.) Allez, maintenant. Nous avons rompu le pain, nous avons palabré, nous avons votre bénédiction et vous avez la nôtre. Poursuis ton périple sain et sauf. Demeure loyal.

Sa voix trembla et se brisa sur le dernier mot.

Roland se releva, s’inclina et se tapota la gorge.

— Grand merci, sai.

Talitha lui rendit sa révérence sans mot dire. Des larmes, à présent, sillonnaient ses joues.

— Prêts ? demanda Roland.

Eddie acquiesça par un hochement de tête. Il craignait que sa voix ne trahît son émotion.

— Très bien, dit Roland. Allons-y.

Ils descendirent ce qui restait de la Grand-Rue, Jake poussant le fauteuil de Susannah. Comme ils dépassaient le dernier édifice (NÉGOCE ET BOURSE, disait l’enseigne défraîchie), le garçon se retourna. Les vieilles gens étaient toujours rassemblées près du poteau indicateur, une poignée d’êtres humains abandonnés au cœur de la plaine vaste et vide. Il leva la main. Jusqu’alors, il avait réussi à faire bonne figure, mais quand plusieurs vieillards — Si, Bill et Till, entre autres — levèrent la main en retour, il éclata en sanglots.

Eddie lui entoura les épaules de son bras.

— Ne ralentis pas, mon vieux, l’exhorta-t-il d’une voix manquant d’assurance. C’est le seul moyen.

— Ils sont si vieux ! sanglota Jake. Comment pouvons-nous les abandonner ainsi ? Ce n’est pas juste !

— C’est le ka, répondit Eddie sans réfléchir.

— Ah oui ? Eh bien, le ka, c’est ca… caca et compagnie !

— Hypermerdique, ouais, acquiesça Eddie qui n’en poursuivit pas moins sa route.

Jake l’imita et ne se retourna plus. Il avait peur de les voir encore là, plantés au milieu de leur bourgade oubliée, suivant Roland et ses amis des yeux jusqu’à ce qu’ils fussent hors de vue. Et il ne se serait pas trompé.

14

Ils avaient parcouru douze kilomètres à peine quand le ciel commença à s’assombrir et que le soleil couchant embrasa l’horizon occidental d’un flamboiement orange. Jake et Eddie allèrent ramasser du bois dans un bosquet d’eucalyptus proche.

— Je ne comprends vraiment pas pourquoi nous ne sommes pas restés, dit Jake. La femme aveugle nous a invités, et nous n’avons guère fait de route. Je me suis tellement empiffré que je me traîne comme un canard.

Eddie sourit.

— Moi aussi. Et tu sais quoi ? Ton bon ami Edward Cantor Dean se réjouit à la perspective de la longue halte pépère qu’il va faire demain parmi ces arbres dès potron-minet. Tu ne peux te figurer à quel point j’en ai ma claque de bouffer de la viande de cerf et ces saloperies de crottes de lapin. Si tu m’avais dit il y a un an que couler un bronze serait l’orgasme de ma journée, je t’aurais ri au nez !

— Ton deuxième prénom est vraiment Cantor ?

— Ouais, mais je te saurais gré de ne pas aller le crier sur les toits.

— Promis, juré ! Pourquoi ne sommes-nous pas restés, Eddie ?

Eddie soupira.

— Parce qu’on se serait rendu compte qu’il leur fallait du bois de chauffage.

— Hein ?

— Et une fois qu’on serait allés leur chercher du bois, on se serait aperçus qu’il leur fallait aussi de la viande fraîche, parce qu’ils nous avaient offert la dernière qu’il leur restait. Et on aurait été de fieffés salauds si l’on n’avait pas remplacé ce qu’on avait boulotté, pas vrai ? Surtout quand on a des flingues et que quatre ou cinq arcs ou flèches cinquantenaires constituent sans doute tout leur arsenal. On serait donc allés chasser pour eux. Dans l’intervalle, il aurait fait nuit une fois de plus, et, le lendemain matin, Susannah aurait dit qu’on devait au moins faire une ou deux réparations avant de partir — oh, pas aux abords de la bourgade, ç’aurait risqué d’être dangereux, mais peut-être dans l’hôtel, ou quel que soit le nom de l’endroit où ils crèchent. Seulement quelques jours, et qu’est-ce que quelques jours, pas vrai ?

Roland se matérialisa hors des ténèbres. Il se déplaçait avec son flegme habituel, mais semblait las et préoccupé.

— J’ai cru que vous étiez tombés dans une fondrière, tous les deux.

— Non. Je racontais juste à Jake les faits tels que je les vois.

— Et puis après, où aurait été le problème ? demanda Jake. Ce bidule, cette Tour Sombre, se dresse là où elle est depuis un bail, non ? Elle ne va pas déménager, hein ?

— Quelques jours, puis quelques autres, puis d’autres encore. (Eddie observa la branche qu’il venait de ramasser et la rejeta avec dégoût. Voilà que je me mets à parler comme lui, pensa-t-il. Et pourtant, il savait qu’il ne faisait que dire la vérité.) Peut-être qu’on aurait vu que leur source s’envasait, et ça n’aurait pas été poli de nous tirer avant d’avoir creusé. Mais pourquoi en rester là quand on pourrait encore prolonger de quinze jours pour construire une roue hydraulique, hein ? Ils sont vioques, et puiser de l’eau n’est pas plus leur truc que chasser le bison. (Eddie lança un coup d’œil à Roland, et sa voix se teinta de reproche.) Je vais vous dire… quand j’imagine Bill ou Till traquant un troupeau de bisons sauvages, j’en ai la chair de poule.

— Ils l’ont fait pendant longtemps, dit Roland, et ils pourraient nous en remontrer dans plus d’un domaine. Ils se débrouilleront. En attendant, occupons-nous du bois ; la nuit promet d’être froide.

Mais Jake n’en avait pas fini. Il scrutait Eddie, l’œil sévère.

— Tu es en train de dire qu’on ne pourrait jamais faire assez pour eux, c’est ça ?

Eddie avança la lèvre inférieure et souffla une mèche de cheveux de son front.

— Pas tout à fait. Je dis qu’il ne serait jamais plus facile de partir que ça ne l’a été aujourd’hui. Plus dur, peut-être, mais pas plus facile.

— N’empêche, tout ça n’est pas juste !

Ils rejoignirent l’endroit qui, une fois le feu allumé, deviendrait un campement parmi d’autres sur la route de la Tour Sombre. Susannah s’était extirpée de son fauteuil et, couchée sur le dos, les mains derrière la nuque, contemplait les étoiles. Elle s’assit et se mit à disposer le petit bois ainsi que Roland lui avait appris à le faire des mois plus tôt.

— C’est telles que sont les choses que c’est juste, dit Roland. Si tu regardes trop longtemps les détails, Jake — les menus riens qui sont sous ton nez —, tu risques de perdre la vue d’ensemble. Les choses vont à vau-l’eau ; elles vont mal, et de mal en pis. Nous le constatons partout autour de nous, mais les réponses sont encore à venir. Tandis que nous aiderions les vingt ou trente habitants de River Crossing, vingt ou trente mille autres personnes souffriraient ou mourraient peut-être ailleurs. Et s’il est un lieu dans l’univers où ces choses peuvent être remises d’aplomb, c’est à la Tour Sombre.

— Pourquoi ? Comment ? demanda Jake. Cette Tour, c’est quoi, au fait ?

Roland s’accroupit près du foyer que Susannah avait disposé, sortit sa pierre à briquet et fit jaillir des étincelles dans le petit bois. Bientôt, des flammes minuscules grandirent parmi les brindilles et les poignées d’herbe sèche.

— Ce sont des questions auxquelles je ne peux répondre, dit-il. Je regrette.

Réponse extrêmement futée, songea Eddie. Roland avait dit : Je ne peux répondre… Ce qui n’était pas la même chose que : Je ne sais pas. Loin s’en fallait.

15

Le souper se composa d’eau et de légumes verts. Tous se remettaient du lourd repas pris à River Crossing. La deuxième ou troisième fois, Ote lui-même refusa les miettes que Jake lui offrait.

— Explique-moi pourquoi tu n’as pas voulu parler, là-bas, le gourmanda Jake. Tu m’as fait passer pour un idiot !

— Id-io ! dit Ote, qui posa son museau contre la cheville du garçon.

— Il parle de mieux en mieux, remarqua Roland. Il commence même à avoir ta voix, Jake.

— Ake, acquiesça Ote sans lever le museau.

Jake était fasciné par les anneaux d’or dans les yeux du bafouilleux ; à la lumière vacillante du foyer, ils semblaient animés d’un lent mouvement de rotation.

— Mais il n’a pas voulu parler aux vieilles gens.

— Les bafouilleux sont très chatouilleux pour ce genre de choses, dit Roland. Ce sont d’étranges créatures. Si on me posait la question, je dirais que celui-ci a été banni par sa propre meute.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

Roland désigna le flanc de l’animal. Jake avait nettoyé le sang — Ote n’avait pas apprécié des masses, mais avait fait contre mauvaise fortune bon cœur — et la morsure guérissait, bien que le bafouilleux boitât encore légèrement.

— Je parierais un aigle qu’il a été mordu par un de ses congénères.

— Mais pourquoi sa propre meute le…

— Peut-être en avaient-ils ras le bol de l’entendre jacter, intervint Eddie.

Il s’était allongé près de Susannah et avait passé un bras autour des épaules de la jeune femme.

— Possible, dit Roland, surtout s’il était le seul parmi eux à s’essayer encore au langage. Les autres l’ont peut-être jugé trop intelligent — ou trop prétentieux — pour leur goût. Les animaux en savent moins que les hommes sur la jalousie, mais ils l’éprouvent.

L’objet de la discussion ferma les yeux et parut s’endormir… Jake, cependant, vit ses oreilles bouger quand la conversation reprit.

— Sont-ils très intelligents ? demanda-t-il.

Roland haussa les épaules.

— Le vieux palefrenier dont je t’ai parlé — celui qui affirmait qu’un bon bafouilleux porte chance — jurait en avoir eu un dans sa jeunesse qui était capable de compter. Il disait que l’animal, pour annoncer le total, grattait le plancher de l’étable ou bien assemblait des pierres à l’aide de son museau. (Roland sourit, ce qui illumina ses traits, en chassant les ombres qui y étaient depuis leur départ de River Crossing.) Inutile de préciser que les palefreniers et les pêcheurs sont des menteurs-nés.

Un silence convivial s’abattit sur l’assemblée, et Jake se sentit pris de somnolence. Il pensa qu’il n’allait pas tarder à dormir ; il n’avait rien contre. Ce fut alors que la batterie retentit, venant du sud-est en pulsations rythmées, et il se dressa sur son séant. Tous tendirent l’oreille sans prononcer un mot.

— C’est un tempo de rock’n’roll ! s’écria soudain Eddie. J’en suis sûr ! Enlevez les guitares, et c’est ce qu’il vous reste. En vérité, ça ressemble beaucoup à la musique des ZZ Top.

— ZZ quoi ? demanda Susannah.

Eddie sourit.

— Le groupe n’existait pas de ton temps. Ou plutôt, si, mais, en 1963, ce n’était qu’une bande de gamins fréquentant une école du Texas. (Il prêta l’oreille.) Que je sois damné si ce n’est pas le tempo d’un truc du genre Sharp-Dressed Man ou Velcro Fly.

Velcro Fly ? dit Jake. Quel titre stupide pour une chanson !

— Plutôt marrant, au contraire. Tu l’as loupé d’à peu près dix ans, mon vieux.

— Nous ferions mieux de dormir, dit Roland. Le matin se lève tôt.

— Je ne peux pas dormir avec cette connerie dans les oreilles. (Eddie hésita, puis dit ce qu’il avait en tête depuis le matin où ils avaient tiré Jake, visage de craie et hurlant, à travers la porte pour le faire réintégrer ce monde-ci.) Tu ne crois pas que l’heure va bientôt sonner d’échanger nos histoires, Roland ? On va peut-être découvrir qu’on en sait plus long qu’on ne le pense.

— Oui, l’heure est proche. Mais pas dans les ténèbres.

Roland roula sur le flanc, remonta sa couverture et parut sur le point de sombrer dans le sommeil.

— Jésus ! s’exclama Eddie. Pas plus compliqué que ça !

Il émit un petit sifflement dégoûté entre ses dents.

— Il a raison, dit Susannah. Allez, Eddie, dors !

Il sourit et lui embrassa le bout du nez.

— Oui, m’man !

Cinq minutes plus tard, il n’y avait plus personne, batterie ou pas. Jake se rendit compte que son envie de dormir avait fui. Il demeura étendu à observer les étranges étoiles et à écouter le martèlement continu et rythmé issu des ténèbres. Peut-être les Ados jouaient-ils un boogie-woogie endiablé sur une chanson intitulée Velcro Fly, tandis qu’ils se démenaient comme des forcenés dans une tuerie sacrificielle.

Il songea à Blaine le Mono, un train si rapide qu’il traversait ce vaste univers hanté en traînant un bang supersonique à ses basques, et il en arriva assez naturellement à évoquer Charlie le Tchou-tchou qu’on avait remisé sur une voie de garage oubliée quand son successeur, le Burlington Zéphyr, l’avait rendu obsolète. Il repensa à l’expression de Charlie, censée traduire la joie et le plaisir, mais qui n’était ni l’une ni l’autre. Il pensa à la compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes et aux terres vides séparant Saint Louis de Topeka. Il pensa à la promptitude de Charlie à partir quand M. Martin avait eu besoin de lui, pensa à la façon dont Charlie savait souffler dans son sifflet et alimenter sa chaudière. Pour la énième fois, il se demanda si Bob le Mécano avait saboté le Burlington Zéphyr afin de donner une seconde chance à son bien-aimé Charlie.

Enfin, aussi brusquement qu’elle était née, la pulsation rythmée se tut et Jake sombra dans le sommeil.

16

Il rêva, mais pas de l’homme de plâtre.

Non, il rêva qu’il se trouvait sur le bitume d’une autoroute, quelque part dans le Grand Vide du Missouri occidental. Ote était avec lui. Des signaux de chemin de fer — des X blancs avec des lumières rouges en leur centre — bordaient la route. Les lumières clignotaient et des sonneries retentissaient.

Un bourdonnement s’éleva du sud-est, s’enflant progressivement, pareil au rugissement du tonnerre dans une bouteille.

Le voici, dit-il à Ote.

Ci ! acquiesça le bafou-bafouilleux.

Et, soudain, une énorme masse rose longue de deux roues fendit la plaine à leur rencontre, basse, en forme de balle de revolver. À sa vue, Jake sentit son cœur s’emplir d’une peur formidable. Les deux fenêtres étincelant dans le soleil à l’avant du train étaient semblables à deux yeux.

Ne lui pose pas de questions bêtes, dit le garçon à Ote. Il ne jouera pas à tes jeux bêtes. Ce n’est qu’un horrible train tchou-tchou, et son nom est Blaine la Peine.

Tout à coup, Ote bondit sur les rails et s’y tapit, ses oreilles couchées en arrière, ses yeux d’or flamboyant, ses dents dénudées sur un grondement désespéré.

Non ! hurla Jake. Non, Ote !

Mais Ote n’en eut cure. La balle de revolver rose fonçait sur la minuscule silhouette provocante du bafou-bafouilleux et le vrombissement semblait hérisser la peau de Jake de chair de poule, lui faisant saigner le nez et sauter ses plombages dentaires.

Le garçon se rua vers Ote, Blaine le Mono (ou était-ce Charlie le Tchou-tchou ?) fondit sur eux et Jake s’éveilla en sursaut, frissonnant, baigné de sueur. Il avait l’impression que la nuit pesait sur lui comme du plomb. Il roula sur lui-même et chercha frénétiquement Ote à tâtons. L’espace d’un moment atroce, il crut que le bafouilleux était parti, puis ses doigts trouvèrent la fourrure soyeuse. Ote poussa un glapissement et regarda Jake avec une curiosité ensommeillée.

— Tout va bien, chuchota Jake, la gorge sèche. Il n’y a pas de train. Ce n’était qu’un rêve. Rendors-toi, mon p’tit pote.

— Ote, acquiesça l’animal, qui referma les yeux.

Jake se remit sur le dos et resta étendu à contempler les étoiles.

Blaine est plus que peine, songea-t-il. Il est dangereux, très dangereux.

Oui, peut-être.

Pas de peut-être quand il s’agit de lui ! insista son esprit saisi de folie.

D’ac, Blaine était peine, admettons. Mais sa composition de fin d’année avait eu autre chose à dire au sujet de Blaine, n’est-ce pas ?

Blaine est la vérité. Blaine est la vérité. Blaine est la vérité.

— Ô mon Dieu, quel merdier ! murmura Jake.

Il ferma les paupières et sombra aussitôt dans le sommeil. Cette fois, il ne fit pas de rêves.

17

Vers midi, le lendemain, ils atteignirent le faîte d’un autre drumlin et virent le pont pour la première fois. La construction enjambait la Send à un endroit où le fleuve, se rétrécissant, filait plein sud et longeait la cité.

— Doux Jésus ! murmura Eddie. Ça ne te rappelle-t-il pas quelque chose, Suzie ?

— Si.

— Et toi, Jake ?

— Si… On dirait le pont George-Washington.

— Je veux, mon neveu !

— Mais que vient fiche le pont George-Washington dans le Missouri ? demanda Jake.

Eddie le dévisagea.

— Où ça, mon vieux ?

Jake parut embarrassé.

— Dans l’Entre-Deux-Mondes, je veux dire. Tu sais…

Eddie l’observait plus sévèrement que jamais.

— Comment sais-tu que c’est l’Entre-Deux-Mondes ? Tu n’étais pas avec nous quand nous sommes arrivés devant la borne.

Jake fourra les mains dans ses poches et baissa le nez sur ses mocassins.

— Je l’ai rêvé. Est-ce que tu t’imagines que j’ai pris des réservations à l’agence de voyages de mon père ?

Roland toucha l’épaule d’Eddie.

— Laisse-le tranquille.

Eddie jeta un coup d’œil au Pistolero et acquiesça.

Ils demeurèrent quelque temps à contempler le pont. S’ils avaient eu le loisir de s’habituer à la ligne des toits de la cité, la structure, elle, était une nouveauté. Le pont rêvassait dans le lointain, forme vague esquissée contre le ciel d’azur du milieu de matinée. Roland parvint à distinguer quatre groupes de tours métalliques incroyablement hautes — un à chaque extrémité du pont et deux en son centre. Des câbles gigantesques les reliaient, qui fendaient l’air en de longs arcs. Entre ces derniers et la base du pont se dressaient de nombreuses lignes verticales — d’autres câbles ou des poutrelles d’acier, il n’aurait su se prononcer. Mais il vit aussi des brèches et se rendit compte au bout d’un bon moment que le pont n’était plus vraiment à niveau.

— Ce pont-là ne va pas tarder à se retrouver dans la Send, à mon avis.

— Ça se peut, admit Eddie de mauvais gré. N’empêche qu’il ne me paraît pas en si piteux état que ça.

Roland soupira.

— Ne nourris pas trop d’espoirs, Eddie.

— C’est censé signifier quoi ?

Eddie prit conscience de la susceptibilité que trahissait son ton, mais il était trop tard pour rattraper le coup.

— Que j’aimerais que tu croies ce que te disent tes yeux, Eddie, c’est tout. Du temps de mes années de formation, un proverbe circulait : « Seul un fou s’imagine qu’il rêve avant de se réveiller. » Tu comprends ?

Eddie sentit une réponse sarcastique lui démanger la langue ; il la ravala au terme d’une brève lutte. C’était juste que Roland avait le chic — sans intention maligne, il en était certain, mais cela n’arrangeait pas pour autant le problème — pour lui donner l’impression d’être un gamin.

— Oui, je crois, dit-il enfin. Il signifie la même chose que le proverbe favori de ma mère.

— Et quel était-il ?

— « Espère le meilleur et prépare-toi au pire », répliqua Eddie avec aigreur.

Le visage de Roland s’éclaira d’un sourire.

— Je préfère le proverbe de ta mère.

— Mais il tient toujours, ce pont ! Je conviens qu’il n’a pas une forme du tonnerre — probable que personne ne lui a fait de check-up réellement digne de ce nom depuis une centaine d’années ou à peu près —, mais il est encore là ! La cité tout entière est encore là ! Est-ce réellement répréhensible d’espérer y trouver un petit coup de pouce ? Ou des gens qui nous donneront un petit quelque chose à bouffer et nous parleront, comme ces vieillards de River Crossing, au lieu de nous tirer comme des lapins ? Est-ce tellement répréhensible d’espérer que la chance va peut-être tourner ?

Dans le silence qui suivit, Eddie s’aperçut avec gêne qu’il avait fait une harangue.

— Non. (Il y avait de la gentillesse dans la voix de Roland, cette gentillesse qui surprenait Eddie chaque fois qu’elle se manifestait.) Il n’est jamais répréhensible d’espérer. (Il regarda tour à tour Eddie et les deux autres tel un homme qui émerge d’un rêve profond.) Assez voyagé pour aujourd’hui. L’heure est venue de discuter, je crois, et ça risque d’être longuet.

Le Pistolero quitta la route et s’enfonça dans les hautes herbes sans un regard en arrière. Au bout d’un moment, les trois autres lui emboîtèrent le pas.

18

Jusqu’à leur rencontre avec les vieillards de River Crossing, Susannah n’avait vu Roland que sous l’aspect d’un personnage de ces feuilletons télé qu’elle regardait rarement : Cheyenne, L’Homme à la Carabine, et, il va sans dire, l’archétype de tous, Gunsmoke. Celui-là, elle l’avait parfois écouté à la radio avec son père avant qu’il ne passe sur le petit écran (combien l’idée d’un drame radiophonique serait étrangère à Eddie et à Jake… À cette pensée, elle sourit — le monde de Roland n’était pas le seul à avoir changé). Elle se rappelait encore ce que le narrateur disait au début de ces petites pièces radiophoniques : « Cela rend un homme vigilant… et un peu solitaire. »

Jusqu’à River Crossing, ce stéréotype, pour elle, avait résumé Roland à la perfection. Il n’avait pas la carrure de Marshal Dillon, il n’était pas de grande taille, loin de là, et son visage lui évoquait davantage celui d’un poète fatigué que celui d’un redresseur de torts de l’Ouest sauvage, mais elle l’avait toujours vu comme une version existentialiste de cet officier de la paix de pure fantaisie du Kansas, dont l’unique mission dans la vie (à part boire un coup à l’occasion au Longbranch en compagnie de ses copains Doc et Kitty) avait été de nettoyer Dodge.

À présent, elle comprenait que Roland avait jadis été plus qu’un flic sillonnant un paysage surréaliste à la Dali aux confins du monde. Il avait été un diplomate ; un médiateur ; peut-être même un professeur. Surtout, il avait été un soldat de ce que ces gens-là appelaient « le Blanc », ce par quoi, supposa-t-elle, ils entendaient les influences de la civilisation qui freinaient suffisamment les massacres pour permettre quelque progrès. En son temps, Roland avait été plus un chevalier errant qu’un chasseur de primes. Et, à nombre d’égards, ceci était toujours son temps ; à coup sûr, c’était ce qu’avaient pensé les habitants de River Crossing. Pourquoi, sinon, se seraient-ils agenouillés dans la poussière pour recevoir sa bénédiction ?

Forte de cette intuition nouvelle, Susannah comprit avec quelle intelligence le Pistolero les avait manipulés depuis l’horrible matin dans l’anneau de parole. Chaque fois qu’ils avaient voulu aborder un sujet de conversation qui eût abouti à un échange de vues — et quoi de plus naturel eu égard au « tirage » cataclysmique et inexplicable que chacun d’eux avait vécu ? — , Roland s’était empressé d’intervenir pour changer le cours de la conversation avec tant de doigté que tous (elle y comprise, qui avait passé près de quatre ans immergée jusqu’au cou dans le mouvement pour les droits civiques) n’y avaient vu que du feu.

Susannah crut deviner ce qui motivait le Pistolero — il voulait donner à Jake le temps de guérir. Mais comprendre ses mobiles ne changeait rien aux sentiments — étonnement, amusement, dépit — qu’éprouvait la jeune femme devant le brio avec lequel le Pistolero les avait roulés dans la farine. Elle se rappela quelque chose qu’Andrew, son chauffeur, avait dit peu avant que Roland ne l’eût entraînée dans ce monde-ci, à savoir que le président Kennedy était le dernier pistolero du monde occidental. Elle s’était fichue de lui, à l’époque, mais à présent elle croyait comprendre qu’il y avait beaucoup plus de J.F.K. dans Roland que de Matt Dillon. Si Roland, à son sens, ne possédait guère l’imagination de Kennedy, en ce qui concernait le charme… le dévouement… le charisme…

Et la ruse, pensa-t-elle. N’oublie pas la ruse.

Elle éclata de rire et en fut la première surprise.

Roland, assis en tailleur, se tourna vers elle, haussant le sourcil.

— Quelque chose de drôle ?

— Très. Dis-moi… combien de langues parles-tu ?

Le Pistolero réfléchit.

— Cinq, finit-il par répondre. Je parlais à la perfection les dialectes sellians, mais j’ai peur d’avoir tout oublié, excepté les jurons.

Susannah rit encore. Un son gai, de pur ravissement.

— Tu es un renard, Roland ! Un renard, ah oui !

Jake prit l’air intéressé.

— Dis un juron en strelleran.

— En sellian, le corrigea Roland.

Il se tut une minute, puis marmonna quelque chose dans un grasseyement rapide ; pour Eddie, ce fut un peu comme s’il se gargarisait avec un liquide très épais — du café vieux d’une semaine, par exemple. Roland sourit en le proférant.

Jake lui rendit son sourire.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Roland entoura un moment de son bras les épaules du garçon.

— Que nous avons à discuter de pas mal de choses.

— Ouais, ça ne m’étonne pas, fit Eddie.

19

— Nous sommes un ka-tet, commença Roland. En d’autres termes, un groupe d’individus liés par le destin. Les philosophes de mon pays affirmaient que seules la mort ou la trahison pouvaient rompre un ka-tet. Mon grand Maître, Cort, prétendait pour sa part que, puisque la mort et la trahison sont elles aussi des rayons de la roue du ka, une telle union ne saurait jamais être brisée. À mesure que les années passent et que croît mon expérience, j’adhère de plus en plus à la façon de voir de Cort.

« Chaque membre d’un ka-tet est semblable à une pièce de puzzle. Prise isolément, chacune est un mystère, mais une fois assemblées, toutes forment une image… ou une partie d’une image. Il faut parfois beaucoup de ka-tets pour parachever une image. Ne soyez pas surpris en découvrant que vos vies se touchent d’une façon que vous ne soupçonniez pas jusqu’alors. Ainsi, chacun de vous trois est capable de connaître les pensées des deux autres…

— Quoi ? brailla Eddie.

— C’est la vérité. Vous partagez si naturellement les pensées les uns des autres que vous n’en avez jamais pris conscience, mais le fait est. Il est indéniablement plus facile pour moi de m’en rendre compte, parce que je ne suis pas membre à part entière de ce ka-tet — sans doute parce que je n’appartiens pas à votre monde — et ne puis donc partager complètement ce don. Mais je peux vous envoyer des pensées. Susannah, tu te rappelles quand nous étions dans l’anneau de parole ?

— Oui. Tu m’as dit de lâcher le démon à ton signal. Sauf que tu ne t’es pas exprimé à haute voix.

— Eddie… tu te souviens quand on était dans la clairière de l’ours et que la chauve-souris métallique a fondu sur toi ?

— Oui. Tu m’as dit de me baisser.

— Il n’a pas ouvert la bouche, Eddie, intervint Susannah.

— Si ! Tu as crié ! Je t’ai entendu, mec !

— J’ai crié, d’accord, mais dans ma tête. (Le Pistolero se tourna vers Jake.) Tu te souviens, dans la maison ?

— Quand la lame de parquet sur laquelle je tirais ne venait pas, tu m’as dit d’essayer celle d’à côté. Mais si tu ne sais pas lire dans les pensées, Roland, comment pouvais-tu deviner dans quel pétrin j’étais ?

— J’ai vu. Je n’ai rien entendu, mais j’ai vu… à peine, comme par une vitre sale. (Il embrassa le trio du regard.) Cette proximité, cette aptitude à partager les pensées s’appelle le khef, un mot qui a beaucoup d’autres sens dans la langue originelle du vieux monde… Eau, naissance, force vitale n’en sont que trois parmi d’autres. Soyez-en conscients. C’est tout ce que je vous demande pour l’instant.

— Comment peut-on être conscient d’un truc auquel on ne croit pas ? demanda Eddie.

Roland sourit.

— Il suffit de garder l’esprit ouvert.

— Ça, c’est dans mes cordes.

— Roland ? (C’était Jake.) Penses-tu qu’Ote puisse faire partie de notre ka-tet ?

Susannah sourit, mais pas Roland.

— Je n’en ai aucune idée pour l’heure… mais je te le dirai, Jake. J’ai beaucoup songé à ton ami à fourrure. Le ka ne régit pas tout, et des coïncidences peuvent toujours se produire… Toutefois, la brusque apparition d’un bafou-bafouilleux qui a gardé la mémoire des hommes me paraît plus qu’une simple coïncidence. (Il jeta un coup d’œil à chacun.) Je vais parler le premier. Eddie prendra ma suite, enchaînant le récit là où je l’aurai laissé, puis Susannah. Jake, tu interviendras le dernier. D’accord ?

Ils acquiescèrent.

— Bien. Nous sommes un ka-tet — un seul en plusieurs. Que la palabre commence !

20

La discussion se poursuivit jusqu’au coucher du soleil, seulement interrompue le temps de leur permettre d’avaler un repas froid, et, lorsqu’elle prit fin, Eddie eut l’impression d’avoir livré douze rounds contre Sugar Ray Léonard. Il ne doutait plus qu’ils eussent « partagé le khef », ainsi que le formula Roland. Jake et lui semblaient vraiment avoir vécu chacun la vie de l’autre dans leurs rêves, comme s’ils figuraient les deux moitiés d’un même tout.

Roland évoqua d’abord l’épisode qui s’était déroulé sous les montagnes, là où s’était achevée la première vie de Jake dans le présent monde. Il relata la palabre qu’il avait tenue avec l’homme en noir, ainsi que les vagues allusions de Walter à propos d’une Bête et d’un quidam qu’il appelait l’Étranger Sans Âge. Il parla du rêve étrange et déroutant qu’il avait fait, dans lequel l’univers tout entier s’était abîmé au sein d’un rayon d’une fantastique lumière blanche. Il raconta aussi comment, à la fin de ce rêve, une touffe d’herbe pourpre lui était apparue.

Eddie lança un regard en coin à Jake et fut abasourdi de voir de la reconnaissance — de la recognition — dans les yeux du gamin.

21

Si Roland avait dévoilé à Eddie d’incohérentes bribes de son récit à l’époque de son délire, celui-ci était inouï pour Susannah, et la jeune femme dressait l’oreille, les yeux comme des soucoupes. Lorsque Roland répéta les propos que Walter lui avait tenus, elle capta des lueurs de son monde à elle, tels des reflets dans un miroir brisé : des voitures, le cancer, des fusées allant dans la Lune, l’insémination artificielle. Elle ne savait pas le premier mot de ce qu’était la Bête, mais elle identifia l’Étranger Sans Âge comme une variante de Merlin, l’enchanteur qui, paraît-il, avait orchestré la carrière du roi Arthur. De plus en plus curieux.

Roland leur confia s’être réveillé et avoir découvert que Walter était mort depuis des années — le temps, en quelque sorte, avait glissé en avant, peut-être de cent ans, peut-être de cinq cents. Jake écoutait dans un silence fasciné le Pistolero leur dire qu’il avait abordé au rivage de la Mer Occidentale, leur raconter comment il avait perdu deux des doigts de sa main droite et entraîné avec lui Eddie et Susannah avant de rencontrer Jack Mort, le sombre troisième.

Du geste, le Pistolero invita Eddie à poursuivre le récit par l’apparition du grand ours.

— « Shardik » ? intervint Jake. Mais c’est le nom d’un livre ! Un livre de notre monde ! Il a été écrit par l’homme qui a pondu ce fameux bouquin sur les lapins…

— Richard Adams ! s’écria Eddie. Et le bouquin sur les Jeannot lapins s’intitulait Watership Down ! Je savais que je connaissais ce nom-là ! Mais comment est-ce possible, Roland ? Comment se fait-il que des gens de ton monde connaissent des choses du nôtre ?

— Il y a des portes, non ? N’en n’avons-nous pas déjà vu quatre ? Tu crois qu’elles n’existaient pas avant ou qu’elles n’existeront plus après ?

— Mais…

— Chacun de nous a vu des vestiges de votre monde dans le mien, et quand j’étais dans votre cité de New York, j’ai vu des traces de mon monde dans le vôtre. J’ai vu des pistoleros… Mollassons et lents pour la plupart, mais d’authentiques pistoleros quand même, à l’évidence des membres de leur ancien ka-tet.

— Roland, ce n’étaient que des flics. Tu les as enfoncés dans les grandes largeurs.

— Pas le dernier. Quand Jack Mort et moi étions dans le métro, ce type a failli m’avoir. Sans ce coup de pot — la pierre à briquet de Mort —, il m’aurait descendu. Celui-là… j’ai vu ses yeux. Il connaissait le visage de son père. Très bien, je crois. Et alors… Tu te rappelles le nom du night-club de Balazar ?

— Je veux, répondit Eddie, mal à l’aise dans ses baskets. La Tour Penchée. Pure coïncidence, si ça se trouve. Tu as dit toi-même que le ka ne régissait pas tout.

Roland hocha la tête.

— Tu es vraiment le portrait craché de Cuthbert ! Je me souviens d’un truc qu’il a dit quand nous étions gosses. Nous projetions une expédition nocturne au cimetière ; Alain ne voulait pas venir. Il prétendait avoir peur d’offenser les ombres de ses ancêtres. Cuthbert s’est moqué de lui. Il a dit qu’il ne croirait aux revenants que lorsqu’il en tiendrait un entre ses dents.

— Voilà qui est parlé ! Bravo !

Roland sourit.

— J’étais sûr que l’histoire te plairait. Bon, laissons là ce fantôme. Poursuis ton récit.

Eddie parla de la vision qu’il avait eue quand Roland avait lancé la mâchoire dans le feu — la vision de la clé et de la rose. Il évoqua son rêve, et la façon dont il avait franchi la porte de la boutique de Tom et Gerry, puis traversé le champ de roses que dominait la haute tour couleur de suie. Il dit le nuage sombre qui avait jailli de ses fenêtres pour envahir le ciel, s’adressant alors à Jake seul, car le gamin l’écoutait avec une intensité avide et un étonnement croissant. Il tenta de faire passer un peu de l’exaltation et de la terreur qui avaient baigné son rêve et lut dans les yeux de ses compagnons — ceux de Jake, surtout — que sa performance dépassait tous ses espoirs… ou qu’ils avaient eux-mêmes fait ce rêve.

Il leur raconta avoir suivi les traces de Shardik jusqu’au Portail de l’Ours, leur narra que, quand il y avait appuyé la tête, il s’était surpris à se rappeler le jour où il avait convaincu son frère de l’emmener à Dutch Hill afin de voir le Manoir. Il parla du pot et de l’aiguille et du fait que l’aiguille pointée avait perdu son utilité une fois qu’ils s’étaient rendu compte qu’ils pouvaient voir le Rayon à l’œuvre dans chaque chose que celui-ci touchait, jusqu’aux oiseaux dans le ciel.

Susannah prit alors la suite du récit. Tandis qu’elle parlait, racontant comment Eddie avait entrepris de sculpter sa propre version de la clé, Jake se mit sur le dos et, les mains croisées derrière la nuque, observa les nuages qui progressaient lentement vers la cité, cap sur le sud-est. La figure bien ordonnée qu’ils formaient témoignait de la présence du Rayon aussi sûrement que la fumée sortant d’une cheminée indique la direction du vent.

Susannah termina son récit en évoquant comment ils avaient finalement tiré Jake dans ce monde, colmatant la brèche des souvenirs du gamin et de ceux de Roland aussi soudainement et aussi complètement qu’Eddie avait fermé la porte de l’anneau de parole. Le seul fait qu’elle passa sous silence n’en était pas un à strictement parler — du moins pas encore. Elle n’avait pas de nausées au réveil, n’est-ce pas, et une seule absence de règles n’était pas symptomatique. Ainsi que Roland lui-même aurait pu le dire, c’était un récit qu’il valait mieux laisser en réserve pour un autre jour.

Cependant, lorsqu’elle se tut, elle se surprit à souhaiter pouvoir oublier les paroles que Tantine Talitha avait prononcées quand Jake avait affirmé que ce monde était désormais le sien : Dans ce cas, que les dieux aient pitié de toi, car le soleil se couche sur le monde. Il se couche pour toujours.

— À ton tour, Jake, dit Roland.

Jake s’assit et tourna son regard vers Lud, où les fenêtres des tours situées à l’ouest reflétaient en plaques dorées la lumière de fin d’après-midi.

— Toute cette histoire est démente, murmura-t-il, mais on y voit presque un sens. Comme un rêve au moment où on se réveille.

— On peut peut-être t’aider à y voir clair, dit Susannah.

— Peut-être. Du moins pouvez-vous m’aider à réfléchir à propos du train. Je suis fatigué de tenter de trouver un sens à Blaine. (Il soupira.) Vous savez ce par quoi Roland est passé, vivant deux vies à la fois, je peux donc sauter cette partie-là. Je ne suis pas sûr de pouvoir expliquer un jour comment c’était, en tout cas, et je ne veux même pas essayer. C’était traumatisant. Je crois que je ferais mieux de commencer par ma composition de fin d’année, parce que c’est à ce moment-là que j’ai cessé de croire que tout ce bazar allait s’arranger. (Il regarda l’auditoire, la mine sombre.) C’est à ce moment-là que j’ai baissé les bras.

22

Jake parla jusqu’au coucher du soleil.

Il leur dit ce qu’il se rappelait, évoquant d’abord sa version des faits et terminant sur le monstrueux Gardien qui avait littéralement jailli de l’huisserie de la porte pour l’attaquer. Les trois autres l’écoutèrent sans l’interrompre.

Quand Jake eut achevé son récit, Roland se tourna vers Eddie, les yeux brillants d’un méli-mélo d’émotions, que celui-ci, dans un premier temps, prit pour de l’étonnement. Puis il s’aperçut qu’il s’agissait d’une formidable fièvre… et d’une peur profonde. Il sentit sa bouche devenir sèche. Si Roland lui-même avait la trouille…

— Doutes-tu toujours que nos mondes respectifs se chevauchent, Eddie ?

Eddie secoua la tête.

— Non. Je descendais la même rue, et dans ses vêtements ! Mais… Jake, puis-je avoir ce bouquin ? Charlie le Tchou-tchou ?

Jake tendit la main vers son sac à dos, mais Roland l’intercepta.

— Attends ! Reviens dans le terrain vague, Jake. Répète-nous ce passage. Essaie de te rappeler chaque détail.

— Peut-être devrais-tu me plonger sous hypnose, dit Jake avec hésitation. Comme tu l’as déjà fait au relais.

Roland secoua la tête.

— Inutile. Ce qui t’est arrivé dans ce lieu est l’événement majeur de ta vie, Jake. De toutes tes vies. Tu sauras t’en remémorer le moindre détail.

Rebelote, donc. Pour chacun d’eux, il était manifeste que l’expérience de Jake dans le terrain vague qu’avaient occupé un jour Tom et Gerry était le cœur secret du ka-tet qu’ils partageaient. Dans le rêve d’Eddie, la boutique existait encore ; dans la réalité de Jake, elle n’était plus que décombres, mais, dans l’un et l’autre cas, c’était un endroit doté d’un énorme pouvoir talismanique ; Roland ne doutait pas que le terrain vague, avec ses briques effritées et ses vitres brisées, était une version différente de ce que Susannah connaissait sous le nom de Drawers et de ce que lui-même avait vu à la fin de sa vision dans l’ossuaire.

Alors qu’il narrait pour la seconde fois cette partie de l’histoire, avec une élocution très lente, Jake découvrit que le Pistolero avait dit vrai : il se rappelait chaque détail. Ses souvenirs s’améliorèrent tant et si bien qu’il eut pour finir quasiment l’impression de revivre la scène. Il leur parla du panneau annonçant qu’un complexe, la résidence de la Baie de la Tortue, allait être édifié à l’emplacement de la charcuterie de Tom et Gerry. Il se rappela même le petit poème bombé sur la clôture et le récita à l’intention de ses compagnons :

Vois la TORTUE comme elle est ronde !

Sur son dos repose le monde.

Tu veux des rires et des chansons ?

Suis donc le Sentier du RAYON.

Susannah murmura :

— « Son esprit, quoique lent, est toujours très gentil. Il tient chacun de nous dans ses nombreux replis »… C’est bien ça, Roland ?

— Quoi ? fit Jake. C’est bien ça, quoi ?

— Un poème que j’ai appris enfant, expliqua Roland. C’est un nouveau lien, un de ceux qui veulent vraiment nous dire quelque chose, bien que je ne sois pas certain que ce soit quelque chose qu’il nous faille savoir… Bah ! Y voir un peu plus clair pourra se révéler utile un jour.

— Douze portails reliés par six rayons, dit Eddie. Nous avons commencé par l’Ours. Nous n’allons pas plus loin que la moitié — la Tour —, mais si nous parcourions tout le chemin jusqu’à l’autre bout, nous arriverions au Portail de la Tortue, n’est-ce pas ?

Roland opina.

— À coup sûr.

— Le Portail de la Tortue, fit Jake, pensif, roulant les syllabes dans sa bouche, comme s’il les goûtait.

Puis il acheva son récit en évoquant une fois encore la magnifique mélodie du chœur, le fait qu’il avait compris que visages, contes et légendes étaient partout et qu’il croyait de plus en plus être tombé sur quelque chose de très proche du noyau de toute existence. Enfin, il leur narra de nouveau sa découverte de la clé et sa vision de la rose. Absorbé dans ses souvenirs, il se mit à pleurer, sans s’en rendre compte, apparemment.

— Quand elle s’est ouverte, dit-il, j’ai noté que le cœur en était du jaune le plus vif qu’on ait jamais vu. Tout d’abord, j’ai pensé que c’était du pollen, éclatant parce que tout, dans cet endroit, éclatait. Quand on regardait de vieux papiers de bonbons, ou des bouteilles de bière, c’était comme contempler les plus merveilleux tableaux jamais peints. Et puis, je me suis aperçu que c’était un soleil. Ça paraît dingue, je sais, mais voilà ce que c’était. Sauf que c’était plus qu’un seul et unique astre. C’était…

— Ce n’étaient que des soleils, murmura Roland. Tout était réel.

— Oui ! Et c’était bien — et pas bien, en même temps. Je ne peux pas expliquer pourquoi ce n’était pas bien, mais le fait est. C’était comme deux battements de cœur, l’un à l’intérieur de l’autre, et celui de l’intérieur était malade. Ou infecté. Ensuite, je me suis évanoui.

23

— Tu as eu semblable vision à la fin de ton rêve, n’est-ce pas, Roland ? demanda Susannah d’une voix que la crainte muait en chuchotis. La touffe d’herbe que tu as vue avant qu’il ne s’achève… Tu as cru qu’elle était pourpre, parce qu’elle était tout éclaboussée de peinture.

— Tu ne comprends pas, rétorqua Jake. Elle était réellement pourpre. Quand je la voyais telle qu’elle était réellement, elle était pourpre. Je n’avais jamais rien vu de tel dans ma vie. La peinture n’était que du camouflage. De la même manière que le Gardien se camouflait pour ressembler à une vieille maison à l’abandon.

Le soleil avait atteint l’horizon. Roland demanda à Jake s’il voulait bien leur montrer Charlie le Tchou-tchou, puis leur en faire la lecture. Le garçon passa le livre à la ronde. Eddie et Susannah observèrent la couverture un long moment.

— J’avais ce bouquin quand j’étais tout môme, dit enfin Eddie, de ce ton uni que donne la certitude absolue. Puis nous avons quitté Queens pour Brooklyn — je n’avais pas quatre ans —, et je l’ai perdu. Mais je me souviens du dessin sur la couverture. Et il me faisait le même effet qu’à toi, Jake. Je ne l’aimais pas. Il ne m’inspirait pas confiance.

Susannah leva les yeux et fixa Eddie.

— J’avais le même, moi aussi… Comment aurais-je pu oublier la petite fille qui porte mon prénom… même si, à l’époque, c’était mon second prénom ? Et j’éprouvais des sentiments analogues aux tiens envers le train. Je ne l’aimais pas et il ne m’inspirait pas confiance. (Elle tapota la couverture du doigt avant de passer le livre à Roland.) Je trouvais que ce sourire était une imposture de première bourre.

Roland n’accorda qu’un coup d’œil au dessin avant de reporter son regard sur Susannah.

— Tu l’as perdu, toi aussi ?

— Oui.

— Et je parie que je sais quand, dit Eddie.

Susannah hocha la tête.

— Je n’en doute pas. Ç’a été après que cet homme m’a lancé une brique sur le crâne. Je l’avais quand nous sommes partis dans le Nord pour le mariage de Tante Bleue. Je l’avais dans le train. Je m’en souviens, parce que je ne cessais de demander à mon père si c’était Charlie le Tchou-tchou qui nous tirait. Je ne voulais pas que ce soit lui, parce que nous devions aller à Elizabeth, dans le New Jersey, et je pensais que Charlie risquait de nous emmener n’importe où. À la fin de l’histoire, n’en-traîne-t-il pas à sa suite des gens dans un village miniature ou un truc dans ce goût-là, Jake ?

— Un parc d’attractions.

— Mais oui ! Un dessin le représente remorquant des enfants dans ce parc, non ? Tous ont l’air hilares, sauf que j’ai toujours pensé qu’en réalité ils hurlaient.

— Oui ! cria Jake. Oui, c’est exact ! C’est tout à fait ça !

— Je croyais que Charlie allait peut-être nous emmener là où il habitait, et non au mariage de ma tante, et qu’il ne nous laisserait jamais revenir chez nous.

— Tu ne peux pas rentrer chez toi, à présent, murmura Eddie, qui passa nerveusement les doigts dans ses cheveux.

— Tout le temps qu’on a été dans ce train, je n’ai pas lâché le livre. Je me souviens même d’avoir pensé : S’il tente de nous kidnapper, je déchirerai ses pages jusqu’à ce qu’il mette les pouces. Mais faut-il le dire ? Nous sommes arrivés à bon port, et à l’heure, qui plus est. Papa m’a emmenée au bout du quai, pour que je voie la locomotive. C’était un diesel, pas une locomotive à vapeur, et je me rappelle que ce détail m’a réjouie. Puis, après le mariage, le dénommé Mort m’a lancé cette brique et je suis restée dans le coma un bout de temps. Après ça, je n’ai jamais revu Charlie le Tchou-tchou. Pas jusqu’à aujourd’hui.

(Elle hésita puis ajouta :) Ce pourrait être le mien, qui sait ?… Ou celui d’Eddie.

— Ouais, et c’est sans doute le cas, approuva Eddie. (Son visage était pâle et solennel… puis il eut un sourire de gosse.) « Voyez la TORTUE, c’est-y pas trognon ? Toute chose sert ce foutu Rayon. »

Roland observa l’ouest.

— Le soleil se couche. Lis-nous l’histoire avant que nous ne soyons privés de lumière, Jake.

Le garçon ouvrit le livre à la première page, leur montra le dessin représentant Bob le Mécano dans la cabine de Charlie et commença :

— « Bob Brooks travaillait comme mécanicien pour la compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes et faisait régulièrement le trajet de Saint Louis à Topeka… »

24

— « … Et de temps en temps, les enfants entendent Charlie chanter sa vieille chanson de sa petite voix bourrue », termina Jake.

Il leur montra la dernière image — les enfants hilares qui, en réalité, auraient aussi bien pu être en train de hurler, puis referma le livre. Le soleil était couché ; le firmament était pourpre.

— Eh bien, c’est un peu tiré par les cheveux, dit Eddie. L’histoire s’apparente davantage à un rêve dans lequel il arrive que les rivières coulent vers l’amont, mais ça tient suffisamment la route pour me flanquer une pétoche de tous les diables. C’est l’Entre-Deux-Mondes — le territoire de Charlie. Sauf que son nom, par ici, n’est pas Charlie. Dans le coin, on l’appelle Blaine le Mono.

Roland observait Jake.

— Donne-nous ton avis. Devrions-nous contourner la cité ? Croiser au large de ce train ?

Jake réfléchit, tête basse, ses doigts courant distraitement dans l’épaisse fourrure soyeuse d’Ote.

— J’aimerais bien, répondit-il enfin, mais si j’ai bien pigé ce truc à propos du ka, je ne crois pas que nous soyons supposés le faire.

Roland opina.

— S’il s’agit du ka, la question de savoir ce qu’on est supposés faire ou ne pas faire n’entre même pas en ligne de compte. Si nous évitions Lud, les circonstances nous forceraient à y revenir. En l’occurrence, mieux vaut se soumettre tout de suite à l’inévitable au lieu d’atermoyer. Qu’en penses-tu, Eddie ?

Eddie réfléchit aussi longuement et aussi soigneusement que Jake l’avait fait. Il ne voulait rien avoir à faire avec un train doué de la parole qui fonctionnait tout seul ; qu’on l’appelât Charlie le Tchou-tchou ou Blaine le Mono, tout ce que leur avait dit et lu Jake laissait supposer qu’il y avait de fortes chances que ce fût un engin mauvais. D’un autre côté, ils avaient des kilomètres et des kilomètres à parcourir, et, quelque part au bout du chemin, se trouvait ce qu’ils étaient venus chercher. À cette pensée, Eddie fut surpris de s’apercevoir qu’il avait les idées claires et savait exactement ce qu’il voulait. Il releva la tête et, pour la première fois ou presque depuis qu’il avait mis le pied dans ce monde, il fixa fermement le regard bleu délavé de Roland de ses yeux noisette.

— Je veux retourner dans ce champ de roses et voir la Tour qui s’y dresse. J’ignore tout ce qui se passera ensuite. Sans fleurs ni couronnes, sans doute, et pour chacun de nous. Mais je m’en tamponne le coquillard ! Je veux être de nouveau là-bas. Je me contrefiche que Blaine soit le diable et que le train traverse le cœur de l’enfer pour rejoindre la Tour. Je vote pour.

Roland hocha le menton et se tourna vers Susannah.

— Eh bien, je n’ai fait aucun rêve concernant la Tour Sombre, dit la jeune femme, je ne peux donc aborder la question à ce niveau — le niveau du désir, diriez-vous, je suppose. Mais à présent, je crois au ka, et je ne suis pas paralysée au point de ne rien sentir quand quelqu’un me martèle le crâne de ses poings et me répète : « Par là, idiote ! » Et toi, Roland ? Qu’en penses-tu ?

— Que nous avons eu notre content de parlotes pour aujourd’hui et que le moment est venu de laisser tomber jusqu’à demain.

— Et Tradéridéra, Devine-moi ! demanda Jake. Tu veux y jeter un coup d’œil ?

— Nous aurons largement le temps un autre jour. Dormons un peu.

25

Le Pistolero, cependant, fut long à trouver le sommeil ; quand le martèlement rythmé se fit de nouveau entendre, il se leva et retourna sur la route. Il s’immobilisa, le regard rivé sur le pont et la cité. Il était en tout point le fin diplomate que Susannah avait soupçonné ; il avait compris que le train constituait la prochaine étape sur la route qu’ils devaient prendre dès le moment ou presque où il en avait entendu parler… Toutefois, il avait senti qu’il ne serait pas sage de le dire. Eddie, notamment, détestait qu’on lui force la main ; quand il s’apercevait qu’on le manipulait, il baissait la tête, se campait fermement sur ses jambes, débitait ses plaisanteries stupides et regimbait comme une mule. Cette fois, ses désirs étaient les mêmes que ceux de Roland, mais il risquait tout de même de dire jour si Roland disait nuit et nuit si Roland disait jour. Il était moins risqué d’y aller en douceur, et plus sûr de questionner plutôt que de parler.

Il tourna les talons pour rebrousser chemin… et saisit son revolver à la vue d’une silhouette sombre qui le regardait, debout au bord de la route. Il ne tira pas, mais ce fut moins une.

— Je me demandais si tu arriverais à dormir après cette petite représentation, dit Eddie. Non, apparemment.

— Je ne t’ai pas entendu, Eddie. Tu fais des progrès… Sauf que, cette fois, tu as failli recevoir une balle dans le ventre pour ta peine.

— Tu ne m’as pas entendu, parce que ton esprit carbure à plein régime.

Eddie rejoignit le Pistolero et, même à la lumière des seules étoiles, celui-ci vit que le garçon n’était pas dupe pour un sou. Son respect pour lui s’en accrut encore. C’était à Cuthbert qu’Eddie lui faisait penser ; à nombre d’égards, toutefois, Eddie avait dépassé son ami de jadis.

Si je le sous-estime, songea-t-il, je suis bon pour m’en tirer avec une patte sanguinolente. Et si je le laisse tomber ou si je fais quelque chose qu’il verra comme une trahison, il essaiera probablement de me tuer.

— Qu’est-ce qui te tracasse, Eddie ?

— Toi. Nous. Je veux que tu saches ceci : jusqu’à ce soir, je supposais que tu le savais déjà. À présent, je n’en jurerais pas.

— Dis-moi, alors.

Comme il ressemble à Cuthbert ! pensa de nouveau le Pistolero.

— Nous sommes avec toi parce que nous y sommes forcés… ton foutu ka. Mais également parce que nous le voulons. Cela est vrai pour Susannah et moi, et je suis à peu près certain que ça l’est aussi pour Jake. Tu es très intelligent, mon vieux poteau du khef, mais tu devrais mettre ton intelligence dans un abri antibombes, parce que c’est vachement dur parfois de te suivre. Je veux la voir, Roland. Tu piges ce que je suis en train de te dire ? Je veux voir la Tour. (Eddie scruta le visage de Roland, n’y aperçut apparemment pas ce qu’il espérait y trouver et leva les mains en signe d’exaspération.) Je veux que tu cesses de me tirer par l’oreille comme un gosse !

— Que je cesse de te tirer par l’oreille ?

— Ouais. Te fatigue plus à me traîner. Je viens de mon plein gré. Nous venons de notre plein gré. Si tu mourais cette nuit dans ton sommeil, on t’enterrerait puis on reprendrait la route. Probable qu’on ne ferait pas de vieux os, mais on mourrait sur le Sentier du Rayon. Tu comprends, maintenant ?

— Oui.

— Puisque tu le dis… Mais me crois-tu ?

Bien sûr, songea Roland. Où pourrais-tu aller, sinon, Eddie, dans ce monde qui t’est si étranger ? Et que pourrais-tu faire d’autre ? Tu ferais un bien piètre fermier.

Mais cette pensée était mesquine et injuste, et Roland le savait. Dénigrer le libre arbitre en le confondant avec le ka était pire qu’un blasphème ; c’était agaçant et stupide.

— Oui, répondit-il. Je te crois. Par mon âme, je te crois.

— Alors, cesse de te conduire comme si nous étions un troupeau de moutons et toi le berger nous filant le train en agitant une houlette pour nous empêcher, écervelées créatures, de quitter la route pour nous précipiter dans des sables mouvants. Montre-toi plus tolérant envers nous. Si nous devons mourir dans la cité ou à bord de ce train, que je perde la vie en sachant que j’étais plus qu’un simple pion sur ton échiquier !

Roland sentit la colère lui échauffer les joues, mais s’illusionner n’avait jamais été son fort. S’il était furieux, ce n’était pas parce que Eddie avait tort, mais parce qu’il avait lu en lui. Roland l’avait regardé aller son petit bonhomme de chemin, s’éloignant sans cesse davantage de sa prison — de même que Susannah, car elle aussi avait été emprisonnée — et, pourtant, son cœur n’avait jamais tout à fait accepté la preuve que lui donnaient ses sens. Apparemment, son cœur voulait continuer de les voir comme des êtres différents, inférieurs.

Roland inspira à fond.

— Pistolero, j’implore ton pardon.

Eddie hocha la tête.

— Nous fonçons droit dans un bel ouragan d’emmerdes… Je le sens, et j’ai une frousse bleue. Cependant, ce ne sont pas tes emmerdes, mais les nôtres. D’accord ?

— Oui.

— D’après toi, qu’est-ce qu’on risque, au pire, dans la cité ?

— Je l’ignore. Je sais seulement que nous devons tenter de protéger Jake, parce que la vieille Tantine a dit qu’il susciterait la convoitise des deux factions en présence. Pour une part, les dangers que nous courrons seront fonction du temps qu’il nous faudra pour dénicher ce train. Pour l’essentiel, toutefois, ils dépendront de ce qui arrivera quand nous l’aurons trouvé. Si notre troupe était plus forte de deux hommes, je placerais Jake dans une boîte roulante et l’entourerais de fusils de toutes parts. Comme ce n’est pas le cas, nous marcherons en file indienne — moi le premier, Jake derrière poussant Susannah et toi fermant la marche.

— Des tas d’emmerdes, Roland ? Essaie de deviner.

— Je ne le peux pas.

— Je pense que si. Tu ne connais pas la cité, mais tu sais comment les gens de ton monde se sont comportés depuis que les choses ont commencé à se désagréger. Beaucoup d’emmerdes ?

Roland se tourna vers le bruit régulier de la batterie et réfléchit.

— Pas trop, si ça se trouve. Je suppose que les combattants sont vieux et démoralisés. Il se peut que tu aies raison et que certains nous offrent même leur aide, ainsi que l’a fait le ka-tet de River Crossing. Peut-être ne verrons-nous personne… Eux nous verront, verront que nous avons des armes et ils feront l’autruche, nous laissant aller notre chemin. Sinon, j’espère qu’ils s’égailleront comme des rats si nous faisons le coup de feu.

— Et s’ils décident de passer à l’attaque ?

Roland sourit.

— Dans ce cas, Eddie, nous nous rappellerons tous le visage de nos pères.

Les yeux d’Eddie étincelèrent dans les ténèbres et, de nouveau, Roland ne put s’empêcher de songer à Cuthbert — Cuthbert qui avait déclaré un jour qu’il ne croirait aux fantômes que lorsqu’il en aurait un entre les dents, Cuthbert avec qui il avait jadis éparpillé des miettes de pain sous un gibet.

— Ai-je répondu à toutes tes questions ?

— Non… Mais je crois que, ce coup-ci, tu as joué franc jeu avec moi.

— Eh bien, bonne nuit, Eddie.

— Bonne nuit.

Eddie tourna les talons et s’éloigna. Roland le suivit des yeux. À présent qu’il était à l’écoute, il l’entendait… mais si peu. Il fit lui aussi demi-tour, puis pivota vers les ténèbres au sein desquelles se dressait la cité de Lud.

Il est ce que la vieille femme appelait un Ado. Elle a dit que les deux factions se le disputeraient.

Tu ne vas pas me laisser tomber, cette fois ?

Non. Pas cette fois. Plus jamais.

Mais Roland savait un fait que les autres ignoraient. Après la conversation qu’il venait d’avoir avec Eddie, peut-être devait-il le leur dire… Mais non. Il le garderait pour lui encore un peu.

Dans l’ancienne langue qui avait jadis été la lingua franca de son monde, la plupart des mots, ainsi khef et ha, avaient de multiples significations. Le mot char, cependant — char comme dans Charlie le Tchou-tchou —, n’en avait qu’une.

Char signifiait la mort.

V LE PONT ET LA CITÉ

1

Ils découvrirent l’avion écrasé trois jours plus tard.

Jake le montra du doigt d’abord en milieu de matinée — un éclat de lumière à une quinzaine de kilomètres, comme un miroir posé dans l’herbe. Quand ils s’en furent rapprochés, ils distinguèrent un gros objet noir sur le bas-côté de la Grand-Route.

— On dirait un oiseau mort, dit Roland. De grande taille.

— Ce n’est pas un oiseau, dit Eddie. C’est un avion. Je suis à peu près sûr que c’est la réverbération du soleil sur la verrière du cockpit qui provoque cette clarté éblouissante.

Une heure plus tard, ils contemplaient en silence l’antique épave. Trois corneilles grassouillettes, perchées sur le fuselage en lambeaux, fixaient les nouveaux venus avec insolence. Jake ramassa un caillou sur le bord de la route et le leur lança. Les volatiles s’envolèrent pesamment dans des croassements d’indignation.

Une des ailes de l’avion, cassée dans la chute, se trouvait à trente mètres de là, ombre pareille à une planche de surf plongeant en piqué au sein de l’herbe haute. Le reste de la machine volante était à peu près intact. La verrière du cockpit s’était fêlée en étoile là où l’avait heurtée la tête du pilote. Une large tache couleur de rouille s’y étalait.

Ote trottina jusqu’à l’endroit où trois pales rouillées se dressaient hors de la végétation, les renifla, puis revint à la hâte vers Jake.

L’homme, dans le cockpit, n’était plus qu’une momie desséchée portant une veste de cuir rembourrée et un casque orné d’une pointe en son sommet. Il n’avait plus de lèvres, ses dents étaient dénudées sur un ultime et atroce rictus. Ses doigts, autrefois aussi gros que des saucisses et désormais réduits à l’état d’os couverts de peau, agrippaient le manche à balai. Son crâne était enfoncé là où il avait frappé le verre, et Roland supputa que les dépôts gris verdâtre qui maculaient sa joue gauche étaient tout ce qui subsistait de sa cervelle. Sa tête était inclinée en arrière, comme s’il n’avait pas douté, même à l’instant de sa mort, pouvoir de nouveau rejoindre le ciel. L’aile intacte de l’avion saillait de l’herbe luxuriante. On y discernait des insignes passés, qui représentaient un poing brandissant la foudre.

— M’est avis que Tantine Talitha se gourait et que le vieil albinos était dans le vrai, finalement, dit Susannah d’une voix apeurée. Ce doit être David Quick, le prince hors-la-loi. Regarde sa taille, Roland… il a sûrement fallu le graisser pour le faire entrer dans le cockpit.

Roland hocha la tête. Si la chaleur et les années avaient métamorphosé l’homme enfermé dans l’oiseau mécanique en un squelette enveloppé de peau sèche, il pressentait la largeur de sa carrure, et la tête difforme était massive.

— « Ainsi chut lord Perth, dit-il, et la contrée a tremblé sous ce coup de tonnerre. »

Jake lui adressa un regard interrogateur.

— C’est tiré d’un vieux poème. Lord Perth, un géant, parti guerroyer à la tête d’un millier d’hommes, était encore sur ses terres quand un petit garçon lui jeta une pierre, le blessant au genou. Il trébucha, le poids de son armure l’entraîna à terre et il se rompit le cou dans sa chute.

— Ça ressemble à notre histoire de David et de Goliath, dit Jake.

— Il n’y a pas eu de pétarade, déclara Eddie. Je parie qu’il est tout bêtement tombé en panne sèche et qu’il a essayé de faire un atterrissage forcé sur la route. C’était peut-être un hors-la-loi et un barbare, n’empêche qu’il avait des tripes.

Roland opina et regarda Jake.

— Tu supportes le choc ?

— Oui. Si ce type était encore… euh… coulant, ce serait peut-être différent. (Jake détourna son regard du cadavre et le porta sur la cité. Lud était beaucoup plus proche et plus nette à présent, et bien qu’on distinguât de nombreuses vitres brisées dans les tours, comme Eddie, il n’avait pas abandonné tout espoir d’y trouver de l’aide.) Je serais prêt à parier que les choses se sont comme qui dirait dégradées dans la cité après sa mort.

— À mon avis, tu gagnerais ton pari, dit Roland.

— Tu sais quoi ? (Jake étudiait de nouveau l’avion.) Les gens qui ont bâti cette ville ont peut-être également construit des avions, mais celui-là est un des nôtres. J’ai fait une rédaction à l’école, en septième, sur les combats aériens, et il me semble le reconnaître. Roland, je peux l’examiner de plus près ?

Le Pistolero opina.

— Je t’accompagne.

Tous deux se dirigèrent vers l’avion ; l’herbe haute bruissait contre leurs pantalons.

— Regarde ! Tu vois la mitrailleuse sous l’aile ? C’est un modèle allemand à air froid, et l’avion est un Focke-Wulf d’avant la Seconde Guerre mondiale. J’en suis sûr ! Mais qu’est-ce qu’il fabrique ici ?

— De nombreux avions disparaissent, dit Eddie. Prends le triangle des Bermudes, par exemple. C’est un endroit perdu au milieu d’un de nos océans, Roland. On le prétend ensorcelé. Peut-être est-ce une grande porte entre nos mondes — une porte qui reste ouverte en permanence. (Eddie voûta les épaules et s’essaya à une mauvaise imitation de Rod Serling.) « Attachez vos ceintures et préparez-vous à des turbulences : vous allez entrer dans… la quatrième dimension de Roland ! »

Jake et Roland, à présent sous l’aile, ne lui prêtèrent pas attention.

— Soulève-moi, Roland.

Le Pistolero secoua la tête.

— Cette aile a l’air solide, mais elle ne l’est pas — cet appareil est là depuis un bail, Jake. Tu risques de tomber.

— Fais-moi la courte échelle, alors.

— Je m’en charge, Roland, dit Eddie.

Roland examina un moment sa main droite mutilée, haussa les épaules et entrecroisa les mains.

— Laisse. Il n’est pas lourd.

Jake ôta ses tennis et se hissa avec légèreté dans l’étrier que lui avait fait Roland. Ote se mit à pousser des aboiements perçants. Excitation ou inquiétude ? Roland n’aurait su le dire.

Jake pressa sa poitrine contre un des volets rouillés de l’avion, le regard à hauteur des insignes représentant le poing brandissant la foudre. Ils s’étaient un peu décollés de l’aile. Jake saisit le volet et tira. Il se détacha si aisément que le garçon serait tombé à la renverse si Eddie, qui se tenait dans son dos, n’avait posé une main sur ses fesses pour le maintenir en équilibre.

— Je le savais, dit Jake. (Un autre emblème apparaissait à présent distinctement sous le poing et la foudre — une croix gammée.) Je voulais juste le voir. Tu peux me reposer par terre.

Ils se remirent en route. Chaque fois qu’ils se retournèrent, cet après-midi-là, ils aperçurent la queue de l’avion, se dressant nettement hors de l’herbe haute tel le monument funéraire de lord Perth.

2

Ce fut au tour de Jake de préparer le feu ce soir-là. Quand il eut disposé le bois à la satisfaction du Pistolero, celui-ci lui tendit sa barre d’acier et le Silex.

— Voyons comment tu t’y prends.

Eddie et Susannah étaient assis à l’écart, leurs bras affectueusement passés autour de la taille l’un de l’autre. En fin de journée, Eddie avait trouvé une fleur jaune vif au bord de la route et l’avait cueillie pour la jeune femme. Elle l’avait piquée dans ses cheveux et, chaque fois qu’elle regardait Eddie, ses lèvres esquissaient un léger sourire et ses yeux s’emplissaient de lumière. Roland avait remarqué ces détails, et ils lui étaient agréables. L’amour des deux jeunes gens se faisait plus profond, plus fort. C’était bien. Assurément, il devrait être profond et fort pour survivre aux mois et aux années à venir.

Jake fit jaillir une étincelle, qui s’illumina à quelques centimètres du petit bois.

— Rapproche le silex, dit Roland, et tiens-le bien. Et ne le frappe pas contre l’acier, Jake. Frotte-le.

Jake recommença et, cette fois, l’étincelle s’alluma dans le bois. Une légère volute de fumée s’éleva, mais le feu ne prit pas.

— Je ne suis pas très doué, on dirait.

— Tu vas y arriver. En attendant, réfléchis à ceci : qu’est-ce qui est vêtu quand la nuit tombe et dévêtu quand le jour point ?

— Hein ?

Roland rapprocha les mains de Jake du tas de brindilles.

— Je parie que celle-là n’est pas dans ton livre.

— Oh, c’est une devinette ! (Jake fit jaillir une autre étincelle. Cette fois, une flamme minuscule luit dans le bois avant de s’éteindre.) Tu en connais quelques-unes, toi aussi ?

Roland hocha la tête.

— Pas quelques-unes… plein. Quand j’étais gosse, j’ai dû en connaître des milliers. Ça faisait partie de mes études.

— Sans blague ? Pourquoi étudierait-on des devinettes ?

— Vannay, mon précepteur, affirmait qu’un garçon capable de répondre à une devinette avait l’esprit agile. On avait des concours de devinettes chaque vendredi midi et le gagnant ou la gagnante avait le droit de sortir plus tôt de l’école.

— T’arrivait-il fréquemment de partir plus tôt, Roland ? demanda Susannah.

Il secoua la tête, une esquisse de sourire sur les lèvres.

— J’adorais les devinettes, mais je n’étais pas très fort. Vannay disait que c’était parce que je pensais trop en profondeur, mon père parce que je manquais d’imagination. Tous deux avaient raison, je crois… Mon père, toutefois, était un peu plus près de la vérité. J’ai toujours été capable de dégainer un pistolet plus promptement qu’aucun de mes camarades et de viser plus sûrement dans le mille, mais je n’ai jamais eu l’esprit très agile.

Susannah, qui avait observé Roland de près quand il avait eu affaire aux vieillards de River Crossing, jugea que le Pistolero se sous-estimait, mais ne souffla mot.

— Parfois, les soirs d’hiver, on organisait des concours de devinettes dans le grand hall. Quand il n’y avait que les jeunes, c’était toujours Alain qui gagnait. Quand les adultes, eux aussi, prenaient part à la compétition, c’était Cort. Il avait oublié plus de devinettes que nous n’en avions jamais su et, à la fin du Jour de la Fête des Devinettes, il rapportait invariablement l’oie chez lui. Les devinettes ont de grands pouvoirs, et, tout un chacun en connaît une ou deux.

— Même moi, dit Eddie. Par exemple, pourquoi le bébé mort est-il passé de l’autre côté ?

— C’est idiot, Eddie, fit Susannah.

Mais la jeune femme souriait.

— Parce qu’on l’avait attaché à la patte du poulet qui a traversé la route ! brailla Eddie, qui sourit quand Jake éclata de rire, faisant s’écrouler sa pile de petit bois. Hi, hi, hi, j’en ai des millions de la même veine, les mecs !

Roland, lui, ne rit pas. Il paraissait même un brin offensé.

— Pardonne-moi de te dire ça, Eddie, mais c’est assez stupide.

— Mon Dieu, Roland, je suis navré ! (Eddie souriait toujours, mais il avait l’air un peu irrité.) J’oublie tout le temps que tu as perdu ton sens de l’humour dans la Croisade des Enfants, ou je ne sais quoi.

— C’est seulement que je prends les devinettes au sérieux. On m’a enseigné que l’aptitude à les résoudre était la marque d’un esprit sain et rationnel.

— Sauf que ce n’est pas demain la veille qu’elles supplanteront les œuvres de Shakespeare ou les équations du second degré. Bon, ne nous emballons pas !

Jake regardait pensivement Roland.

— Mon livre disait que les devinettes sont le jeu de société le plus ancien auquel on joue encore. Dans notre monde, je veux dire. Et le type que j’ai rencontré dans la librairie prétendait que c’était une affaire sérieuse, pas uniquement des blagues. Que des gens pouvaient mourir à cause d’elles.

Roland scrutait les ténèbres grandissantes.

— En effet. J’ai vu cela se produire.

Il se remémorait un certain Jour de la Fête des Devinettes qui ne s’était pas achevé sur la remise de l’oie au vainqueur, mais par la mort d’un bigleux coiffé d’un chapeau à grelots roulant dans la poussière, un poignard planté en plein cœur. Le poignard de Cort. L’homme, un troubadour et acrobate ambulant, avait tenté de duper Cort en volant le carnet du juge dans lequel les réponses étaient consignées sur de petits morceaux d’écorce.

— Eh bien, scusez-moi, m’sieurs-dames ! fit Eddie.

Susannah regardait Jake.

— Je ne me souvenais plus du tout de ton livre de devinettes. Pourrais-je y jeter un coup d’œil ?

— Bien sûr. Il est dans mon sac à dos. Mais les réponses n’y figurent plus. Peut-être que c’est pour ça que M. Tower me l’a donné gra…

Il se sentit soudain saisi violemment aux épaules.

— Quel nom as-tu dit ? demanda Roland.

— M. Tower. Calvin Tower. Je ne vous l’avais pas dit ?

— Non. (Roland relâcha lentement son étreinte.) Mais l’entendre ne me surprend guère.

Eddie avait ouvert le sac de Jake et trouvé Tradéridéra, Devine-moi ! Il le lança à Susannah.

— Tu sais, j’ai toujours pensé que cette devinette du bébé mort était vachement bonne, dit-il. De mauvais goût, j’en conviens, mais vachement bonne.

— De bon ou de mauvais goût, peu m’importe, rétorqua Roland. Elle est absurde et insoluble, et c’est ça qui la rend stupide. Une bonne devinette ne doit être ni absurde ni insoluble.

— Nom d’un chien ! Vous avez pris ce truc au sérieux, on dirait !

— Oui.

Jake, pendant ce temps, avait réordonné le petit bois en tas et réfléchissait à la devinette qui avait donné lieu à la discussion. Il sourit soudain.

— Un feu. Voilà la réponse, n’est-ce pas ? On le couvre la nuit et on le découvre le matin. Si on remplace vêtir par couvrir, c’est simple.

— En effet.

Roland sourit à Jake à son tour, mais il ne quittait pas Susannah des yeux, l’observant tandis qu’elle feuilletait le petit livre dépenaillé. Il songea, à la vue de son froncement de sourcils studieux et du geste distrait par lequel elle remit en place la fleur jaune qui glissait dans ses cheveux, qu’elle seule serait à même de se rendre compte que le livre de devinettes déchiré était peut-être aussi important que Charlie le Tchou-tchou… plus important, si ça se trouvait. Il porta ensuite son regard sur Eddie et sentit renaître son irritation à l’endroit de sa devinette. Le jeune homme avait un autre point commun avec Cuthbert, plutôt malheureux, celui-là : Roland avait parfois envie de le secouer jusqu’à lui faire pisser le sang par le nez et lui déchausser les dents.

Du calme, pistolero… Du calme ! La voix de Cort, pas précisément rieuse, résonna dans sa tête, et Roland chassa résolument ses émotions. Le caractère de l’individu était également, en partie du moins, déterminé par le ka, et Roland savait pertinemment que, en ce qui concernait Eddie, il s’agissait d’autre chose que de l’absurde. Chaque fois qu’il commettrait l’erreur de l’oublier, il ferait bien de se remémorer leur conversation au bord de la route, trois nuits plus tôt, quand Eddie l’avait accusé de les manipuler comme des pions sur un échiquier. La remarque l’avait mis en rogne… mais elle était suffisamment juste, aussi, pour le mortifier.

Dans l’ignorance béate de ces longues réflexions, Eddie demanda :

— Qu’est-ce qui est vert, pèse cent tonnes et vit au fond de l’océan ?

— Je sais ! s’écria Jake. Moby Sniff, la Grande Baleine morveuse.

— Foutaises ! maugréa Roland.

— Peut-être… mais c’est ça qui est censé être drôle. Les blagues, en principe, doivent mettre ton agilité d’esprit à l’épreuve, elles aussi. Ainsi… (Eddie dévisagea Roland, se mit à rire et leva les mains.) Laisse tomber ! J’abandonne. Tu ne comprendrais pas. Pas même si tu disposais d’un million d’années. Voyons un peu ce foutu bouquin. Je vais m’efforcer de le prendre au sérieux… si nous pouvons avaler un morceau d’abord, j’entends.

— Surveille-moi, dit Roland avec une ombre de sourire.

— Quoi ?

— Cela veut dire que je tiens le pari.

Jake frotta le silex contre l’acier. Une étincelle jaillit et, cette fois, le petit bois s’enflamma. Le garçon s’assit, satisfait, et observa les flammes qui s’élevaient peu à peu, un bras passé autour du cou d’Ote. Il était fort content de lui. Il avait allumé le feu vespéral… et donné la bonne réponse à la devinette de Roland.

3

— J’en ai une, dit Jake, tandis qu’ils mangeaient leurs burritos en guise de dîner.

— Une stupide ? demanda Roland.

— Nan ! Une vraie de vraie.

— Je t’écoute.

— D’accord. Qui va son cours, mais ne marche point / Qui a une bouche, mais ne dit rien / Qui a un lit, mais n’y dort point / Qui a des bras, mais pas de mains ?

— Elle est bonne, dit Roland avec gentillesse, mais archiconnue. Un fleuve.

Jake fut un tantinet déconfit.

— Tu es vraiment dur à coller !

Roland lança la dernière bouchée de son burrito à Ote, qui l’accepta avec empressement.

— Non. Je suis ce qu’Eddie appelle un mateur. Tu aurais dû voir Alain ! Il collectionnait les devinettes comme les femmes les colifichets.

— Un amateur, Roland, mon vieux, dit Eddie.

— Merci. Écoutez celle-ci : Qui, couchée dans son lit / Dresse soudain la tête / D’abord blanche, elle rougit / Et plus elle grossit / Plus la vieille lui fait fête ?

Eddie éclata de rire.

— Une queue ! hurla-t-il. Un poil vulgaire, Roland, mais j’adore ! J’adore !

Roland secoua la tête.

— Mauvaise réponse. Une bonne devinette est tantôt une énigme au niveau des mots, comme celle de Jake pour le fleuve, tantôt davantage semblable à un tour de magie, qui te fait regarder dans une direction, alors que les choses se passent ailleurs.

— C’est à double détente, déclara Jake, qui expliqua ce qu’Aaron Deepneau lui avait dit à propos de la devinette sur Samson.

Roland approuva d’un hochement de tête.

— Une fraise ? fit Susannah, qui répondit ensuite à sa question. Bien sûr que c’est une fraise ! C’est comme pour la devinette du feu. Une métaphore s’y cache. Une fois qu’on l’a pigée, on peut résoudre la devinette.

— J’ai fait une métaphore sexuelle, mais elle m’a giflé et planté là quand je lui en ai causé, dit Eddie avec tristesse.

Tous l’ignorèrent.

— Si tu remplaces « et plus elle grossit » par « et plus elle mûrit », c’est fastoche ! D’abord blanche, elle rougit. Plus elle mûrit, plus la vieille lui fait fête.

Susannah semblait satisfaite d’elle-même.

Roland hocha le menton.

— La réponse que j’ai toujours entendu donner était une éruption d’acné, mais je suis certain que toutes deux ont le même sens.

Eddie prit Tradéridéra, Devine-moi ! et se mit à le feuilleter.

— Que dis-tu de celle-ci, Roland ? Quand est-ce qu’une porte n’est plus une porte ?

Roland se renfrogna.

— Est-ce là un nouveau témoignage de ta sottise ? Je te préviens que ma patience est…

— Non. Je t’ai promis d’être sérieux, et je le suis… du moins je m’efforce de l’être. C’est dans ce bouquin et il se trouve que je connais la réponse. Je l’ai entendue quand j’étais gosse.

Jake, qui connaissait lui aussi la réponse, cligna de l’œil à l’adresse d’Eddie. Celui-ci lui fit un clin d’œil en retour et s’amusa de voir Ote s’essayer à les imiter. Le bafouilleux ferma les yeux, abandonnant la partie.

Roland et Susannah, pendant ce temps, réfléchissaient à l’énigme.

— Cela doit avoir quelque chose à voir avec l’amour, dit Roland. A door, adore[10] Quand l’adoration n’est plus de l’adoration… Hum…

— Hum, dit Ote.

Son imitation du ton pensif de Roland était un petit chef-d’œuvre. Eddie refit un clin d’œil à Jake. Ce dernier couvrit sa bouche de sa main pour dissimuler un sourire.

— La réponse est-elle amour mensonger ?

— Non.

— Fenêtre ! dit soudain Susannah avec détermination. Quand est-ce qu’une porte n’est plus une porte ? Quand c’est une fenêtre !

— Non.

Eddie souriait à présent jusqu’aux oreilles. Jake, lui, était frappé de constater à quel point Roland et Susannah étaient loin de la bonne réponse. Il y a là de la magie à l’œuvre, songea-t-il. Pas de tapis volants ni d’éléphants qu’on escamote, mais de la magie quand même. L’activité à laquelle ils étaient en train de se livrer — se poser tout bêtement des devinettes autour d’un feu de camp — lui apparut soudain dans une lumière entièrement neuve. C’était comme jouer à colin-maillard, sauf qu’ici le bandeau était remplacé par des mots.

— Je donne ma langue au chat, dit Susannah.

— Moi aussi, renchérit Roland. Dis-le-nous si tu sais.

— La réponse est : quand elle est hors de ses gonds. Tu piges l’astuce ? (Eddie scruta le visage de Roland où pointait une lueur d’intelligence et demanda, légèrement anxieux :) Elle n’est pas bonne ? J’ai essayé d’être sérieux, ce coup-ci, Roland… parole !

— Elle n’est pas mauvaise du tout. Au contraire, elle est excellente. Cort l’aurait trouvée, j’en suis certain… Alain aussi, probablement. C’est très futé. J’ai fait ce que je faisais toujours à l’école : j’ai compliqué les choses et je suis passé à côté de la réponse.

— Il y a vraiment quelque chose dans cette devinette, hein ? fit Eddie, songeur.

Roland acquiesça d’un signe de tête, mais celui-ci fut perdu pour Eddie, qui avait plongé son regard au cœur du feu, où des douzaines de roses s’épanouissaient puis se fanaient dans les braises.

— Encore une, dit Roland, ensuite au lit. À partir de ce soir, toutefois, nous allons prendre des tours de garde. Toi d’abord, Eddie, puis Susannah. Je prendrai le dernier.

— Et moi ? demanda Jake.

— Plus tard, ça pourra se faire. Pour l’heure, il est plus important que tu dormes.

— Tu crois vraiment que c’est nécessaire ? s’enquit Susannah.

— Je ne sais pas — ce qui est en soi la meilleure raison pour le faire. Jake, choisis-nous une devinette dans ton livre.

Eddie tendit Tradéridéra, Devine-moi ! au gamin, qui feuilleta les pages et s’arrêta non loin de la fin.

— Ouah ! Celle-là, elle est super !

— Voyons voir, dit Eddie. Si ce n’est pas moi qui la trouve, ce sera Susannah. On nous connaît dans les foires de toute la contrée sous le nom d’Eddie Dean et sa reine de la Devine.

— On est bien spirituel, ce soir, on dirait, fit Susannah. On verra ce qu’il restera de ton humour quand tu auras fait le planton au bord de la route jusqu’à minuit ou à peu près, mon chou.

— « Je suis et pourtant n’existe pas, lut Jake, je viens toujours sans qu’on m’appelle. Parfois courte, longue parfois, je ne vous lâche pas d’une semelle. »

Ils discutaillèrent près d’un quart d’heure, mais aucun ne fut capable d’avancer la moindre réponse.

— Peut-être la solution viendra-t-elle à l’un de nous durant son sommeil, dit Jake. C’est comme ça que j’ai trouvé celle du fleuve.

— Pas un cadeau, ce bouquin, avec ses réponses dans la nature !

Eddie se leva et se drapa les épaules d’une couverture de peau comme d’une houppelande.

— Si ! rétorqua Jake. M. Tower me l’a donné.

— À quoi je dois faire gaffe, Roland ? demanda Eddie.

Le Pistolero haussa les épaules tandis qu’il s’étendait.

— Je l’ignore, mais, à mon avis, tu le sauras si tu vois ou entends quelque chose.

— Réveille-moi quand tu sentiras venir le sommeil, dit Susannah.

— Oh, ça, tu peux y compter !

4

Un fossé herbeux bordait la route. Eddie alla s’y asseoir, sa couverture sur les épaules. Une mince couche de nuages galopants voilait les cieux ce soir-là, faisant pâlir les étoiles. Un vent fort soufflait de l’ouest. Quand Eddie tourna son visage dans cette direction, il huma distinctement l’odeur des bisons qui avaient désormais fait leur cette plaine — un mélange de fourrure chaude et de fumées fraîches. L’acuité qu’avaient recouvrée ses sens au cours des mois écoulés était confondante… et, dans des moments comme celui-là, un peu terrifiante, aussi.

Très faiblement, il entendait un bison mugir.

Il se tourna vers la ville ; au bout d’un certain temps, il se mit à croire qu’il y apercevait de lointaines étincelles lumineuses — les bougies électriques du récit des jumeaux —, parfaitement conscient, cependant, qu’il ne voyait peut-être rien d’autre que ce qu’il désirait voir.

Tu es à des lieues et des lieues de la 42e Rue, mon mignon, se morigéna-t-il ; l’espoir est un truc fantastique, quoi qu’on en dise, mais n’espère pas au point de perdre de vue cette pensée : tu es à des lieues et des lieues de la 42e Rue. Ce n’est pas New York que tu vois devant tes yeux, si fort que tu le désires. C’est Lud, et Lud, c’est Lud. Si tu gardes cette idée à l’esprit, tu n’auras peut-être pas de problèmes.

Il passa son tour de garde à essayer de trouver une réponse à la dernière devinette de la soirée. La réprimande de Roland à propos de sa grosse blague sur le bébé mort l’avait mis de mauvais poil, et il serait ravi de pouvoir commencer la journée du lendemain en leur donnant la bonne réponse. Ils ne seraient évidemment pas en mesure de vérifier quelque réponse que ce soit à la fin du livre, mais, avec de bonnes devinettes, la réponse allait généralement de soi.

Parfois courte, longue parfois. C’était là la clé, à son avis, tout le reste n’était là que pour égarer les joueurs. Qu’est-ce qui était parfois long et parfois court ? Le souffle ? Non. Si l’on avait parfois le souffle court, on n’avait jamais le souffle long. Un voyage au long cours ? Un long drink ? Comme pour le souffle, ça ne marchait que pour un des deux termes.

— Un terme, murmura-t-il.

Un moment, il pensa avoir trouvé la solution. Les deux adjectifs allaient comme un gant. Le long terme signifiait une échéance lointaine ; le court terme, une échéance brève. Sauf que le long et le court terme ne vous collaient pas aux semelles.

Déçu, force lui fut de se moquer de lui, à se voir ainsi chamboulé à cause d’un innocent jeu de mots figurant dans un livre d’enfants. Cependant, il avait moins de peine à croire que des gens pussent s’entre-tuer à cause de devinettes — si les enjeux étaient suffisamment élevés et qu’il y eût fraude.

Allons… tu es en train de faire exactement ce qu’a dit Roland : passer à côté.

Oui, mais à quoi d’autre aurait-il pu penser ?

Puis la batterie se fit de nouveau entendre en provenance de la cité et Eddie eut autre chose à se mettre sous la dent. Il n’y avait pas de progression, dans ce bruit ; l’instant d’avant, c’était le silence et, l’instant suivant, le son battait à plein, comme si on venait de tourner un bouton. Eddie s’avança jusqu’au bout de la route en direction de la ville et tendit l’oreille. Il pivota alors sur lui-même pour voir si le martèlement avait réveillé ses compagnons. Il était toujours seul. Il se retourna vers Lud, les mains en cornet, pointa les oreilles en avant.

Bump… ba-bump… ba-bump-bumpbump-bump.

Bump… ba-bump… ba-bump-bumpbump-bump.

La certitude d’Eddie se renforça ; il savait ce que c’était. Du moins avait-il résolu cette énigme-là.

L’idée qu’il se trouvait sur une route déserte au cœur d’un monde quasiment vide, à quelque deux cent soixante-dix kilomètres d’une ville bâtie par quelque fabuleuse civilisation perdue et écoutait un tempo de rock’n’roll était dingue, mais l’était-ce plus qu’un feu de signalisation qui faisait sortir et rentrer un drapeau vert rouillé avec les mots PASSEZ PIÉTONS imprimés dessus ? Plus que de découvrir l’épave d’un avion allemand des années 1930 ?

Eddie fredonna mezza voce les paroles de la chanson de ZZ Top :

T’as pile besoin de ce truc collant

Pour fermer la braguette, devant,

de ton jean superclasse,

oh yeah…

Elles s’accordaient parfaitement au rythme. C’était la percussion disco de Velcro Fly. Eddie en aurait donné sa tête à couper.

Peu après, la musique se tut aussi soudainement qu’elle avait commencé, et il ne perçut plus que le vent et, plus faiblement, la Send, qui avait un lit mais n’y dormait point.

5

Aucun fait notable ne marqua les quatre jours suivants. Ils marchèrent ; ils virent le pont et la cité gagner en taille et en netteté ; ils bivouaquèrent ; ils se restaurèrent ; ils jouèrent aux devinettes ; ils montèrent la garde à tour de rôle (Jake avait harcelé Roland pour avoir son petit tour de veille durant les deux heures qui précédaient l’aube) ; ils dormirent. Le seul incident remarquable qui se produisit eut trait aux abeilles.

Vers midi, le troisième jour qui suivit la découverte de l’avion écrasé, un bourdonnement leur parvint, allant s’amplifiant jusqu’à dominer le jour. Roland finit par faire halte. Il désigna de l’index un bosquet d’eucalyptus.

— Là !

— On dirait des abeilles, décréta Susannah.

Les yeux bleu pâle de Roland brillèrent.

— Il se pourrait qu’on ait un petit dessert ce soir.

— Je ne sais comment te le dire, Roland, fit Eddie, mais je déteste être piqué.

— Comme nous tous, acquiesça Roland. Il n’y a pas de vent, on va pouvoir les enfumer pour les endormir et leur voler leurs rayons sans mettre la moitié de la planète à feu et à sang. Allons voir de plus près.

Il porta Susannah, aussi tentée que lui par l’aventure, jusqu’au bosquet d’eucalyptus. Eddie et Jake suivirent sans enthousiasme, et Ote, ayant apparemment conclu que la discrétion est la meilleure part de la bravoure, demeura assis au bord de la Grand-Route, haletant comme un chien et les observant avec attention.

Roland s’arrêta à la lisière des arbres.

— Restez où vous êtes, souffla-t-il à Eddie et à Jake. Nous allons jeter un coup d’œil. Je vous ferai signe de nous rejoindre si tout va bien.

Il porta Susannah sous les ombres mouchetées des arbres tandis que Jake et Eddie s’immobilisaient dans le soleil, les suivant des yeux.

Il faisait plus frais sous les ombrages. Le bourdonnement des abeilles était constant, hypnotique.

— Elles sont trop nombreuses, murmura Roland. C’est la fin de l’été ; elles devraient s’activer au-dehors. Je ne…

À la vue de la ruche saillant comme une tumeur hors du creux d’un arbre au centre de la clairière, il s’interrompit.

— Qu’est-ce qu’elles ont ? demanda Susannah d’une voix basse emplie d’horreur. Roland, qu’est-ce qu’elles ont ?

Une abeille, dodue et lente comme un taon en octobre, passa en bourdonnant près de sa tête. Susannah eut un sursaut de recul.

Roland fit signe à Jake et à Eddie de les rejoindre. Tous deux s’approchèrent et s’immobilisèrent, fixant la ruche sans prononcer un mot. Au lieu de figurer des hexagones bien ordonnés, les chambres n’étaient que des trous creusés au hasard, de toutes formes et de toutes tailles ; la ruche elle-même était bizarrement fondue, comme si on avait passé un coup de chalumeau dessus. Les abeilles qui y rampaient apathiquement étaient de la couleur de la neige.

— Nous pouvons faire une croix sur notre dessert de ce soir, dit Roland. Le miel que nous déroberions à ces rayons serait peut-être doux au palais, mais il nous empoisonnerait aussi sûrement que le jour succède à la nuit.

Une des grotesques abeilles blanches voleta pesamment près de la tête de Jake. Le garçon se baissa pour l’esquiver, empli de répugnance.

— À quoi c’est dû ? demanda Eddie. Qu’est-ce qui les a rendues comme ça, Roland ?

— La même chose que ce qui a nettoyé tout le pays par le vide ; qui fait que nombre de bisons naissent sous la forme de monstres stériles. Je l’ai entendu nommer la Vieille Guerre, le Grand Feu, le Cataclysme et le Grand Empoisonnement. Quoi que ce soit, ç’a marqué le début de tous nos problèmes et ça s’est produit voilà fort longtemps, un millier d’années avant la naissance des trisaïeuls des habitants de River Crossing. Les effets physiques — les bisons bicéphales, les abeilles blanches et ainsi de suite — se font plus rares au fil du temps. Je l’ai constaté de visu. Les autres changements se sont aggravés, même s’ils sont plus difficiles à déceler, et se poursuivent toujours.

Ils observèrent les abeilles neigeuses tandis qu’elles rampaient, hébétées et quasiment impotentes, autour de leur ruche. Certaines, apparemment, essayaient de travailler ; la plupart se contentaient de voleter de-ci, de-là, se cognant la tête et montant les unes sur les autres. Eddie se rappela soudain un flash infos qu’il avait vu autrefois — des survivants quittant une zone où avait explosé une canalisation de gaz, rasant presque totalement un pâté de maisons dans une ville de Californie. Les abeilles lui faisaient penser à ces gens ahuris, commotionnés.

— Vous avez eu une guerre nucléaire, hein ? demanda-t-il d’un ton de voix un rien accusateur. Ces Grands Anciens que t’as toujours à la bouche… Ils se sont fait sauter la tronche et hop zou direct en enfer, hein ?

— J’ignore ce qui s’est passé. Nul ne le sait. Les registres de l’époque se sont perdus, et les rares récits qui existent sont confus et contradictoires.

— Allons-nous-en, dit Jake d’une voix chevrotante. Ça me rend malade de regarder des trucs pareils.

— Je suis de ton avis, mon chou, dit Susannah.

Ils laissèrent donc les abeilles à leur existence sans but, brisée, dans le bosquet d’eucalyptus séculaires, et il n’y eut pas de miel pour le dessert ce soir-là.

6

— Quand vas-tu nous dire ce que tu sais ? demanda Eddie le lendemain matin.

La journée était lumineuse et bleue, mais le fond de l’air était mordant ; le premier automne qu’ils vivraient dans ce monde était imminent.

Roland jeta un coup d’œil à Eddie.

— Mais encore ?

— J’aimerais entendre toute ton histoire, du début jusqu’à la fin, en commençant par Gilead. Comment tu y as grandi et ce qui a mis un terme à tout ça. Je veux savoir comment tu as découvert l’existence de la Tour Sombre et pourquoi tu t’es mis en quête pour la trouver toutes affaires cessantes. Je veux tout savoir aussi sur tes amis. Et apprendre ce qui leur est arrivé.

Roland ôta son chapeau, essuya du bras la sueur sur son front et se recoiffa.

— Tu as le droit de savoir toutes ces choses, je suppose, et je te les dirai… mais pas maintenant. C’est une très longue histoire. Je n’ai jamais eu l’idée de la narrer à quiconque, et je ne la raconterai qu’une seule fois.

— Quand ? s’obstina Eddie.

— Quand le moment sera venu.

Ils durent se contenter de cette réponse.

7

Roland se réveilla juste avant que Jake ne le secoue. Il s’assit et jeta des regards alentour ; Eddie et Susannah dormaient profondément et, à la pâle lueur de l’aube, il ne vit rien d’anormal.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il à voix basse.

— Je ne sais pas. Un combat, peut-être. Viens écouter.

Roland repoussa sa couverture et suivit Jake jusqu’à la route. Il calcula qu’ils n’étaient plus désormais qu’à trois jours de marche de l’endroit où la Send longeait la cité ; le pont — bâti en plein sur le Sentier du Rayon — dominait l’horizon. Son inclinaison marquée était plus visible que jamais et il distinguait au moins une douzaine de trous, là où les câbles trop tendus avaient cassé net telles les cordes d’une lyre.

Cette nuit-là, ils eurent le vent de face lorsqu’ils regardèrent en direction de la cité, et les sons qu’il leur portait étaient faibles mais distincts.

— Est-ce un combat, vraiment ?

Roland hocha la tête et mit un doigt sur ses lèvres.

Il perçut de légers cris, un fracas qui semblait répercuter la chute de quelque énorme objet et — bien sûr — la batterie. Un autre tonnerre retentit, plus musical, celui-là : un bruit de verre brisé.

— Seigneur ! murmura Jake, qui se rapprocha du Pistolero.

Puis leur parvinrent des sons que Roland avait espéré ne pas entendre : le cliquetis rapide, graveleux, de petites armes à feu, suivi d’une forte détonation creuse — une explosion, à n’en pas douter. Elle roula vers eux en grondant à travers la plaine telle une boule de bowling invisible. Ensuite, cris, bruits sourds et bris de verre furent promptement couverts par la batterie et, lorsque celle-ci s’interrompit quelques minutes plus tard avec son inquiétante soudaineté habituelle, la cité replongea dans le silence ; un silence lourd de menaces.

Roland entoura les épaules de Jake de son bras.

— Il n’est pas encore trop tard pour contourner la cité.

Jake leva les yeux sur lui.

— Impossible.

— À cause du train ?

Jake acquiesça et chantonna :

— Blaine est peine, mais nous devons prendre le train. Et la cité est l’unique endroit où nous puissions nous embarquer à son bord.

Roland considéra pensivement le garçon.

— Pourquoi dis-tu que nous devons le prendre ? À cause du ka ? Si oui, Jake, il te faut comprendre que tu ne sais pas encore grand-chose à propos du ka — c’est le genre de sujet qu’on étudie sa vie durant.

— J’ignore s’il s’agit ou non du ka, mais je sais que nous ne pouvons nous rendre dans les Terres Perdues sans protection — autrement dit sans Blaine. Sans lui, nous mourrons, comme les abeilles que nous avons vues vont mourir quand l’hiver viendra. Il faut que nous soyons protégés. Parce que les Terres Perdues sont poison.

— D’où tiens-tu cela ?

— Je l’ignore ! cria Jake, au bord de la colère. Je le sais, c’est tout.

— D’accord, dit doucement Roland. (Il tourna de nouveau son regard vers Lud.) Mais il nous faudra être sacrément prudents. Dommage qu’ils aient encore de la poudre à fusil. Cela signifie qu’ils risquent d’avoir des armes plus puissantes encore. Je doute qu’ils sachent s’en servir, mais leur maladresse même accroît le danger. Ils peuvent s’énerver et nous envoyer tous ad patres.

— Atres, fit une voix grave dans leur dos.

Ils jetèrent un coup d’œil. Ote, assis sur le bord de la route, les observait.

8

Plus tard, ce jour-là, ils parvinrent à une nouvelle route qui serpentait vers eux, venant de l’ouest, et rejoignait la leur. Au-delà de ce point, la Grand-Route — beaucoup plus large, à présent, et divisée en son centre par un terre-plein en pierre noire polie — amorçait une inclinaison ; les remblais de béton émietté qui la flanquaient de part et d’autre donnèrent aux pèlerins une sensation de claustrophobie. Ils firent halte à un endroit où une de ces levées défoncées offrait une vision réconfortante du paysage et avalèrent un repas léger et peu satisfaisant.

— À ton avis, pourquoi a-t-on incliné la route ainsi, Eddie ? demanda Jake. Je veux dire, ç’a été fait exprès, n’est-ce pas ?

Eddie observa, par la brèche du béton, la plaine aussi étale que toujours et hocha la tête.

— Pourquoi donc ? insista Jake.

— J’sais pas, mon vieux.

Eddie, cependant, pensait le savoir. Il jeta un coup d’œil à Roland et comprit que le Pistolero le savait, lui aussi. La route menant au pont avait été inclinée pour des raisons défensives. Des troupes postées au sommet des pentes de béton avaient ainsi le contrôle de deux redoutes soigneusement agencées. Si les défenseurs n’aimaient pas l’allure des gens qui cheminaient vers Lud par la Grand-Route, ils étaient à même de faire pleuvoir la destruction sur eux.

— Tu es sûr de ne pas savoir ?

Eddie sourit à Jake et essaya de chasser de son esprit la pensée qu’un cinglé, tout là-haut, s’apprêtait à faire rouler une grosse bombe rouillée le long d’une de ces rampes de béton délabrées.

— Aucune idée, répondit-il.

Susannah siffla entre ses dents en manière de désapprobation.

— Cette route-là mène en enfer, Roland. J’espérais que nous n’aurions plus à nous servir de ce foutu harnais, mais tu ferais bien de le ressortir.

Roland opina et se mit à farfouiller dans sa bourse sans mot dire.

L’état de la Grand-Route se dégradait à mesure que d’autres, plus petites, la rejoignaient, ainsi que des affluents rejoignent un fleuve. Comme ils approchaient du pont, ils virent que les pavés cédaient la place à une surface que Roland prit pour du métal et ses compagnons pour de l’asphalte ou du macadam. Le revêtement n’avait pas aussi bien tenu que les pavés. Si le passage du temps lui avait causé quelques dommages, celui d’innombrables chevaux et chariots, depuis qu’on l’avait réparé pour la dernière fois, avait fait pis encore. Le sol s’était transformé en un hachis de décombres pleins de traîtrise. Y marcher n’allait pas être de la tarte, et l’idée d’y pousser le fauteuil de Susannah était grotesque.

De chaque côté, les remblais s’étaient escarpés peu à peu, et à présent, ils distinguaient à leurs sommets des formes minces et pointues qui se profilaient indistinctement contre le ciel. Roland pensa à des pointes de flèches — énormes, des armes fabriquées par une tribu de géants. Pour ses compagnons, elles évoquèrent des fusées ou des missiles guidés. Susannah y vit des Redstone lancés de Cap Canaveral ; Eddie des S.A.M. construits pour être mis à feu à l’arrière de camions à dessus plat, et stockés dans toute l’Europe ; Jake des missiles ICBM dissimulés dans des silos de béton armé sous les plaines du Kansas et les montagnes désertiques du Nevada, programmés pour dévaster la Chine ou l’URSS en cas d’apocalypse nucléaire. Tous eurent l’impression d’entrer au sein d’une sombre et lugubre zone d’ombre ou d’une contrée frappée par quelque ancienne malédiction toujours à l’œuvre.

Plusieurs heures après avoir pénétré dans cette région — que Jake baptisa le Gantelet —, les voyageurs virent les remblais de béton disparaître, là où se rejoignaient une demi-douzaine de routes d’accès, tels les fils d’une toile d’araignée ; le paysage s’ouvrit de nouveau… Ce qui les soulagea tous, bien qu’aucun d’eux ne le formulât à haute voix. Un autre feu de signalisation se balançait au-dessus du croisement, plus familier, celui-là, à Eddie, à Susannah et à Jake. Il avait eu autrefois quatre faces de verre ; les vitres étaient depuis longtemps cassées.

— Je parie que cette route, jadis, était la huitième merveille du monde, dit Susannah. Et voyez ce qu’elle est devenue… Un champ de mines.

— Les anciennes routes sont parfois les meilleures, acquiesça Roland.

Eddie désigna l’ouest.

— Regardez !

À présent que les hautes barrières de béton avaient disparu, ils voyaient exactement ce que le vieux Si leur avait décrit par-dessus les tasses de l’amer café bu à River Crossing : « Un rail unique, avait-il dit, haut placé sur le socle d’une pierre faite par la main de l’homme, comme en utilisaient les Anciens pour édifier leurs rues et leurs murs. » Le rail filait vers eux, venant de l’ouest, en une mince ligne droite, puis enjambait la Send et pénétrait dans la cité par un étroit pont à chevalet doré. C’était une construction toute de sobre élégance — et la seule, jusqu’à présent, qu’ils aient vue totalement dépourvue de rouille —, mais elle était tout de même très dégradée. En son centre, un grand morceau était tombé dans le fleuve. Il en subsistait deux longues piles en saillie pointées l’une vers l’autre tels des index accusateurs. Sous le trou, un tube de métal fuselé jaillissait hors de l’eau. Jadis d’un bleu éclatant, il était désormais terni par des éclaboussures de rouille. De cette distance, il avait l’air minuscule.

— Au temps pour Blaine ! dit Eddie. Pas étonnant qu’ils aient cessé de l’entendre. Les supports ont fini par céder quand il a franchi le fleuve, et il a bu la tasse. Il devait décélérer au moment où ça s’est produit, sinon il aurait foncé droit-fil et nous ne verrions qu’un énorme trou genre cratère de bombe sur l’autre rive. Eh bien, c’était un sacré engin à l’époque où il était opérationnel !

— Mercy a dit qu’il y avait un autre train, lui rappela Susannah.

— Ouais. Elle a dit aussi qu’elle ne l’avait pas entendu depuis sept ou huit ans, et Tantine Talitha a dit plus de dix. Qu’est-ce que tu en penses, Jake… Jake ? Terre à Jake, Terre à Jake, à toi, bonhomme !

Jake, absorbé dans la contemplation des vestiges du train émergeant de la Send, ne répondit que par un haussement d’épaules.

— Tu es d’une aide très précieuse, Jake. Tes informations sont de grande valeur… Voilà pourquoi je t’aime. Pourquoi nous t’aimons tous.

Jake ne lui prêta pas attention. Il savait que ce n’était pas Blaine qu’il voyait. Les restes du monorail sortant du fleuve étaient bleus. Dans son rêve, Blaine avait le rose poudreux et doux du chewing-gum qu’on vend avec des fiches de base-ball.

Roland, pendant ce temps, avait sanglé les courroies du harnais de Susannah sur sa poitrine.

— Eddie, hisse ta dame dans ce bidule. Il est temps que nous bougions nos fesses et voyions par nous-mêmes.

Jake porta nerveusement son regard sur le pont qui se profilait devant eux. Il percevait un vrombissement aigu, fantomatique, dans le lointain — le bruit du vent jouant dans les crochets d’acier déglingués qui reliaient les câbles aériens au tablier de béton.

— Crois-tu que ce soit sans danger de traverser ? demanda-t-il.

— Nous le saurons demain, rétorqua Roland.

9

Le lendemain matin, le groupe de voyageurs se tenait à l’extrémité du long pont délabré, l’œil fixé sur Lud. Les rêves d’Eddie concernant de vieux elfes pleins de sagesse qui auraient maintenu en état de marche des machines que pourraient utiliser les pèlerins avaient fait long feu. Maintenant qu’ils en étaient si proches, il apercevait des brèches dans la cité — des blocs entiers d’édifices avaient été brûlés ou soufflés par des explosions. La ligne des toits lui évoqua une mâchoire malade, déjà partiellement édentée.

Certes, nombre de bâtiments étaient toujours debout, mais leur aspect désolé, désaffecté, emplit Eddie d’une mélancolie qui ne lui était pas habituelle ; sans compter que le pont séparant les voyageurs de ce labyrinthe d’acier et de béton en ruine paraissait tout sauf solide et éternel. Les crochets verticaux de gauche s’affaissaient mollement ; ceux qui restaient à droite hurlaient sous l’effet de la tension. Le tablier était constitué de caissons trapézoïdaux. Certains s’étaient gauchis vers le haut, révélant de noires béances ; d’autres étaient de guingois. Si la plupart de ces derniers s’étaient à peine fissurés, d’autres étaient brisés, formant des brèches assez grandes pour laisser passer des camions — de gros camions. Là où âmes et hourdis avaient disparu, ils distinguaient la rive boueuse et les eaux vert-de-gris de la Send au-delà. Eddie estima la distance entre le tablier et l’eau à quatre-vingt-dix mètres au centre du pont. Estimation modeste, probablement.

Il observa les énormes caissons de béton où s’ancraient les câbles porteurs ; celui de droite semblait en partie arraché du sol. Eddie jugea plus sage de ne pas mentionner le fait aux autres ; que le pont oscillât lentement mais de façon perceptible suffisait. Rien qu’à le regarder, il souffrait déjà du mal de mer.

— Eh bien ? demanda-t-il à Roland. Qu’en penses-tu ?

Le Pistolero désigna le flanc droit du pont. Une passerelle inclinée d’environ un mètre cinquante de large y courait, édifiée sur des caissons de béton plus petits et constituant un tablier à part, segmenté, soutenu par un sous-câble — ou peut-être une épaisse tige d’acier — et fixé aux câbles porteurs par d’énormes crampons arqués. Eddie examina le plus proche avec l’intérêt avide de celui qui risque de confier bientôt sa vie à l’objet de son examen. Le crampon, bien que rouillé, paraissait solide. Une inscription était gravée dans son métal : FONDERIE LAMERK. Eddie, fasciné, s’aperçut qu’il ne savait plus si les mots étaient du Haut Parler ou de l’anglais.

— Je pense que nous pouvons l’utiliser, dit Roland. Il n’y a qu’un endroit à problème. Tu le vois ?

— Ouais… Difficile de faire autrement.

Le pont mesurait au moins quatre cents mètres. Il n’avait sans doute pas été entretenu depuis plus d’un siècle, mais pour Roland, il ne s’était réellement détérioré qu’au cours des cinquante dernières années. La rupture des crampons de droite avait accentué son inclinaison sur la gauche. La torsion la plus forte s’était produite en son milieu, entre les deux tours de câbles hautes de cent vingt mètres. Au point de torsion maximale, un trou béant en forme d’œil courait le long du tablier. La brèche de la passerelle était moins importante ; deux caissons adjacents au moins étaient cependant tombés dans la Send, creusant un fossé de six à neuf mètres de large. À l’emplacement des caissons disparus, ils apercevaient nettement la tige d’acier rouillé, ou le câble, qui soutenait la passerelle. Ils allaient devoir s’en servir pour passer le trou.

— À mon sens, on peut y aller, dit Roland en désignant calmement le pont. La brèche pose un problème, mais la rambarde de sécurité existe encore. On pourra se tenir à quelque chose.

Eddie acquiesça d’un hochement du menton ; son cœur, toutefois, cognait douloureusement dans sa poitrine. La tige de soutien visible de la passerelle ressemblait à un gros tuyau fait d’acier articulé et mesurait probablement un mètre vingt de large, au sommet. En esprit, il visualisa la traversée, les pieds sur le large dos légèrement incurvé du câble, les mains agrippant la rambarde, tandis que le pont tanguerait lentement tel un navire pris dans une faible houle.

— Bon Dieu ! s’écria-t-il. (Il voulut cracher ; il n’avait plus de salive — sa bouche était trop sèche.) Tu es sûr, Roland ?

— Je ne vois pas d’autre possibilité.

Le Pistolero désigna le fleuve ; Eddie aperçut un second pont, depuis longtemps effondré dans la Send, celui-là. Ses vestiges saillaient de l’eau en un enchevêtrement rouillé de vieil acier.

— Qu’en penses-tu, Jake ? demanda Susannah.

— Oh, ça baigne ! rétorqua le garçon du tac au tac.

Et, de fait, il souriait.

— Je te déteste, môme, fit Eddie, que Roland observait, la mine un brin soucieuse.

— Si tu ne te sens pas capable de le faire, dis-le. Ne va pas te tétaniser à mi-parcours.

Eddie fit courir son regard un long moment sur la surface tordue du pont puis opina.

— J’y arriverai, je crois. Les hauteurs n’ont jamais été ma tasse de thé.

— Bien. (Roland regarda chacun tour à tour.) Plus tôt on s’y mettra, plus vite on aura fini. Je passe le premier, avec Susannah. Jake et Eddie suivront en arrière-garde. Tu peux t’occuper du fauteuil ?

— Je veux, mon neveu ! répondit Eddie avec désinvolture.

— Dans ce cas, en route.

10

Dès qu’il fut sur la passerelle, Eddie sentit la peur combler ses espaces vides telle de l’eau froide ; il commença à se demander s’il n’avait pas commis une bourde hyperdangereuse. Vu de la terre ferme, le pont paraissait ne tanguer que légèrement ; une fois qu’il y eut bel et bien pris pied, il eut l’impression de se retrouver juché sur le balancier de la plus grande horloge du monde. Le mouvement était très lent mais régulier, et l’amplitude des oscillations beaucoup plus longue qu’il ne l’avait supposé. Le revêtement de la passerelle était salement fissuré et penchait de 10 degrés vers la gauche, au bas mot. Ses pieds crissaient sur des amalgames lâches de béton poudreux et le grincement profond des caissons était constant. Au-delà du pont, les toits de la cité oscillaient sans hâte d’avant en arrière, tel l’horizon artificiel du jeu vidéo le plus lent qu’on eût jamais vu.

Au-dessus de leurs têtes, le vent grondait sans relâche dans les crampons tendus. Au-dessous, le sol s’inclinait en à-pic jusqu’à la rive nord-ouest boueuse du fleuve. Eddie était à neuf mètres de hauteur… puis dix-huit… puis trente. Il n’allait pas tarder à surplomber l’eau. À chacun de ses pas, le fauteuil battait contre sa jambe gauche.

Une masse de fourrure se faufila entre ses pieds et, de la main droite, il agrippa comme un dément la rambarde mouillée, retenant à grand-peine un hurlement. Ote, trottinant, lui jeta au passage un bref regard, l’air de dire : « Excuse-moi… Je ne fais que passer. »

— Stupide bestiole ! siffla Eddie entre ses dents serrées.

S’il regardait en contrebas sans plaisir, il se rendit compte qu’il détestait plus encore observer les crampons qui — par quel miracle ? — maintenaient toujours câbles et pont. Ils étaient rongés par la rouille et des nœuds de fils d’acier s’échappaient de la plupart d’entre eux, semblables à des houppettes de coton métalliques. Eddie savait, grâce à son oncle Reg, qui avait travaillé en qualité de peintre sur les ponts George-Washington et Triborough, que crampons et câbles aériens étaient « tissés » de milliers de fils d’acier. Sur ce pont-là, la trame foutait le camp. Les crampons s’effilochaient littéralement et, par voie de conséquence, les fils cassaient.

Il a tenu jusqu’à maintenant, il tiendra bien encore un peu, pensa-t-il. Tu t’imagines que ce truc va tomber dans l’eau uniquement parce que tu marches dessus ? Prétentieux, va !

Cette pensée, cependant, ne lui fut d’aucun réconfort. Pour ce qu’il en savait, ils étaient peut-être les premiers à tenter la traversée depuis des décennies. Et le pont, somme toute, allait forcément s’effondrer un jour ou l’autre, et, à en juger par son aspect, ce jour était proche. Leurs poids combinés risquaient d’être la goutte d’eau qui ferait déborder le vase.

Eddie heurta de sa tennis un gros bloc de béton et, pris de nausée mais incapable de détourner le regard, il le suivit de l’œil tandis qu’il tombait à n’en plus finir, tournoyant sur lui-même. Il y eut un petit plouf ! — minuscule —, quand il toucha le fleuve. Le vent, qui fraîchissait, soufflait en bourrasques, plaquant sa chemise contre sa peau en sueur. Le pont gémissait et oscillait. Eddie voulut ôter ses mains de la rambarde, mais elles semblaient gelées dans une étreinte mortelle sur le métal piqueté.

Il ferma les paupières un moment. Tu ne vas pas te paralyser. Non. Je… je te l’interdis. S’il te faut regarder quelque chose, choisis un truc vieux, grand et moche. Il rouvrit les yeux, les fixa sur le Pistolero, obligea ses mains à relâcher leur étau et se remit en marche.

11

Roland atteignit le début de la brèche et se retourna. Jake le suivait à un mètre cinquante, Ote sur ses talons. L’animal était accroupi, le cou tendu. Le vent soufflait beaucoup plus fort au-dessus de la Send et Roland voyait onduler la fourrure du bafouilleux. Eddie se trouvait à quelque huit mètres derrière Jake. Les traits crispés, il s’évertuait cependant à poser un pied devant l’autre avec obstination, tenant le fauteuil plié de Susan-nah dans la main gauche. De la droite, il se cramponnait comme un noyé à la rambarde.

— Susannah ?

— Oui, dit aussitôt la jeune femme. Ça va.

— Jake ?

Le gamin leva les yeux, souriant toujours. Le Pistolero comprit qu’il n’y aurait pas de problèmes avec lui. Jake vivait le plus beau moment de sa vie. Ses cheveux voletaient autour de son joli front et ses yeux étincelaient. Il leva le pouce. Roland sourit et leva le sien en retour.

— Eddie ?

— Ne te fais pas de bile pour moi.

Eddie, apparemment, avait l’œil fixé sur Roland ; celui-ci, toutefois, se rendit compte qu’il regardait, au-delà de lui, les bâtiments de brique sans fenêtres qui se pressaient sur la berge à l’autre bout du pont. Parfait. Étant donné sa peur manifeste des hauteurs, c’était sans doute la meilleure chose qu’il pût faire pour ne pas paniquer.

— D’accord, murmura le Pistolero. Nous allons nous attaquer à la brèche, Susannah. Reste tranquillement assise. Ne fais pas de mouvements brusques. Compris ?

— Oui.

— Si tu veux rectifier ta position, c’est maintenant.

— Je suis bien, Roland, dit-elle avec calme. J’espère seulement qu’Eddie va tenir le coup.

— Eddie est un pistolero, désormais. Il va se conduire en pistolero.

Roland pivota vers la droite, faisant ainsi face à l’aval ; il saisit la rambarde, puis commença à franchir la brèche, raclant de ses bottes le câble rouillé.

12

Jake attendit que Roland et Susannah soient presque de l’autre côté de la brèche pour se lancer à son tour. Le vent avait beau souffler en rafales et le pont osciller, il n’éprouvait pas la moindre peur. À dire vrai, il était complètement grisé. À l’inverse d’Eddie, il n’avait jamais eu le vertige ; il était ravi d’être là-haut, d’où il pouvait voir la Send s’étirer comme un ruban d’acier sous un ciel qui commençait à se couvrir de nuages.

À mi-parcours de la brèche (Roland et Susannah, qui avaient atteint l’endroit où reprenait la passerelle inégale, regardaient leurs deux compagnons), Jake se retourna ; son cœur se serra. Ils avaient oublié un membre du groupe quand ils avaient discuté de la traversée. Ote était accroupi, paralysé et manifestement terrifié, au bord de la brèche. Il reniflait l’endroit où se terminait le béton et où commençait la tige incurvée et rouillée.

— Viens, Ote ! cria Jake.

— Ote ! répondit le bafouilleux, et le chevrotement de sa voix rauque fut fort semblable à celui d’un humain.

Il étira son long cou vers Jake, mais n’esquissa pas un mouvement. Ses yeux cerclés d’or étaient immenses et emplis de désarroi.

Une nouvelle rafale frappa le pont, le faisant se balancer en hurlant. Quelque chose vibra près de la tête de Jake — le son d’une corde de guitare pincée, qui venait de casser net. Un fil d’acier venait de sauter du crampon vertical le plus proche, manquant lui écorcher la joue. À trois mètres, Ote était misérablement aplati au sol, les yeux rivés sur Jake.

— Viens ! cria Roland. Le vent fraîchit ! Viens, Jake !

— Pas sans Ote !

Jake entreprit de refaire en sens inverse le chemin qu’il venait de parcourir. Avant qu’il n’eût fait deux pas, Ote se hissa avec précaution sur la tige d’acier. Les griffes, au bout de ses pattes arc-boutées avec raideur, égratignèrent la ronde surface métallique. Eddie, juste derrière le bafouilleux, à présent, était désemparé et mortellement effrayé.

— C’est ça, Ote ! l’encouragea Jake. Viens vers moi !

— Ote-Ote ! Ake-Ake ! cria l’animal, qui se mit à trotter rapidement sur la tige.

Il était presque parvenu à la hauteur de Jake quand le vent se remit traîtreusement à souffler en rafales. Le pont oscilla. Les griffes d’Ote éraflèrent frénétiquement la tige à la recherche d’une prise, mais bernique ! Son arrière-train chassa dans l’espace. Le bafouilleux tenta de se retenir avec ses antérieurs, mais il n’y avait rien à quoi s’accrocher. Ses pattes postérieures filèrent follement en plein ciel.

Jake lâcha la rambarde et plongea, ne pensant qu’aux yeux cerclés d’or d’Ote.

Non, Jake ! hurlèrent Roland et Eddie d’une seule voix, chacun d’un côté de la brèche, trop éloignés l’un et l’autre pour intervenir.

Jake heurta la tige de la poitrine et du ventre. Son sac à dos tressauta sur ses omoplates et il entendit ses dents s’entrechoquer dans son crâne dans un fracas de boules de billard. Le vent souffla encore et Jake régla ses mouvements sur lui, nouant sa main droite autour de la tige et tendant la gauche vers Ote tandis que celui-ci basculait dans le vide. Le bafouilleux commença à glisser et referma violemment ses mâchoires sur la main offerte de Jake. La souffrance fut instantanée, atroce. Jake cria, mais tint bon, tête baissée, le bras droit étreignant la tige, les genoux durement pressés contre la surface misérablement lisse. Ote était suspendu à sa main gauche comme un acrobate de cirque, levant sur lui ses yeux cerclés d’or ; Jake vit son propre sang ruisseler en minces filets sur les joues du bafouilleux.

13

La peur d’Eddie se volatilisa, cédant la place à une froideur étrange, mais bienvenue. Il laissa bruyamment tomber le fauteuil de Susannah sur le béton craquelé et courut lestement le long du câble, faisant fi de la rambarde. Jake était suspendu tête en bas au-dessus de la brèche, Ote se balançant au bout de sa main gauche tel un pendule de fourrure. Et la main droite du garçon lâchait prise.

Eddie écarta les jambes en ciseaux et se laissa choir en position assise. Dépourvues de toute protection, ses couilles s’écrasèrent douloureusement dans son entrejambe, mais, pour l’heure, cet élancement, si abominable fût-il, était le cadet de ses soucis. D’une main, il saisit Jake aux cheveux et, de l’autre, une sangle du sac à dos. Il se sentit basculer dans le vide et, l’espace d’un instant de cauchemar, il crut que tous trois allaient passer par-dessus bord comme une guirlande de pâquerettes.

Il lâcha les cheveux de Jake et raffermit sa prise sur la sangle du sac à dos, formant des vœux pour que le gamin n’ait pas acheté de la camelote dans un magasin bon marché. De sa main libre, il battit l’air au-dessus de sa tête, à la recherche de la rambarde. Au bout d’une éternité, au cours de laquelle se poursuivit leur glissade de groupe, il la trouva et l’empoigna.

ROLAND, beugla-t-il. J’AURAIS PEUT-ÊTRE BESOIN D’UN COUP DE MAIN !

Mais Roland était déjà à ses côtés, Susannah toujours perchée sur son dos. Quand il se pencha, la jeune femme noua ses bras autour de son cou, afin de ne pas tomber la tête la première hors du harnais. Le Pistolero passa le bras autour de la poitrine de Jake et hissa le garçon. Quand ses pieds furent de nouveau sur la tige, Jake entoura le corps tremblant d’Ote de son bras droit. Sa main gauche, feu et glace mêlés, lui faisait souffrir le martyre.

— Lâche-moi, Ote ! haleta-t-il. Tu peux me lâcher, à présent… Nous sommes… sains et saufs.

Pendant un horrible moment, il crut que le bafouilleux n’obéirait pas. Puis, lentement, les mâchoires d’Ote se desserrèrent, et Jake put libérer sa main. Elle était couverte de sang et cerclée d’un semis de trous sombres.

— Ote, dit le bafouilleux d’une petite voix.

Eddie, étonné, vit que les étranges yeux de l’animal étaient emplis de larmes. Ote tendit le cou et lécha le visage de Jake de sa langue ensanglantée.

— Ça va, dit Jake, pressant sa figure contre la chaude fourrure. (Il pleurait, lui aussi, les traits figés en un masque sous l’effet du choc et de la souffrance.) Te fais pas de mouron, ça va. Tu n’avais pas le choix, et puis ça m’est bien égal !

Eddie se remit debout avec précaution. Son visage était cendreux et il avait l’impression d’avoir reçu une boule de bowling en plein ventre. Sa main gauche glissa lentement vers son entrejambe pour y évaluer les dommages.

— Une putain de vasectomie au rabais, dit-il d’une voix rauque.

— Tu vas tourner de l’œil, Eddie ? demanda Roland.

Une rafale frisquette envoya son chapeau dans la figure de Susannah. La jeune femme le rattrapa et le lui enfonça jusqu’aux oreilles, ce qui donna au Pistolero l’allure d’un péquenot à demi débile.

— Non, répondit Eddie. J’aimerais bien, remarque…

— Examine Jake, dit Susannah. Il pisse le sang.

— Je vais bien, déclara l’intéressé, qui voulut dissimuler sa main.

Roland la prit doucement au vol entre les siennes. Le garçon avait au moins une douzaine de morsures sur le dos de la main, la paume et les doigts. La plupart étaient profondes. Pas moyen de savoir si des os avaient été fracturés ou des tendons sectionnés tant que Jake n’essaierait pas de faire des mouvements de flexion. Or, pas plus le moment que le lieu ne se prêtait à ce genre d’exercices.

Roland regarda Ote. L’animal lui rendit son regard, ses yeux expressifs emplis de chagrin et d’effroi. Il ne s’était pas donné la peine de nettoyer le sang de Jake de ses joues ; pourtant, se lécher eût été pour lui un comportement on ne peut plus naturel.

— Fiche-lui la paix ! dit Jake en resserrant son étreinte autour de l’animal. Ce n’est pas sa faute. Ç’a été la mienne de l’oublier. Le vent l’a balayé comme un fétu.

— Je n’ai pas l’intention de lui faire du mal. (Roland était certain que le bafouilleux n’avait pas la rage, mais il ne voulait pas laisser Ote vampiriser Jake plus avant. En ce qui concernait d’autres maladies dont Ote pouvait être porteur… Bon, le ka en déciderait, ainsi qu’il le faisait toujours, en finale. Roland ôta son foulard et essuya les babines et le museau d’Ote.) Là ! Brave bête… Bon petit pote…

— Ote, dit le bafouilleux d’une petite voix.

Susannah, qui observait la scène par-dessus l’épaule de Roland, eût donné sa tête à couper qu’elle avait perçu de la gratitude dans cette voix-là.

Une nouvelle rafale les frappa. Le temps se gâtait à la vitesse grand V.

— Eddie, nous devons quitter le pont. Tu peux marcher ?

— Non, missié. Moi y en a juste pouvoi’ t’aîner les pieds.

La douleur dans l’aine et au creux de l’estomac, bien que toujours vive, l’était moins que la minute d’avant.

— Parfait. En route. Filons aussi vite que possible.

Roland tourna les talons, fit un pas, puis s’arrêta. Un homme, debout à l’extrémité de la brèche, les observait, le visage vide d’expression.

Le nouveau venu avait surgi tandis qu’ils étaient tous occupés à secourir Jake et Ote. Il portait une arbalète en travers du dos. Une écharpe jaune vif enturbannait sa tête ; les bouts s’en déployaient comme des bannières dans le vent fraîchissant. Des anneaux dorés, ornés de croix en leur centre, pendaient à ses oreilles. Un bandeau de soie blanche occultait un de ses yeux. Son visage était piqueté de pustules pourpres, dont certaines, ouvertes, suppuraient. Il pouvait avoir trente, quarante ou soixante ans. Il avait une main haut levée au-dessus de sa tête, refermée sur un objet que Roland n’arrivait pas à identifier ; sauf que la forme en était trop régulière pour que ce fût une pierre.

Derrière cette apparition, la cité s’esquissait avec une espèce de clarté surnaturelle dans le jour qui allait s’obscurcissant. Eddie effleura du regard les groupes d’immeubles en brique de la rive opposée — des magasins depuis belle lurette mis à sac par des pillards, à coup sûr —, ainsi que les canyons pleins d’ombre et les dédales de pierre, et il comprit soudain à quel point il avait eu tort, à quel point il avait été fou d’espérer trouver de l’aide dans la cité. À présent, il voyait les façades en ruine et les toits brisés ; les nids d’oiseaux échevelés sur les corniches, dans les fenêtres béantes et dépourvues de vitres ; à présent, il respirait vraiment l’odeur de Lud, et cette odeur n’était pas celle d’épices fabuleuses ni des mets savoureux dans le genre de ceux que sa mère rapportait parfois de chez Zabar ; c’était la puanteur d’un matelas qui a pris feu et s’est lentement consumé, avant qu’on y jette de l’eau puisée dans les égouts. Tout à coup, il comprit Lud, la comprit tout à fait. Le pirate grimaçant qui avait surgi tandis qu’ils détournaient leur attention était probablement la version la plus approchante d’un elfe vieux et sage que pouvait produire ce lieu en miettes, agonisant.

Roland tira son revolver.

— Rengaine ce joujou, mon couillon, dit l’homme à l’écharpe jaune avec un tel accent à couper au couteau qu’ils le comprirent à peine. Range-le, mon petit cœur. T’es un fier gaillard, si fait, mais cette fois, tu as perdu.

14

Avec son pantalon rapiécé de velours vert, le nouveau venu, debout au bord de la brèche creusée dans le pont, avait l’air d’un flibustier au soir d’une journée de pillage : malade, déguenillé, dangereux.

— Suppose que je décide de n’en rien faire ? fit Roland. Suppose que je choisisse de te loger une balle dans ta tête scrofuleuse ?

— Dans ce cas, je te précéderai en enfer juste le temps de te tenir la porte. (L’homme à l’écharpe jaune émit un gloussement éraillé. Il agita la main qu’il levait en l’air.) Pour moi, c’est blanc bonnet et bonnet blanc.

Roland devina qu’il disait vrai. L’homme donnait l’impression d’avoir au plus un an à vivre… et probable que les derniers mois de cette année-là seraient loin d’être un lit de roses. Les pustules suintantes de sa face n’étaient pas dues à des radiations ; sauf si Roland se fourrait le doigt dans l’œil jusqu’au coude, ce type était dans la phase finale de ce que la Faculté désigne sous le nom de syphilis et que les profanes appellent tout bêtement les bourgeons des putes. Affronter un homme dangereux était toujours une affaire délicate, mais du moins pouvait-on calculer ses chances dans ce genre de rencontres. Mais quand il s’agissait de la mort, les paramètres changeaient.

— Vous savez ce que j’ai là, mes petits chéris ? demanda le pirate. Vous savez ce qu’a dégoté ce bon vieux Gasher ? Une grenade, un chouette truc que les Anciens ont laissé sur place, et je l’ai dégoupillée… Rester couvert avant que les présentations soient faites trahirait un manque total de savoir-vivre, pas ? (Il jacassa gaiement pendant un moment, puis son visage redevint calme et grave. Tout humour déserta ses traits, comme si on venait de tourner un bouton dans quelque recoin de son cerveau dégénéré.) Il n’y a que mon doigt, désormais, qui retienne la goupille, mon petit chéri. Si tu me descends, il va y avoir une sacrée explosion. Toi et la guenon juchée sur ton dos, vous serez atomisés. Le louchon, itou, m’est avis. Le jeune gandin qui se tient derrière vous et pointe son joujou sur mon nez a peut-être une chance de vivre, mais seulement jusqu’au moment où il touchera l’eau… et sûr qu’il la touchera, parce que ce pont ne tient que par un fil depuis quarante ans, et il ne faudrait pas grand-chose pour l’achever. Alors, veux-tu ranger ton pétard ou est-ce qu’on va tous faire une petite virée en enfer dans la même charrette ?

Un court instant, Roland envisagea de dégommer l’objet que Gasher appelait une grenade ; il vit comment l’homme l’agrippait et rengaina son revolver dans son étui.

— Ah, bien ! cria Gasher, remis de bonne humeur. Je savais que tu étais un mec correct, rien qu’à te voir ! Oh oui ! Je le savais !

— Que veux-tu ? demanda Roland, bien qu’il crût connaître la réponse.

Gasher leva sa main libre et pointa un index crasseux en direction de Jake.

— Le louchon. Donne-moi le louchon en échange de votre liberté.

— Va te faire foutre ! s’écria Susannah aussi sec.

— Pourquoi pas ? répliqua le pirate dans un gloussement. Passe-moi un éclat de miroir que je me coupe la bite et me l’enfile dans le cul… Pourquoi pas, vu le bien qu’elle me fait, ces temps-ci. Ouais, je ne peux même pas pisser sans qu’elle me brûle toute. (Ses yeux, singulièrement froids, ne quittaient pas le visage de Roland.) Qu’est-ce que t’en dis, mon poteau ?

— Qu’adviendra-t-il de nous si je te livre le gosse ?

— Ma foi, vous poursuivrez votre route peinards. Vous avez la parole de l’Homme Tic-Tac. Je suis son truchement, parfaitement, et Tic-Tac est un mec régule, lui aussi, il ne reprend pas sa parole une fois qu’il l’a donnée. Je ne peux pas parler pour les Ados que vous pourriez croiser sur votre route, mais vous n’aurez aucun ennui de la part des Gris de Tic-Tac.

— Qu’est-ce qui te prend, Roland, bordel de merde ? rugit Eddie. Tu n’as pas l’intention d’obtempérer, non ?

Roland ne regarda pas Jake et dit, sans remuer les lèvres :

— Je tiendrai ma promesse.

— Oui… j’en suis sûr. (Puis Jake dit d’une voix forte :) Baisse ton flingue, Eddie. La décision m’appartient.

— Jake, tu as perdu l’esprit !

Le pirate gloussa joyeusement.

— Que nenni, mon couillon ! C’est toi qui as perdu l’esprit si tu ne me crois pas. À tout le moins, il sera à l’abri de la batterie avec nous, n’est-ce pas ? Et dis-toi bien que si je ne pensais pas ce que je disais, j’aurais commencé par vous ordonner à tous de jeter vos feux par-dessus la rambarde. C’était facile comme bonjour ! Mais est-ce que je l’ai fait ? Non !

Susannah avait surpris les paroles échangées entre Jake et Roland. Elle avait également eu l’occasion de comprendre combien leurs choix étaient limités en l’état actuel des choses.

— Range-le, Eddie.

— Comment être sûrs que vous ne lancerez pas la grenade une fois que vous aurez le gamin ? cria Eddie.

— Je la ferai exploser dans les airs s’il essaie, dit Roland. J’en suis capable, et il le sait.

— Je le ferai peut-être. Tu ne te mouches pas du coude, sûr.

— S’il dit vrai, poursuivit Roland, il mourra même si je manque son jouet, car le pont s’effondrera et on fera tous le plongeon.

— Très futé, fiston ! dit Gasher. Tu es un petit malin, tu sais ça ? (Il croassa de rire, puis redevint sérieux et confiant.) Assez causé, mon poteau. Décide. Vas-tu me donner le petit gars ou marcherons-nous tous comme un seul homme jusqu’au bout du chemin ?

Avant que Roland ait pu dire un mot, Jake s’était éloigné sur le câble, Ote toujours pelotonné dans sa main droite. Il tendait la gauche, raide et sanglante, devant lui.

— Jake, non ! cria Eddie, au désespoir.

— Je viendrai te chercher, dit Roland, toujours de cette même voix basse.

— Je sais, répéta Jake.

Le vent se remit à souffler. Le pont oscilla et gémit. À présent, la Send était tachetée de moutons et l’eau bouillonnait, blanchâtre, autour de l’épave du mono bleu en amont.

— Si fait, mon couillon ! chantonna Gasher. (Il retroussa les lèvres, révélant quelques dents rares qui saillaient de ses gencives blanches telles des pierres tombales décaties.) Ah, mon beau petit louchon ! Viens donc !

— Roland, c’est peut-être du bluff ! hurla Eddie. Un bobard.

Le Pistolero ne répliqua mot.

Comme Jake approchait de l’extrémité de la brèche, Ote dénuda les dents à son tour et se mit à gronder à l’adresse de Gasher.

— Balance-moi ce fourbi parleur à la mer, fit le pirate.

— Allez vous faire foutre, rétorqua Jake d’une voix aussi unie.

Un instant, Gasher parut surpris, puis il hocha la tête.

— Tu l’aimes, c’est ça ? Très bien. (Il recula de deux pas.) Dans ce cas, pose-le par terre dès que tu auras mis le pied sur le béton. Et s’il me saute à la gueule, je te jure que je lui fais sortir sa cervelle par son mignon petit trou du cul.

— Trou du cul, dit Ote entre ses dents à nu.

— La ferme, Ote ! marmonna Jake.

Le garçon atteignit le revêtement de béton au moment où une rafale hyperviolente frappait le pont. La vibration de câbles cédant sembla venir de partout à la fois. Jake jeta un coup d’œil derrière lui. Roland et Eddie agrippaient la rambarde. Susannah l’observait par-dessus l’épaule du Pistolero, son casque de boucles ondulant et s’ébouriffant dans la bourrasque. Jake leva la main vers eux. Roland leur fit signe en retour.

Tu ne me laisseras pas tomber, ce coup-ci ? avait-il demandé. Non. Plus jamais, avait répondu Roland. Jake le croyait… mais il avait une frousse du diable à la pensée de ce qui pouvait se produire avant son arrivée. Il posa Ote à terre. Gasher se rua vers le bafouilleux, lui décochant des coups de pied. Ote s’esquiva pour échapper au pied botté.

— Cours ! lui cria Jake.

Ote obtempéra, les dépassant comme un trait, et bondit, tête baissée, vers l’extrémité du pont côté Lud, slalomant afin d’éviter les trous et sautant par-dessus les lézardes. Il ne se retourna pas. Un moment plus tard, Gasher avait passé le bras autour du cou de Jake. Il puait la crasse et la viande en décomposition, et les deux odeurs se mêlaient pour former un seul relent fétide, agressif et lourd, qui fit se lever le cœur de Jake.

Il plaqua son sexe contre les fesses du garçon.

— Peut-être que je ne suis pas aussi mal en point que je le croyais. Ne dit-on pas que la jeunesse est le vin qui enivre les vieillards ? On va s’en payer une tranche, pas vrai, mon joli louchon ? Ah, on va s’en payer une tranche à en faire chanter les anges !

Ô Jésus ! se dit Jake.

Gasher haussa le ton.

— On se tire, mon impitoyable ami. De grandes choses nous attendent, nous avons d’importants personnages à voir, pour sûr, mais je tiendrai parole. Quant à vous, vous allez rester là où vous êtes un bon quart d’heure, si vous n’êtes pas idiots. Si vous faites mine de bouger, on va tous aller faire risette à la Jolie Dame à la Faux. Pigé ?

— Oui, dit Roland.

— Tu me crois quand je te dis que je n’ai rien à perdre ?

— Oui.

— Très bien. Avance, mon petit ! Une, deux !

Gasher resserra l’étau de son bras, coupant la respiration à Jake et l’entraînant à reculons. Ce fut ainsi qu’ils battirent en retraite, face à la brèche où Roland se tenait avec Susannah sur son dos ; Eddie, à deux pas derrière lui, avait toujours en main le Ruger que Gasher avait appelé un joujou. Gasher soufflait son haleine contre l’oreille de Jake en petites bouffées tièdes. Le pire, c’était l’odeur.

— N’essaie pas de jouer au plus fin, murmura le pirate, ou sinon je t’arrache tes bijoux de famille et te les enfonce jusqu’au troufignon. Ce serait triste de les perdre avant d’avoir eu l’oc-case de t’en servir, pas ? Très, très triste.

Ils parvinrent au bout du pont. Jake se raidit, persuadé que Gasher allait finalement lancer sa grenade. Mais non… Du moins, pas encore. Le pirate poussa Jake dans une étroite allée, le faisant passer entre deux petits box — sans doute d’anciennes guérites de péage. Au-delà, les magasins en brique avaient l’allure de blocs cellulaires.

— Bien, mon couillon, je vais libérer ton cou… Sinon, comment pourrais-tu avoir du souffle pour courir ? Mais je vais te tenir par le bras, et si tu ne files pas aussi vite que le vent, je te promets que je te l’arrache et que j’en ferai un gourdin pour te taper dessus. Compris ?

Jake hocha la tête. D’un coup, l’horrible poids qui comprimait sa trachée-artère s’envola. Aussitôt, il reprit conscience de l’existence de sa main — chaude, gonflée et pleine de feu. Puis Gasher enferma son biceps dans des doigts pareils à des cercles de fer, et il oublia sa main.

— Tra-la-lère ! cria Gasher d’une voix de fausset joyeuse et grotesque. (Il agita la grenade dans la direction du trio sur le pont.) Bye-bye, mes poussins ! (Puis il grogna à l’intention de Jake :) Allez, cours, putain de petit louchon ! Cours !

Jake fut d’abord emporté puis propulsé dans un marathon. Le pirate et lui dévalèrent une rampe incurvée pour rejoindre le niveau de la rue. Confuse, la première pensée de Jake fut que c’était ce à quoi ressemblerait l’East River Drive, deux ou trois siècles après que quelque mystérieuse maladie cérébrale aurait décimé tous les gens sains d’esprit du monde.

Des carcasses, vieilles et rouillées, de ce qui avait dû être jadis des voitures, apparaissaient par intervalles le long des deux trottoirs. La plupart étaient des roadsters en forme de bulle ; Jake n’avait de sa vie vu semblables véhicules (excepté, peut-être, ceux que conduisaient les personnages gantés de blanc des bandes dessinées de Walt Disney) ; il aperçut toutefois une antique coccinelle Volkswagen, peut-être aussi une Corvair Chevrolet et une Ford Model A. Aucune de ces sinistres épaves n’avait de pneus ; ils avaient dû être volés ou être tombés en poussière depuis belle lurette. Toutes les vitres avaient été brisées, comme si les derniers habitants de cette cité avaient pris en horreur le moindre objet susceptible de leur renvoyer leur reflet, même par hasard.

Sous et entre les voitures abandonnées, les caniveaux étaient jonchés de monceaux de ferraille non identifiables et de brillants éclats de verre. Des arbres avaient été plantés à distances régulières en bordure de la rue, à une époque plus heureuse, depuis longtemps révolue ; à présent, ils étaient tellement morts qu’ils ressemblaient à de rigides sculptures de métal contre le ciel nuageux. Certains magasins soit avaient été bombardés, soit s’étaient effondrés tout seuls et, au-delà des tas enchevêtrés de briques qui en constituaient les uniques vestiges, Jake apercevait le fleuve ainsi que les étais rouillés et affaissés du pont de la Send. L’odeur de pourriture mouillée — une odeur qui semblait se bloquer dans les narines — était plus forte que jamais.

La rue s’éloignait vers l’est, divergeant du Sentier du Rayon, et les décombres l’obstruaient davantage. Six ou sept pâtés de maisons plus bas, elle paraissait complètement bouchée ; ce fut pourtant dans cette direction-là que Gasher le tira. Au début, Jake maintint l’allure, mais Gasher lui imposait une cadence formidable. Le garçon se mit à haleter et resta un pas à la traîne. Gasher le souleva quasiment du sol, tandis qu’il le traînait vers la barrière de ferraille, de béton et de barres d’acier rouillé qui se dressait devant eux. Une bouche d’incendie — placée là à dessein, à ce qu’il parut à Jake — se trouvait entre deux larges bâtisses aux façades de marbre poussiéreuses. Devant celle de gauche, se dressait une statue que Jake reconnut au premier regard : celle de la femme qu’on appelait la Justice aveugle, et cela faisait à coup sûr du bâtiment qu’elle gardait un tribunal. Mais il n’eut guère le loisir de la contempler ; Gasher le halait sans merci vers la barricade, et il ne ralentissait pas l’allure.

Il va nous tuer s’il nous emmène là-dedans ! pensa Jake. Mais Gasher, qui traçait comme l’éclair en dépit de la maladie qui s’affichait en réclame sur son visage, enfonça plus profondément les doigts dans le bras de Jake et l’entraîna à la hâte. Jake aperçut une venelle étroite au sein de l’amoncellement de béton, de meubles fendus, de tuyauteries rouillées, de camions et de voitures qui ne s’était pas vraiment formé tout seul. La lumière jaillit soudain dans son esprit. Ce dédale allait retarder Roland des heures… mais c’était l’arrière-cour de Gasher, et celui-ci savait parfaitement où il allait.

La petite ouverture sombre donnant sur la venelle se trouvait sur la gauche du dépotoir branlant. Quand ils y furent, le pirate lança l’objet vert par-dessus son épaule.

— Plonge, mon mignon ! cria-t-il avant de pousser des gloussements aigus, hystériques.

Un instant plus tard, une terrible explosion secoua la rue. L’une des voitures en forme de bulle bondit à plus de cinq mètres dans les airs, puis retomba sur son toit. Une grêle de briques siffla au-dessus de la tête de Jake et quelque chose le frappa violemment à l’omoplate gauche. Il trébucha, et se serait étalé de tout son long si Gasher ne l’avait remis d’aplomb d’une saccade et tiré dans l’étroite ouverture dans les décombres. Une fois dans la venelle, ils furent happés par des ombres menaçantes qui les enveloppèrent.

Quand Jake et Gasher eurent disparu, une petite boule de fourrure se faufila hors d’un barrage de béton. C’était Ote. Le bafouilleux s’immobilisa un moment devant l’ouverture de la venelle, le cou étiré, les yeux brillants. Puis il s’y engagea, le nez au ras du sol, reniflant avec soin.

15

— Allons-y ! dit Roland dès que Gasher eut tourné les talons.

— Comment as-tu pu ? demanda Eddie. Comment as-tu pu laisser ce monstre l’emmener ?

— Je n’avais pas le choix. Apporte le fauteuil. Nous allons en avoir besoin.

Ils avaient pris pied sur la surface de béton à l’extrémité de la brèche quand une explosion fit trembler le pont, projetant des débris dans le ciel qui s’obscurcissait.

— Seigneur !

Eddie tourna vers Roland un visage crayeux et consterné.

— Pas de panique, dit calmement celui-ci. Les types comme Gasher ne manipulent généralement pas à la légère leurs joujoux hautement explosifs.

Ils parvinrent aux guérites dressées au bout du pont. Roland s’arrêta juste après, au sommet de la rampe incurvée.

— Tu savais que ce mec ne bluffait pas, n’est-ce pas ? dit Eddie. Je veux dire, tu ne le supposais pas — tu le savais.

— C’est un cadavre ambulant, et ces gens-là n’ont plus besoin de bluffer. (La voix de Roland était calme, mais on y décelait une note d’amertume et de souffrance.) Je savais qu’un truc dans ce goût-là risquait de se produire, et si nous avions vu ce gars-là plus tôt, quand nous étions encore hors de portée de son œuf explosif, nous aurions pu le tenir à distance. Mais Jake est tombé, et Gasher était trop près. À mon avis, il a pensé qu’en amenant un garçon nous comptions acquitter un droit de passage pour pouvoir traverser la cité en toute sécurité. Merde ! Quelle guigne !

Il s’assena un coup de poing sur la cuisse.

— Eh bien, allons le chercher !

Roland secoua la tête.

— Nous allons devoir nous séparer. Nous ne pouvons emmener Susannah là où ce fils de pute est parti ni la laisser seule.

— Mais…

— Écoute et ne discute pas… si tu veux sauver Jake. Plus nous nous attardons, plus sa piste sera froide. Et il est coton de suivre une piste refroidie. Tu as ta propre mission à remplir. S’il existe un autre Blaine — et je suis sûr que c’est ce que croit Jake —, toi et Susannah devez le trouver. Il doit y avoir une gare, ou ce qu’on appelait jadis, dans les pays lointains, un berceau. Tu comprends ?

Pour une fois, Dieu merci, Eddie n’ergota pas.

— Ouais. Nous le trouverons. Et après ?

— Tire une balle toutes les demi-heures ou à peu près. Une fois que j’aurai Jake, je vous rejoindrai.

— Des coups de feu risquent d’attirer l’attention d’autres gens, dit Susannah.

Eddie avait aidé la jeune femme à s’extirper du harnais et elle était de nouveau assise dans son fauteuil.

Roland leur jeta un regard froid.

— Débrouillez-vous-en.

— OK ! (Eddie tendit la main ; Roland la serra furtivement.) Retrouve-le, Roland.

— Oh, je le retrouverai ! Priez seulement vos dieux pour que ce ne soit pas trop tard. Et rappelez-vous le visage de vos pères, tous les deux.

Susannah hocha la tête.

— On va essayer.

Roland tourna les talons et dévala la rampe d’un pas ailé. Quand il eut disparu de leur vue, Eddie regarda Susannah et ne fut pas vraiment surpris de voir la jeune femme en pleurs. Lui-même avait envie de pleurer. Une demi-heure plus tôt, ils formaient une petite bande d’amis proches. Leur douillette intimité avait volé en miettes en l’espace de quelques minutes — Jake avait été enlevé, Roland était parti à sa recherche. Jusqu’à Ote qui s’était enfui. Eddie ne s’était jamais senti aussi abandonné de sa vie.

— J’ai l’intuition que nous ne les reverrons jamais, dit Susannah.

— Bien sûr que si ! répondit Eddie d’un ton brusque. (Cependant, il partageait le pressentiment de la jeune femme. La prémonition que leur quête avait pris fin avant d’avoir réellement commencé alourdissait son cœur.) Dans un combat contre Attila le Hun, je parierais à trois contre deux sur Roland le Barbare. Viens, Suzie… nous avons un train à prendre.

— Mais où ? demanda-t-elle, misérable.

— Je ne sais pas. Peut-être devrions-nous mettre la main sur le premier elfe vieux et sage venu pour lui poser la question.

— Qu’est-ce que tu racontes, Edward Dean ?

— Rien.

Et parce qu’il pensait être tout à fait capable d’éclater en sanglots, Eddie saisit les poignées du fauteuil et se mit à le pousser le long de la rampe craquelée et jonchée de verre qui menait à la cité de Lud.

16

Jake ne tarda pas à sombrer au sein d’un monde brumeux, où la souffrance constituait les uniques repères : sa main qui lui élançait, l’endroit de son biceps où les doigts de Gasher s’enfonçaient telles des chevilles d’acier, ses poumons en feu. Très vite, ces douleurs se fondirent, puis un point aigu, brûlant, dans le côté gauche, les domina. Jake se demanda si Roland était déjà sur leur piste. Il se demanda également combien de temps Ote serait capable de survivre dans ce monde si différent de l’habitat de plaine et de forêt qui avait toujours été le sien. Puis Gasher lui lança un coup de poing au visage, lui faisant saigner le nez, et toute pensée se dilua dans un bain rouge de douleur.

— Magne, mon salopiau ! Remue tes mignonnes petites fesses !

— Je cours… aussi vite que possible, haleta Jake, qui évita de justesse un épais tesson de verre saillant telle une longue dent translucide du mur de ferraille à main gauche.

— J’espère que non, ou je vais te mettre K-O et te traîner par les cheveux si c’est le cas ! Allez, schnell, petit bâtard !

Jake, sans trop savoir comment, força l’allure. En plongeant dans la venelle, il avait cru qu’ils redéboucheraient rapidement sur l’avenue ; à présent, à son corps défendant, il comprenait que non. Plus qu’une venelle, c’était une rue camouflée et fortifiée qui s’enfonçait au cœur du pays des Gris. Les hauts murs chancelants qui enserraient les coureurs avaient été édifiés avec une foule de matériaux des plus hétéroclites : des voitures, complètement ou partiellement aplaties par des blocs de granit et d’acier empilés dessus ; des colonnes de marbre ; des machines-outils inconnues, rendues rouge terne par la rouille aux endroits où la graisse ne les noircissait plus ; un poisson de cristal et de chrome aussi grand qu’un avion privé, avec un mot sibyllin dans le Haut Parler — DÉLICE — élégamment gravé dans son flanc d’écaillés étincelantes ; des chaînes enchevêtrées, dont chaque maillon était aussi gros que la tête de Jake, enveloppant un fouillis dément de meubles qui se tenaient en équilibre aussi précaire au-dessus d’eux que des éléphants de cirque sur leurs minuscules plates-formes d’acier.

Parvenu à un endroit où cette folle venelle se divisait, Gasher prit sans hésiter l’embranchement de gauche. Un peu plus loin, trois autres ruelles, si étroites, celles-là, qu’on aurait dit des tunnels, rayonnaient dans diverses directions. Cette fois, Gasher s’engagea dans celle de droite. Le boyau, apparemment tapissé de montagnes de boîtes pourrissantes et d’énormes tas de vieux papier — du papier qui, jadis, avait peut-être été des livres ou des magazines —, était trop exigu pour que tous deux y avancent de front. Gasher poussa Jake en avant et se mit à lui bourrer le dos de coups pour l’inciter à presser l’allure. C’est ce que doit éprouver un bœuf quand on le pousse dans la glissière menant à l’abattoir, pensa Jake, qui jura, s’il sortait vivant de l’aventure, de ne plus jamais manger de bifteck.

— Cours, mon joli ! Cours !

Jake perdit bientôt toute mémoire des tours et des détours qu’ils faisaient et, à mesure que Gasher l’entraînait de plus en plus loin au cœur de l’entrelacs d’acier tordu, de meubles fracassés et de machines au rebut, il commença à abandonner tout espoir d’être sauvé. Désormais, Roland lui-même ne serait pas capable de le retrouver. Si le Pistolero tentait tout de même le coup, il s’égarerait et errerait jusqu’à la mort dans les boyaux de ce monde de cauchemar.

Ils amorçaient à présent une descente et les murs de papier compressé avaient cédé la place à des remparts de classeurs, à des amoncellements de machines à calculer et à des empilements de matériel informatique. Jake avait l’impression de courir à travers quelque cauchemardesque magasin Radio Shack. Pendant près d’une minute pleine, le mur qui défilait à toute allure sur la gauche de Jake se révéla fait de seuls téléviseurs et terminaux vidéo, entassés à la va-comme-je-te-pousse. Ils fixaient le gamin tels les yeux vitreux de morts. Et, tandis que le sol sous leurs pieds accentuait sa pente, Jake se rendit compte qu’ils étaient bel et bien dans un tunnel. Le lé de ciel nuageux, au-dessus de leurs têtes, s’étrécit en une bande, la bande en ruban et le ruban en fil. Ils se trouvaient dans des enfers sinistres, détalant comme des rats au sein d’un gigantesque dépotoir.

Et si tout ce fatras allait nous tomber dessus ? pensa Jake. Toutefois, épuisé et dolent comme il l’était, cette éventualité ne l’effrayait guère. Si le toit s’effondrait, au moins aurait-il le loisir de prendre quelque repos.

Gasher l’aiguillonnait comme un paysan sa mule, lui tapant tantôt l’une ou l’autre épaule pour lui signifier de tourner à gauche ou à droite. Dans les lignes droites, il frappait Jake à la nuque. Le garçon essaya tant bien que mal d’éviter un tuyau en saillie, qui le heurta violemment à la hanche, l’envoyant valdinguer dans l’étroit passage jusqu’à un enchevêtrement de verre et de planches déchiquetées. Gasher l’empoigna et le poussa de nouveau devant lui.

— Cours, espèce de louchon maladroit ! Tu ne sais donc pas courir ? Sans l’Homme Tic-Tac, je t’enculerais sur place et te trancherais la gorge dans le feu de l’action, pour sûr !

Jake galopait dans une brume rouge, où seuls avaient cours la douleur et les fréquents sons mats que produisaient les poings de Gasher en s’abattant sur ses épaules ou sur son crâne. Enfin, au moment où il sentait ne plus pouvoir tenir l’allure bien longtemps encore, le pirate le saisit par le cou et le fit s’arrêter si brutalement que le garçon lui rentra dedans avec un cri étranglé.

— Voici un truc astucieux ! claironna jovialement Gasher, hors d’haleine. Regarde droit devant et tu verras deux barbelés qui se croisent en X au ras du sol. Tu les vois ?

Au début, Jake ne distingua rien. Les lieux étaient très sombres ; d’énormes bouilloires de cuivre s’entassaient à sa gauche et, sur la droite, s’amoncelaient des réservoirs d’acier qui ressemblaient à des scaphandres. Jake songea qu’il pourrait faire tomber ceux-ci en avalanche s’il soufflait très fort. Il s’essuya le front, repoussant des mèches de cheveux emmêlés, et s’efforça de ne pas penser à l’allure qu’il aurait, aplati sous une quinzaine de tonnes de ces réservoirs. Il cligna des yeux dans la direction que lui indiquait Gasher. Il discerna en effet deux minces lignes d’argent semblables à des cordes de guitare ou de banjo. Chacune retombait d’un côté de la venelle et toutes deux se croisaient à une soixantaine de centimètres au-dessus du trottoir.

— Faufile-toi dessous, mon petit cœur. Et fais gaffe, car si tu fais ne serait-ce qu’effleurer l’une de ces cordes, la moitié de cette merde d’acier et de béton de la cité s’écroulera sur ta mignonne petite caboche. Sur la mienne itou, bien que je doute que cela te dérange des masses, hein ? Allez, passe là-dessous !

Jake, d’un mouvement d’épaules, se débarrassa de son sac à dos et, se mettant à plat ventre, le poussa dans la brèche devant lui. Et, tandis que lui-même progressait sous les minces fils tendus, il se rendit compte qu’il ne voulait pas mourir encore. Il sentait que ces tonnes de ferraille en équilibre savant guettaient le moment de fondre sur lui. Ces fils maintiennent probablement deux clés de voûte judicieusement choisies, pensa-t-il. Si l’un d’eux se rompt… adieu veau, vache, cochon, couvée ! Son dos effleura une des cordes et, loin au-dessus de sa tête, quelque chose grinça.

— Gare, mon couillon ! fit Gasher dans un râle. Vas-y en douceur !

Jake rampa sous le croisillon, s’aidant des pieds et des coudes. Ses cheveux puants, poissés de sueur, lui retombèrent dans les yeux, mais il ne pensait plus à les en ôter.

— C’est tout bon, grommela enfin Gasher, qui se glissa sous les fils avec l’aisance que confère une longue pratique. (Il se releva et s’empara du sac avant que Jake n’eût eu le temps de le remettre sur son dos.) Qu’est-ce que tu transportes là-dedans, mon couillon ? (Il défit les sangles et jeta un œil à l’intérieur.) Des friandises pour ton vieux pote ? Papa Gasher aime les sucreries, oui-là !

— Il n’y a rien d’autre que…

La main de Gasher surgit comme la foudre et repoussa la tête de Jake d’une claque si violente qu’une écume sanglante jaillit du nez du garçon.

— Pourquoi avez-vous fait ça ? s’écria Jake, ulcéré.

— Pour t’apprendre à me dire ce que mes yeux chassieux sont capables de voir tout seuls ! hurla Gasher, qui jeta le sac à dos.

Il dénuda ce qui lui restait de dents en un sourire dangereux, terrible.

— Et pour avoir failli nous faire tomber dessus tout ce bazar de merde ! — Il s’interrompit, puis ajouta d’une voix plus calme — Et aussi parce que j’en avais envie, je dois le reconnaître. Ta stupide face de mouton me fout des démangeaisons dans les doigts, pour sûr.

Son sourire s’élargit, révélant des gencives blanchâtres et suintantes, vision dont Jake se serait volontiers passé.

— Si ton dur à cuire d’ami nous file le train jusque-là, il aura une surprise quand il se fichera dans ces fils, hein ? (Gasher leva les yeux, souriant toujours.) Il y a un bus qui se balance quelque part en équilibre dans le coin, si je me souviens bien.

Jake se mit à pleurer — des larmes de fatigue, de désespoir, qui traçaient d’étroits sillons dans ses joues crasseuses.

Gasher leva la main, paume ouverte, menaçante.

— Ouste, mon couillon, avant que je me mette à chialer à mon tour… Ton vieux pote est très senteurmental, tu sais, et quand il se laisse aller au chagrin et aux larmes, seul le fait de balancer une petite claque ou deux peut lui redonner le sourire. Cours !

Ils coururent. Gasher prit apparemment au hasard des venelles s’enfonçant de plus en plus profondément dans le dédale malodorant et grinçant, indiquant la route à suivre à Jake en lui assenant de vigoureuses bourrades sur les épaules. À un moment donné, la batterie se fit entendre. Le son semblait venir de partout et de nulle part ; pour Jake, ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Le garçon abandonna tout espoir, toute pensée, et se laissa sombrer corps et âme dans le cauchemar.

17

Roland fit halte devant la barricade qui obstruait complètement la rue. À l’inverse de Jake, il n’espérait pas émerger à l’air libre à l’autre bout. Les immeubles situés à l’est de ce point seraient des îles truffées de sentinelles, affleurant d’une mer intérieure d’ordures, d’outils, d’objets… et de traquenards, sûr et certain. Si certains des décombres qui l’entouraient étaient toujours là où ils étaient tombés cinq cents, sept cents ou mille ans plus tôt, Roland supposa que la plupart avaient été entassés là un à un par les Gris. Le secteur oriental de Lud, en effet, était devenu la forteresse des Gris et le Pistolero se trouvait à présent au pied de ses murs d’enceinte.

Il progressa à pas lents et aperçut l’ouverture d’une venelle à demi dissimulée derrière un gros bloc de béton effrité. Il distingua des empreintes de pieds dans la poussière poudreuse — celles de deux individus, des grandes et des petites. Sur le point de se remettre debout, Roland les examina encore et s’accroupit de nouveau. Il n’y avait pas deux paires d’empreintes, mais trois, la troisième dessinant les pattes d’un petit animal.

— Ote ? appela doucement Roland. (Pendant un moment, ce fut le silence, puis un unique aboiement discret retentit du sein des ténèbres. Roland pénétra dans la venelle ; deux yeux cerclés d’or le regardaient à hauteur du premier coude. Le Pistolero se hâta vers le bafouilleux. Celui-ci, qui ne supportait toujours que la proximité du seul Jake, recula d’un pas, puis se campa fermement sur ses pattes, levant un regard anxieux sur l’arrivant.) Tu veux bien m’aider ? (Roland percevait le sec rideau rouge de la fièvre guerrière au bord de sa conscience, mais, pour l’heure, le Pistolero ne devait pas céder à cet indicible soulagement.) M’aider à retrouver Jake ?

— Ake ! aboya Ote, observant toujours Roland de ses yeux craintifs.

— En route, alors ! Trouve-le !

Ote tourna aussitôt les talons et dévala promptement la venelle, le nez collé au sol. Roland lui emboîta le pas, levant à l’occasion les yeux sur le bafouilleux. Sinon, il gardait le regard fixé sur le trottoir vétuste, à la recherche de signes.

18

— Bon Dieu ! fit Eddie. Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ?

Susannah et lui avaient suivi la rue au pied de la rampe sur une distance de deux pâtés de maisons. Ils avaient aperçu la barricade qui se dressait droit devant (manquant de moins d’une minute l’entrée de Roland dans la venelle partiellement dissimulée) et, mettant le cap sur le nord, avaient pris une voie plus large qui avait rappelé la 5e Avenue à Eddie. Il n’avait pas osé le dire à Susannah ; il était encore trop sous le coup de la déception à la vue de cette cité puante et en ruine pour lâcher une remarque optimiste.

« La 5e Avenue » les conduisit dans une zone de grands immeubles de pierre blanche qui évoquèrent à Eddie la Rome des films de gladiateurs qu’il regardait, enfant, à la télé. Les bâtisses étaient austères et, dans l’ensemble, en bon état. Eddie était prêt à parier qu’il s’agissait d’édifices publics — galeries, bibliothèques, peut-être des musées. L’un, coiffé d’un vaste toit en dôme, qui s’était craquelé comme un œuf de granit, était peut-être un ancien observatoire, bien qu’Eddie eût lu quelque part que les astronomes aimaient à être à l’écart des métropoles, parce que toutes les lumières électriques foutaient la merde dans l’observation qu’ils faisaient des étoiles.

Il y avait des échappées entre ces imposants édifices et, si le gazon et les fleurs d’autrefois avaient été envahis par les mauvaises herbes et un fouillis de broussailles, l’endroit avait conservé un aspect majestueux ; Eddie se demanda s’il avait constitué jadis le noyau de la vie culturelle de Lud. Cette époque, bien sûr, remontait aux calendes grecques ; Eddie doutait fort que Gasher et ses comparses fissent montre d’un quelconque intérêt pour les ballets ou la musique de chambre.

Susannah et lui étaient parvenus à un embranchement important, d’où partaient quatre larges avenues tels les rayons d’une roue. En son moyeu, s’étendait une spacieuse place pavée, ceinte de haut-parleurs fichés sur des poteaux d’acier hauts de douze mètres. Au centre de la place, se dressait un piédestal soutenant les vestiges d’une statue — un puissant destrier de cuivre, vert-de-grisé, lançant ses antérieurs dans les airs. Le guerrier qui avait jadis monté ce cheval de bataille reposait à côté sur son épaule corrodée, brandissant d’une main ce qui ressemblait à une mitrailleuse et une épée de l’autre. Ses jambes enlaçaient toujours le corps de son ancienne monture, mais ses bottes étaient demeurées soudées à ses flancs de métal. MORT AUX GRIS ! barrait le piédestal en lettres d’un orange fané.

En observant les avenues en étoile, Eddie vit les poteaux des haut-parleurs plus en détail. Si certains étaient tombés, la plupart étaient toujours debout, et chacun s’ornait d’une macabre guirlande de cadavres. Par voie de conséquence, la place sur laquelle débouchait « la 5e Avenue » ainsi que les rues qui en rayonnaient étaient confiées à la garde d’une petite armée de morts.

— Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? répéta Eddie.

Il n’attendait pas de réponse, et Susannah ne lui en donna pas… mais elle aurait pu. Elle avait déjà eu auparavant des visions du passé du monde de Roland, mais aucune n’avait jamais été si nette et certaine que celle-là. Toutes ses visions précédentes, comme celle qu’elle avait eue à River Crossing, avaient une qualité obsédante, à l’instar des rêves, mais l’expérience qu’elle vécut alors survint en un flash unique, et ce fut comme si elle voyait la face tordue d’un dangereux maniaque à la lueur aveuglante d’un éclair.

Les haut-parleurs… les corps pendus… la batterie. Elle comprit tout à coup ce qui les reliait aussi clairement qu’elle avait compris que les chariots lourdement chargés qui traversaient jadis River Crossing pour se rendre à Jimtown étaient tirés par des bœufs et non par des mules ou des chevaux.

— Oublie cette racaille, dit-elle d’une voix qui tremblait à peine. C’est le train qui nous intéresse… Quelle route, d’après toi ?

Eddie leva les yeux sur le ciel qui s’obscurcissait et repéra sans mal le Sentier du Rayon parmi les nuages qui filaient. Il baissa ensuite son regard sur le sol, et ne fut guère surpris de constater que l’entrée de la rue correspondant au plus près au Sentier du Rayon était gardée par une grosse tortue de mer en pierre. Sa tête reptilienne pointait hors de la fente de sa carapace de granit ; ses yeux profondément enfoncés semblaient les observer avec curiosité. Eddie la désigna d’un signe de tête et eut un pauvre sourire.

— Tu vois la tortue comme elle est ronde ?

Susannah lui jeta un coup d’œil et acquiesça. Eddie poussa le fauteuil sur la place et s’engagea dans la rue de la Tortue. Les cadavres qui la flanquaient exhalaient une sèche odeur de cannelle qui fit se révulser l’estomac du garçon… non qu’elle fût désagréable, bien au contraire… l’arôme d’épice sucrée qu’un gosse serait ravi de saupoudrer sur ses tartines grillées du matin.

La rue de la Tortue, Dieu merci, était large et la plupart des cadavres accrochés aux poteaux n’étaient guère plus que des momies ; Susannah, cependant, en vit certains relativement récents ; des mouches très affairées rampaient encore sur la peau noircissante de leurs faces gonflées et des asticots sortaient en se tortillant de leurs yeux pourrissants.

Et, au pied de chaque poteau, s’empilait un petit tas d’os.

— Il doit y en avoir des milliers, dit Eddie. Hommes, femmes et enfants.

— Oui, répondit Susannah d’une voix calme qui parut lointaine et bizarre à ses propres oreilles. Ils ont eu beaucoup de temps à tuer. Et ils l’ont mis à profit pour se massacrer entre eux.

— Faites entrer en scène ces satanés elfes pleins de sagesse ! s’écria Eddie.

Le rire qui suivit son exclamation ressembla fort à un sanglot.

Eddie pensa qu’il commençait enfin à comprendre pleinement la signification réelle de cette phrase innocente : Le monde a changé. Et la masse d’ignorance et de mal qu’elle recouvrait.

Et sa profondeur.

Les haut-parleurs étaient une mesure de temps de guerre, pensa Susannah. Aussi évident que deux et deux font quatre ! Dieu seul sait quelle guerre ou à quelle époque elle a eu lieu, mais il a dû y avoir un sacré truc. Les maîtres de Lud utilisaient les haut-parleurs pour faire des annonces dans toute la cité de quelque point central, à l’abri des bombes — un bunker transformé en QG comme celui où Hitler et son haut état-major se sont réfugiés à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Et, dans ses oreilles, résonnait la voix de commandement et d’autorité qui avait grondé de ces haut-parleurs — aussi distinctement qu’elle avait entendu le grincement des chariots traversant River Crossing et le claquement du fouet sur l’échine des bœufs peinant sous l’effort.

Les centres de ravitaillement A et D seront fermés aujourd’hui ; veuillez vous rendre aux centres B, C, E et F munis des tickets appropriés.

Escouades de milice 9, 10 et 12 au rapport à Sendside.

Bombardement aérien prévu entre huit et dix heures Tous les non-combattants devront se présenter aux abris qui leur ont été assignés. Apportez vos masques à gaz. Je répète : apportez vos masques à gaz.

Des annonces, oui… et une version dénaturée des nouvelles — une version de propagande, militante, que George Orwell aurait qualifiée de mentir-vrai. Et, entre les bulletins d’information et les annonces, de la musique militaire criarde et des exhortations à respecter les soldats tombés au champ d’honneur en envoyant davantage d’hommes et de femmes dans la gueule sanglante de l’abattoir.

Puis la guerre avait pris fin, et le silence s’était abattu… pour un temps. Car, à un moment donné, les haut-parleurs s’étaient remis à diffuser. Quand ? Cent ans plus tôt ? Cinquante ? Quelle importance ? pensa Susannah. Ce qui importait, c’était que lorsque les haut-parleurs avaient été réactivés, la seule chose qu’ils eussent diffusée était une unique bande enregistrée — celle avec le morceau de batterie. Et les descendants des habitants originels de la cité l’avaient prise pour… pour quoi ? La Voix de la Tortue ? La Volonté du Rayon ?

Susannah se surprit à se rappeler la fois où elle avait demandé à son père — un homme paisible mais profondément cynique — s’il croyait à l’existence d’un dieu dans le ciel qui dirigeait le cours des événements humains. Eh bien, avait-il répondu, oui et non, Odetta. Je suis sûr que Dieu existe, mais, à mon avis, Il ne Se préoccupe guère, sinon pas du tout, de nous, ces temps-ci. Je crois que depuis que nous avons tué Son fils, Il a fini par Se persuader qu’il n’y avait rien à tirer des fils d’Adam et des filles d’Ève et qu’il s’est lavé les mains de nous. Sage bonhomme !

En réponse à cette déclaration (qu’elle attendait — elle avait onze ans, à l’époque, et connaissait comme sa poche la tournure d’esprit de son paternel), Susannah lui avait montré un entrefilet à la page des Églises communautaires dans le journal local, où l’on annonçait que le révérend Murdock, de l’Église méthodiste de la Grâce, expliciterait ce dimanche-là le sujet : « Dieu parle chaque jour à chacun de nous » par un texte tiré de la Première Épître aux Corinthiens. Son père en avait ri aux larmes. Bon, je suppose que chacun de nous entend quelqu’un lui parler, avait-il dit ensuite, et tu peux parier ton dernier dollar sur une chose, mon cœur : chacun de nous — y compris ce révérend Murdock ici nommé — entend cette voix lui dire exactement ce qu’il souhaite entendre. C’est tellement plus commode !

Ce que ces gens-là avaient apparemment voulu entendre dans le morceau de batterie enregistré était une invitation à commettre un meurtre rituel. Et, désormais, chaque fois que la batterie commençait à vibrer à travers ces centaines ou ces milliers de haut-parleurs — un martèlement rythmique qui n’était en fait que la percussion d’une chanson des ZZ Top intitulée Velcro Fly, à en croire Eddie —, elle devenait pour eux le signal de tendre les cordes et de hisser une poignée de pauvres bougres en haut des premiers poteaux qui leur tombaient sous la main.

Combien ? se demanda-t-elle tandis qu’Eddie poussait son fauteuil, dont les pneus de caoutchouc dur entaillés et cabossés grinçaient sur du verre brisé, chuintaient sur des amas de papier au rebut. Combien de gens ont-ils été tués au fil des années parce qu’un circuit électronique sous la cité a eu le hoquet ? Cela a-t-il commencé parce qu’ils ont reconnu le caractère fondamentalement étranger d’une musique venue — comme nous, et l’avion, et quelques voitures le long de cette rue — d’un autre monde ?

Elle l’ignorait ; elle savait toutefois qu’elle avait dorénavant fait sien le point de vue cynique de son père pour ce qui avait trait à Dieu et aux conversations qu’il pouvait ou non avoir avec les fils d’Adam et les filles d’Ève. Ces gens-là avaient cherché une raison de s’entre-tuer, c’est tout, et la batterie leur en avait fourni une aussi valable qu’une autre.

Elle songea à la ruche qu’ils avaient croisée — la ruche difforme des abeilles blanches dont le miel les aurait empoisonnés s’ils avaient été assez fous pour en manger. Ici, sur cette rive de la Send, une autre ruche agonisait, avec d’autres abeilles blanches et mutantes, dont le dard, en dépit de leur confusion, de leur égarement et de leur perplexité, ne serait pas moins mortel.

Et combien encore devront mourir avant que la bande ne se casse ?

Comme si ses pensées avaient suffi pour les déclencher, les haut-parleurs se mirent soudain à retransmettre l’impitoyable battement syncopé de la batterie. Eddie en cria de surprise. Susannah hurla et se boucha les oreilles — mais elle eut encore le temps d’entendre faiblement le reste de la musique : la ou les pistes qui avaient été mises en sourdine des dizaines d’années auparavant quand quelqu’un (sans doute par hasard) avait touché le bouton BALANCE, le fermant à fond d’un côté, réduisant ainsi au silence les guitares et la partie vocale.

Eddie continuait de la pousser dans la rue de la Tortue et le long du Sentier du Rayon, tentant de regarder dans toutes les directions à la fois et de ne pas humer l’odeur de putréfaction. Merci, mon Dieu, pour le vent ! pensa-t-il.

Il pressa l’allure, scrutant les trouées qu’envahissait l’herbe entre les massifs édifices blancs à la recherche de la gracieuse trajectoire d’un monorail aérien. Il voulait sortir de cet interminable corridor de la mort. Quand il aspira une nouvelle bouffée de cette odeur insidieusement douce de cannelle, il lui sembla qu’il n’avait rien désiré aussi ardemment de toute sa vie.

19

Jake émergea brutalement de son état de torpeur ; Gasher l’avait attrapé par le cou et le tirait avec toute la force d’un cavalier cruel freinant son cheval lancé au galop. Le pirate avança la jambe, et Jake, y butant, tomba à la renverse. Sa tête heurta le trottoir et, l’espace d’un moment, il perdit conscience. Gasher, pas charitable pour deux ronds, lui fit rapidement recouvrer ses esprits en lui tordant la lèvre inférieure.

Jake hurla et se dressa d’un bond sur son séant, donnant des coups de poing à l’aveuglette, que Gasher, d’une main, esquiva sans difficulté ; de l’autre, il empoigna Jake sous l’aisselle et le remit sans ménagement sur ses pieds. Le garçon demeura planté là, chancelant comme un ivrogne. Il était désormais au-delà des protestations ; au-delà, quasiment, de tout entendement. Il ne savait qu’une chose : chaque muscle de son corps était endolori et sa main blessée hurlait comme un animal pris dans un piège.

Gasher, apparemment, avait besoin de souffler et, cette fois, il mit plus longtemps à reprendre haleine. Penché vers le sol, les mains cramponnées aux genoux de son pantalon vert, il respirait par petits halètements rapides et sifflants. Son écharpe jaune était de travers. Son œil sain rutilait comme un diamant de pacotille. Le bandeau de soie blanche qui recouvrait l’autre était tout froissé, et des caillots d’horribles sanies jaunâtres suintaient sur sa joue.

— Regarde au-dessus de ta tête, mon couillon, et tu verras pourquoi je t’ai stoppé net. Regarde !

Jake renversa son visage vers le ciel et, choqué comme il l’était, il ne fut pas le moins du monde surpris de découvrir une fontaine de marbre de la taille d’une caravane qui se balançait à vingt-cinq mètres dans les airs. Gasher et lui se trouvaient presque exactement dessous. Deux câbles rouillés la maintenaient, en grande partie dissimulés au milieu d’une énorme masse instable de bancs d’église. En dépit de son hébétude, Jake vit que les câbles étaient plus sérieusement effilochés que les crampons du pont.

— Tu vois ? (Gasher, souriant, porta la main gauche à son œil couvert d’un bandeau, cueillit un amas de matières semblables à du pus, qu’il lança au loin d’une pichenette avec indifférence.) Super, hein ? Oh, pour sûr, l’Homme Tic-Tac est un mec à la coule, y a pas à chier ! (Où est cette saloperie de batterie ? Elle devrait s’être mise en marche… Si Vipère l’a oubliée, je lui enfoncerai un bâton si profond dans le cul qu’il en aura le goût de l’écorce dans la bouche.) À présent, regarde devant toi, mon délicieux petit louchon.

Jake obéit ; aussitôt, Gasher lui assena un tel coup de poing que le garçon chancela en arrière et faillit tomber.

— Pas en l’air, âne bâté ! Par terre ! Tu vois ces deux pavés noirs ?

Au bout d’un moment, Jake les aperçut. Il hocha apathiquement la tête.

— Ne marche pas dessus, sous peine de recevoir tout ce fourbi sur le crâne, mon couillon. Et si quelqu’un voulait te récupérer après ça, il devrait te ramasser avec un buvard. Pigé ?

Jake hocha de nouveau la tête.

— Bien. (Gasher aspira une dernière goulée d’air et assena une bourrade sur l’épaule de Jake.) En route, mauvaise troupe ! Qu’est-ce t’attends ? Une, deux !

Jake enjamba le premier pavé décoloré et vit qu’il s’agissait en fait d’un disque de métal qu’on avait arrondi pour lui donner la forme d’un pavé. Le second était ingénieusement placé dans le prolongement du premier : si un intrus non averti loupait le premier, il poserait très certainement le pied sur le second.

Eh bien, vas-y ! songea Jake. Pourquoi pas ? Le Pistolero ne te retrouvera jamais dans ce dédale, alors saute et finissons-en ! Ce sera plus propre que ce que Gasher et ses copains te réservent. Et plus rapide.

Ses mocassins poussiéreux s’agitèrent dans l’air au-dessus du traquenard.

Gasher le frappa du poing au milieu du dos, mais sans violence.

— Tas envie d’aller faire risette à la Jolie Dame à la Faux, hein, mon petit couillon ? (La note de cruauté démente de sa voix avait cédé la place à de la simple curiosité. Si on y percevait une autre émotion, c’était moins de la peur que de l’amusement.) Eh bien, vas-y, si c’est ton idée. Moi, j’ai déjà mon billet. Seulement, fais vite ! Que les dieux foudroient tes yeux !

Le pied de Jake se posa au-delà du mécanisme déclencheur. Sa volonté de vivre encore un peu ne se fondait pas sur l’espoir que Roland le retrouve, non ; simplement, c’était ce que Roland ferait : continuer jusqu’à ce que quelqu’un l’arrête, puis faire quelques pas de plus s’il le pouvait.

S’il mourait maintenant, il entraînerait peut-être Gasher avec lui, mais Gasher seul était de la roupie de sansonnet — un regard suffisait pour comprendre qu’il disait la vérité en affirmant avoir déjà un pied dans la tombe. S’il continuait, Jake avait peut-être une chance de prendre aussi certains des amis de Gasher… peut-être même celui que le pirate appelait l’Homme Tic-Tac.

Si je dois aller faire risette à la jolie Dame à la Faux, comme il dit, autant que ce soit en nombreuse compagnie, pensa Jake.

Roland aurait compris.

20

Jake se trompait quant à la capacité du Pistolero à suivre leurs traces à travers le dédale ; le sac à dos n’était que le plus évident des indices qu’ils avaient semés derrière eux, mais Roland eut tôt fait de se rendre compte qu’il n’avait pas besoin de s’arrêter pour chercher des indices. Il lui suffisait de suivre Ote.

Cela ne l’empêcha pas de faire halte à plusieurs intersections, histoire d’être sûr ; chaque fois, le bafouilleux se retourna et poussa son aboiement bas et impatient, qui semblait dire : « Dépêche-toi ! Tu veux les perdre ? » Quand les indices qu’il repéra — des empreintes, un fil de la chemise de Jake, un morceau du tissu jaune vif de l’écharpe de Gasher — eurent par trois fois confirmé les choix de l’animal, Roland se contenta de le suivre. Il ne renonça pas à chercher des indices, mais ne s’arrêta plus pour les repérer. Puis la batterie retentit, et ce fut elle — plus la curiosité qu’avait manifestée Gasher à propos du contenu du sac à dos de Jake — qui sauva la vie à Roland cet après-midi-là.

Il pila net, dérapant dans ses bottes poussiéreuses, et son revolver jaillit dans ses mains avant qu’il eût identifié le bruit. Quand il l’eut reconnu, il rengaina l’arme dans son étui avec un grognement d’impatience. Il était sur le point de se remettre en route quand son regard tomba par hasard sur le sac de Jake… puis sur deux lignes ténues à la gauche de celui-ci. Roland étrécit les yeux et distingua deux minces fils de fer qui se croisaient à hauteur des genoux à moins de trois pas devant lui. Ote, que sa morphologie mettait naturellement au ras du sol, s’était faufilé avec agilité à travers le X formé par les barbelés ; n’étaient la batterie et la découverte du sac, Roland, lui, se serait jeté droit dedans. Tandis qu’il levait le regard sur les amas de ferraille, disposés à dessein, tenant en équilibre de part et d’autre de la venelle, ses lèvres se serrèrent. Il l’avait échappé belle, et seul le ka lui avait permis d’avoir la vie sauve.

Ote aboya avec impatience.

Roland se mit à plat ventre et rampa sous les fils, progressant avec une lenteur prudente — il était plus grand que Jake ou que Gasher, et il se rendit compte qu’un homme de haute taille ne pourrait passer là-dessous sans déclencher l’avalanche soigneusement préparée. La batterie vibrait, vibrait sourdement dans ses tympans. Je me demande s’ils sont tous devenus fous, pensa-t-il. Si je devais écouter ça tous les jours, il me semble que je perdrais la tête.

Il franchit les barbelés, ramassa le sac à dos et jeta un coup d’œil dedans. Les livres de Jake et quelques vêtements s’y trouvaient toujours, ainsi que les trésors que le gamin avait glanés en cours de route — une roche où étincelaient des éclats jaunes semblables à de l’or, mais qui n’en étaient pas ; une pointe de flèche, sans doute un vestige du Vieux Peuple de la forêt, que Jake avait trouvée dans un bosquet le lendemain de son parachutage ; une poignée de pièces de monnaie de son monde ; les lunettes de soleil de son père ; trois ou quatre autres bricoles que seul un garçon de moins de treize ans était à même d’apprécier. Des babioles qu’il voudrait récupérer… c’est-à-dire, à condition que Roland le retrouve avant que Gasher et ses amis aient le temps de le changer, de le blesser au point qu’il perde tout intérêt pour les distractions et curiosités innocentes de la préadolescence.

La face grimaçante de Gasher flotta dans l’esprit de Roland telle la trogne d’un démon ou d’un djinn sorti d’une bouteille : les dents mal plantées, les yeux vides, la syphilis qui lui bouffait les joues et s’étalait sous les mâchoires mal rasées. Si tu lui fais du mal… pensa-t-il, puis il s’obligea à chasser cette pensée, car elle ne menait à rien. Si Gasher faisait du mal au gosse (Jake ! insista son cerveau avec force. Pas le gosse… Jake ! Jake !), Roland le tuerait, aussi sûr que deux et deux faisaient quatre. Mais son acte n’aurait aucun sens — Gasher était déjà mort.

Le Pistolero rallongea les sangles du sac à dos, s’émerveillant à la vue de ces boucles qui permettaient l’opération, le glissa sur son dos et se remit debout. Ote s’était éloigné ; Roland cria son nom et le bafouilleux se retourna.

— Viens, Ote.

Roland ignorait si l’animal comprenait (ou, si oui, s’il obéirait), mais il valait mieux — il était plus prudent — qu’il restât près de lui. Puisque guet-apens il y avait eu, il risquait d’y en avoir d’autres. La fois suivante, Ote pourrait bien ne pas être aussi chanceux.

— Ake ! aboya Ote, sans bouger d’un poil.

L’aboiement était péremptoire ; Roland, cependant, déchiffra les sentiments réels d’Ote dans ses yeux : ils étaient assombris par la peur.

— Oui, mais c’est dangereux. Viens, Ote.

Derrière eux, sur le chemin par lequel ils étaient venus, retentit le fracas d’un objet lourd qui tombait, probablement délogé par la dure vibration de la batterie. Roland aperçut çà et là les haut-parleurs qui saillaient des décombres tels d’étranges animaux au long cou.

Ote trottina vers lui et leva les yeux, essoufflé.

— Reste près de moi.

— Ake ! Ake-Ake !

— Oui. Jake.

Roland reprit sa course, Ote courant sur ses talons aussi docilement qu’un chien.

21

Pour Eddie, ainsi que l’avait dit un jour quelque sage, tout n’était jamais qu’un éternel recommencement : il galopait, poussant le fauteuil de Susannah, luttant de vitesse avec le temps. La rue de la Tortue avait remplacé la plage, mais, en somme, c’était du pareil au même. Oh… il y avait une différence notable : à présent c’était une gare (ou un berceau) qu’il cherchait, pas une porte logée dans le vide.

Susannah était assise, droite comme un I, dans son fauteuil, ses cheveux voletant, le revolver de Roland dans la main droite, son canon pointé vers le ciel lourd de nuages d’orage. La batterie puisait sans relâche, les matraquant de son tonnerre. Un objet semblable à un plat gigantesque gisait au milieu de la chaussée juste devant eux ; l’esprit surmené d’Eddie, peut-être à cause des édifices classiques qui les entouraient, fit surgir l’image de Jupiter et de Thor jouant au frisbee. Jupiter fait un superbe lancer… Thor laisse tomber le disque à travers un nuage… Putain, c’était l’heure de la récré sur l’Olympe !

Le frisbee des dieux, pensa-t-il, faisant slalomer Susannah entre deux épaves de voitures rouillées, quel concept !

Il propulsa le fauteuil sur le trottoir pour contourner l’objet qui, vu de plus près, avait l’air d’une antenne parabolique. Il faisait redescendre le fauteuil du trottoir afin de le remettre sur la chaussée — le trottoir était trop encombré de saloperies pour permettre de battre des records —, quand la batterie se tut soudainement. Les échos roulèrent et s’éloignèrent dans un silence renouvelé ; sauf que ce n’était pas réellement du silence, remarqua-t-il. Devant eux, un bâtiment de marbre se dressait à l’intersection de la rue de la Tortue et d’une deuxième avenue. Bien que parasité par la vigne et une plante hirsute semblable à des barbes de cyprès, il conservait sa magnificence et une certaine majesté. Un peu plus loin, une foule jacassait avec excitation.

— Ne t’arrête pas ! ordonna sèchement Susannah. Nous n’avons pas le temps de…

Un cri hystérique perça les babillages, accompagné de beuglements d’approbation et, chose incroyable, de ce genre d’applaudissements qu’Eddie avait entendus dans les hôtels-casinos d’Atlantic City après la prestation du pianiste de service. Le cri s’étrangla en un long gargouillis mourant pareil à la stridulation d’une cigale. Eddie sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Il jeta un coup d’œil aux cadavres suspendus au plus proche haut-parleur et comprit que les Ados de Lud, en quête de divertissement, s’adonnaient à une nouvelle exécution publique.

Super ! pensa-t-il. Il ne leur manque que Tony Orlando et Dawn chantant Knock Three Times pour mourir heureux.

Il regarda avec curiosité le pilier d’angle de pierre. D’aussi près, la vigne qui l’avait envahi exhalait une puissante odeur d’herbe, sacrément amère, mais qu’il préférait à tout prendre à la senteur douceâtre de cannelle des cadavres momifiés. Les vrilles retombaient en gerbes échevelées, créant des cascades végétales à l’emplacement des anciens porches. Tout à coup, une silhouette jaillit comme une fusée de l’une de ces cascades et se précipita vers eux. Eddie s’aperçut qu’il s’agissait d’un gamin, et qui n’avait pas quitté ses langes depuis très longtemps, à en juger par sa taille. Il était vêtu d’un étrange costume à la Petit Lord Fauntleroy, avec chemise blanche à jabot et culotte courte de velvet, et portait des rubans dans les cheveux. Une folle envie démangea Eddie d’agiter les mains au-dessus de sa tête et de hurler : Visez-moi ça ! Lud est sensa !

— Venez ! cria le gamin d’une voix flûtée. (Des aigrettes de verdure s’étaient prises dans ses cheveux ; il les balaya d’un air distrait de sa main gauche tout en courant.) Ils vont zigouiller Spanker ! C’est au tour de papa Spanker d’aller au pays de la batterie ! Venez, ou vous allez louper tout le spectacle, par la malédiction des dieux !

Susannah, elle aussi, était ébahie à la vue de l’enfant ; comme il approchait, elle fut frappée par un je-ne-sais-quoi d’extrêmement bizarre et maladroit dans la façon qu’il avait de repousser les vrilles et les gourmands qui s’accrochaient dans ses cheveux enrubannés : il ne se servait que d’une main. Il tenait l’autre derrière son dos quand il avait jailli de la cascade d’herbe folle, et derrière son dos elle demeurait.

Ce doit être d’un pratique ! pensa-t-elle, puis un magnétophone se déclencha dans sa tête, et elle entendit Roland parler au bout du pont : Je savais qu’un truc dans ce goût-là risquait de se produire, et si nous avions vu ce gars plus tôt, quand nous étions encore hors de portée de son œuf explosif, nous aurions pu le tenir à distance… Merde !

Elle leva le revolver de Roland à la hauteur de l’enfant qui avait bondi du trottoir et leur fonçait droit dessus.

— Stop ! cria-t-elle. Plus un geste !

— Suzie, qu’est-ce qui te prend ? hurla Eddie.

Susannah l’ignora. Au sens propre du terme, Susannah Dean n’existait plus ; c’était Detta Walker qui était assise dans le fauteuil roulant, et ses yeux brillaient d’une suspicion fébrile.

— Stop, ou je tire !

Le Petit Lord Fauntleroy aurait aussi bien pu être sourd pour l’effet que lui fit la sommation.

— Rengainez votre arme ! brailla-t-il. Vous allez rater tout le spectacle ! Spanker va…

Sa main droite commença enfin à émerger de derrière son dos. À cet instant, Eddie prit conscience qu’ils n’avaient pas affaire à un gamin, mais à un nain difforme dont l’enfance remontait à un bail. L’expression qu’Eddie avait prise de prime abord pour de la pétulance enfantine était en réalité un froid mélange de haine et de rage. Les joues et le front du nain étaient recouverts de ces plaques décolorées et suintantes que Roland appelait les bourgeons des putes.

Susannah ne vit pas son visage. Son attention était fixée sur la main droite qui peu à peu apparaissait et sur la sphère vert mat qu’elle tenait. C’était tout ce qu’elle avait besoin de voir. Le revolver de Roland cracha. Le nain fut projeté en arrière. Un cri strident de douleur et de rage s’éleva de sa bouche minuscule quand il atterrit sur le trottoir. La grenade sauta de sa main et repartit en roulant vers la même entrée voûtée d’où le nain avait surgi.

Detta s’était volatilisée comme un songe, et Susannah, étonnée, horrifiée, désemparée, regardait par-dessus le revolver fumant la silhouette miniature étalée sur le trottoir.

— Ô mon Dieu ! Je l’ai tué ! Eddie, je l’ai tué !

— Mort… aux Gris !

Le Petit Lord Fauntleroy essaya de lancer ces mots avec bravade, mais ils s’étranglèrent dans un gargouillis de sang qui macula les rares îlots encore blancs de sa chemise à jabot. Une explosion assourdie parvint de la plaza intérieure, envahie par la végétation, du bâtiment d’angle, et les tapis de verdure miteuse masquant les entrées voûtées ondulèrent comme des drapeaux dans une rafale. Des nuages d’une fumée suffocante, âcre, s’en échappèrent, et Eddie se jeta sur Susannah pour lui faire un bouclier de son corps ; il sentit une averse de morceaux de béton — petits, heureusement — crépiter sur son dos, son cou et son crâne. Des bruits déplaisants de baisers mouillés s’élevèrent sur sa gauche. Il ouvrit les yeux en une fente et vit la tête du Petit Lord Fauntleroy s’immobiliser dans le caniveau ; le nain avait les yeux grands ouverts, la bouche figée sur son ultime vocifération.

Des hurlements de fureur retentirent. Eddie donna une poussée au fauteuil de Susannah — le siège vacilla sur une roue avant de se décider à se mettre d’aplomb — et regarda dans la direction d’où avait jailli le nain. Une foule dépenaillée constituée d’une vingtaine d’hommes et de femmes avait surgi, certains venant de derrière l’édifice, d’autres se frayant un chemin au sein de l’entrelacs de feuillage qui obscurcissait les porches, se matérialisant hors de la fumée produite par la grenade du nain tels des esprits mauvais. La plupart portaient des fichus bleus et tous étaient armés — un assortiment d’armes hétéroclite (et quelque peu pitoyable) : épées rouillées, couteaux émoussés et gourdins fendus. Eddie aperçut un homme qui brandissait un marteau avec un air de défi. Des Ados, pensa-t-il. Nous avons interrompu leur séance de pendaisons, et ça les emmerde un max.

Un tohu-bohu de cris — Mort aux Gris ! Tuez ces deux-là ! Ils ont descendu Luster, que les dieux leur crèvent les yeux ! — s’éleva de ce charmant groupe à la vue de Susannah dans son fauteuil roulant et d’Eddie agenouillé devant. Le chef de file était vêtu d’une sorte de kilt et agitait un coutelas. Il le brandit farouchement (au risque de décapiter la femme trapue dans son dos si celle-ci n’avait baissé la tête), puis chargea. Les autres suivirent dans un concert de joyeux braillements.

Le revolver de Roland tonna dans le jour venteux, couvert, et le crâne de l’Ado en kilt se décolla. La peau cireuse de la femme qui avait échappé de justesse à la décapitation se pointilla soudain de gouttelettes rubis ; la femme glapit d’effroi.

Le reste de la bande la dépassa, ainsi que l’homme mort, en plein délire et les yeux fous.

— Eddie ! hurla Susannah, qui fit de nouveau feu.

Un homme portant une cape doublée de soie et des bottes s’effondra sur la chaussée.

Eddie chercha le Ruger à tâtons et vécut un instant de pure panique quand il crut l’avoir perdu. La crosse de l’arme avait glissé sous sa ceinture. Il l’empoigna et tira de toutes ses forces. La mire, au bout du canon, s’était coincée dans son caleçon.

Susannah tira trois coups d’affilée, faisant mouche à chaque fois, mais la vague d’Ados ne ralentissait pas.

— Eddie, à l’aide !

Eddie déchira son pantalon, se faisant l’impression d’être une version au rabais de Superman, et réussit enfin à libérer le Ruger. Il en fit sauter le cran de sûreté du revers de la paume gauche, posa le coude sur sa cuisse juste au-dessus du genou et fit feu. Pas besoin de réfléchir, même pas besoin de viser. Roland leur avait dit que, lors d’une fusillade, les mains d’un pistolero fonctionnaient toutes seules, et Eddie s’apercevait que c’était vrai. De toute manière, un aveugle aurait mis de la bonne volonté pour rater sa cible à cette distance. Susannah avait réduit le nombre des assaillants à quinze ; Eddie s’engouffra dans le reste comme un ouragan dans un champ de blé, en tuant quatre en moins de deux secondes.

Le visage unique de la foule, avec son expression d’avidité glacée et stupide, commença à se désagréger. L’homme au marteau jeta son arme et s’élança à sa suite, clopinant de façon extravagante sur deux jambes déformées par l’arthrite. Deux hommes lui emboîtèrent le pas. Les autres, indécis, tournèrent et virèrent sur la chaussée.

— Revenez, dégonflés ! cria un type relativement jeune d’une voix hargneuse. (Arborant son écharpe bleue autour de son cou comme un coureur de rallye son ascot, il était chauve, excepté deux touffes de cheveux roux frisottés de part et d’autre de la tête. Susannah trouva qu’il ressemblait à Clarabelle le Clown ; Eddie à Ronald McDonald ; tous deux pensèrent qu’il avait tout du trouble-fête. Il jeta une lance de fabrication maison qui pouvait bien avoir entamé son existence sous la forme d’un pied de table métallique. L’arme tomba dans un cliquetis, sans causer de dommages, à droite d’Eddie et de Susannah.) Revenez, j’ai dit ! Nous les aurons si nous réunissons nos for…

— Désolé, mec, murmura Eddie, qui le visa à la poitrine.

Clarabelle/Ronald chancela en arrière, portant la main à sa chemise. Il fixa Eddie avec des yeux comme des soucoupes qui disaient de navrante et éloquente façon que la scène n’était pas prévue au scénario. Sa main retomba lourdement le long de son flanc. Un unique filet d’un sang extraordinairement vif dans la grisaille ambiante ruissela du coin de ses lèvres. Les quelques Ados restants rivèrent sans un mot leur regard sur lui tandis qu’il s’affaissait sur ses genoux ; l’un d’eux voulut détaler.

— Macache ! fit Eddie. Reste où tu es, aimable crétin… ou tu vas avoir un bon aperçu de la clairière où s’achève ta route. (Il haussa le ton.) Jetez vos armes, jeunes gens ! Tout de suite !

— Vous… chuchota le mourant. Vous… pistolero ?

— Tout juste, Auguste, rétorqua Eddie qui, la mine menaçante, surveillait le groupe d’Ados.

— J’implore votre… pardon, haleta le rouquin aux cheveux frisottés, puis il tomba tête en avant.

— Des pistoleros ? demanda l’un des autres sur un ton qui exprimait l’horreur et la compréhension naissantes.

— Bon ! Débiles, mais pas sourds, c’est déjà ça, dit Susannah.

Elle agita le canon du revolver ; l’arme devait être vide, pensa Eddie. Au fait, combien de cartouches pouvait-il encore y avoir dans le Ruger ? Il s’aperçut qu’il n’avait pas la moindre idée du nombre de cartouches que contenait le magasin et maudit sa stupidité… Mais aussi, avait-il réellement cru pareil affrontement possible ? Non.

— Vous l’avez entendu, m’sieurs-dames. Lâchez vos armes. Les vacances sont terminées.

Un par un, ils obéirent. La femme qui arborait sur sa figure une pinte ou à peu près du sang de M. Épée-et-Kilt déclara :

— Vous n’auriez pas dû tuer Winston, mam’selle… C’était son anniversaire, si fait.

— Eh bien, il aurait mieux fait de rester chez lui et de bâfrer plus de gâteau, dit Eddie.

Compte tenu de l’atmosphère générale de l’aventure, le garçon ne trouva pas plus surréaliste la remarque de la femme que sa réponse.

Il y avait une seconde femme parmi les Ados restants, une créature décharnée dont les longs cheveux blonds se dégarnissaient par plaques, comme si elle souffrait de la pelade. Eddie l’observa tandis qu’elle se glissait vers le nain mort — et, au-delà, vers la sécurité potentielle des voûtes envahies par la végétation — et logea une balle dans le béton craquelé près de son pied. Il n’avait aucune idée de ce qu’il comptait lui faire, mais il ne voulait sûrement pas, en revanche, que l’un d’eux donnât des idées aux autres. Surtout, il craignait ce que ses mains risquaient d’accomplir si cette racaille souffreteuse et renfrognée qu’il avait sous le nez tentait de s’enfuir. Quoi que son cerveau pensât à propos de ce boulot de pistolero, ses mains, elles, avaient découvert qu’elles aimaient ça.

— Restez où vous êtes, ma belle ! L’agent de police Friendly vous dit d’y aller pépère. (Eddie jeta un coup d’œil à Susannah et fut pris d’inquiétude à la vue de son teint grisâtre.) Suzie, tu vas bien ? lui demanda-t-il à voix basse.

— Oui.

— Tu ne vas pas tourner de l’œil ou un truc dans ce goût-là, hein ? Parce que…

— Non. (Elle le dévisagea avec des yeux si sombres qu’on eût dit des cavernes.) C’est seulement que je n’avais jamais tué quelqu’un avant… D’ac ?

Eh bien, tu ferais mieux de t’y habituer. Eddie ravala la phrase qui lui montait aux lèvres et reporta le regard sur les cinq Ados qui observaient le couple avec une espèce de crainte morne qui était loin d’être de la terreur.

Merde ! La plupart d’entre eux ont oublié ce qu’est la terreur ! pensa Eddie. Même chose pour la joie, la tristesse, l’amour… Je ne crois pas qu’ils ressentent grand-chose, désormais. Ils ont vécu trop longtemps dans ce purgatoire.

Puis il se remémora les rires et les cris excités, les applaudissements frénétiques, et reconsidéra la question. Il y avait au moins une chose qui faisait toujours tourner leurs moteurs, une chose qui actionnait toujours leurs manettes. Spanker aurait pu en témoigner.

— Qui est le responsable, parmi vous ? demanda-t-il.

Il scrutait l’intersection derrière le petit groupe, au cas où les fuyards auraient retrouvé leur courage. Jusque-là, il ne voyait ni n’entendait rien d’alarmant de ce côté-là. Les autres avaient sans doute abandonné cette bande déguenillée à son destin.

Tous s’entre-regardèrent, indécis, puis la femme à la face ensanglantée prit la parole :

— C’était Spanker, mais, quand le tambour des dieux a retenti, cette fois, c’est le caillou de Spanker qui est sorti du chapeau, et nous l’avons fait danser. Je pense que Winston lui aurait succédé, mais vous l’avez tué avec vos revolvers pourris par les dieux.

Elle essuya à dessein un peu de sang de sa joue, l’examina puis reporta son regard morne sur Eddie.

— Ouais ? Que croyez-vous que Winston essayait de me faire avec sa lance pourrie par les dieux ? (Eddie était ulcéré que cette bonne femme ait réussi à le faire se sentir coupable de son acte.) Me rafraîchir les rouflaquettes ?

— Z’avez zigouillé Frank et Luster itou, poursuivit-elle avec obstination, et qu’est-ce que vous êtes ? Soit des Gris, ce qui est mal, soit un couple d’étrangers pourris par les dieux, ce qui est pire. Qui reste-t-il pour les Ados à Cité Nord ? Topsy, je suppose… Topsy, le Marin… mais il n’est pas là, hein ? Il a pris son bateau et a descendu le fleuve, si fait, et que les dieux le fassent pourrir, lui aussi !

Susannah avait cessé d’écouter ; son esprit s’était fixé, dans une fascination horrifiée, sur quelque chose que la femme avait dit plus tôt : C’est le caillou de Spanker qui est sorti du chapeau, et nous l’avons fait danser. Elle se souvint d’avoir lu, du temps où elle était à la fac, une histoire de Shirley Jackson, La Loterie, et comprit que ces gens-là, les descendants dégénérés des Ados originels, vivaient le cauchemar imaginé par l’écrivain. Pas étonnant qu’ils fussent incapables de ressentir la moindre émotion forte quand ils savaient qu’ils auraient à prendre part à cette loterie macabre non pas une fois l’an, comme dans le roman, mais deux ou trois fois par jour.

— Pourquoi ? demanda-t-elle à la femme ensanglantée d’une voix sévère, horrifiée. Pourquoi faites-vous ça ?

La femme regarda Susannah comme si cette dernière était la plus grande imbécile que la terre eût jamais portée.

— Pourquoi ? Afin que les fantômes qui habitent les machines ne s’emparent pas des corps de ceux qui sont morts ici — Ados ou Gris — et ne les envoient par les trous des rues pour nous dévorer. N’importe quel demeuré sait ça.

— Les fantômes n’existent pas.

Susannah trouva sa remarque absurde. Bien sûr qu’ils existaient ! Dans ce monde, les fantômes pullulaient. Elle poursuivit néanmoins :

— Ce que vous appelez le tambour des dieux n’est qu’une bande coincée dans un appareil. Ni plus, ni moins (sous le coup d’une inspiration subite, elle ajouta :) Ou peut-être est-ce un stratagème des Gris. Y avez-vous jamais songé ? Ils vivent dans l’autre partie de la cité, n’est-ce pas ? Ainsi qu’au-dessous ? Ils ont toujours désiré vous faire partir. Peut-être ont-ils trouvé un moyen réellement efficace de vous faire faire le boulot à leur place.

La femme ensanglantée se tenait près d’un homme d’âge mûr coiffé de ce qui paraissait être le plus antique chapeau melon du monde et vêtu d’un short kaki effrangé. Il se porta en avant et s’adressa à Susannah avec un vernis de bonnes manières qui transforma son mépris latent en une dague aux tranchants affûtés comme un rasoir.

— Vous vous trompez du tout au tout, madame pistolero. Il y a une pléthore de machines dans le ventre de Lud et des fantômes dans chacune — des esprits démoniaques qui ne souhaitent que du mal aux mortels. Ces fantômes diaboliques sont très capables de ressusciter les morts… Et, à Lud, ceux-là sont légion.

— Écoutez, dit Eddie. Avez-vous déjà vu de vos yeux vu un de ces zombies, Jeeves ? L’un de vous en a-t-il vu ?

Jeeves fit la moue et ne dit mot — mais cette moue disait tout. Que pouvait-on attendre d’autre de barbares qui utilisaient des pétards en lieu et place de leur cervelle ?

Eddie décida que mieux valait clore la discussion. Il n’avait jamais eu la fibre missionnaire, de toute façon. Il agita le Ruger en direction de la femme mouchetée de sang.

— Vous et votre copain — celui qui ressemble à un maître d’hôtel british pendant son jour de sortie — vous allez nous emmener à la gare. Après cela, nous pourrons tous nous dire ciao et je vais vous avouer un truc : ça éclairera ma putain de journée !

— La gare ? répéta le type qui ressemblait à Jeeves le maître d’hôtel. Qu’est-ce que c’est, une gare ?

— Conduisez-nous au berceau, intervint Susannah. Menez-nous à Blaine.

Précision qui eut pour effet d’ébranler Jeeves ; une expression d’horreur choquée remplaça le mépris blasé dont il les avait gratifiés jusque-là.

— Vous ne sauriez y aller ! cria-t-il. Le berceau est zone interdite, et Blaine est le fantôme le plus dangereux de tout Lud !

Zone interdite ? pensa Eddie. Super ! Si c’est vrai, au moins pourrons-nous cesser de nous préoccuper de vous autres trous du cul. C’était chouette, aussi, d’entendre qu’il y avait toujours un Blaine… ou que ces gens pensaient qu’il existait.

Les autres fixaient Eddie et Susannah avec des expressions hébétées ; on eût dit que les intrus venaient de suggérer à un groupe de chrétiens ressuscités de retrouver l’Arche d’alliance et de la transformer en toilettes payantes.

Eddie leva le Ruger jusqu’à avoir le milieu du front de Jeeves dans le viseur.

— Nous partons, déclara-t-il, et si vous ne voulez pas rejoindre vos ancêtres à l’instant, je vous conseille d’arrêter de jouer les trouble-fête grincheux et de nous y emmener.

Jeeves et la femme ensanglantée échangèrent un regard dépourvu d’assurance ; toutefois, quand l’homme au chapeau melon considéra de nouveau Eddie et Susannah, son visage était résolu.

— Tuez-nous si ça vous chante, dit-il. Nous préférons mourir ici que là-bas.

— Vous êtes un ramassis d’enfoirés de première au cerveau ramolli ! leur cria Susannah. Personne ne va mourir ! Conduisez-nous seulement là où nous voulons aller, pour l’amour de Dieu !

La femme dit, lugubre :

— Mais c’est la mort que de pénétrer dans le berceau de Blaine, m’dame, si fait. Car Blaine dort, et qui trouble son repos doit en payer le prix.

— Allons, ma jolie ! lança Eddie d’un ton rogue. Tu ne peux sentir l’arôme du café avec ta tête sur ton cul.

— Je ne comprends pas, répliqua la femme avec une dignité étrange et embarrassante.

— En d’autres termes, soit vous nous conduisez au berceau au risque d’encourir la colère de Blaine, soit vous restez ici au risque de tâter de celle de papa Eddie. Ce ne sera pas forcément une balle bien proprette dans la tête, figurez-vous. Je peux vous ôter un morceau à la fois, et je suis d’assez méchante humeur pour le faire. Je passe une fort mauvaise journée dans votre bled — la musique craint un max, tout le monde pue, et le premier gus que nous avons rencontré nous a balancé une grenade à la gueule et a kidnappé notre pote. Alors, quelle est votre réponse ?

— Pourquoi irions-nous à Blaine ? demanda un des autres. Il ne quitte plus sa couche dans le berceau, et ce depuis des années. Il a même cessé de parler de ses nombreuses voix et de rire.

Parler de ses nombreuses voix et rire ? pensa Eddie. Il regarda Susannah. La jeune femme lui retourna son regard et haussa les épaules.

— Ardis a été le dernier à s’approcher de Blaine, déclara la femme ensanglantée.

Jeeves hocha lugubrement le menton.

— Ardis faisait toujours n’importe quoi sous l’effet de la boisson. Blaine lui a posé une question. Je l’ai entendue, mais je ne l’ai pas comprise — quelque chose à propos de la mère des corbeaux, je crois — et, comme Ardis ne savait répondre, Blaine l’a tué avec du feu bleu.

— De l’électricité ? demanda Eddie.

Jeeves et la femme ensanglantée acquiescèrent à l’unisson.

— Oui, confirma la femme. De l’électricité, c’est ainsi qu’on appelait cela autrefois, oui.

— Vous n’avez pas besoin d’entrer avec nous, proposa soudain Susannah. Conduisez-nous seulement en vue de cet endroit. Nous ferons le reste du trajet seuls.

La femme la dévisagea avec méfiance, puis Jeeves attira sa tête près de ses lèvres et lui marmonna un bout de temps à l’oreille. Les autres Ados se tenaient derrière eux en un rang effiloché, fixant Eddie et Susannah avec les yeux hébétés de gens qui ont réchappé à un raid aérien gratiné.

Enfin, la femme regarda à la ronde.

— Si fait. Nous allons vous emmener à proximité du berceau, et puis ce sera bon débarras de votre sale engeance !

— J’en ai autant à votre service, dit Eddie. Vous et Jeeves, restez ! Les autres, barrez-vous ! (Il balaya le groupe du regard.) Mais rappelez-vous ceci : un coup de lance en traître, une flèche, une brique, et ces deux-là mourront.

La menace parut si dérisoire, si futile qu’Eddie regretta de l’avoir proférée. Comment se soucieraient-ils de ces deux zigotos, ou de tout autre membre de leur clan, quand ils en estourbissaient deux ou plus, et ce tous les jours ? Bon, pensa-t-il tandis qu’il observait la troupe s’égailler en courant sans même un regard en arrière, il est trop tard pour s’en soucier, désormais.

— Venez, dit la femme. Je veux en finir avec vous.

— Et c’est réciproque, rétorqua Eddie.

Mais avant que Jeeves et la femme ne les emmènent, celle-ci fit une chose qui obligea Eddie à se repentir quelque peu de ses dures pensées : s’agenouillant, elle repoussa les cheveux de l’homme portant kilt et posa un baiser sur sa joue crasseuse.

— Au revoir, Winston, dit-elle. Attends-moi là où les arbres s’éclaircissent et où l’eau est douce. Je viendrai te rejoindre, si fait, aussi sûr que l’aube fait se disperser les ténèbres vers l’ouest !

— Je n’avais pas l’intention de le tuer, déclara Susannah. Je veux que vous le sachiez. Mais j’avais moins encore celle de mourir.

— Si fait. (Le visage qui se tourna vers Susannah était sévère et dénué de larmes.) Cependant, si vous désirez pénétrer dans le berceau de Blaine, vous mourrez, de toute façon. Et alors vous envierez à coup sûr ce pauvre vieux Winston. Il est cruel, Blaine. Le plus cruel de tous les démons de cet endroit ô combien cruel !

— Viens, Maud, dit Jeeves, qui l’aida à se remettre debout.

— Si fait. Finissons-en avec eux. (Elle regarda encore Susannah et Eddie, la mine sévère mais un rien égarée.) Que les dieux maudissent mes yeux pour vous avoir vus ! Et que les dieux maudissent aussi les armes que vous portez, car elles ont toujours été la source de nos ennuis !

En réagissant comme ça, tu n’es pas sortie de l’auberge, ma cocotte, pensa Susannah.

Maud fila d’un bon pas dans la rue de la Tortue, Jeeves trottant à ses côtés. Eddie, qui poussait Susannah dans son fauteuil, ne tarda pas à être hors d’haleine, peinant pour maintenir l’allure. Les édifices grandioses qui bordaient leur route se multipliaient et ressemblèrent bientôt à des manoirs couverts de lierre dressés sur des pelouses exubérantes ; Eddie devina qu’ils venaient d’entrer dans ce qui avait autrefois été un quartier hyperchicos. Devant eux, un bâtiment se profilait au-dessus des autres, une construction carrée faussement simple en blocs de pierre blanche, son toit en avancée soutenu par de nombreux piliers. Eddie repensa aux films de gladiateurs dont il raffolait gamin. Susannah, qui avait fréquenté des établissements plus classiques, songea au Parthénon. Tous deux virent et admirèrent le bestiaire somptueusement sculpté — Ours et Tortue, Poisson et Rat, Cheval et Chien — qui, par groupes de deux, en ceignait le sommet et comprirent que c’était l’endroit qu’ils cherchaient.

La sensation déplaisante d’être épiés par de nombreux yeux — des yeux qu’emplissaient à parts égales la haine et l’étonnement — leur collait à la peau. Le tonnerre gronda quand ils arrivèrent en vue du monorail ; comme l’orage, le rail venait du sud, rejoignant la rue de la Tortue et filant vers le berceau de Lud. Et comme ils approchaient de celui-ci, de chaque côté d’eux, d’antiques cadavres se mirent à se tordre et à danser dans le vent qui montait.

22

Après qu’ils eurent couru Dieu seul sait combien de temps (tout ce dont Jake était sûr, c’était que la batterie s’était de nouveau tue), Gasher le fit encore stopper brutalement. Cette fois, le garçon réussit à garder l’équilibre. Il avait trouvé son deuxième souffle. Gasher, qui ne reverrait jamais ses onze ans, ne pouvait en dire autant.

— Hou ! Ma vieille pompe bat la breloque, mon trésor !

— Oh, navré ! dit Jake sans une once de pitié, puis il recula en chancelant tandis que la main noueuse de Gasher entrait en contact avec sa joue.

— Ouais, sûr et certain que tu verserais des larmes amères si je cassais ma pipe ici même, hein ? Mais tu n’auras pas ce pot-là, mon joli louchon… le vieux Gasher en a vu de toutes les couleurs, et je ne suis pas né pour tomber raide mort aux pieds d’un mignon petit cul de ton espèce.

Jake écouta ces incohérences la mine impassible. Il avait l’intention de voir Gasher mort avant la fin de la journée. Que le pirate l’entraîne avec lui, il s’en souciait désormais comme d’une guigne. Il épongea du sang de sa lèvre fraîchement fendue et le considéra pensivement, s’étonnant de la rapidité avec laquelle le désir de tuer était capable d’investir le cœur humain.

Gasher observa Jake en train de contempler ses doigts ensanglantés et sourit.

— La sève coule, pas vrai ? Ce ne sera pas non plus la dernière fois que ton vieux pote Gasher fera saigner le jeune arbre que tu es, à moins que tu te grouilles… que tu te grouilles sacrément. (Il indiqua du doigt le revêtement pavé de l’étroite ruelle qu’ils étaient en train de suivre. Il y avait une plaque d’égout rouillée, et Jake se souvint d’avoir vu récemment les mots gravés dans l’acier : FONDERIE LAMERK.) Il y a une poignée sur le côté. Tu la vois ? Mets-y les mains et tire. Magne-toi le train, et peut-être que t’auras encore toutes tes quenottes quand nous rencontrerons l’Homme Tic-Tac.

Jake empoigna l’anse et tira. Il tira avec force, mais pas autant qu’il l’aurait pu. Le dédale de ruelles et de passages à travers lequel Gasher l’avait fait courir était craignos, mais au moins on y voyait. Il n’arrivait pas à imaginer à quoi ressemblerait le monde souterrain qui s’étendait sous la cité, là où les ténèbres tueraient dans l’œuf toute velléité d’évasion, et il ne tenait pas à le savoir, sauf si on l’y forçait.

Gasher eut tôt fait de lui signifier qu’il le devait.

— C’est trop lourd pour que je… commença Jake.

Le pirate le saisit à la gorge et le souleva jusqu’à le hisser à hauteur de son visage. La longue course à travers les passages lui avait fait monter aux joues une légère rougeur transpirante et les plaies qui lui dévoraient les chairs avaient pris une horrible couleur pourpre jaunâtre. Celles qui étaient ouvertes exsudaient une substance épaisse et infecte ainsi que des filets de sang en pulsations régulières. Jake n’inhala qu’une bouffée de l’odeur nauséabonde de Gasher avant que la main qui lui avait encerclé le cou ne lui coupât la respiration.

— Écoute, stupide couillon, et ouvre bien tes esgourdes, car je te le répéterai pas. Tu soulèves ce satané couvercle séance tenante ou je t’arrache la langue. Et ne te gêne pas pour planter les dents dans ce qu’il te plaira pendant que j’opérerai — le mal dont je suis atteint court dans le sang et tu verras s’épanouir les premières pustules sur ta figure avant que la semaine soit terminée… si tu vis aussi longtemps. Tu piges, à présent ?

Jake acquiesça avec vigueur. Le visage de Gasher s’estompait dans des replis de grisaille et sa voix paraissait venir de très loin.

— Très bien.

Gasher l’éloigna d’une bourrade. Jake tomba en tas près de la plaque d’égout, suffoquant et le cœur soulevé de nausées. Il réussit enfin à aspirer une goulée d’air profonde et sifflante, qui le brûla comme du feu liquide. Il cracha une glaire sanguinolente et manqua vomir à sa vue.

— Maintenant, ôte ce couvercle, trésor de mon cœur, et qu’on n’en parle plus !

Jake rampa vers la plaque, glissa les mains dans la poignée et, cette fois, tira de toutes ses forces vives. L’espace d’un moment d’épouvante, il crut qu’il n’allait pas être capable de faire bouger le couvercle. Puis il imagina les doigts de Gasher pénétrant dans sa bouche et lui saisissant la langue, et il trouva un surcroît d’énergie. Il sentit une douleur sourde se propager dans ses reins lorsque quelque chose y céda, mais la plaque circulaire s’écarta avec lenteur, raclant les pavés et révélant un croissant grimaçant de ténèbres.

— Bien, mon couillon, bien ! cria Gasher avec allégresse. Quelle vaillante petite mule ! Continue de tirer… ne relâche pas tes efforts !

Quand le croissant se fut transformé en demi-lune et la douleur dans les reins de Jake en un feu chauffé à blanc, Gasher lui botta les fesses, l’envoyant s’étaler sur le sol.

— Très bien, dit-il, jetant un coup d’œil par l’ouverture. À présent, mon couillon, descends vite fait l’échelle le long de la paroi. Fais gaffe de ne pas lâcher prise et de dégringoler jusqu’en bas — ces barreaux sont salement glissants. Il y en a une vingtaine, si je me souviens bien. Et quand tu seras en bas, attends-moi sans bouger d’un poil. Tu pourrais avoir envie de fausser compagnie à ton vieux pote, mais, à ton avis, est-ce que ce serait une bonne idée ?

— Non, je ne crois pas.

— Très intelligent, fiston ! (Les lèvres de Gasher s’épanouirent en ce hideux sourire qui lui était propre, révélant une fois encore ses rares dents restantes.) Il fait noir comme dans le cul d’un nègre, là-dessous, et il y a un millier de tunnels qui s’en vont chacun son petit bonhomme de chemin. Ton vieux pote Gasher les connaît comme sa poche, pour sûr, mais toi, tu te perdrais en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Et puis il y a des rats… et ils sont hénaurmes et bigrement affamés. Alors, tu te contentes de m’attendre.

— Oui.

Gasher scruta Jake attentivement.

— Tu parles comme un petit mignon, mais tu n’es pas un Ado, j’en jurerais, par ma montre et mon billet ! D’où viens-tu, louchon ?

Jake ne répondit pas.

— Le bafouilleux t’a mangé la langue, hein ? Eh bien, c’est parfait. Tic-Tac saura te la délier, parole ! Il a ses méthodes, le Ticky ; il veut seulement que les gens causent. Une fois qu’il les a lancés, ils jactent parfois si vite et braillent si fort qu’on, doit leur taper sur le crâne pour qu’ils la mettent en veilleuse. Aucun bafouilleux n’est autorisé à lier la langue de quiconque dans les parages de l’Homme Tic-Tac, pas même les jolis mignons de ton espèce. À présent, descends cette échelle, bordel ! Go !

Gasher décocha un violent coup de pied à Jake que celui-ci — une fois n’est pas coutume — réussit à esquiver. Le garçon regarda dans le trou à demi ouvert, repéra l’échelle et entreprit la descente. Il avait encore le buste dehors quand un épouvantable fracas d’avalanche ébranla l’air. Il provenait de deux kilomètres ou plus, mais Jake sut de quoi il s’agissait sans qu’on eût besoin de lui faire un dessin. Un cri de pure souffrance jaillit de ses lèvres.

Un rictus pointa au coin de la bouche de Gasher.

— Ton dur à cuire de copain t’a filé le train mieux que tu l’imaginais, hein ? Pas mieux que moi je le pensais, remarque, mon couillon, car j’ai regardé ses yeux — pleins de ruse et d’impertinence qu’ils étaient. J’ai supposé qu’il pisterait comme un chef la délicieuse petite merveille de ses nuits, si du moins il suivait, et c’est ce qu’il a fait. Il a éventé le coup des barbelés, mais la fontaine l’a eu… Tout baigne, donc. Descends, mon mignon.

Il balança son pied sur la tête de Jake. Le garçon se baissa, mais un de ses pieds dérapa sur l’échelle et il n’évita la chute qu’en agrippant la cheville couverte de croûtes de Gasher. Il leva sur le pirate un regard suppliant et ne lut aucun attendrissement sur cette face moribonde et infectée.

— S’il vous plaît !

Il entendit les mots près de s’achever en un sanglot. Sans cesse, il voyait Roland gisant écrasé sous l’énorme fontaine. Qu’avait dit Gasher ? Si on voulait le récupérer, il faudrait le ramasser avec un buvard.

— Implore-moi si ça te chante, mon petit cœur. Seulement, n’espère pas que tes supplications te serviront à quelque chose, car la pitié n’a plus cours de ce côté du pont, c’est comme je te le dis. Maintenant, descends, ou je te fais jaillir la cervelle par les oreilles.

Jake obéit ; lorsqu’il atteignit l’eau croupissante au fond du boyau, son envie de pleurer avait passé. Il attendit, les épaules voûtées et la tête basse, que Gasher le rejoigne pour le mener à son destin.

23

Si Roland avait été à deux doigts de tomber dans le piège des barbelés croisés qui retenaient l’avalanche de ferraille, il trouva la fontaine puérile — un traquenard qu’eût pu imaginer un gamin débile. Cort leur avait appris à vérifier tous les quadrants visuels quand ils se déplaçaient en territoire ennemi, et cela signifiait aussi bien au-dessus que derrière ou au-dessous.

— Stop ! intima-t-il à Ote, haussant la voix pour être entendu malgré la batterie.

— Op ! acquiesça le bafouilleux, qui regarda droit devant et ajouta dans la foulée : Ake !

— Oui. (Le Pistolero jeta un autre regard à la fontaine de marbre suspendue, puis scruta la ruelle à la recherche du déclencheur. Il en dénombra deux. Peut-être leur camouflage sous la forme de pavés avait-il été naguère efficace, mais cette époque-là était révolue depuis belle lurette. Roland se pencha, mains aux genoux, et parla dans la face retournée du bafouilleux :) Je vais te prendre une minute dans mes bras. Ne fais pas d’histoires, Ote !

— Ote !

Roland enveloppa l’animal de ses bras. Tout d’abord, le bafouilleux se raidit et tenta de s’écarter, puis Roland le sentit céder — la petite bête n’était pas ravie d’être aussi près de quelqu’un qui n’était pas Jake, mais, à l’évidence, elle avait clairement l’intention de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Roland se surprit à s’émerveiller une fois de plus de l’intelligence d’Ote.

Il le transporta jusqu’au bout de l’étroit passage, puis évita avec précaution les faux pavés sous la fontaine suspendue de Lud. Parvenu au-delà de la zone dangereuse, il se pencha pour reposer Ote. La batterie se tut alors.

— Ake ! dit Ote avec impatience. Ake-Ake !

— Oui… mais nous devons d’abord expédier un petit boulot.

Roland conduisit Ote quinze pas plus loin dans la ruelle et ramassa un fragment de béton sur le sol. Il le fit sauter, pensif, d’une main dans l’autre ; la détonation d’une arme à feu claqua dans la direction de l’est. La vibration amplifiée de la batterie avait assourdi le vacarme de la bataille qu’Eddie et Susannah livraient contre la bande d’Ados dépenaillés, mais Roland entendit distinctement ce bruit-là et sourit — cela signifiait certainement que les Dean avaient gagné le berceau, et c’était la première bonne nouvelle de cette journée qui paraissait déjà au bas mot aussi longue qu’une semaine.

Roland pivota sur ses talons et lança le fragment de béton. Son tir fut aussi précis que lorsqu’il avait visé l’antique feu de signalisation de River Crossing ; le missile frappa un des déclencheurs décolorés en plein dans le mille ; l’un des câbles rouillés cassa net dans une vibration stridente. La fontaine de marbre s’ébranla, se retournant sur elle-même dans sa chute, tandis que l’autre câble la retenait encore un moment — assez longtemps pour qu’un homme doté de prompts réflexes puisse détaler, supputa Roland. Puis le câble céda à son tour, et la fontaine tomba, bloc de pierre rose et difforme.

Roland fila derrière un amas de poutrelles rouillées ; Ote sauta prestement dans son giron alors que la fontaine heurtait la chaussée dans un coup de tonnerre dévastateur. Des fragments de marbre rose, certains de la taille d’une charrette, volèrent à travers les airs. Plusieurs petits éclats frappèrent Roland au visage. Il en ôta d’autres de la fourrure d’Ote. Il jeta un œil par-dessus la barricade de fortune. La fontaine s’était fendue en deux telle une assiette géante. Nous ne passerons pas par là au retour, pensa-t-il. La ruelle, déjà étroite, était désormais complètement obstruée.

Roland se demanda si Jake avait entendu se fracasser la fontaine, et, si oui, quelles conclusions il en avait tirées. Il ne s’embarrassa pas à spéculer sur la réaction de Gasher ; le pirate devait le croire réduit en purée, et c’était précisément ce que Roland désirait qu’il pense. Jake penserait-il la même chose ? Le gamin devait faire preuve d’un peu plus de bon sens et ne pas imaginer qu’un pistolero puisse être tué par un dispositif aussi simplet, mais si Gasher l’avait suffisamment terrorisé, Jake risquait de ne plus avoir les idées très claires. Bon, il était trop tard pour s’en inquiéter désormais, et s’il devait recommencer, il referait exactement la même chose. Moribond ou non, Gasher avait fait montre tout ensemble de courage et de ruse animale. S’il avait baissé sa garde, le jeu en valait la chandelle.

Roland se remit debout.

— Ote… trouve Jake.

— Ake !

Ote étira sa tête sur son long cou, renifla alentour en un demi-cercle, repéra l’odeur de Jake et fonça, Roland sur ses talons. Dix minutes plus tard, il fit halte devant une plaque d’égout au milieu de la ruelle, flaira tout autour, regarda Roland, puis poussa un aboiement aigu.

Le Pistolero mit un genou à terre et observa l’embrouillamini d’empreintes ainsi que les éraflures des pavés. La plaque avait été enlevée très souvent. Ses yeux s’étrécirent quand il vit le caillot sanglant dans un interstice entre deux pavés.

— Ce salaud le bat, murmura-t-il.

Il ôta la plaque, plongea son regard dans le boyau obscur, puis dénoua le lacet de cuir qui fermait sa veste. Il souleva le bafouilleux et le fourra contre sa poitrine. Ote retroussa les babines, et, l’espace d’un instant, Roland sentit ses griffes s’enfoncer dans sa chair comme de petits couteaux aiguisés. Puis elles se rétractèrent et Ote regarda alentour de sous la veste de Roland de ses yeux brillants, soufflant aussi fort qu’une locomotive à vapeur. Le Pistolero sentait le battement rapide du cœur d’Ote contre le sien. Il enleva le lacet des boutonnières de sa veste et en prit un, plus long, dans sa bourse.

— Je vais t’attacher. Ça va te plaire encore moins qu’à moi, mais il va faire noir comme dans un four, là-dessous.

Il noua ensemble les deux longueurs de cuir et fit une large boucle à l’une des extrémités qu’il passa par-dessus la tête d’Ote. Il crut que l’animal allait de nouveau montrer les dents, peut-être même le mordre, mais non ; le bafouilleux se contenta de le regarder de ses yeux cerclés d’or et d’aboyer : « Ake ! » de sa voix impatiente.

Roland prit le bout libre de la laisse de fortune dans sa bouche, puis s’assit au bord du puits d’égout… si c’en était un. Il tâtonna à la recherche du premier barreau ; le trouva. Il descendit avec une prudente lenteur, plus conscient que jamais qu’il lui manquait la moitié d’une main et que les échelons d’acier étaient visqueux d’huile et d’une substance plus épaisse — sans doute de la mousse. Ote était une boule lourde et chaude entre sa veste et son ventre, haletant sans répit et avec force. Les cercles d’or de ses yeux luisaient comme des médaillons dans la pénombre.

Enfin, le pied tâtonnant du Pistolero fit gicler une gerbe d’eau au fond du boyau. Roland jeta un coup d’œil au morceau de lumière blanche loin au-dessus de sa tête. C’est là que les choses se corsent, pensa-t-il. Le tunnel, chaud et humide, exhalait l’odeur d’un très vieux charnier. À proximité, de l’eau gouttait, son monotone et creux. Plus loin, Roland percevait le grondement de machines. Il extirpa de sa veste un Ote éperdu de reconnaissance et le déposa dans l’eau peu profonde qui courait paresseusement le long de l’égout.

— À toi de jouer, maintenant ! murmura-t-il à son oreille. Mène-nous à Jake, Ote. À Jake !

— Ake ! aboya le bafouilleux.

Barbotant, il s’enfonça avec célérité dans les ténèbres, balançant sa tête de côté et d’autre au bout de son long cou, tel un pendule. Roland le suivit, l’extrémité de la laisse de cuir passée autour de sa main droite mutilée.

24

Le Berceau — l’édifice était à coup sûr assez grandiose pour acquérir le statut de nom propre dans leur esprit — se dressait au centre d’une place qui mesurait le quintuple de celle où ils avaient découvert la statue brisée ; en l’observant mieux, Susannah se rendit compte à quel point le reste de Lud était vieux, gris et archicradingue. Le Berceau était si rutilant qu’il en blessait quasiment la vue. Nulle vigne n’envahissait ses flancs ; aucun graffiti ne barbouillait ses murs, son escalier et ses colonnes d’un blanc éblouissant. L’omniprésente poussière ocre de la plaine était absente ici. Tandis qu’ils approchaient, Susannah comprit pourquoi : de l’eau ruisselait en flots continus sur les côtés de la bâtisse, que vomissaient des jets dissimulés dans les ténèbres des avant-toits gainés de cuivre ; d’autres, tout aussi invisibles, envoyaient des geysers par intervalles sur les marches, les métamorphosant en cascades intermittentes.

— Nom d’un chien ! s’exclama Eddie. À côté, Grand Central a l’air d’un arrêt de bus à Trifouillis-les-Oies, au fin fond du Nebraska.

— Quel poète tu fais, mon cher, dit sèchement Susannah.

Les marches ceignaient tout l’édifice et accédaient à un vaste hall ouvert. Aucun fouillis végétal n’en obscurcissait la vue, mais Eddie et Susannah se rendirent compte qu’ils ne pouvaient en distinguer l’intérieur avec précision ; les ombres portées par les toits en avancée étaient trop profondes. Les Totems du Rayon défilaient deux par deux tout autour de l’édifice ; les angles, eux, étaient réservés à des créatures que Susannah espéra ardemment ne jamais rencontrer ailleurs que dans un cauchemar éventuel — de hideux dragons de pierre aux corps semés d’écaillés, aux mains griffues et crochues, aux yeux mauvais et scrutateurs.

Eddie toucha l’épaule de la jeune femme et pointa l’index plus en hauteur.

Susannah regarda… et sentit son souffle se bloquer dans sa gorge. Campé, jambes écartées, sur le faîte du toit, loin au-dessus des Totems du Rayon et des gargouilles dragons, comme s’il les tenait sous sa domination, se dressait un guerrier d’or haut d’une bonne vingtaine de mètres. Un chapeau de cow-boy bosselé, repoussé en arrière, révélait son front barré de rides et rongé de soucis ; un foulard pendait de travers sur sa clavicule, comme si l’homme venait juste de l’ôter après qu’il lui eut longtemps servi de cache-poussière. Il brandissait un revolver dans un poing ; dans l’autre, ce qui semblait être un rameau d’olivier.

Roland de Gilead se tenait au sommet du Berceau de Lud, habillé d’or.

Non, pensa Susannah, se rappelant enfin comment respirer. Ce n’est pas lui… et, en même temps, si. Cet homme était un pistolero, et la ressemblance entre Roland et lui, qui est sans doute mort depuis au moins un siècle, est toute la vérité du ka-tet.

Le tonnerre claqua en provenance du sud. Des éclairs chassaient les nuages à travers le ciel. Susannah souhaita avoir davantage de temps pour étudier tant la statue dorée qui se dressait au sommet du Berceau que les animaux qui l’entouraient ; des mots étaient gravés sur chacun d’eux, et elle se dit qu’il valait la peine d’en prendre connaissance. Compte tenu des circonstances, cependant, ils n’avaient pas une minute à perdre.

Une large bande rouge avait été peinte en travers du trottoir au débouché de la rue de la Tortue sur la place du Berceau. Maud et le gars qu’Eddie appelait Jeeves le maître d’hôtel firent halte à une prudente distance de la marque rouge.

— Nous ne ferons pas un pas de plus, leur déclara Maud tout net. Libre à vous de nous emmener vers notre mort, tout homme et toute femme en doit une aux dieux, de toute façon, et je mourrai de ce côté-ci de la ligne de démarcation, quoi qu’il arrive. Je ne défierai pas Blaine pour des barbares.

— Moi non plus, renchérit Jeeves.

Il avait ôté son melon poussiéreux et le tenait contre sa poitrine nue. Son visage était empreint d’une expression de crainte révérencielle.

— Parfait, décréta Susannah. À présent, débarrassez le plancher, tous les deux !

— Vous allez nous tirer dans le dos dès que nous aurons tourné les talons, dit Jeeves d’une voix chevrotante. J’en jurerais, par ma montre et mon billet !

Maud secoua la tête. Le sang avait séché sur son visage et y dessinait un grotesque motif bordeaux.

— On n’a jamais vu un pistolero tirer dans le dos… je dois le dire.

— Nous n’avons que leur parole pour nous prouver qu’ils en sont bien.

Maud indiqua le gros revolver à la crosse en bois de santal usé que tenait Susannah. Jeeves regarda… et, au bout d’un moment, il tendit la main à la femme. Quand Maud y glissa la sienne, l’image que Susannah avait d’eux — des tueurs dangereux — s’évanouit. Ils ressemblaient davantage à Hansel et Gretel qu’à Bonnie et Clyde ; las, effrayés, désemparés, et depuis si longtemps égarés dans la forêt qu’ils y avaient vieilli. La haine et la peur qu’elle nourrissait à leur endroit se volatilisèrent, remplacées par de la pitié et une profonde et douloureuse tristesse.

— Portez-vous bien, vous deux, dit-elle doucement. Marchez à votre pas et ne craignez rien de mal de moi ou de mon homme.

Maud hocha la tête.

— Je vous crois quand vous dites ne pas nous vouloir de mal, et je vous pardonne d’avoir tué Winston. Mais écoutez-moi, et écoutez-moi bien : croisez au large du Berceau. Quelles que soient les raisons que vous croyez avoir d’y pénétrer, elles ne sont pas assez bonnes. Pénétrer dans le Berceau de Blaine, c’est la mort.

— Mais nous n’avons pas le choix, dit Eddie, et le tonnerre gronda de nouveau, en manière d’acquiescement. Maintenant, laissez-moi vous dire une chose. J’ignore ce qu’il y a ou n’y a pas sous Lud, mais ce que je sais, c’est que cette batterie qui vous assourdit les tympans fait partie d’un enregistrement — d’une chanson — qui a été réalisé dans le monde d’où ma femme et moi venons. (Il considéra leur expression ahurie et leva les bras de dépit.) Nom d’une Tarte à la Citrouille, vous ne comprenez pas ? Vous vous entre-tuez à cause d’un morceau de musique qui n’est même pas sorti en quarante-cinq tours !

Susannah posa la main sur son épaule et murmura son nom. Il l’ignora, ses yeux voletant de Jeeves à Maud.

— Vous voulez voir des monstres ? Regardez-vous bien l’un l’autre, dans ce cas. Et quand vous retournerez à cette baraque de foire que vous appelez votre chez-vous, matez bien vos amis et vos parents.

— Vous ne comprenez pas, dit Maud. (Ses yeux étaient sombres et mornes.) Mais vous comprendrez. Si fait… vous comprendrez.

— Partez, maintenant, dit Susannah avec calme. Il ne sert à rien de discuter ; toutes nos paroles tombent dans le vide. Allez votre chemin et essayez de vous rappeler le visage de vos pères — à mon avis, vous les avez oubliés depuis des lunes.

Le couple s’en retourna par le chemin qu’il avait pris à l’aller sans ajouter un mot. Cependant, tous deux jetèrent çà et là un regard par-dessus leurs épaules, se tenant toujours la main : Hansel et Gretel égarés dans la profonde obscurité de la forêt.

— Faites-moi sortir d’ici ! dit Eddie avec difficulté. (Il mit le cran de sûreté du Ruger, glissa l’arme dans la ceinture de son pantalon, puis frotta ses yeux rougis du revers des paumes.) Faites-moi seulement sortir d’ici !

— Je te comprends, mon joli.

Susannah était manifestement effrayée, mais inclinait la tête avec cet air de défi qu’Eddie avait appris à reconnaître et à aimer. Il posa les mains sur ses épaules, se pencha et l’embrassa. Malgré ce décor et l’orage qui menaçait, il mena l’opération à son terme. Quand il se redressa, Susannah l’étudia avec de grands yeux papillotants.

— Ouah ! C’était en quel honneur ?

— Pour te montrer à quel point je t’aime, et pour tout, je suppose. Ça vaut ?

Les yeux de Susannah s’adoucirent. Un instant, elle songea à lui révéler le secret qu’elle abritait peut-être — peut-être pas —, mais, à l’évidence, l’heure et le lieu ne s’y prêtaient guère ; elle ne pouvait pas plus lui apprendre à présent qu’elle était peut-être enceinte qu’elle ne pouvait prendre le temps de lire les mots écrits sur les Totems sculptés.

— Ça vaut, Eddie, dit-elle.

— Tu es la meilleure chose qui me soit arrivée dans la vie, déclara-t-il, la couvant de ses yeux noisette. C’est duraille pour moi de dire ce genre de trucs — à cause de ma vie avec Henry, je suppose —, mais c’est vrai. Je crois que je me suis mis à t’aimer parce que tu représentais tout ce dont Roland m’avait éloigné — à New York, j’entends —, mais c’est beaucoup plus que ça, maintenant, parce que je ne désire plus y retourner. Et toi ?

Susannah considéra le Berceau. Elle était terrifiée à l’idée de ce qu’ils risquaient d’y trouver, mais qu’importait !… Elle regarda Eddie.

— Moi non plus. Je veux passer le reste de ma vie à aller de l’avant. Tant que tu seras à mes côtés, je veux dire. C’est drôle, tu sais, que tu dises que tu as commencé à m’aimer à cause de toutes les choses dont Roland t’a éloigné.

— Drôle ? Comment ça ?

— Je me suis éprise de toi parce que tu m’as délivrée de Detta Walker. (Susannah marqua une pause, puis secoua légèrement la tête.) Non… ça va plus loin que ça. Je me suis éprise de toi parce que tu m’as libérée de ces deux garces. L’une était une voleuse au langage ordurier et une allumeuse, l’autre une sainte-nitouche imbue d’elle-même. C’était bonnet blanc et blanc bonnet. Je préfère Susannah Dean à l’une et à l’autre… et tu es celui qui m’en a délivrée.

Cette fois, ce fut Susannah qui alla vers Eddie, pressant les paumes contre ses joues couvertes de barbe, l’attirant à elle, l’embrassant avec douceur. Quand il posa une main légère sur ses seins, elle soupira et la recouvrit de la sienne.

— Je crois qu’on ferait mieux d’y aller, dit-elle. On est capables, sinon, de se coucher à même la chaussée… et de se faire saucer, à ce qu’il semble.

Une dernière fois, Eddie observa longuement les tours silencieuses, les fenêtres brisées, les murs recouverts de vigne. Puis il hocha la tête.

— Ouais. Je ne crois pas qu’il y ait un quelconque avenir dans cette ville, de toute façon.

Il poussa le fauteuil, et tous deux se raidirent quand les roues franchirent ce que Maud avait appelé la ligne de démarcation, craignant de déclencher un antique dispositif protecteur et de mourir ensemble. Mais rien de tel ne se produisit. Eddie poussa Susannah jusqu’à la place, et, tandis qu’ils approchaient des marches montant au Berceau, une pluie froide chassée par le vent se mit à tomber.

L’un et l’autre l’ignoraient, mais la première des grandes tempêtes d’automne de l’Entre-Deux-Mondes était sur eux.

25

Une fois dans l’obscurité malodorante des égouts, Gasher ralentit l’allure d’enfer qu’il avait maintenue en surface. Pas à cause des ténèbres, pensa Jake — Gasher semblait connaître chaque recoin du chemin qu’ils suivaient comme sa poche, ainsi qu’il l’avait proclamé —, non : son ravisseur devait être satisfait que la chausse-trape eût réduit Roland en gelée.

Jake lui-même avait commencé à se poser des questions.

Si Roland avait repéré les barbelés — un piège autrement plus subtil que le suivant —, était-il vraisemblable qu’il n’eût pas vu la fontaine ? Plausible, mais peu probable. Il était plus envisageable que le Pistolero ait déclenché le traquenard à dessein, dans le but de tromper Gasher et peut-être de le faire ralentir. Jake ne croyait pas que Roland pût les suivre à travers ce labyrinthe souterrain — l’obscurité totale mettrait en déroute même les capacités de traque du Pistolero —, mais penser que Roland pouvait ne pas être mort en essayant de tenir sa promesse lui faisait chaud au cœur.

Ils tournèrent à droite, à gauche, puis encore à gauche. Comme les autres sens de Jake s’aiguisaient pour compenser son absence de vision, il perçut vaguement d’autres tunnels autour de lui. Les sons assourdis d’antiques machines en fonctionnement s’amplifiaient un instant, puis s’estompaient tandis que les fondations en pierre de la cité les encerclaient de nouveau. Des courants d’air arrivaient de temps en temps sur sa peau, tantôt chauds, tantôt froids. Le bruit de leurs pas barbotant retentit en brefs échos quand ils dépassèrent l’embranchement des tunnels d’où soufflaient ces bouffées fétides, et Jake manqua s’assommer contre un objet métallique qui saillait du plafond. Il y plaqua la paume — une grosse valve, peut-être. Après cela, il agita les mains en marchant pour tenter de déchiffrer l’air devant lui.

Gasher le guidait par de petites tapes aux épaules, comme un charretier menant ses bœufs. Ils progressaient à bonne allure, trottant mais sans courir. Gasher récupéra assez de souffle pour fredonner d’abord, puis pour entonner une chanson d’une voix profonde de ténor étonnamment mélodieuse.

Ribble-ti-tibble-ti-ting-ting-ting

J’vais m’dégoter un job et t’acheter un diam’

Quand je mettrai la pogne

Sur tes nichons tressautants,

Ribble-ti-tibble-ti-ting-ting-ting !

Oh ribble-ti-tibble

Laisse-moi seulement tripoter

Tripoter ton ting-ting-ting !

Gasher se fendit encore de cinq ou six strophes de la même veine avant de déclarer forfait.

— À présent, à ton tour de pousser la chansonnette, louchon.

— Je ne connais pas de chanson, haleta Jake, espérant paraître plus essoufflé qu’il ne l’était en réalité.

Il ignorait si la tactique serait payante ; mais, dans ces ténèbres, il fallait exploiter le moindre avantage.

Gasher lui assena son coude en plein dans le dos, assez fort pour envoyer le garçon s’étaler dans l’eau qui coulait paresseusement dans le tunnel à hauteur de chevilles.

— Tu ferais mieux de connaître quèquechose si tu veux pas que je t’arrache ta colonne vertébrale chérie. (Il s’interrompit, puis ajouta :) Il y a des fantômes par ici, mon petit. Ils vivent à l’intérieur de ces saletés de machines, parfaitement ! Chanter les tient à distance… tu ne sais pas ça ? Chante, à présent !

Jake carbura à plein régime, peu désireux de recevoir une nouvelle marque d’affection de Gasher, et trouva une chanson qu’il avait apprise dans un camp d’été à l’âge de sept ou huit ans. Il ouvrit la bouche et se mit à beugler au sein des ténèbres, écoutant les échos rebondir parmi le clapotis de l’eau et le martèlement des machines vétustes.

Ma nana, elle est canon, c’est une New-Yorkaise

J’lui paie tout c’qu’elle veut pour qu’elle soit ben aise

Elle a une croupe

Comme deux chaloupes

Bon Dieu, c’est là que passe tout mon pèze.

Ma nana, elle est super, elle vient de Philly

J’lui paie tout c’qu’elle veut pour qu’elle soit mimi

Elle a des mirettes

Comme deux tartelettes

Bon Dieu, c’est là que passent tous mes radis…

Gasher saisit Jake par les oreilles comme une tasse par ses anses et l’obligea à s’arrêter.

— Il y a un trou juste sous tes pieds, dit-il. Avec une voix comme la tienne, mon louchon, ça serait rendre un fier service à l’humanité que de t’y laisser tomber, pour sûr, mais Tic-Tac ne serait pas d’accord du tout… alors m’est avis que t’es à l’abri pour quelque temps encore. (Gasher retira ses mains — les oreilles de Jake étaient en feu — et s’agrippa à la chemise du garçon.) À présent, penche-toi jusqu’à ce que tu sentes l’échelle de l’autre côté. Et fais gaffe de ne pas glisser et de nous entraîner tous les deux en bas !

Jake se courba avec précaution, les mains écartées devant lui, terrifié à l’idée de tomber dans un puits qu’il ne pouvait voir. Comme il tâtonnait à la recherche de l’échelle, il sentit une bouffée d’air chaud — propre et quasi odorant — lui effleurer le visage et aperçut une pâle lueur rosâtre au-dessous de lui. Ses doigts touchèrent un échelon d’acier et se refermèrent dessus. Les plaies de sa main gauche se rouvrirent et il sentit du sang tiède lui couler sur la paume.

— Tu y es ? demanda Gasher.

— Oui.

— Alors descends ! Qu’est-ce t’attends, bon Dieu ?

Gasher lâcha sa chemise et Jake l’imagina en train de tendre la jambe en arrière, prêt à le faire se presser à l’aide d’un coup de pied aux fesses. Il franchit le fossé faiblement lumineux et se mit à descendre, se servant aussi peu que possible de sa main blessée. Cette fois, les barreaux étaient vierges de mousse et d’huile, et ils étaient à peine rouillés. Tandis que Jake s’enfonçait dans le puits interminable, se dépêchant pour éviter que Gasher ne lui écrase les mains de ses bottes à semelles épaisses, il se rappela un film qu’il avait vu à la télé : Voyage au centre de la Terre.

Le martèlement des machines s’amplifia et la lueur rosée s’accentua. Les machines ne produisaient pas un ronronnement satisfaisant, mais ses oreilles lui disaient qu’elles étaient en meilleur état que celles du dessus. Quand il parvint enfin en bas, il prit pied sur un sol sec. La nouvelle galerie horizontale, carrée, mesurait environ un mètre quatre-vingts de hauteur et était revêtue d’acier inoxydable riveté. Elle s’étirait, pour autant que Jake pouvait le voir, droit comme un cordeau devant et derrière. Il sut d’instinct, sans même avoir à y réfléchir, que ce tunnel (qui devait être au moins à plus d’une vingtaine de mètres sous Lud) suivait aussi le Sentier du Rayon. Et quelque part là devant — Jake en était certain, mais il n’aurait su dire pourquoi —, le train qu’ils étaient venus chercher se trouvait directement au-dessus.

D’étroites grilles d’aération couraient le long des murs au ras du plafond ; c’était de là que soufflait l’air propre et sec. De la mousse pendait de certaines en barbes gris-bleu, mais la plupart étaient nettes. Sous chacune, une flèche jaune surmontait un symbole qui ressemblait vaguement à un t minuscule. Les flèches indiquaient la direction que suivaient Jake et Gasher.

La lumière rose provenait de tubes de verre qui ponctuaient le plafond en rangées parallèles. Environ un sur trois était sombre, d’autres crachouillaient par à-coups, mais une bonne moitié d’entre eux marchait. Des tubes au néon, pensa Jake, sidéré. Ça alors !

Gasher se laissa tomber près de lui. Voyant l’expression surprise du gamin, il sourit.

— Chouette, hein ? Frais l’été, chaud l’hiver, et de la bouffe en suffisance pour que cinq cents types affamés n’en viennent pas à bout en cinq cents ans. Et tu sais pas la meilleure, mon louchon ? Le clou de tout ce bazar ?

Jake secoua la tête.

— Ces salauds d’Ados ignorent jusqu’à l’existence même de cet endroit. Ils pensent qu’il y a des monstres dans le coin, prêts à leur sauter sur le râble. Aucun Ado ne s’approche à moins de vingt pas d’une plaque d’égout, à moins d’y être contraint et forcé.

Il rejeta la nuque en arrière et se mit à rire à gorge déployée. Jake ne fit pas chorus, même si une voix froide, quelque part dans son crâne, lui soufflait qu’il serait judicieux de s’esclaffer avec lui. Il y avait des monstres sous cette cité — des trolls, des korrigans et des orques. N’avait-il pas été capturé par l’un d’eux ?

Gasher le poussa vers la gauche.

— Là… nous y sommes presque. Une, deux !

Ils prirent le petit trot, le bruit de leurs pas les poursuivant d’une meute d’échos. Au bout de dix à quinze minutes, Jake vit une écoutille étanche à deux cents pas devant lui. Comme ils s’en approchaient, il distingua un gros volant à valve qui en saillait. Un interphone était fixé à droite dans le mur.

— Je suis mort, fit Gasher, pantelant, tandis qu’ils atteignaient la porte au bout du tunnel. Sûr que ce genre d’activités, c’est trop pour un gars aussi mal en point que ton vieux pote ! (Il écrasa le bouton de l’interphone et brailla :) Je l’ai, Tic-Tac… aussi frais et rose que tu le voulais. Je ne l’ai même pas décoiffé d’un cheveu ! Ne te l’avais-je pas promis ? Fais confiance à papa Gasher, je t’ai dit, il va te faire ça aux petits oignons ! À présent, ouvre et laisse-nous entrer !

Il relâcha le bouton et regarda impatiemment la porte. Le volant ne tourna pas. Une voix monotone et traînante jaillit de l’interphone.

— Quel est le mot de passe ?

Gasher fit une horrible grimace, se gratta le menton de ses longs ongles en deuil, puis souleva son bandeau et extirpa un amas de matières jaune verdâtre.

— Tic-Tac et ses mots de passe ! dit-il à Jake — Il avait l’air aussi embêté qu’agacé — C’est un mec régule, mais faut pas charrier, si tu veux mon avis.

Il appuya sur le bouton et hurla :

— Allez, Tic-Tac ! Si tu ne reconnais pas ma voix, paie-toi un audiophone !

— Oh, je la reconnais, répondit la voix traînante. (Jake eut l’impression d’entendre Jerry Reed, l’acteur qui interprétait le rôle du copain de Burt Reynolds dans le film Cours après moi, shérif.) Mais j’ignore qui est avec toi, n’est-ce pas ? Aurais-tu oublié que la caméra est tombée en rade l’année dernière ? Tu me donnes le mot de passe, Gasher, ou tu peux pourrir sur place !

Gasher fourra un doigt dans son nez, en ramena un peu de morve couleur gelée de menthe, qu’il écrasa dans la grille du micro. Jake, subjugué, observa en silence cette manifestation puérile de mauvaise humeur, sentant un rire inopportun, hystérique, monter en bouillonnant de ses entrailles. Avaient-ils parcouru tout ce chemin, dans ces dédales truffés de pièges et ces tunnels obscurs, pour être bloqués devant cette porte étanche simplement parce que Gasher était infichu de se rappeler le mot de passe de l’Homme Tic-Tac ?

Gasher le regarda d’un œil torve, puis glissa la main sur son crâne, enlevant son écharpe jaune trempée de sueur. Il était chauve comme un œuf, hormis quelques touffes éparses de cheveux noirs semblables à des piquants de porc-épic, et la partie au-dessus de la tempe gauche était profondément enfoncée. Gasher jeta un œil dans son écharpe et brandit un bout de papier.

— Que les dieux bénissent Hoots ! marmonna-t-il. Hoots s’occupe de moi comme une mère.

Il étudia le papier, le tournant et le retournant dans tous les sens, puis le tendit à Jake. Il continua de parler entre haut et bas, comme si l’Homme Tic-Tac risquait de l’entendre bien que le bouton de l’interphone ne fût pas enclenché.

— Tu es un vrai petit gentleman, hein ? Et la première chose qu’on apprend à un gentleman après qu’on lui a enseigné à ne pas bouffer de la colle ni à pisser partout, c’est ses lettres. Lis-moi donc le mot qui est écrit sur ce papier, mon couillon, car il m’est complètement sorti de l’esprit.

Jake prit le papier, y jeta un coup d’œil, puis reporta son regard sur Gasher.

— Et si je refuse ? demanda-t-il froidement.

La réponse décontenança un instant Gasher… Puis le pirate se mit à sourire avec une bonne humeur qui ne présageait rien de bon.

— Eh bien ! je te saisirai à la gorge et transformerai ta tête en heurtoir, dit-il. Je doute que ça persuade l’ami Ticky de me laisser entrer — car ton dur à cuire de copain lui fout toujours les jetons —, mais ça fera un bien indicible à mon petit cœur de voir ta cervelle dégouliner de ce volant.

Jake réfléchit au problème, le sombre rire bouillonnant toujours dans ses entrailles. L’Homme Tic-Tac était un mec à la coule, d’accord… Il savait qu’il serait ardu de persuader Gasher, même tombé aux mains de Roland, et à deux doigts de la tombe, de toute façon, de lâcher le mot de passe. Mais ce que Tic-Tac n’avait pas pris en compte, c’était la mémoire défaillante du pirate.

Ne ris pas, se dit Jake. Si tu ris, il va te faire exploser la cervelle pour de bon.

En dépit de ses paroles bravaches, Gasher observait Jake avec une réelle anxiété, et le garçon comprit un fait dont il pourrait éventuellement tirer parti : Gasher n’avait peut-être pas la trouille de mourir… mais il mouillait sa culotte à l’idée d’être humilié.

— OK, Gasher, dit-il d’un ton calme. Le mot qui figure sur ce bout de papier est Généreux.

— Donne-moi ça ! (Gasher arracha le papier des mains de Jake, le remit dans son écharpe, qu’il drapa de nouveau à la hâte autour de sa tête. Il appuya sur le bouton de l’interphone.) Tic-Tac ? Tu es toujours là ?

— Où pourrais-je bien être, sinon ? Aux confins occidentaux du Monde ?

La voix traînante semblait à présent légèrement amusée.

Si Gasher tira une langue blanchâtre à l’adresse du micro, sa voix fut pateline, obséquieuse, même.

— Le mot de passe est Généreux, et c’est un chouette mot, parole ! Maintenant, laisse-moi entrer, par les dieux !

— Bien, sûr, dit l’Homme Tic-Tac.

Une pompe se mit en branle, faisant sursauter Jake. Le volant, au centre de la porte, pivota. Quand il s’arrêta, Gasher l’agrippa, le fit tourner vers l’extérieur, saisit le bras de Jake et, propulsant le garçon par-dessus le bord soulevé de la porte, le fit pénétrer dans la pièce la plus bizarre qu’il eût jamais vue.

26

Roland descendait dans une lumière vieux rose. Les yeux brillants d’Ote regardaient alentour par le décolleté en V de la veste ; son cou était étiré à la limite de sa longueur considérable tandis qu’il humait l’air chaud soufflé par les grilles de ventilation. Roland avait dû s’en remettre aveuglément au flair du bafouilleux dans les sombres ruelles en surface, et il avait eu très peur qu’Ote ne perde la trace de Jake dans l’eau… Mais quand il avait entendu les chansons — celle de Gasher, d’abord, celle de Jake, ensuite — se répercuter en écho le long des conduites, il s’était un peu détendu. Ote ne les avait pas fourvoyés.

L’animal avait entendu, lui aussi. Jusqu’alors, il avait progressé avec une prudente lenteur, revenant même à l’occasion sur ses pas pour être sûr, mais au son de la voix de Jake, il s’était mis à courir, tirant fort sur la laisse de cuir. Roland avait craint qu’il n’appelle le gamin de sa voix rauque — Ake ! Ake ! — , mais non. Et, juste comme ils atteignaient le tunnel conduisant aux niveaux inférieurs de ce dédale digne de celui du Minotaure, Roland avait perçu le ronronnement d’une nouvelle machine — peut-être une pompe —, suivi par le claquement métallique d’une porte violemment refermée.

Il parvint à l’entrée du tunnel carré et jeta un coup d’œil à la double rangée de tubes lumineux qui partaient dans les deux directions. Il remarqua qu’ils brûlaient d’un feu incandescent, comme l’enseigne accrochée à l’extérieur du night-club appartenant à Balazar, dans la ville de New York. Il examina de plus près les étroites grilles de ventilation courant en haut de chaque mur, et les flèches dessous, puis ôta la laisse de cuir du cou du bafouilleux. Ote secoua la tête avec impatience, manifestement ravi d’en être débarrassé.

— Nous approchons, murmura Roland à l’oreille dressée de l’animal. Nous devons marcher à pas de loup. Tu comprends, Ote ? À pas de loup.

— Padlou, répliqua Ote dans un chuchotis rauque qui aurait été drôle, en d’autres circonstances.

Roland le posa à terre et Ote s’engouffra aussitôt dans le tunnel, le cou en avant, le museau au ras du sol d’acier. Roland l’entendait marmonner Ake-Ake ! Ake-Ake ! à voix basse. Il sortit son revolver de son étui et suivit le bafouilleux.

27

Eddie et Susannah levaient les yeux sur le vaste Berceau de Blaine quand les cieux s’ouvrirent, libérant une pluie torrentielle.

— Quel bâtiment… sauf qu’on a oublié de prévoir les accès réservés aux handicapés, brailla Eddie, haussant la voix pour être entendu par-dessus la pluie et le tonnerre.

— Aucune importance, dit Susannah avec impatience, glissant hors du fauteuil. Montons nous mettre à l’abri du déluge.

Eddie observa, sceptique, l’inclinaison des marches. Les contremarches étaient peu élevées… mais il y en avait une tapée.

— Tu es sûre, Suzie ?

— Je vais te coiffer au poteau, homme blanc.

Se contorsionnant, la jeune femme se hissa avec une aisance singulière, se servant de ses mains, de ses avant-bras musclés et des moignons de ses jambes.

Et elle faillit le battre. Eddie devait se coltiner la quincaillerie, ce qui le ralentissait. Tous deux étaient hors d’haleine quand ils atteignirent le haut des marches, leurs vêtements mouillés exhalant des nuages de vapeur. Eddie saisit Susannah aux aisselles, la souleva dans les airs et la tint, les mains nouées au creux de ses reins, au lieu de la remettre dans son fauteuil, ainsi qu’il avait eu l’intention de le faire. Il se sentait excité et à demi fou sans savoir pourquoi.

Oh, pouce ! pensa-t-il. Vous êtes tous deux encore en vie ; c’est ce qui a gonflé tes glandes à bloc et les a rendues prêtes à une partie de jambes en l’air.

Susannah passa la langue sur sa lèvre enflée et enroula ses doigts robustes dans les cheveux d’Eddie. Et tira. Ça faisait mal… et, en même temps, c’était formidable.

— Je t’ai dit que je te battrais à plate couture, homme blanc, dit-elle d’une voix basse et rauque.

— C’est moi qui ai gagné… d’une demi-marche.

Eddie s’efforça de maîtriser son essoufflement — en vain.

— Peut-être… mais ça t’a mis à plat. (La main gauche de Susannah quitta les cheveux d’Eddie, descendit le long de son corps et exerça une légère pression. Un sourire rayonna dans les yeux de la jeune femme.) Ah ! Voilà quelque chose qui n’est pas à plat !

— Allons ! Pas de folies ! Ce n’est pas le moment.

Susannah ne le contredit pas, mais pressa encore son sexe avant de reposer la main sur son épaule. Eddie éprouva un pincement de regret ; il remit Susannah dans son fauteuil et la poussa à vive allure sur les vastes dalles jusqu’au couvert du toit. Il crut lire un regret égal au sien dans les yeux de sa compagne.

Lorsqu’ils furent à l’abri du déluge, Eddie s’arrêta et tous deux se retournèrent. La place du Berceau, la rue de la Tortue et toute la cité au-delà disparaissaient rapidement dans un mouvant rideau de grisaille. Eddie n’éprouvait pas la moindre nostalgie. Lud n’avait pas gagné sa place dans son album mental des bons souvenirs.

— Regarde, murmura Susannah.

Elle désignait une gouttière proche, qui se terminait en une grosse tête de poisson écailleuse, cousine germaine, apparemment, des gargouilles dragons qui ornaient les angles du Berceau. L’eau coulait de sa bouche en un torrent d’argent.

— C’est les grandes eaux !

— Et comment ! Il va pleuvoir jusqu’à plus soif, puis encore un chouïa, juste histoire d’embêter le monde. Peut-être une semaine ; peut-être un mois. Ce n’est pas que ça nous gênera des masses si Blaine n’aime décidément pas notre look et nous passe à la poêle à frire. Tire une balle pour que Roland sache que nous sommes arrivés à bon port, trésor, puis nous irons jeter un œil. Histoire de voir ce qu’il y a à voir.

Eddie pointa le Ruger vers le ciel gris, appuya sur la détente et tira le coup que Roland entendit à deux kilomètres ou plus, tandis qu’il pistait Jake et Gasher à travers le dédale truffé de traquenards. Eddie resta planté à la même place quelques instants encore, essayant de se persuader que les choses allaient peut-être bien tourner, que son cœur se trompait quand il s’obstinait à affirmer qu’ils ne reverraient jamais plus le Pistolero et le garçon. Enfin, il remit le cran de sûreté, glissa l’arme dans la ceinture de son pantalon et revint vers Susannah. Il éloigna son fauteuil des marches et le fit rouler le long d’une galerie flanquée de colonnes qui menait plus avant au cœur du bâtiment. Susannah ouvrit la culasse du revolver de Roland et le rechargea.

Sous le toit, la pluie avait un bruit secret, sépulcral, et même le fracas du tonnerre était assourdi. Les colonnes qui soutenaient la structure mesuraient au moins trois mètres de diamètre et leurs faîtes se perdaient dans les ténèbres. Du sein des ombres, Eddie entendit la conversation roucoulante de pigeons.

Puis ils virent un panneau suspendu à d’épaisses chaînes d’argent chromé se balancer hors de l’obscurité :

— À présent, nous connaissons le nom du train tombé dans la Send, dit Eddie. Patricia. Il y a erreur sur la couleur, cela dit. Le rose est censé être pour les filles et le bleu pour les garçons, pas l’inverse.

— Peut-être sont-ils tous les deux bleus.

— Non. Blaine est rose.

— D’où le sais-tu ?

Eddie eut l’air gêné.

— Je l’ignore… mais je le sais.

Ils suivirent la flèche indiquant le quai de Blaine et pénétrèrent dans ce qui avait dû être un hall spacieux. Si Eddie ne possédait pas la faculté de Susannah de voir le passé par flashes très nets, son imagination peupla cependant le vaste espace à colonnes d’une foule en train de se hâter ; il entendit des talons claquer et des voix murmurer, vit des embrassades de bienvenue et d’adieu. Et, par-dessus tout cela, les haut-parleurs psalmodiant des informations sur une douzaine de destinations différentes.

Patricia va partir pour les Baronnies du Nord-Ouest…

Le passager Killington, le passager Killington est prié de se présenter au guichet d’information au rez-de-chaussée…

Blaine vient d’arriver au quai numéro deux…

Il ne restait plus désormais que les pigeons.

Eddie frissonna.

— Regarde ces têtes, murmura Susannah. Je ne sais pas si elles te donnent la chair de poule, mais à moi, si.

Elle désignait un point sur sa droite. Tout en haut du mur, une théorie de têtes sculptées semblaient se pousser hors du marbre, observant les intrus du sein des ténèbres — des hommes austères aux durs visages de bourreaux heureux d’accomplir leur tâche. Certaines étaient tombées et gisaient parmi des éclats de granit à une vingtaine de mètres au-dessous de leurs pairs. Celles qui demeuraient en place étaient tissées d’un réseau arachnéen de fêlures et couvertes de fientes de pigeon.

— Ce devaient être des membres de la Cour suprême ou quelque chose comme ça, dit Eddie, examinant avec malaise toutes ces lèvres minces et tous ces yeux fendus et vides. Seuls des juges peuvent avoir un air à la fois aussi élégant et aussi fâché — tu causes à un mec qui sait. Il n’y en a pas un, apparemment, qui aurait donné une béquille à un crabe infirme.

— « Un amas d’images brisées sur lesquelles frappe le soleil : l’arbre mort n’offre aucun abri[11] », murmura Susannah.

À ces mots, Eddie sentit ses bras, sa poitrine et ses jambes se hérisser de chair de poule.

— Qu’est-ce que c’est, Suzie ?

— Les vers d’un poète qui a dû voir Lud dans ses rêves. Viens, Eddie. Oublie-les.

— Plus facile à dire qu’à faire.

Mais il se remit à pousser le fauteuil.

Devant eux, une immense barrière grillagée, telle la barbacane d’un château fort, surgit des ténèbres… Et, au-delà, ils aperçurent enfin Blaine le Mono. Le train était rose, ainsi que l’avait prédit Eddie, d’une délicate nuance qui s’harmonisait aux veines courant à travers les piliers de marbre. Blaine flottait au-dessus du quai, balle de revolver lisse et aérodynamique davantage chair que métal. Sa surface n’était brisée que par une vitre triangulaire pourvue d’un essuie-glace de taille imposante. Eddie devina qu’une seconde vitre triangulaire, pourvue elle aussi d’un essuie-glace de taille imposante, ornait l’autre côté du nez du Mono, de telle sorte que, vu de face, Blaine devait donner l’impression d’avoir un visage, tout comme Charlie le Tchou-tchou. Les essuie-glaces devaient ressembler à des paupières sournoisement tombantes.

Une lumière blanche, venant de la fente sud-est du Berceau, se projetait sur Blaine en un long rectangle déformé. Eddie trouva que le corps du train était pareil au dos bosselé de quelque baleine fabuleuse — une baleine extrêmement silencieuse.

— Ouh ! souffla-t-il. Nous l’avons trouvé !

— Oui. Blaine le Mono.

— Il est mort, tu crois ? Il en a l’air.

— Non. Il dort, peut-être, mais il est loin d’être mort.

— Tu es sûre ?

— Étais-tu sûr qu’il serait rose ? (Ce n’était pas une question ; Eddie s’abstint donc d’y répondre. Susannah tourna vers lui un visage las et effrayé.) Il dort, et tu sais quoi ? J’ai une frousse bleue de le réveiller.

— Eh bien, dans ce cas, attendons les autres.

Elle secoua la tête.

— Il vaut mieux tâcher d’être prêts pour quand ils arriveront… Parce que j’ai dans l’idée qu’ils vont se pointer à la dernière minute. Pousse-moi jusqu’à cette boîte fixée aux barreaux. On dirait un interphone. Tu la vois ?

Il la voyait, en effet, et il roula lentement Susannah dans sa direction. La boîte était enchâssée dans le battant d’un portillon fermé qui se trouvait au centre de la barrière ceignant le Berceau. Les barres verticales de celle-ci étaient apparemment en acier inoxydable ; celles du portillon en fer ornemental, et leurs extrémités s’enfonçaient dans des trous cerclés d’acier creusés dans le sol. Impossible que l’un ou l’autre se faufile entre ces barres, nota Eddie. L’écart entre chacune ne faisait pas plus de dix centimètres. Même Ote aurait eu du mal à passer.

Des pigeons ébouriffaient leurs plumes et roucoulaient au-dessus de leur tête. La roue gauche du fauteuil roulant produisait un grincement monotone. Mon royaume pour une burette d’huile ! songea Eddie, mort de trouille. La dernière fois qu’il avait connu pareille terreur, cela remontait au jour où, à Dutch Hill, Henry et lui avaient observé, depuis le trottoir de Rhinehold Street, le Manoir en ruine. Ils n’y étaient pas entrés en ce jour de 1977 ; ils avaient tourné le dos à la maison hantée et pris leurs jambes à leur cou. Eddie se rappela s’être juré de ne jamais plus, jamais plus retourner à cet endroit. Promesse qu’il avait tenue, mais voilà qu’aujourd’hui il se retrouvait dans une autre maison hantée, avec le fantôme juste sous son nez — Blaine le Mono, masse rose tout en longueur, dont la vitre l’épiait comme l’œil d’un dangereux animal qui feint de dormir.

Il ne quitte plus sa couche dans le Berceau… Il a même cessé de parler de ses nombreuses voix et de rire… Ardis a été le dernier à s’approcher de Blaine… et comme Ardis ne savait répondre, Blaine l’a tué avec du feu bleu.

S’il m’adresse la parole, pensa Eddie, probable que je vais devenir maboul.

Le vent, dehors, soufflait en rafales, et une fine brumisation de pluie s’engouffrait par la grande fente de sortie taillée dans le flanc de l’édifice. Eddie la vit gifler la vitre de Blaine et y former un réseau de perles.

Il frissonna tout d’un coup et regarda autour de lui avec attention.

— On nous observe… Je le sens.

— Cela ne m’étonnerait pas. Rapproche-moi du portillon, Eddie. J’aimerais jeter un coup d’œil à cette boîte de plus près.

— OK, mais n’y touche pas. Si elle est électrifiée…

— Si Blaine veut nous faire frire, il le fera, rétorqua Susannah, considérant le dos de Blaine à travers les barres. Tu le sais, et moi aussi.

Et Eddie ne pipa mot, car il savait que c’était la vérité.

La boîte ressemblait à un hybride d’interphone et de système antivol. Un micro y était incorporé dans la partie supérieure, avec ce qui semblait être une touche PARLEZ/ÉCOUTEZ à côté. Au-dessus, des chiffres étaient disposés en losange :

Sous le losange, il y avait deux autres touches, sur lesquelles étaient gravés deux mots en Haut Parler : COMMANDE et ENTREZ.

Susannah paraissait désorientée et sceptique.

— Qu’est-ce que c’est, à ton avis ? On dirait un gadget de film de science-fiction.

Pour sûr, se dit Eddie. Sans doute Susannah avait-elle vu, à son époque, un ou deux systèmes de sécurité à usage domestique — somme toute, elle avait vécu parmi les richards de Manhattan, même s’ils ne l’avaient pas acceptée de gaieté de cœur —, mais il y avait un monde de différences entre le matos électronique dans son quand de 1963 et le sien, qui était 1987. Nous n’avons guère parlé non plus des différences, songea-t-il. Je me demande quelle serait sa réaction si je lui disais que Ronald Reagan était le président des États-Unis lorsque Roland m’a kidnappé. Elle me traiterait certainement de barge.

— C’est un système de sécurité, répondit-il.

Puis, bien que ses nerfs et son instinct lui hurlassent de ne pas le faire, il s’obligea à tendre la main droite et à appuyer sur la touche PARLEZ/ÉCOUTEZ.

Il n’y eut pas de craquement électrique ; aucun feu mortel ne remonta le long de son bras. Aucun signe que l’appareil fût même toujours branché.

Peut-être que Blaine est mort, se dit-il. Peut-être qu’il est mort, en fin de compte.

Mais, au fond, il n’y croyait pas.

— Hello ? (Dans sa tête, il vit le malheureux Ardis, beuglant tandis qu’il se faisait atomiser par le feu bleu dansant partout sur sa figure et son corps, lui faisant fondre les yeux et flamber la tignasse.) Hello ?… Blaine ? Il y a quelqu’un ?

Il ôta le doigt de la touche et attendit, raidi par la tension. La main de Susannah, menue et froide, se glissa dans la sienne. Toujours pas de réponse. Eddie, plus que jamais à contrecœur, réappuya.

— Blaine ?

Il relâcha la touche. Attendit. Aucune réponse ne venant, il se sentit gagné par le vertige, comme c’était souvent le cas dans ses moments de stress et de peur. Quand ce vertige le prenait, évaluer les risques devenait secondaire. Tout devenait secondaire. Il avait connu ça quand il avait fait perdre contenance à Machin jaune, le contact de Balazar à Nassau, et c’était pareil à présent. Et si Roland l’avait vu à l’instant où cette extravagante impatience s’emparait de lui, il eût discerné plus qu’une simple ressemblance entre Eddie et Cuthbert : il eût juré qu’Eddie était Cuthbert.

Il écrasa la touche du pouce et se mit à brailler dans le micro, adoptant un accent british de la haute — et complètement bidon.

— Heullô, Blaiiine ! Sâluut, vieux pôte ! C’est Robin Leach, ânimâteur de « Style de vie des richârds qu’ont rien dans le citron », qui vous annonce que vous âvez gâgné six milliârds de dôllârs et une Fôrd Escôrt lôrs du grand tirâge au sort ôrgânisé pâr le Reader’s Digest.

Des pigeons prirent leur envol au-dessus d’eux dans de douces explosions d’ailes effarouchées. Susannah chercha sa respiration. Elle avait l’expression effrayée d’une femme qui vient d’entendre son mari blasphémer dans une cathédrale.

— Eddie, ça suffit ! Ça suffit !

Mais c’était plus fort que lui. Eddie souriait, cependant que ses yeux brillaient d’un mélange de peur, d’hystérie et de colère dépitée.

— Vous et vôtre petite âmie mônôraiiil Pâtriciâ âllez pâsser un mois de lûûûxe dans le touristique Jimtown. Vous n’y boirez que le vin le meilleuuur et ne croquerez que les plus belles vierges ! Vous…

… Chhbh… ut…

Eddie ne pipa mot et regarda Susannah. Certain que c’était elle qui lui avait intimé l’ordre de se taire — et ce non seulement parce qu’elle avait déjà fait une tentative dans ce sens, mais parce qu’elle était l’unique autre personne présente —, il savait pourtant qu’il se trompait. Il y avait eu une autre voix ; la voix d’un enfant très jeune et fort apeuré.

— Suzie ? C’est toi qui…

Susannah secoua la tête et leva la main. Elle désigna du doigt la boîte et Eddie vit la touche marquée COMMANDE briller d’une très faible lueur rose. La même couleur que celle du mono dormant dans sa couche de l’autre côté de la barrière.

— Chut… Ne le réveillez pas, gémit la voix enfantine, sortant du micro telle une douce brise vespérale.

— Que… commença Eddie. (Puis il secoua la tête, tendit la main vers la touche PARLEZ/ÉCOUTEZ et appuya à peine dessus. Quand il parla, ce ne fut plus le claironnement façon Robin Leach, mais le chuchotis d’un conspirateur.) Qu’êtes-vous ? Qui êtes-vous ?

Il ôta son doigt. Susannah et lui se regardèrent avec les yeux écarquillés d’enfants qui viennent de comprendre tout à coup qu’ils partagent la maison avec un adulte dangereux — peut-être un psychopathe. Comment le savent-ils ? Eh bien, parce qu’un copain de leur âge le leur a dit, qui a vécu avec le psychopathe en question un long moment, se cachant dans des trous de souris et montrant le bout du nez uniquement quand il savait l’adulte endormi ; un enfant effrayé et invisible.

Il n’y eut pas de réponse. Eddie laissa s’égrener les secondes. Chacune semblait assez longue pour terminer la lecture d’un roman-fleuve. Il tendait de nouveau la main vers la touche quand la faible lueur rose réapparut.

— Je m’appelle Petit Blaine, chuchota la voix d’enfant. Je suis celui qu’il ne voit pas. Celui qu’il a oublié. Celui qu’il croit avoir abandonné dans les chambres de la ruine et les corridors de la mort.

Eddie réappuya sur la touche ; sa main tremblait de façon incontrôlée. Il entendit le même tremblement dans sa voix.

— Qui ? Qui est celui qui ne voit pas ? Est-ce l’Ours ?

Non… pas l’Ours ; pas lui. Shardik gisait mort dans la forêt, à des kilomètres derrière eux ; le monde avait changé depuis lors. Eddie se rappela ses sentiments quand il avait posé l’oreille contre cette étrange porte dans la clairière où l’Ours avait vécu sa semi-existence violente, cette porte avec ses terribles rayures jaunes et noires. Elle était tout d’une pièce, se rendit-il compte à présent ; une partie de quelque horrible tout en plein délabrement, une toile en loques avec la Tour Sombre en son centre telle une énigmatique araignée de pierre. L’Entre-Deux-Mondes tout entier s’était métamorphosé en une immense maison hantée, ces étranges derniers jours ; l’Entre-Deux-Mondes tout entier était devenu les Drawers ; l’Entre-Deux-Mondes tout entier s’était métamorphosé en une terre perdue, obsédante et possédée.

Il vit les lèvres de Susannah former les mots de la véritable réponse avant que la voix de l’interphone n’eût eu le temps de les prononcer, et ces mots avaient la même évidence que la solution d’une devinette une fois la réponse donnée.

— Grand Blaine, murmura la voix immatérielle. Grand Blaine est le fantôme dans la machine… dans toutes les machines.

Susannah avait porté la main à sa gorge et l’étreignait, comme si elle avait l’intention de s’étrangler. Ses yeux, quoique emplis de terreur, n’étaient ni vitreux ni stupéfaits ; ils rayonnaient d’intelligence. Peut-être avait-elle connu une voix semblable dans son propre quand — le quand où le tout qui formait Susannah avait été court-circuité par les personnalités rivales de Detta et d’Odetta. La voix enfantine avait surpris Susannah autant qu’Eddie, mais les yeux emplis d’angoisse de la jeune femme disaient que le phénomène à l’œuvre ne lui était pas étranger.

Susannah connaissait tout sur la folie de la dualité.

— Eddie, nous devons nous en aller.

Sa terreur transforma ses paroles en une bouillie dénuée de ponctuation. Eddie entendait l’air siffler dans sa trachée-artère tel un vent froid autour d’une cheminée.

— Eddie partons Eddie partons Eddie partons Eddie…

— Trop tard, dit la minuscule voix plaintive. Il est réveillé. Grand Blaine est réveillé. Il sait que vous êtes là. Et il arrive.

Soudain, des lumières — des arcs au sodium orange vif — s’allumèrent deux par deux au-dessus de leur tête, baignant la vastitude à piliers du Berceau d’un éclat dur qui bannissait toute ombre. Des centaines de pigeons plongèrent et fondirent en piqué en un vol sans but, effrayés, propulsés de leur enchevêtrement de nids haut perchés.

— Attendez ! cria Eddie. Attendez, s’il vous plaît !

Dans son émoi, il en oublia d’appuyer sur la touche, mais cela ne fit aucune différence. Petit Blaine répondit quand même :

— Non ! Je ne puis le laisser m’attraper ! Je ne peux pas non plus le laisser me tuer !

La lumière de l’interphone s’éteignit de nouveau, mais pour un court instant. Cette fois, les deux touches COMMANDE et ENTREZ s’allumèrent, et elles se colorèrent non pas en rose, mais dans le rouge foncé sanglant d’une forge de maréchal-ferrant.

— QUI ÊTES-VOUS ? rugit une voix qui ne venait pas seulement de l’interphone, mais aussi de tous les haut-parleurs de la cité encore en état de marche.

Les corps pourrissants suspendus aux poteaux tremblaient aux vibrations de ce puissant organe ; il semblait que les morts eux-mêmes allaient fuir Blaine, s’ils le pouvaient.

Susannah se ratatina au fond de son fauteuil, les paumes plaquées sur ses oreilles, le visage allongé de terreur, la bouche déformée en un cri silencieux. Eddie se sentit lui-même régresser vers les terreurs fantastiques, hallucinatoires, de ses onze ans. Était-ce cette voix-là qu’il avait redoutée quand Henry et lui se tenaient à l’extérieur du Manoir ? Qu’il avait peut-être même attendue ? Il ne savait… mais il savait ce que Jack, le personnage d’un vieux conte, avait dû éprouver en se rendant compte qu’il avait grimpé une fois de trop à la tige du haricot magique et réveillé le géant.

— COMMENT OSEZ-VOUS TROUBLER MON SOMMEIL ? DITES-LE-MOI À LA MINUTE OU VOUS MOURREZ INCONTINENT.

Eddie aurait pu se figer sur place, laissant Blaine — Grand Blaine — leur faire ce qu’il avait fait, quoi que ce soit, à Ardis (ou un truc encore pire) ; peut-être qu’il aurait se figer sur place, piégé dans ce terrier de lapin de conte d’épouvante. Ce fut le souvenir de la petite voix qui avait parlé la première qui lui insuffla le courage de bouger. Une voix d’enfant terrifié, mais, terrifié ou pas, le gosse avait essayé de les aider.

Aide-toi, le ciel t’aidera, pensa-t-il. Tu l’as réveillé ; négocie avec lui, pour l’amour de Dieu !

Eddie tendit la main et enfonça de nouveau la touche.

— Je m’appelle Eddie Dean. La femme qui m’accompagne est mon épouse, Susannah. Nous…

Il regarda Susannah, qui hocha la tête et lui intima, par force gestes frénétiques, de poursuivre.

— Nous sommes engagés dans une quête. Nous cherchons la Tour Sombre qui se dresse sur le Sentier du Rayon. Nous avons deux autres compagnons, Roland de Gilead et… et Jake de New York. Nous sommes tous deux également originaires de New York. Si vous êtes… (Eddie s’interrompit un instant, ravalant les mots Grand Blaine. En les prononçant, il risquait de faire comprendre à l’intelligence qui s’abritait derrière la voix qu’ils en avaient entendu une autre ; un fantôme dans le fantôme, pour ainsi dire. Des deux mains, Susannah le pressa de continuer.) Si vous êtes Blaine le Mono… eh bien… nous souhaitons que vous nous preniez à votre bord.

Il relâcha la touche. Il n’y eut pas de réponse pendant ce qui parut une éternité, hormis le volettement agité des pigeons dérangés. Quand Blaine reprit enfin la parole, sa voix ne parvint que de la boîte à micro incorporé fixée dans le portillon ; elle avait un accent quasi humain.

— NE POUSSEZ PAS MA PATIENCE À BOUT. TOUTES LES PORTES QUI MÈNENT À CE SONT CLOSES. GILEAD N’EXISTE PLUS, ET CEUX QU’ON APPELAIT DES PISTOLEROS SONT TOUS MORTS. À PRÉSENT, RÉPONDEZ À MA QUESTION : QUI ÊTES-VOUS ? C’EST VOTRE DERNIÈRE CHANCE.

Il y eut un grésillement. Un rai de lumière d’un bleu-blanc brillant tomba du plafond et fora un trou de la taille d’une balle de golf dans le sol de marbre à moins d’un mètre cinquante à la gauche du fauteuil de Susannah. De la fumée, qui sentait l’odeur que laisse la foudre, s’en éleva en volutes paresseuses. Susannah et Eddie se regardèrent un moment, muets de terreur, puis Eddie se rua sur le boîtier et écrasa la touche.

— Vous faites erreur ! Nous venons bien de New York ! Nous sommes passés par les portes, sur la plage, il y a de cela seulement quelques semaines.

— C’est vrai ! s’écria Susannah. Je le jure !

Silence. De l’autre côté de la longue barrière, le dos rose de Blaine s’arrondissait doucement. La vitre, à l’avant, semblait les considérer tel un morne œil de verre. L’essuie-glace aurait pu être une paupière clignant sournoisement à demi.

— PROUVEZ-LE, dit enfin Blaine.

— Bon sang, et comment ? demanda Eddie à Susannah.

— Je ne sais pas.

Eddie enfonça de nouveau la touche.

— La statue de la Liberté ? Ça vous dit quelque chose ?

— CONTINUEZ.

La voix, à présent, avait l’air songeuse.

— L’Empire State Building ! Wall Street ! Le World Trade Center ! Coney Island ! Le Radio City Music Hall ! L’East Vil…

Blaine lui coupa le sifflet… Et, prodige, la voix qui sortit du micro fut celle, traînante, de John Wayne.

— OK, PÈLERIN. JE TE CROIS.

Eddie et Susannah se jetèrent un coup d’œil, cette fois d’embarras et de soulagement mêlés. Mais quand Blaine reprit la parole, sa voix avait repris son ton froid et dénué d’émotion.

— POSE-MOI UNE QUESTION, EDDIE DEAN DE NEW YORK. ET MIEUX VAUT QU’ELLE SOIT BONNE. (Il y eut une pause, puis Blaine ajouta :) PARCE QUE, SINON, TA FEMME ET TOI ALLEZ MOURIR, QUEL QUE SOIT LE LIEU D’OÙ VOUS VENEZ.

Susannah porta son regard du boîtier à Eddie.

— De quoi parle-t-il ? siffla-t-elle.

Eddie secoua la tête.

— Je n’en ai pas la moindre idée.

28

Jake trouva que la pièce dans laquelle Gasher l’avait poussé avait tout du silo d’un missile Minuteman décoré par les pensionnaires d’un asile d’aliénés : hybride de musée, de salle de séjour et de squat pour hippies. Au-dessus de sa tête, l’espace se courbait jusqu’à un plafond arrondi et, au-dessous de lui, il s’abaissait à vingt-cinq ou trente mètres vers une base identiquement arrondie. Des tubes au néon couraient en lignes verticales sur l’unique mur incurvé en touches de couleurs alternées : rouge, bleu, vert, jaune, orange, pêche, rose. Les longs tubes se rejoignaient en nœuds vrombissants couleur de l’arc-en-ciel à la base et au sommet du silo… s’il s’agissait bien d’un silo.

La pièce occupait en hauteur à peu près les trois quarts du vaste espace en forme de capsule et son plancher était fait d’un grillage de fer rouillé. Des tapis turcs (Jake apprit par la suite qu’ils venaient en fait d’une Baronnie appelée Kashamin) étaient disposés çà et là sur le sol grillagé. Les coins en étaient maintenus en place par des malles renforcées de bronze, par des lampadaires ou par les pieds trapus de sièges rembourrés. Si tel n’avait pas été le cas, les tapis auraient voleté comme des bandes de papier attachées à un ventilateur électrique, à cause d’un courant d’air chaud qui s’engouffrait d’en bas. Un autre courant d’air, venant celui-là d’un cercle de grilles de ventilation identiques à celles du tunnel, décrivait des arabesques à environ un mètre cinquante au-dessus de la tête de Jake. À l’autre bout de la pièce, il y avait une porte pareille à celle par laquelle Gasher et lui étaient entrés, et Jake supposa que c’était un prolongement du corridor souterrain suivant le Sentier du Rayon.

Une demi-douzaine de personnes étaient réunies dans la salle, quatre hommes et deux femmes. Jake devina qu’il affrontait le haut commandement des Gris — c’est-à-dire s’il restait assez de Gris pour assurer un haut commandement. Aucun d’eux n’était jeune, mais tous étaient encore dans la fleur de l’âge. Ils considéraient Jake avec une curiosité égale à la sienne.

Au centre de la pièce, une de ses jambes massives nonchalamment jetée par-dessus l’accoudoir d’un fauteuil assez grand pour être un trône, était assis un homme qui semblait tenir autant du guerrier viking que du géant de conte de fées. Son torse puissant et musclé était nu, à l’exception d’un bracelet d’argent enserrant un biceps, d’un fourreau passé sur une épaule et d’un curieux pendentif autour du cou. Il portait un pantalon de cuir souple très ajusté, rentré dans des bottes, dont l’une était ceinte d’une écharpe jaune. Ses cheveux, d’un blond-gris sale, descendaient en cascade jusqu’au milieu de son large dos ; ses yeux étaient aussi verts et aussi inquisiteurs que ceux d’un matou assez vieux pour être sage, mais pas suffisamment pour avoir perdu ce sens raffiné de la cruauté qui passe pour de l’amusement dans les cercles félins. Une antique mitrailleuse, semblait-il, pendait par sa bretelle au dossier du fauteuil.

Jake examina de plus près le collier du Viking ; il s’agissait d’une boîte en verre en forme de cercueil suspendue à une chaîne d’argent. À l’intérieur, une minuscule pendule en or indiquait qu’il était 3 h 05. Sous le cadran, un balancier miniature de même métal allait et venait, et, en dépit du doux bruissement de l’air circulant d’en haut et d’en bas, Jake en percevait le tic-tac. Les aiguilles se déplaçaient plus vite que la normale, et Jake ne fut guère surpris de constater qu’elles tournaient à l’envers.

Il songea au crocodile de Peter Pan, qui passait son temps à pourchasser le capitaine Crochet, et un léger sourire effleura ses lèvres. Gasher le vit et leva la main. Jake eut un mouvement de recul et se protégea le visage.

L’Homme Tic-Tac menaça Gasher du doigt avec indulgence, comme une maîtresse d’école, un élève dissipé.

— Allons, allons… C’est inutile, Gasher.

Gasher baissa aussitôt le bras. Son expression avait changé du tout au tout. Avant, elle alternait de la rage stupide à une espèce d’humour rusé, quasi existentiel. À présent, elle n’était qu’adoration servile. À l’instar des autres occupants de la pièce (et de Jake lui-même), papa Gasher ne pouvait détourner longtemps son regard de Tic-Tac ; ses yeux étaient inexorablement attirés vers lui. Et Jake comprenait pourquoi. L’Homme Tic-Tac était la seule personne présente qui semblât déborder d’énergie, de bonne santé et de vie.

— Si tu dis que c’est inutile, c’est inutile, déclara Gasher, qui ne put s’empêcher de gratifier Jake d’un regard noir avant de reporter les yeux sur le blond géant assis sur son trône. Cela étant, il est fort impertinent, Ticky. Très, très impertinent, pour sûr, et si tu veux mon avis, il aura besoin d’un sacré dressage.

— Si je veux ton avis, je te le demanderai, répondit l’Homme Tic-Tac. À présent, ferme la porte, Gash… Tu as été élevé dans une étable ?

Une femme brune poussa un rire strident, semblable à un croassement de corneille. Tic-Tac la regarda ; elle se calma aussi sec et baissa le nez sur le sol grillagé.

L’entrée par laquelle Gasher avait poussé Jake était constituée en fait de deux portes. Le dispositif rappela à Jake les sas des vaisseaux spatiaux dans les films de science-fiction dignes de ce nom. Gasher alla les fermer toutes deux et se tourna vers Tic-Tac, pouces levés. L’Homme Tic-Tac hocha le menton et tendit la main avec langueur, pour appuyer sur un bouton serti dans un meuble qui ressemblait au podium d’un orateur. Une pompe se mit poussivement en branle dans le mur et la lumière des tubes au néon baissa de façon perceptible. Il y eut un faible sifflement d’air et le volant de la porte intérieure se bloqua. Jake supposa qu’il en allait de même pour celui de la porte extérieure. C’était une espèce d’abri antibombes, d’ac ; aucun doute là-dessus. Quand la pompe se tut, les longs tubes au néon retrouvèrent leur mat éclat.

— Bien, dit aimablement Tic-Tac. (Il se mit à toiser Jake de la tête aux pieds. Le garçon eut la nette et désagréable impression d’être fiché et catalogué par un expert.) Parfaitement sain et entier nous sommes. Heureux comme un coq en pâte. N’est-ce pas, Hoots ?

— Oui ! répliqua aussitôt un grand homme osseux vêtu d’un costume noir.

Son visage était couvert d’une sorte d’urticaire qu’il grattait comme un malade.

— Je l’ai amené, dit Gasher. Je t’avais dit que tu pouvais me faire confiance, et je l’ai prouvé, non ?

— Si, dit Tic-Tac. Au poil. J’ai eu quelques doutes sur tes capacités à te souvenir du mot de passe, à la fin, mais…

La femme brune poussa un nouveau croassement strident. L’Homme Tic-Tac se tourna à demi dans sa direction, son paresseux sourire creusant de fossettes la commissure de ses lèvres, et avant que Jake n’eût pu saisir ce qui se passait — ce qui s’était déjà passé —, la brune chancela en arrière, les yeux exorbités sous l’effet de la surprise et de la douleur, les mains tâtonnant vers une curieuse tumeur au milieu de sa poitrine qui n’y était pas une seconde plus tôt.

Jake s’aperçut que l’Homme Tic-Tac avait fait un geste tandis qu’il pivotait, si rapide que ce n’avait guère plus été qu’un frémissement. Le fin manche blanc qui saillait de la gaine accrochée à l’épaule de l’Homme Tic-Tac avait disparu. Le poignard se trouvait à présent à l’autre bout de la pièce, sortant de la poitrine de la brune. Tic-Tac l’avait dégainé et lancé avec une promptitude effarante — promptitude que Roland lui-même n’était peut-être pas capable d’égaler, pensa Jake. Ç’avait été comme un méchant tour de magie.

Les autres observèrent en silence la femme qui titubait vers Tic-Tac, les mains en coupe autour du manche du poignard. De la hanche, elle heurta un lampadaire et l’homme qui s’appelait Hoots se précipita pour le retenir dans sa chute. Quant à Tic-Tac, il ne bougeait pas d’un poil, toujours assis, une de ses jambes par-dessus l’accoudoir de son trône, considérant la femme avec un sourire nonchalant.

Celle-ci se prit le pied dans un tapis et elle vacilla, tête la première. De nouveau, l’Homme Tic-Tac bougea avec une vitesse à donner la chair de poule ; ramenant en arrière le pied qui se balançait par-dessus l’accoudoir, il le projeta en avant comme un piston. Il alla se nicher au creux de l’estomac de la brune, qui valdingua en arrière. Du sang jaillit de sa bouche, éclaboussant les meubles. La femme heurta le mur, s’y affaissa lentement et termina sa trajectoire en position assise, le menton sur la poitrine. Jake crut voir un Mexicain de cinéma faisant sa sieste adossé à un mur d’adobe. Il avait du mal à imaginer que la femme fût passée de vie à trépas à une vitesse aussi foudroyante. Les néons transformaient ses cheveux en un halo mi-rouge, mi-bleu. Ses yeux vitreux fixaient l’Homme Tic-Tac dans une ultime stupeur.

— Je l’avais prévenue, à propos de son rire, dit Tic-Tac. (Ses yeux se reportèrent sur l’autre femme, une rouquine trapue à l’allure de camionneur.) N’est-ce pas, Tilly ?

— Oui, répliqua la dénommée Tilly du tac au tac. (Ses yeux brillaient de crainte et d’excitation et elle se léchait les lèvres de façon maladive.) Tu l’as fait, et plus d’une fois. J’en jurerais, par ma montre et mon billet.

— À condition que tu puisses soulever suffisamment ton gros cul pour aller la chercher. Apporte-moi mon poignard, Brandon, et n’oublie pas d’en effacer la puanteur de cette salope avant de me le donner.

Un petit homme aux jambes arquées sautilla pour exécuter l’ordre. Tout d’abord, le poignard refusa de venir ; il semblait coincé dans le sternum de l’infortunée femme brune. Brandon jeta un regard terrifié à l’Homme Tic-Tac par-dessus son épaule et tira plus fort.

Tic-Tac, cependant, n’avait plus l’air de se soucier de Brandon ni de la femme qui, au sens strict, était morte de rire. Ses yeux verts brillants s’étaient fixés sur un objet qui l’intéressait bien davantage.

— Approche-toi, mon couillon, dit-il, que je t’examine mieux.

Gasher donna une bourrade à Jake qui chancela et serait tombé si les fortes mains de Tic-Tac ne l’avaient saisi aux épaules. Puis, quand il fut certain que Jake avait retrouvé l’équilibre, Tic-Tac lui saisit le poignet gauche et le leva. C’était la Seiko qui avait éveillé son intérêt.

— Si c’est ce que je crois, c’est un présage, pour sûr. Dis-moi, mon petit, qu’est-ce que c’est que ce sigleu que tu portes ?

Jake, qui n’avait pas la moindre idée de ce qu’était un sigleu, ne put espérer que pour le mieux.

— C’est une montre. Mais elle ne marche plus, monsieur Tic-Tac.

Hoots gloussa à ces mots, puis se frappa la bouche des deux mains quand l’Homme Tic-Tac se tourna vers lui pour le regarder. Au bout d’un moment, Tic-Tac reporta son regard sur Jake, et un sourire lumineux remplaça son air renfrogné. À contempler ce sourire, on en oubliait presque qu’il y avait une femme morte, et non un Mexicain de cinéma faisant sa sieste, contre le mur. À le contempler, on en oubliait presque que ces gens étaient fous et que l’Homme Tic-Tac était sans doute le pensionnaire le plus siphonné de tout l’asile.

— Montre, dit ce dernier, acquiesçant du menton. Oui, un nom qui se suffit pour ce genre d’objet ; après tout, que souhaite le possesseur d’un appareil à mesurer le temps sinon que celui-ci se montre par-ci, par-là ? N’est-ce pas, Brandon ?… Tilly ?… Gasher ?

Tous répondirent par des affirmations empressées. L’Homme Tic-Tac les gratifia d’un sourire charmeur, puis se tourna de nouveau vers Jake, qui remarqua alors que le sourire, charmeur ou non, était loin d’illuminer les yeux verts du géant. Ils étaient comme devant : froids, cruels et curieux.

Il pointa un doigt vers la Seiko, qui affirmait à présent qu’il était 7 heures passées de 91 minutes — AM et PM — et l’éloigna avant de toucher le verre au-dessus du visuel à cristaux liquides.

— Dis-moi, mon cher petit… Est-ce que cette montre qui est tienne est piégée ?

— Hein ? Oh non ! Non, elle n’est pas piégée.

Et Jake de poser l’index sur le verre.

— Ça ne prouve rien, si elle est réglée sur la fréquence de ton propre corps. (Tic-Tac s’exprimait sur ce ton de voix brusque, méprisant, que le père de Jake prenait quand il ne voulait pas que les gens soupçonnent qu’il n’avait pas la moindre idée de ce dont il était en train de parler. Tic-Tac jeta un coup d’œil à Brandon, et Jake le vit soupeser le pour et le contre pour décider s’il allait ou non faire de l’homme aux jambes arquées son « toucheur » désigné. Puis il abandonna le projet et planta de nouveau son regard dans celui de Jake.) Si cette chose me cause un choc, mon petit ami, tu vas mourir étouffé en trente secondes.

Jake déglutit avec difficulté, mais ne répondit mot. L’Homme Tic-Tac tendit le doigt et, cette fois, le posa sur le verre de la Seiko. À ce moment-là, tous les chiffres se remirent à zéro, puis recommencèrent à défiler à l’envers.

Les yeux de Tic-Tac s’étaient rétrécis en une mimique anticipant une douleur potentielle lorsqu’il avait touché le cadran de la montre. À présent, leurs coins se plissaient dans le premier sourire digne de ce nom que Jake lui eût vu faire. C’était en partie de plaisir devant son courage, mais, pour l’essentiel, il s’agissait d’émerveillement et d’intérêt purs et simples.

— Puis-je l’avoir ? demanda-t-il d’un ton doucereux. Disons que tu manifesterais ainsi ta bonne volonté. Je suis un amateur de montres, mon jeune couillon… ça oui.

— Je vous en prie.

Jake défit aussitôt la Seiko de son poignet et la glissa dans la large paume impatiente de Tic-Tac.

— Y cause comme un petit monsieur qui pète dans la soie, pas vrai ? dit Gasher, aux anges. Dans les anciens temps, on aurait payé une rançon très élevée pour récupérer un garçon de son espèce, Ticky, pour sûr. Mon père…

— Ton père est mort si décomposé par la syphilis que même les chiens ne l’auraient pas bouffé, l’interrompit l’Homme Tic-Tac. À présent, la ferme, sombre crétin !

Dans un premier temps, Gasher parut furax… puis seulement décontenancé. Il s’affala dans un siège proche et se tint coi.

Tic-Tac, cependant, examinait le bracelet d’argent élastique avec une expression d’effroi mêlé de respect. Il l’étira au maximum, lui fit reprendre sa forme initiale, l’étira de nouveau, le relâcha. Il glissa une boucle de ses cheveux dans les maillons ouverts, puis éclata de rire quand ils se refermèrent dessus. Enfin, il passa la main dans le bracelet et poussa celui-ci jusqu’à la moitié de son avant-bras. Jake trouva ce vestige de New York très étrange en ce lieu, mais ne dit mot.

— Merveilleux ! s’exclama Tic-Tac. Où l’as-tu eue, mon couillon ?

— C’est un cadeau d’anniversaire que m’ont fait mon père et ma mère.

À ces mots, Gasher se pencha en avant, désireux, peut-être, de remettre le sujet de la rançon sur le tapis. L’expression absorbée de l’Homme Tic-Tac le fit changer d’avis et il s’adossa de nouveau sans ouvrir la bouche.

— Vraiment ? s’étonna Tic-Tac, haussant les sourcils. (Il avait découvert le petit bouton qui illuminait le cadran et ne cessait d’appuyer dessus, observant la lumière s’allumer et s’éteindre. Puis il reporta son regard sur Jake, ses yeux de nouveau étrécis en deux fentes d’un vert brillant.) Dis-moi, mon couillon… Fonctionne-t-elle sur un circuit dipolaire ou unipolaire ?

— Ni l’un ni l’autre, affirma Jake, sans se douter que son refus d’avouer son ignorance — il ne savait pas ce que signifiaient l’un et l’autre terme — allait lui valoir sous peu de sérieux ennuis. Elle marche avec une batterie au nickel-cadmium. Du moins, j’en suis à peu près sûr… Je n’ai jamais eu à la changer et il y a belle lurette que j’ai perdu le mode d’emploi.

L’Homme Tic-Tac le considéra un long moment sans proférer une parole, et Jake, terrifié, se rendit compte que le géant blond s’efforçait de déterminer s’il se payait ou non sa tête. Si la réponse était oui, Jake imagina que les mauvais traitements que lui avait infligés Gasher seraient de la gnognote comparé à ce que lui réservait sans doute l’Homme Tic-Tac. Soudain, il souhaita changer le cours des pensées de son interlocuteur… le souhaita plus que tout au monde. Il dit la première chose qui lui vint à l’esprit.

— C’était votre grand-père, n’est-ce pas ?

L’Homme Tic-Tac leva des sourcils interrogateurs. Il reposa les mains sur les épaules de Jake, sans serrer, mais le garçon en sentit la force phénoménale. S’il prenait l’envie au géant de resserrer son étau et de tirer brutalement, il lui briserait les vertèbres cervicales comme de vulgaires crayons ; s’il poussait, il lui romprait probablement le dos.

— Qui était mon grand-père, mon couillon ?

Jake prit une nouvelle fois la mesure de la tête massive, majestueuse, de l’Homme Tic-Tac et de ses larges épaules. Il se souvint des paroles de Susannah : Regarde sa taille, Roland… il a sûrement fallu le graisser pour le faire entrer dans le cockpit.

— L’homme de l’avion. David Quick.

Les yeux de l’Homme Tic-Tac s’arrondirent comme des soucoupes sous le coup de la surprise et de la stupeur. Puis, rejetant la nuque en arrière, il éclata d’un rire rugissant qui se répercuta en écho bien au-delà du plafond voûté. Les autres sourirent nerveusement. Aucun, toutefois, n’osa rire franchement… pas après ce qui était arrivé à la femme brune.

— Qui que tu sois, et d’où que tu viennes, mon petit, tu es le mec le plus à la coule que l’ami Tic-Tac ait rencontré depuis de nombreuses années. Quick était mon arrière-grand-père, pas mon grand-père, mais tu n’es pas tombé loin… N’es-tu pas de cet avis, mon cher Gasher ?

— Si fait, acquiesça l’interpellé. Il est à la coule, y a pas à chier, j’aurais pu te le dire. Mais extrêmement insolent quand même.

— Oui, fit pensivement l’Homme Tic-Tac. (Ses mains raffermirent leur prise sur les épaules du garçon et il attira celui-ci plus près de son visage souriant, beau et fou.) Je vois qu’il est insolent. C’est écrit dans ses yeux. Mais nous allons nous en occuper, n’est-ce pas, Gasher ?

Ce n’est pas à Gasher qu’il s’adresse, mais à moi, pensa Jake. Il croit qu’il est en train de m’hypnotiser… et peut-être est-ce vrai.

— Si fait, souffla Gasher.

Jake se sentit sombrer dans les grands yeux verts. Bien que l’étreinte de l’Homme Tic-Tac ne fût toujours pas réellement forte, il n’arrivait pas à inhaler suffisamment d’air dans ses poumons. Il fit appel à toutes ses forces afin de tenter de briser l’emprise de l’homme blond et prononça alors les premiers mots qui lui vinrent à l’esprit :

— « Ainsi chut Lord Perth, dit-il, et la contrée a tremblé sous ce coup de tonnerre. »

La phrase agit sur Tic-Tac comme un soufflet. Il se recula, ses yeux verts ne furent plus que des fentes, et il étreignit douloureusement les épaules de Jake.

— Que dis-tu ? Où as-tu entendu ça ?

— C’est un petit oiseau qui me l’a dit, riposta Jake avec une insolence calculée.

L’instant d’après, il volait à l’autre bout de la pièce.

S’il avait heurté le mur incurvé tête la première, il aurait été bon pour le compte ou laissé pour mort. Par chance, il le frappa de la hanche, rebondit et atterrit en tas sur le grillage de fer. Il secoua la tête, sonné, regarda autour de lui et se vit face à face avec la femme qui ne faisait pas la sieste. Il émit un cri horrifié et s’éloigna en rampant sur les mains et les genoux. Hoots lui flanqua un coup de pied en pleine poitrine, le faisant basculer sur le dos. Jake resta étendu, haletant, les yeux levés sur le nœud aux couleurs de l’arc-en-ciel que formaient les tubes au néon. Peu après, le visage de Tic-Tac emplit son champ visuel. Les lèvres en étaient serrées en une ligne dure et droite, les joues colorées et il y avait de la peur dans ses yeux. Le pendentif cercueil de verre qu’il portait autour du cou se balançait doucement devant les yeux de Jake au bout de la chaîne d’argent, à l’unisson du balancier de la minuscule horloge à l’intérieur.

— Gasher a raison. (Tic-Tac empoigna la chemise de Jake d’une main et tira le garçon.) Tu es insolent. Mais tu n’as sûrement pas envie d’être insolent avec moi, mon couillon, hein ? As-tu déjà entendu parler des gens qui sont soupe au lait ? Eh bien, ce n’est pas mon cas, et des milliers de personnes pourraient en témoigner si je ne les avais pas définitivement réduites au silence. Si tu me reparles jamais de lord Perth… jamais, jamais, jamais… je te scalperai et te boufferai la cervelle. Je ne veux pas de ce genre d’histoire porte-guigne dans le Berceau des Gris. Tu me suis ?

Il secoua Jake comme un prunier, et le garçon éclata en sanglots.

— Tu me suis ?

— O… O… Oui.

— Bien. (Tic-Tac reposa Jake sur ses pieds ; le garçon tangua et roula, essuyant ses yeux en larmes et laissant des traces de crasse si noires sur ses joues qu’on eût dit du mascara.) À présent, mon petit couillon, nous allons nous offrir une séance questions/réponses. C’est moi qui pose les questions et toi tu donnes les réponses. Compris ?

Jake ne répondit pas. Il regardait un panneau de la grille de ventilation qui ceignait la pièce.

L’Homme Tic-Tac lui saisit le nez entre le pouce et l’index et le pinça méchamment.

— Compris ?

— Oui ! hurla Jake.

Ses yeux, d’où coulaient pour l’heure des larmes de souffrance et de terreur mêlées, se reportèrent sur le visage de Tic-Tac. Il désirait regarder de nouveau la grille de ventilation, désirait désespérément vérifier que ce qu’il y avait vu n’était pas une hallucination de son esprit effrayé, surmené, mais il n’osa pas. Il craignait que quelqu’un — Tic-Tac lui-même, plus que probable — ne suive son regard et ne voie ce qu’il avait aperçu.

— Bien. (Tic-Tac tira Jake par le nez jusqu’à son fauteuil, s’assit et passa la jambe par-dessus l’accoudoir.) On va donc se tailler une petite bavette. On va commencer par ton nom, hein ? Comment tu t’appelles, mon couillon ?

— Jake Chambers.

Le nez ainsi pincé, la voix de Jake était nasillarde et peu intelligible.

— Et es-tu né-ci ? Jake Chambers ?

L’espace d’un instant, Jake se demanda si c’était une façon particulière de lui demander s’il était né dans ce monde-ci… mais, à l’évidence, tous voyaient que ce n’était pas le cas.

— Je ne comprends pas ce que…

Tic-Tac le secoua en le tenant par le nez.

— Né-ci ! Né-ci ! Cesse de jouer au plus fin, mon gars !

Je ne comprends pas… commença Jake.

Puis son regard tomba sur la vieille mitrailleuse suspendue au dossier et il repensa au Focke-Wulf crashé. Le puzzle s’assembla dans son esprit.

— Non. Je ne suis pas un nazi. Je suis un Américain. Tout cela s’est terminé bien avant ma naissance.

L’Homme Tic-Tac libéra son nez, qui se mit aussitôt à pisser le sang.

— Tu aurais pu me le dire tout de suite et t’épargner bien des souffrances, Jake Chambers… Mais du moins comprends-tu à présent nos méthodes, hein ?

Jake hocha le menton.

— Bon. Très bien ! Nous allons commencer par des questions simples.

Les yeux de Jake retournèrent à la grille de ventilation. Ce qu’il y avait vu auparavant était toujours là ; ce n’avait pas été le fruit de son imagination. Deux yeux cerclés d’or flottaient dans le noir derrière les lucarnes chromées.

Ote.

Tic-Tac le gifla, l’envoyant heurter Gasher, qui le repoussa aussi sec d’une bourrade.

— C’est l’heure de l’école, mon petit cœur, chuchota-t-il. Écoute tes leçons, maintenant ! Écoute-les bien !

— Regarde-moi quand je te parle, dit Tic-Tac. J’ai droit à quelque respect, Jake Chambers, ou je t’arrache les couilles.

— D’accord.

Les yeux verts de Tic-Tac eurent un éclat menaçant.

— D’accord quoi ?

Jake chercha à l’aveuglette la bonne réponse, chassant le fatras de questions et le soudain espoir qui avaient surgi dans son esprit. Et ce qui lui vint fut une formule en usage dans son propre Berceau des Ados… alias l’École Piper.

— D’accord, monsieur ?

Tic-Tac sourit.

— C’est un début, mon gars, dit-il, et il se pencha, les bras sur les cuisses. Maintenant… qu’est-ce qu’un Américain ?

Jake se mit à parler, essayant de toutes ses forces de ne pas regarder la grille de ventilation.

29

Roland glissa son revolver dans son étui, mit les mains sur le volant et tenta de le faire tourner. Il ne bougea pas, ce qui ne le surprit guère. Cela, toutefois, posait de sérieux problèmes.

Ote, près de sa botte gauche, levait sur lui des yeux anxieux, attendant qu’il ouvre la porte afin qu’ils puissent continuer leur périple vers Jake. Le Pistolero aurait souhaité que ce fût aussi facile. Il ne servait à rien de se planter là et d’attendre que quelqu’un s’en aille ; il pourrait s’écouler des heures, voire des jours, avant que l’un des Gris ne décide d’utiliser cette sortie-là. Gasher et ses amis risquaient d’avoir l’idée d’écorcher Jake vif tandis que le Pistolero poireauterait.

Roland posa sa tête contre l’acier, mais n’entendit rien. Ce qui ne le surprit pas non plus. Il avait vu des portes comme celle-là longtemps auparavant — on ne pouvait pas plus en faire sauter les verrous qu’entendre quoi que ce soit au travers. Il pouvait y en avoir une ; il pouvait y en avoir deux, en face l’une de l’autre, avec du vide entre elles. Quelque part, cependant, il devait y avoir un bouton commandant le volant placé au milieu du battant et libérant les verrous. Si Jake pouvait dégoter ce bouton, rien n’était perdu.

Roland comprit qu’il n’était pas membre à part entière de ce ka-tet ; il devina qu’Ote lui-même était plus pleinement conscient que lui de la vie secrète qui existait en son cœur (il doutait fort que le bafouilleux eût pisté Jake grâce à son seul flair à travers ces tunnels où l’eau coulait en ruisselets pollués). Cependant, il avait été capable d’aider Jake quand le garçon avait essayé de passer de son monde dans celui-ci. Il avait été capable de voir… Et quand Jake avait tenté de récupérer la clé qu’il avait laissée tomber, il avait été capable d’envoyer un message.

Cette fois, il lui fallait montrer une extrême prudence en ce qui concernait l’envoi de messages. Dans le meilleur des cas, les Gris comprendraient qu’il se tramait quelque chose ; au pire, Jake risquait de mal interpréter ce que Roland essayait de lui dire et de commettre quelque sottise.

Mais s’il pouvait voir…

Roland ferma les yeux et se concentra tout entier sur Jake. Il pensa aux yeux du garçon et expédia son ka à leur recherche.

Au début, rien ne se produisit ; enfin, une image commença à se former — celle d’un visage encadré par de longs cheveux gris-blond. Des yeux verts brillaient dans des orbites enfoncées telles des veilleuses au fond d’une grotte. Roland eut tôt fait de comprendre qu’il s’agissait de l’Homme Tic-Tac et que ce dernier était un descendant de l’homme mort dans l’habitacle aérien — intéressant, mais d’aucune utilité pratique, en l’occurrence. Il essaya de regarder au-delà de l’Homme Tic-Tac, de voir le reste de la pièce dans laquelle on retenait Jake ainsi que les gens qui s’y trouvaient.

— Ake, chuchota Ote, comme s’il voulait rappeler à Roland que ce n’étaient ni le lieu ni le moment de piquer un roupillon.

— Chhhut ! fit le Pistolero sans ouvrir les yeux.

Mais rien ! Il ne distinguait que des masses confuses, sans doute parce que Jake focalisait son attention sur l’Homme Tic-Tac. Le reste, gens et choses, était à peine plus que des formes grises aux confins de la perception du garçon.

Roland rouvrit les yeux et frappa légèrement sa paume droite de son poing gauche. Il pensait pouvoir pousser plus dur et voir davantage… mais cela risquait de rendre Jake conscient de sa présence. Ce serait dangereux. Gasher pourrait subodorer quelque chose, et, sinon lui, l’Homme Tic-Tac.

Il leva les yeux sur les étroites grilles de ventilation, puis les baissa sur Ote. Il s’était émerveillé à plusieurs reprises de l’intelligence du petit animal ; à présent, il semblait bien que c’était lui qui allait résoudre le problème.

Roland glissa les doigts de sa main valide, la gauche, entre les lamelles horizontales de la grille de ventilation la plus proche de l’écoutille par laquelle Gasher avait entraîné Jake et tira. La grille vint dans un nuage de rouille et de mousse desséchée. Le trou, derrière, était bien trop étroit pour laisser passage à un homme… mais pas à un bafouilleux. Il posa la grille, souleva Ote et lui parla doucement à l’oreille.

— Va… Regarde… Reviens. Tu comprends ? Il ne faut pas qu’on te voie ! Va juste jeter un œil et reviens.

Ote le dévisagea, sans prononcer un mot, pas même le nom de Jake. Roland ignorait s’il avait ou non compris, mais perdre du temps en conjectures n’arrangerait pas les choses. Il plaça Ote dans le puits de ventilation. Le bafouilleux renifla les fragments de mousse, éternua discrètement, puis se tapit, le courant d’air faisant onduler sa longue fourrure soyeuse, et, dubitatif, contempla Roland de ses étranges yeux.

— Va, regarde et reviens, répéta le Pistolero dans un souffle.

Ote disparut au sein des ombres, progressant silencieusement, griffes rétractées, sur ses coussinets.

Roland ressortit son revolver et fit ce qui lui était le plus difficile : il attendit.

Ote revint moins de trois minutes plus tard. Roland le souleva hors du puits et le posa par terre. Ote leva son regard sur lui, son long cou étiré.

— Combien, Ote ? demanda Roland. Combien en as-tu vus ?

Un bon moment, il crut que le bafouilleux n’allait faire que le fixer de ses yeux anxieux. Puis l’animal leva timidement sa patte en l’air, sortit ses griffes et l’observa, comme s’il tentait de se souvenir de quelque chose de très difficile. Enfin, il se mit à taper sur le sol d’acier.

Un… deux… trois… quatre. Une pause. Puis deux autres coups, rapides et délicats, les griffes cliquetant légèrement contre l’acier : cinq, six. Ote s’interrompit encore, tête baissée, l’air d’un gamin perdu dans les affres de quelque colossal effort mental. Puis il frappa un dernier coup de ses griffes sur l’acier, les yeux levés sur Roland.

— Ake !

Six Gris… et Jake.

Roland prit le bafouilleux dans ses bras et le caressa.

— Bien ! murmura-t-il à son oreille. (En vérité, il était confondu d’étonnement et de gratitude. Le résultat dépassait ses plus folles espérances. Et il ne doutait guère de l’exactitude du total.) Brave petit pote !

— Ote ! Ake !

Oui, Jake. Voilà où était le problème. Jake, à qui il avait fait une promesse qu’il avait l’intention de tenir.

Le Pistolero s’abîma dans ses pensées, et il le fit à sa façon — mélange de pragmatisme aride et de cette folle intuition qu’il tenait sans doute de son étrange grand-mère, Deirdre la Folle — et qui l’avait maintenu en vie toutes ces années après que ses vieux compagnons avaient péri. Pour l’heure, la sauvegarde de Jake en dépendait.

Il souleva de nouveau Ote, sachant que Jake aurait peut-être la vie sauve — peut-être —, mais que le bafouilleux allait presque certainement mourir. Il chuchota quelques mots simples à l’oreille attentive d’Ote, les répétant inlassablement. Enfin, il se tut et le remit dans le puits de ventilation.

— Brave petit ! souffla-t-il. Va, maintenant. Remplis ta mission. Mon cœur est avec toi.

— Ote ! Œur ! Ake ! murmura le bafouilleux, qui détala ensuite dans les ténèbres.

Roland attendit que l’enfer se déchaîne.

30

Pose-moi une question, Eddie Dean de New York. Et mieux vaut qu’elle soit bonne… parce que, sinon, ta femme et toi allez mourir, quel que soit le lieu d’où vous venez.

Eh bien, mon cher Dieu, comment répondrais-tu à un truc dans ce goût-là ?

La lumière rouge foncé avait disparu, remplacée à présent par la rose.

— Dépêchez-vous ! les pressa la petite voix de Petit Blaine. Il est pire que jamais… Dépêchez-vous ou il va vous tuer !

Eddie était vaguement conscient que des nuées de pigeons agités voletaient toujours sans but à travers le Berceau et que certains d’entre eux s’étaient écrasés tête la première contre les piliers, tombant morts sur le sol.

— Qu’est-ce qu’il veut ? siffla Susannah à l’adresse du micro et à la voix de Petit Blaine quelque part au-delà. Pour l’amour de Dieu, qu’est-ce qu’il veut ?

Nulle réponse. Et Eddie sentait leur délai de grâce diminuer comme une peau de chagrin. Il écrasa la touche PARLEZ/ÉCOUTEZ et parla avec une verve étourdissante tandis que la sueur ruisselait le long de ses joues et de son cou.

Pose-moi une question.

— Bon… Blaine ! Qu’est-ce que tu as fait, ces dernières années ? Je suppose que tu n’as pas accompli ce bon vieux trajet vers le sud-est, hein ? Et pourquoi donc ? T’avais pas la pêche ?

Aucun bruit sinon le bruissement et le battement d’ailes des pigeons. Eddie imagina Ardis essayant de hurler tandis que ses joues fondaient et que sa langue s’embrasait. Il sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque. La peur ? Ou une accumulation d’électricité ?

Dépêchez-vous… il est pire que jamais.

— Qui t’a construit, Blaine, au fait ? demanda Eddie, au désespoir. (Et qui pensa : Si je savais seulement ce que veut cette saloperie !) T’as envie d’en parler ? Étaient-ce les Gris ? Non… sûrement les Grands Anciens, n’est-ce pas ? Ou… (Il laissa tomber. À présent, il percevait le silence de Blaine comme un poids physique sur sa peau, telles des mains charnues, tâtonnantes.) Qu’est-ce que tu veux ? brailla-t-il. Que veux-tu entendre, bordel de merde ?

Nulle réponse… mais les touches du boîtier diffusèrent de nouveau une coléreuse lumière rouge foncé, et Eddie comprit que le délai qui leur avait été accordé touchait à son terme. Il entendait un vrombissement sourd à proximité, semblable à celui d’un générateur électrique. Ce bruit n’était pas le fruit de son imagination, si ardemment eût-il désiré le croire.

— Blaine ! cria soudain Susannah. Blaine, tu m’entends ?

Nulle réponse… et Eddie sentit que l’air se chargeait d’électricité comme un récipient sous un robinet se remplit d’eau. Il en percevait le crépitement âcre dans son nez à chacune de ses inspirations ; sentait ses plombages vibrer comme des insectes furibonds.

— Blaine, j’ai une question, et une bonne ! Écoute ! (Susannah ferma les yeux un instant, ses doigts massant frénétiquement ses tempes, puis rouvrit les yeux.) Je suis et pourtant… euh… n’existe pas ; je viens toujours sans qu’on m’appelle ; parfois courte… longue parfois… (Elle s’interrompit et fixa Eddie avec des yeux écarquillés, pleins de souffrance.) Aide-moi ! Je n’arrive pas à me souvenir de la suite !

Eddie la dévisagea comme si elle était devenue folle. De quoi parlait-elle, au nom de Dieu ? Puis tout prit bizarrement sens et le reste de la devinette s’emboîta dans son esprit aussi parfaitement que les deux dernières pièces d’un puzzle. Il se rua de nouveau vers le micro.

— Je ne vous lâche pas d’une semelle. Qui suis-je ? Voilà notre question, Blaine… Qui suis-je ?

La lumière rouge des touches COMMANDE et ENTREZ, sous le losange de chiffres, s’éteignit dans un clignotement. Il y eut un interminable moment de silence avant que Blaine ne reprît la parole… mais Eddie sentit s’estomper l’impression de chair de poule électrique sur sa peau.

— UNE OMBRE, BIEN SÛR, répondit la voix de Blaine. UNE DEVINETTE FACILE… MAIS PAS MAUVAISE. PAS MAUVAISE DU TOUT.

La voix venant du micro avait un accent méditatif… et autre chose, aussi. Du plaisir ? De la nostalgie ? Eddie ne pouvait l’identifier à coup sûr, mais il savait qu’il y avait un je-ne-sais-quoi dans cette voix qui lui rappelait Petit Blaine. Il savait autre chose, également : Susannah avait sauvé leur bifteck, du moins pour l’instant. Il se pencha et embrassa son front couvert de sueur glacée.

— CONNAISSEZ-VOUS D’AUTRES DEVINETTES ?

— Oui, des tas, répondit Susannah aussi sec. Notre compagnon, Jake de New York, en a un plein bouquin.

— DE QUEL NEW YORK ?

À présent, Eddie définissait parfaitement ce je-ne-sais-quoi dans la voix. Blaine n’avait beau être qu’une machine… Eddie s’était défoncé six ans à l’héroïne et il savait reconnaître le manque quand il l’entendait.

— De New York, point final, dit-il. Mais Jake a été fait prisonnier. Un type du nom de Gasher l’a kidnappé.

Pas de réponse… puis les touches émirent de nouveau la faible lueur rose.

— Ça baigne, jusqu’à présent, chuchota la voix de Petit Blaine. Mais restez sur vos gardes… Il a plus d’un tour dans son sac…

La lumière rouge réapparut.

— L’UN DE VOUS A PARLÉ ?

La voix de Blaine était froide et — Eddie en eût juré — suspicieuse.

Il regarda Susannah, qui lui rendit son regard avec les yeux écarquillés d’effroi d’une fillette qui a entendu une chose innommable se déplacer furtivement sous son lit.

— Je me suis éclairci la gorge, Blaine. (Eddie déglutit et essuya la sueur de son front.) J’ai… merde, au diable l’amour-propre ! Je balise à mort !

— C’EST TRÈS SAGE DE VOTRE PART. CES DEVINETTES DONT VOUS PARLEZ… SONT-ELLES STUPIDES ? JE NE TIENS PAS À ÉPROUVER MA PATIENCE AVEC DES DEVINETTES STUPIDES.

— La plupart sont intelligentes, dit Susannah, tout en regardant anxieusement Eddie.

— VOUS MENTEZ. VOUS NE CONNAISSEZ ABSOLUMENT PAS LA QUALITÉ DE CES DEVINETTES.

— Comment peux-tu dire que…

— ANALYSE DE LA VOIX. LES FRICATIVES ET L’ACCENTUATION EXAGÉRÉE DE CERTAINES SYLLABES FOURNISSENT UN QUOTIENT FIABLE DE VÉRITÉ/NON-VÉRITÉ. LA FIABILITÉ PRONOSTIQUÉE EST DE QUATRE-VINGT-DIX-SEPT POUR CENT, PLUS OU MOINS ZÉRO CINQ POUR CENT. (La voix se tut un moment, et quand elle retentit de nouveau, elle avait adopté un accent traînant et un ton menaçant qui parurent très familiers à Eddie… C’était la voix de Humphrey Bogart.) JE TE SUGGÈRE DE T’EN TENIR À CE QU’TU SAIS, BABY. LE DERNIER GUS QU’A ESSAYÉ D’ME RACONTER DES CRAQUES, IL A FINI AU FOND DE LA SEND AVEC DES BOTTES EN CIMENT AUX PIEDS.

— Seigneur ! s’exclama. Eddie. On s’est farci six cents bornes ou à peu près pour rencontrer la version informatique de Rich Little ! Comment peux-tu imiter des mecs comme John Wayne et Humphrey Bogart, Blaine ? Des mecs de notre monde ?

Rien.

— OK, tu veux pas répondre à cette question. Et à celle-ci, voyons voir : si c’est une devinette que tu voulais, pourquoi ne pas l’avoir dit tout de suite ?

Une fois encore, il n’y eut pas de réponse. Eddie, cependant, s’aperçut qu’il pouvait s’en passer, au fond. Blaine aimait les devinettes, donc il leur en avait demandé une. Susannah l’avait compris. Eddie se dit que, sinon, elle et lui ressembleraient pour l’heure à deux briquettes de charbon de bois taille hyperéconomique gisant sur le sol du Berceau de Lud.

— Blaine ? demanda Susannah, mal à l’aise. (Il n’y eut pas de réponse.) Blaine, tu es encore là ?

— Oui. DITES-M’EN UNE AUTRE.

— Quand est-ce qu’une porte n’est plus une porte ? dit Eddie.

— QUAND ELLE EST HORS DE SES GONDS. VOUS AVEZ INTÉRÊT À FAIRE MIEUX QUE ÇA SI VOUS PENSEZ VRAIMENT QUE JE VAIS VOUS EMMENER QUELQUE PART. POUVEZ-VOUS FAIRE MIEUX ?

— Si Roland arrive, je suis certaine que oui, dit Susannah. Outre la qualité éventuelle des devinettes du livre de Jake, Roland en connaît des centaines… à vrai dire, il les a étudiées enfant. (À ces mots, Susannah prit conscience de son incapacité à imaginer Roland sous les traits d’un jeune garçon.) Tu voudras bien nous emmener, Blaine ?

— POSSIBLE, dit Blaine, et Eddie perçut une cruauté latente dans sa voix. MAIS IL VOUS FAUDRA AMORCER LA POMPE POUR ME METTRE EN MARCHE, ET MA POMPE S’AMORCE À REBOURS.

— Ce qui, en clair, signifie quoi ? s’enquit Eddie, observant à travers les barres la douce ligne rose du dos de Blaine.

Mais Blaine ne répondit pas à cette question, ni à celles qu’ils lui posèrent ensuite. Si la lumière rouge ne s’éteignit pas, Petit Blaine et Grand Blaine semblaient être entrés l’un et l’autre en hibernation. Eddie, toutefois, n’était pas dupe. Blaine était réveillé. Blaine les observait. Blaine les écoutait faire siffler les consonnes fricatives et accentuer leurs diphtongues à l’excès.

Il regarda Susannah.

— « Il vous faudra amorcer la pompe, mais ma pompe s’amorce à rebours », énonça-t-il d’un ton lugubre. C’est une devinette, n’est-ce pas ?

— Oui, bien sûr. (La jeune femme jeta un regard au hublot triangulaire, si semblable à un œil à demi clos, moqueur, puis attira Eddie à elle afin de lui chuchoter à l’oreille :) Il est complètement dément, Eddie, schizo, parano, probablement aussi psychotique.

— À qui le dis-tu ! chuchota Eddie en retour. Nous avons affaire à un monorail génial et fou hantant un ordinateur, qui aime les devinettes et se déplace à une vitesse supérieure à celle du son. Bonjour la version délire de Vol au-dessus d’un nid de coucou !

— Tu as une idée, pour la réponse ?

Eddie secoua la tête.

— Et toi ?

— Une légère chatouille au fin fond de mon crâne. Fausse piste, probablement. Je n’arrête pas de penser à ce qu’a dit Roland : une bonne devinette est toujours sensée et soluble. C’est comme un tour de magie.

— Erreur d’adresse.

Elle acquiesça.

— Tire une autre salve, Eddie, pour leur faire savoir qu’on est toujours là.

— Ouais. Si seulement nous pouvions être sûrs qu’ils sont toujours là, eux aussi !

— À ton avis, Eddie ?

Eddie s’était éloigné, et il ne s’arrêta ni ne se retourna pour répliquer :

— Je ne sais pas… C’est une devinette à laquelle Blaine lui-même ne saurait répondre.

31

— Je pourrais avoir quelque chose à boire ? demanda Jake d’une voix cotonneuse et nasillarde.

Sa bouche et les muqueuses de son nez malmené avaient enflé, et il avait tout d’un type qui s’est pris une correction lors d’un combat de rue sanglant.

— Oh oui, répliqua judicieusement Tic-Tac. Tu pourrais. Je dirais que tu pourrais sans doute. Nous avons des tas de trucs à boire, n’est-ce pas, Vipère ?

— Si fait, rétorqua un homme grand à lunettes vêtu d’une chemise de soie blanche et d’un pantalon noir de la même étoffe, l’allure d’un prof de fac dans une bande dessinée de Punch au tournant du siècle. Pas de rationnement de bibine ici.

L’Homme Tic-Tac, de nouveau assis à son aise dans son fauteuil pareil à un trône, regarda Jake avec humour.

— Nous avons du vin, de la bière brune, de l’aie et, bien sûr, de la bonne vieille eau des familles. Parfois, le corps n’en demande pas davantage, pas vrai ? De l’eau fraîche, limpide, pétillante. Qu’est-ce que t’en dis, mon couillon ?

Jake sentit sa gorge, enflée, elle aussi, et aussi sèche que du papier de verre, lui brûler douloureusement.

— Ça me botterait, murmura-t-il.

— Ça m’a donné soif, foi de Tic-Tac ! (Le géant sourit. Ses yeux verts étincelèrent.) Apporte-moi une louche d’eau, Tilly… Que je sois damné si je sais où sont passées mes bonnes manières !

Tilly franchit l’écoutille à l’autre bout de la pièce, à l’opposé de celle par laquelle étaient entrés Jake et Gasher. Le garçon suivit la rouquine des yeux et lécha ses lèvres tuméfiées.

— Bon, dit l’Homme Tic-Tac, reportant son regard sur Jake, tu dis que la ville américaine d’où tu viens — New York — est très semblable à Lud.

— Eh bien… pas exactement.

— Mais tu reconnais certaines machines, le pressa Tic-Tac. Valves, pompes, etc. Sans parler des tubes sourdfeux.

— Oui. Nous les appelons néons, mais c’est la même chose.

Tic-Tac tendit la main vers lui. Jake eut un mouvement de recul, mais le géant se contenta de lui tapoter l’épaule.

— Oui, oui, quasiment. (Ses yeux étincelèrent.) Et tu as entendu parler des ordinateurs ?

— Bien sûr, mais…

Tilly revint et s’approcha timidement du trône de l’Homme Tic-Tac. Celui-ci prit la louche et la présenta à Jake. Quand le garçon voulut s’en saisir, Tic-Tac l’éloigna et but. À la vue de l’eau qui lui dégoulinait de la bouche et coulait sur sa poitrine nue, Jake se mit à trembler de façon incontrôlable.

L’Homme Tic-Tac le regarda par-dessus la louche, comme s’il notait seulement sa présence à l’instant. Derrière lui, Gasher, Vipère, Brandon et Hoots souriaient comme des écoliers qui viennent d’entendre une blague cochonne.

— Oh, j’ai pensé à ma soif, qui était grande, et je t’ai complètement oublié ! s’écria Tic-Tac. C’est d’un mesquin… que les dieux maudissent mes yeux ! Mais ç’avait l’air tellement bon… et c’est tellement bon… frais… limpide…

Il tendit la louche à Jake. Quand celui-ci voulut s’en emparer, il retira son bras.

— Dis-moi d’abord, mon couillon, ce que tu sais sur les ordinateurs dipolaires et les circuits à diodes, fit-il froidement.

— Ce que je… (Jake jeta un coup d’œil vers la grille de ventilation, mais les yeux d’or avaient disparu. Peut-être avait-il rêvé, en fin de compte. Il reporta les yeux sur l’Homme Tic-Tac, sûr et certain d’une chose : il n’aurait pas la moindre goutte d’eau. Qu’il avait été bête de se faire des illusions !) Les ordinateurs dipolaires… Qu’est-ce que c’est ?

Le visage de l’Homme Tic-Tac se déforma sous l’effet de la rage ; il lança le reste d’eau à la figure contusionnée, bouffie, de Jake.

— Ne te paie pas ma tête ! hurla-t-il. (Il ôta la Seiko et la balança sous le nez de Jake.) Quand je t’ai demandé si cette montre marchait sur un circuit dipolaire, tu m’as répondu que non ! Alors, ne me dis pas à présent que tu ne comprends pas de quoi je parle quand tu as déjà clairement indiqué que tu le savais !

— Mais… mais…

Jake resta court. La peur et la confusion lui embrouillaient la cervelle. Il était conscient, de quelque façon très lointaine, d’être en train de lécher autant d’eau que possible de ses lèvres.

— Il y a des milliers de ces satanés ordinateurs dipolaires sous cette foutue cité, cent mille, peut-être, et le seul qui fonctionne encore ne sait rien faire d’autre que jouer au Surveille-Moi et à passer cette batterie ! Je veux ces ordinateurs ! Je veux qu’ils soient à mon service !

L’Homme Tic-Tac jaillit de son trône, saisit Jake, le secoua comme un prunier puis le jeta à terre. Jake heurta un lampadaire, le renversant, et l’ampoule explosa dans un bruit de toux caverneuse. Tilly poussa un petit cri et recula, les yeux écarquillés et emplis d’effroi. Vipère et Brandon se regardèrent avec gêne.

Tic-Tac se pencha, coudes sur les cuisses, et hurla au visage de Jake :

— Je les veux, ET JE LES AURAI !

Le silence s’abattit sur la pièce, brisé seulement par le doux bruissement de l’air chaud puisé par les ventilateurs. Puis l’expression de rage qui tordait les traits de l’Homme Tic-Tac disparut si soudainement qu’elle aurait pu ne jamais avoir existé. Un nouveau sourire charmeur la remplaça. Tic-Tac se pencha davantage et aida Jake à se remettre debout.

— Navré. Quand je me mets à songer au potentiel de cet endroit, je me laisse parfois emporter. Je te prie d’accepter mes excuses, mon couillon. (Il ramassa la louche renversée et la lança à Tilly.) Remplis-moi ça, garce inutile ! Qu’est-ce qui te prend ? (Il reporta son attention sur Jake, souriant toujours de son sourire d’animateur de jeu télévisé.) Très bien ! Tu as eu ta petite plaisanterie et j’ai eu la mienne. À présent, dis-moi tout ce que tu sais sur les ordinateurs dipolaires et les circuits à diodes. Ensuite, tu pourras boire.

Jake ouvrit la bouche — il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il allait dire —, puis, phénomène incroyable, la voix de Roland fut dans son esprit, le remplit.

Distrais-les, Jake… Et s’il y a un bouton qui ouvre la porte, rapproche-t’en.

L’Homme Tic-Tac le scrutait.

— Il vient de te venir un truc à l’esprit, hein, mon couillon ? On ne peut rien me cacher. Alors, fais-en profiter ton vieux copain Ticky !

Jake perçut un mouvement à la périphérie de son champ visuel. Bien qu’il n’osât pas lever les yeux sur le panneau de ventilation — pas avec l’attention maximale que lui accordait l’Homme Tic-Tac —, il sut qu’Ote était de retour, les épiant des lucarnes.

Distrais-les… Et, tout à coup, Jake sut comment.

— Je pensais à un truc, dit-il, mais sans rapport avec les ordinateurs. Un truc qui concerne mon vieux pote Gasher. Et son vieux pote Hoots.

— Eh là ! cria Gasher. De quoi tu causes, mon petit ?

— Pourquoi ne dites-vous pas à Tic-Tac qui vous a réellement donné le mot de passe, Gasher ? Ensuite, je pourrai apprendre à Tic-Tac où vous le gardez.

Le regard ahuri de l’Homme Tic-Tac allait alternativement de Jake à Gasher.

— De quoi parle-t-il ?

— De rien ! (Gasher, toutefois, ne put s’empêcher de lancer un coup d’œil à Hoots.) Il cause juste pour causer. Il cherche à me mettre sur la sellette à sa place, Ticky. Je t’ai dit qu’il était insolent ! Ne t’ai-je pas dit que…

— Jetez donc un coup d’œil dans son écharpe ! fit Jake. Il y conserve un bout de papier avec le mot écrit dessus. J’ai dû le lui lire, parce qu’il n’en était même pas capable.

Cette fois, Tic-Tac n’entra pas brutalement en fureur ; son visage s’assombrit graduellement, tel un ciel d’été avant un terrible orage.

— Fais-moi voir ton écharpe, Gasher, dit-il d’une voix sirupeuse. Laisse ton vieux copain y jeter un œil.

— Il ment, je te le dis ! cria Gasher, tenant son écharpe à deux mains et reculant de trois pas en direction du mur. (Juste au-dessus de lui, les yeux cerclés d’or du bafouilleux étincelaient.) Tu n’as qu’à le fixer droit dans les mirettes pour te rendre compte qu’un petit couillon insolent de son espèce ment comme il respire !

L’Homme Tic-Tac porta son regard sur Hoots, qui paraissait malade de trouille.

— Qu’en est-il ? lui demanda-t-il de sa terrible voix douce. Qu’en est-il, papa Hoots ? Je sais que Gasher et toi êtes comme cul et chemise depuis des lustres, et je sais aussi que tu as la cervelle d’un pois chiche, mais tu n’aurais tout de même pas la stupidité d’écrire en toutes lettres un mot de passe menant à la chambre intérieure… Je me trompe ? Je me trompe ?

— Je… j’ai seulement pensé que… commença Hoots.

— Ta gueule ! vociféra Gasher. (Il lança à Jake un regard de pure haine démente.) Tu me le paieras de ta vie, mon mignon… Tu verras si ce sont des promesses en l’air !

— Ôte ton écharpe, Gasher, dit l’Homme Tic-Tac. Je veux y jeter un coup d’œil.

Jake fit un pas discret en direction du podium truffé de boutons.

— Non ! (Gasher porta les mains à son écharpe, les y pressant comme si elle risquait de s’envoler toute seule.) Que je sois damné si je le fais !

— Brandon, empare-toi de lui ! ordonna Tic-Tac.

Brandon fondit sur Gasher. Celui-ci, sans égaler la promptitude de Tic-Tac, se pencha suffisamment vite quand même pour tirer un poignard du revers de sa botte et l’enfoncer dans le bras de Brandon.

— Oh, espèce de salaud ! hurla celui-ci sous l’effet de la surprise et de la souffrance, tandis que le sang se mettait à gicler de la blessure.

— Regarde ce que tu as fait ! brailla Tilly.

— Dois-je m’occuper de tout, ici ? tonna Tic-Tac, apparemment plus exaspéré que furieux, en se levant.

Gasher battit en retraite, agitant le poignard ensanglanté d’avant en arrière devant son visage en de mystérieux motifs, gardant son autre main fermement arrimée sur son crâne.

— Arrière ! haleta-t-il. Je t’aime comme un frère, Ticky, mais si tu ne recules pas, je vais enfoncer cette lame dans tes entrailles… c’est comme je te le dis.

— Toi ? Ça m’étonnerait, dit l’Homme Tic-Tac dans un éclat de rire.

Il sortit son poignard de sa gaine et le tint délicatement par son manche en os. Tous les yeux étaient fixés sur les deux protagonistes. Jake avança vivement vers le podium avec son petit bouquet de boutons et tendit la main vers celui sur lequel, pensait-il, l’Homme Tic-Tac avait appuyé.

Gasher reculait le long du mur incurvé, les tubes lumineux coloriant sa face criblée de pustules d’une succession de couleurs maladives : vert bile, rouge fièvre, jaune ictère. À présent, c’était l’Homme Tic-Tac qui se tenait sous la grille de ventilation d’où Ote les observait.

— Laisse tomber, Gasher, dit Tic-Tac d’une voix posée. Tu m’as amené le garçon comme je te l’avais demandé ; si quelqu’un doit porter le chapeau dans cette histoire, ce sera Hoots, pas toi. Montre-moi seulement…

Jake vit Ote se ramasser pour sauter et comprit, un : ce que le bafouilleux avait l’intention de faire, et deux : qui lui en avait donné mission.

— Ote, non ! cria-t-il.

Tous se tournèrent vers lui. À ce moment-là, Ote bondit, heurtant la grille de ventilation peu solide et la faisant tomber au sol. L’Homme Tic-Tac pivota vers l’endroit d’où venait le bruit et Ote fondit sur son visage levé, tous crocs dehors.

32

Roland entendit faiblement le cri malgré les doubles portes — Ote, non ! — et son cœur se serra. Il attendit que le volant tourne ; en vain. Fermant les yeux, il envoya un message à la puissance maximale : La porte, Jake ! Ouvre la porte !

Il ne perçut aucune réponse, et les images s’évanouirent. Sa ligne de transmission avec Jake, précaire au début, était désormais coupée.

33

L’Homme Tic-Tac recula à l’aveuglette, jurant et hurlant, tandis qu’il portait la main sur la créature gigotante qui lui lacérait le visage de ses dents et de ses griffes. Une atroce douleur écarlate s’engouffra dans son cerveau telle une torche ardente lancée dans un puits profond quand le bafouilleux lui creva l’œil gauche. Alors, la rage prit le pas sur la souffrance. Il saisit Ote, l’arracha de sa figure et le tint au-dessus de sa tête, prêt à le tordre comme un chiffon.

— Non ! gémit Jake.

Oubliant complètement le bouton qui déverrouillait les portes, il empoigna la mitrailleuse suspendue au dossier du fauteuil.

Tilly hurla. Les autres s’égaillèrent. Jake leva le vieux fusil allemand sur l’Homme Tic-Tac. Ote, cul par-dessus tête dans ces mains énormes, puissantes, et près de casser en deux, se contorsionna de toutes ses forces et donna des coups de dents dans l’air. Il hurla de souffrance, en un cri terriblement humain.

— Lâche-le, salopard ! brailla Jake, qui pressa la détente.

Il eut suffisamment de présence d’esprit pour viser bas. Le rugissement du Schmeisser calibre.40 creva les tympans dans l’espace confiné, bien que la salve ne fût que de cinq ou six coups. L’un des tubes d’éclairage explosa dans une gerbe de feu orange. Un trou apparut deux centimètres et demi au-dessus du genou gauche du pantalon moulant de l’Homme Tic-Tac et une tache rouge foncé s’y étala aussitôt. La bouche du géant blond s’ouvrit en un O de surprise choquée, mimique qui exprimait plus clairement que des mots que, en dépit de toute son intelligence, Tic-Tac avait escompté couler une existence longue et heureuse, au cours de laquelle il aurait tué des gens, mais où personne ne l’aurait tué. Visé, à la rigueur, mais touché pour de bon ? Cette expression d’étonnement disait que pareille chose n’était pas supposée arriver.

Bienvenue dans le monde réel, enfoiré ! pensa Jake.

Tic-Tac déposa Ote sur le sol grillagé et étreignit sa jambe blessée. Vipère se rua sur Jake, passa un bras autour de sa gorge… et Ote fondit sur lui, poussant ses aboiements stridents et mordant sa cheville gauche à travers son pantalon de soie noire. Vipère hurla et s’éloigna en sautillant, secouant la jambe pour faire lâcher prise à un Ote qui s’accrochait comme un arapède. Jake, se retournant, vit l’Homme Tic-Tac ramper vers lui. Il avait récupéré son poignard et en tenait la lame entre ses dents.

— Au revoir, Ticky !

Jake pressa de nouveau la détente du Schmeisser. Rien. L’arme devait être vide ou enrayée, mais l’heure ne se prêtait guère aux hypothèses. Jake recula de deux pas, puis le vaste siège qui servait de trône à l’Homme Tic-Tac lui coupa toute retraite. Avant qu’il n’eût pu le contourner, et le mettre entre eux, Tic-Tac l’avait saisi par la cheville et portait son autre main sur le manche du poignard. Les vestiges de son œil gauche gisaient sur sa joue, petite boule de gelée à la menthe ; l’œil droit regardait Jake avec un éclat de haine démentielle.

Jake essaya de se libérer de l’étau et s’affala sur le trône de l’Homme Tic-Tac. Son regard tomba sur une poche cousue dans l’accoudoir de droite. La crosse de nacre lézardée d’un revolver dépassait de la bordure élastique.

— Ô mon couillon, comme tu vas souffrir ! chuchota extatiquement Tic-Tac. (Le O de surprise avait cédé la place à un large sourire tremblant.) Oh, comme tu vas souffrir ! Et que je vais être heureux de… Quoi ?

Le sourire s’estompa et le O surpris refit surface, tandis que Jake pointait sur Tic-Tac l’affreux revolver nickelé et en abaissait le chien. L’étau se resserra sur sa cheville et il crut que ses os allaient se briser.

Non ! dit Tic-Tac dans un murmure perçant.

— Si, dit Jake, inflexible.

Et il pressa la détente de l’arme fatiguée de l’Homme Tic-Tac. Il y eut un claquement assourdi, beaucoup moins spectaculaire que le rugissement du Schmeisser teuton. Un petit trou noir apparut à la tempe droite de Tic-Tac. Celui-ci continuait de fixer Jake, son œil unique empli d’incrédulité.

Jake voulut s’obliger à tirer encore, mais ne le put.

Soudain, un lambeau de peau se déroula du crâne de l’Homme Tic-Tac comme un vieux papier mural et tomba sur sa joue droite. Roland aurait su ce que cela signifiait ; Jake, lui, était désormais au-delà ou presque de toute pensée cohérente. Une sombre horreur panique tournoyait dans sa tête comme la spirale d’une tornade. Il se rencogna dans le grand fauteuil lorsque la main libéra sa cheville et que l’Homme Tic-Tac s’effondra face contre terre.

La porte. Il devait ouvrir la porte pour permettre au Pistolero d’entrer.

Se concentrant sur cette pensée à l’exclusion de toute autre, Jake lâcha le revolver à crosse de nacre qui cliqueta sur le grillage et s’extirpa du fauteuil. Il tendait de nouveau les doigts vers le bouton qu’il supposait être celui sur lequel avait appuyé Tic-Tac quand deux mains le saisirent à la gorge et l’entraînèrent loin du podium.

— J’ai dit que j’allais te tuer, mon sale petit pote, lui chuchota une voix à l’oreille, et papa Gasher tient toujours ses promesses.

Jake battit l’air de ses bras derrière lui, mais ne rencontra que du vide. Les doigts de Gasher s’enfoncèrent dans sa gorge, l’étranglant sans merci. Le monde vira au gris devant les yeux de Jake. Puis le gris se transforma rapidement en pourpre, et le pourpre en noir.

34

Une pompe se mit en marche, et le volant, au centre de la porte, tourna à toute vitesse. Que les dieux soient remerciés ! songea Roland. Il saisit le volant de la main droite avant qu’il ne fût complètement à l’arrêt et ouvrit d’un coup. La seconde porte était entrebâillée ; au-delà, on distinguait des bruits de lutte et l’aboiement d’Ote, à présent strident sous l’effet de la souffrance et de la fureur.

Roland poussa la porte du pied et vit Gasher en train d’étrangler Jake. Ote, qui avait abandonné Vipère, essayait de faire lâcher prise à Gasher, mais la botte de celui-ci remplissait une double fonction : protéger son propriétaire des dents du bafouilleux, et ce dernier de la virulente infection qui courait dans le sang du pirate. Brandon enfonçait de nouveau son poignard dans le flanc d’Ote pour l’empêcher de harceler la cheville de Gasher, mais l’animal n’en avait cure. Jake pendait des mains crasseuses de son ravisseur tel un pantin dont on a coupé les fils. Son visage était blanc bleuâtre, ses lèvres tuméfiées avaient une délicate nuance lavande.

Gasher leva les yeux.

— Toi ! lança-t-il d’un ton hargneux.

— Moi, acquiesça Roland.

Il fit feu, et la partie gauche de la tête de Gasher se désintégra. Le pirate partit en arrière, son écharpe jaune maculée de sang se dénouant, et alla atterrir sur l’Homme Tic-Tac. Ses pieds frappèrent spasmodiquement le grillage de fer un moment, puis s’immobilisèrent.

Le Pistolero tira deux fois sur Brandon, actionnant le chien de son revolver du plat de la main droite. Brandon, penché sur Ote pour lui donner un nouveau coup, virevolta comme une toupie, heurta le mur et s’affaissa lentement, s’agrippant à l’un des tubes. Une lumière verte et diffuse jaillit d’entre ses doigts desserrés.

Ote boitilla vers Jake et entreprit de lécher son visage blême, sans vie.

Vipère et Hoots en avaient assez vu. Ils coururent au coude à coude vers la petite porte que Tilly avait empruntée pour aller chercher la louche d’eau. L’heure n’était pas à la chevalerie ; Roland leur tira dans le dos. Il devait faire vite, à présent, très vite, en vérité, et il n’allait sûrement pas risquer d’être attaqué par ces deux-là au cas où ils reprendraient du cœur au ventre.

Un bouquet de lumière orange vif s’alluma en haut de l’enceinte en forme de capsule, et une alarme se déclencha : un fracas épouvantable à défoncer les murs. Peu après, les lumières se mirent à puiser, synchrones avec la sirène.

35

Eddie revenait vers Susannah quand l’alarme se mit à hurler. Il cria sous l’effet de la surprise et leva le Ruger, le pointant sur rien.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Susannah secoua la tête ; elle n’en avait pas la moindre idée. La sirène faisait froid dans le dos, mais ce n’était là qu’une partie du problème : elle était également suffisamment forte pour être physiquement douloureuse. Ces déchirements sonores amplifiés rappelaient à Eddie le klaxon d’un semi-remorque élevé à la puissance dix.

Ce fut alors que les lampes à arc au sodium orange se mirent à puiser. Quand il atteignit le fauteuil de Susannah, Eddie vit que les touches COMMANDE et ENTREZ battaient elles aussi en pulsations rouge vif. On aurait dit des yeux qui clignaient.

— Blaine, que se passe-t-il ? hurla-t-il. (Il regarda autour de lui, mais n’aperçut que des ombres dansant frénétiquement.) C’est toi qui fais tout ce boucan ?

L’unique réponse de Blaine fut un rire… un épouvantable rire mécanique qui évoqua à Eddie le clown-horloge qui se tenait à l’entrée de la Maison des Horreurs à Coney Island quand il était mioche.

— Blaine, arrête ça ! brailla Susannah. Comment pouvons-nous nous concentrer pour répondre à ta devinette avec cette alarme de raid aérien dans les oreilles ?

Le rire cessa aussi soudainement qu’il avait commencé, mais Blaine ne répondit mot. Ou peut-être que si ; d’au-delà des grilles qui les séparaient du quai, d’énormes moteurs actionnés par des turbines sans frottement à transmission lente naquirent à la vie sur l’ordre des ordinateurs dipolaires qu’avait tant convoités l’Homme Tic-Tac. Pour la première fois en dix ans, Blaine le Mono s’était réveillé et accélérait vers sa vitesse de croisière.

36

L’alarme, prévue en effet pour avertir les habitants de Lud (depuis longtemps morts et enterrés) d’une attaque aérienne imminente (et qu’on n’avait même pas vérifiée en près de mille ans), enveloppa la cité d’une couverture sonore. Toutes les lumières encore en état de fonctionnement s’allumèrent et se mirent à puiser en rythme. Des Ados, dans les rues, et des Gris, au-dessous, furent également persuadés que la fin qu’ils redoutaient depuis toujours leur tombait bel et bien dessus. Les Gris supposèrent que quelque panne mécanique cataclysmique était en train de se produire. Les Ados, qui avaient toujours pensé que les fantômes tapis dans les machines sous la cité ressusciteraient un beau jour pour se venger enfin de ceux qui vivaient encore, étaient sans doute plus près de la vérité.

Une entité intelligente était assurément restée dans les vieux ordinateurs sous la cité, un unique organisme vivant qui avait depuis belle lurette cessé de fonctionner raisonnablement dans des conditions qui, à l’intérieur de ses implacables circuits dipolaires, ne pouvaient qu’être la réalité absolue. Il avait conservé, dans ses banques de mémoire, une logique s’aliénant de plus en plus durant huit cents ans et aurait pu l’y conserver huit cents ans de plus si Roland et ses amis n’étaient pas arrivés ; ce mens non sine corpus avait végété et sa folie s’était aggravée au fil des années ; même dans ses périodes croissantes de sommeil, il rêvait, en quelque sorte, et ces rêves devenaient de plus en plus anormaux à mesure que le monde changeait. À présent, bien que l’inconcevable machinerie qui maintenait les Rayons se fût affaiblie, cette intelligence démente et inhumaine s’était réveillée dans ces catacombes et, quoiqu’elle fût aussi immatérielle qu’un fantôme, elle s’était remise à fonctionner de manière balbutiante à travers les corridors de la mort.

Et, dans le Berceau de Lud, Blaine le Mono se préparait à sortir de Dodge.

37

Roland s’agenouilla auprès de Jake et entendit des pas derrière lui. Il se retourna, revolver pointé. Tilly, son visage crayeux transformé en un masque figurant l’embarras et la crainte superstitieuse, leva les bras et hurla :

— Ne me tuez pas, sai ! S’il vous plaît ! Ne me tuez pas !

— Alors, sauvez-vous ! dit Roland d’un ton cassant, et comme Tilly amorçait un mouvement de fuite, il lui frappa le mollet du canon de son arme. Pas par là… par la porte que j’ai prise pour entrer. Et si vous devez jamais me revoir, je serai la dernière chose que vous verrez avant de mourir. À présent, filez !

Elle disparut au sein des ombres bondissantes.

Roland posa la tête sur la poitrine de Jake, plaquant sa paume contre son autre oreille pour assourdir le bruit de la sirène. Il entendit les battements de cœur du garçon, lents mais forts. Il glissa ses bras autour du corps allongé ; les yeux de Jake papillotèrent.

— Tu ne m’as pas laissé tomber, cette fois, dit-il dans un murmure rauque.

— Non. Non, pas cette fois, et plus jamais. Ne parle pas.

— Où est Ote ?

— Ote ! aboya le bafouilleux. Ote !

Brandon avait poignardé l’animal à plusieurs reprises, mais aucune des blessures ne semblait mortelle ni même grave. Il était manifeste qu’il souffrait, mais tout aussi manifeste qu’il était transporté de joie. Il considérait Jake, les yeux étincelants, sa langue rose pendante.

— Ake, Ake, Ake !

Jake éclata en sanglots et tendit la main vers lui ; Ote se nicha dans le cercle de ses bras et se laissa étreindre un moment.

Roland se releva et jeta un coup d’œil alentour. Son regard se fixa sur la porte à l’autre bout de la pièce. Les deux hommes qu’il avait abattus d’une balle dans le dos s’étaient rués dessus, et la femme, elle aussi, avait voulu prendre cette direction-là. Le Pistolero, Jake dans ses bras et Ote sur ses talons, se dirigea vers la porte, écartant au passage d’un coup de pied un des Gris morts, et la franchit en se baissant. La pièce était une cuisine, l’allure d’une auge à cochons en dépit des appareils incorporés et des murs d’acier inoxydable ; apparemment, les Gris n’étaient guère intéressés par les tâches domestiques.

— À boire… chuchota Jake. S’il te plaît… si soif.

Roland vécut alors un singulier dédoublement, comme si la spirale du temps s’était réenroulée à rebours. Il se rappela être sorti du désert en titubant, rendu fou par la chaleur et le vide. Il se rappela avoir perdu connaissance dans l’étable du relais, à demi mort de soif, et reprenant conscience au goût de l’eau fraîche qui coulait dans sa gorge. L’enfant lui avait ôté sa chemise, l’avait mouillée sous le flot de la pompe et lui avait donné à boire. À présent, c’était son tour de faire pour Jake ce que Jake avait jadis fait pour lui.

Roland jeta un coup d’œil autour de lui et aperçut un évier. Il se dirigea droit dessus et tourna le robinet. De l’eau en jaillit, claire, fraîche. Au-dessus d’eux, autour d’eux, sous eux, l’alarme rugissait à plein régime.

— Tu peux tenir sur tes jambes ?

Jake hocha la tête.

— Je crois, oui.

Roland posa le garçon sur ses pieds, prêt à le rattraper s’il chancelait ; Jake s’agrippa à l’évier, puis mit la tête sous l’eau. Roland souleva Ote et examina ses blessures. Elles se coagulaient déjà. Tu t’en es tiré à très bon compte, mon ami à fourrure, pensa-t-il ; il avança la main sous le robinet et recueillit de l’eau dans sa paume pour l’animal. Ote la lapa avec avidité.

Jake releva la tête, ses cheveux plaqués contre son visage. Il était encore très pâle, et les marques qu’avaient laissées les coups étaient visibles, mais il avait meilleure mine qu’au moment où Roland s’était penché sur lui. L’espace d’une terrible minute, le Pistolero l’avait bel et bien cru mort.

Roland se surprit à souhaiter remonter le temps et tuer Gasher une seconde fois, ce qui le conduisit à une autre pensée.

— Et celui que Gasher appelait l’Homme Tic-Tac ? Tu l’as vu, Jake ?

— Oui. Ote l’a attaqué par surprise. Il lui a lacéré le visage. Puis je l’ai tué.

— Il est mort ?

Jake serra fort ses lèvres qui s’étaient mises à trembler.

— Oui. Je l’ai touché à la… (Il se tapota le front au-dessus du sourcil droit.) J’ai eu de… de la… de la veine.

Roland le jaugea du regard, puis secoua lentement la tête.

— J’en doute, tu sais. Mais n’y pense plus. Viens.

— Où allons-nous ?

La voix de Jake n’était toujours guère plus qu’un murmure voilé et le garçon ne cessait de regarder, par-dessus l’épaule de Roland, dans la direction de la pièce où il avait failli mourir.

Roland, de l’index, indiqua un endroit au-delà de la cuisine. Après une autre écoutille, le couloir se prolongeait.

— Par là, pour commencer.

— PISTOLERO, tonna une voix surgie de nulle part.

Roland pivota, Ote niché au creux d’un bras, l’autre passé autour des épaules de Jake, mais il ne vit personne.

— Qui me parle ? cria-t-il.

— NOMME-TOI, PISTOLERO.

— Roland de Gilead, fils de Steven. Qui me parle ?

— GILEAD N’EXISTE PLUS, ergota la voix, ignorant la question.

Roland leva les yeux et aperçut des motifs concentriques dans le plafond. C’est de là que venait la voix.

— AUCUN PISTOLERO N’A FOULÉ LE MONDE DE L’INTÉRIEUR ou L’ENTRE-DEUX-MONDES DEPUIS PRÈS DE TROIS SIÈCLES.

— Mes amis et moi sommes les derniers.

Jake prit Ote des bras de Roland. Le bafouilleux se mit aussitôt à lécher la face tuméfiée du garçon, ses yeux cerclés d’or emplis d’adoration et de bonheur.

— C’est Blaine, chuchota Jake à Roland. N’est-ce pas ?

Roland opina. Bien sûr… mais il devinait que Blaine était beaucoup plus qu’un train monorail.

— GARÇON ! ES-TU JAKE DE NEW YORK ?

Jake se serra davantage contre Roland et leva les yeux sur les haut-parleurs.

— Oui, dit-il. C’est moi. Jake de New York. Euh… fils d’Elmer.

— AS-TU TOUJOURS LE LIVRE DE DEVINETTES ? CELUI DONT ON M’A PARLÉ ?

Jake passa la main par-dessus l’épaule, et une expression de désarroi se peignit sur ses traits quand ses doigts ne touchèrent rien d’autre que son dos et que les souvenirs lui revinrent. Lorsqu’il reporta son regard sur Roland, celui-ci était en train de lui tendre son sac à dos, et bien que le visage étroit, finement ciselé du Pistolero fût aussi inexpressif qu’à l’accoutumée, Jake devina une ombre de sourire au coin de ses lèvres.

— Tu vas devoir raccourcir les sangles, dit Roland tandis que Jake saisissait le sac. Je les ai rallongées.

— Mais Tradéridéra, Devine-moi !?

Roland hocha la tête.

— Les deux livres y sont toujours.

— QU’EST-CE QUE TU AS PRIS AVEC TOI, PETIT PÈLERIN ? demanda la voix avec un paresseux accent traînant.

— Seigneur ! fit Jake.

Il nous voit et nous entend, pensa Roland. Un instant plus tard, il repéra un petit œil de verre dans un coin, loin au-delà de l’acuité visuelle normale d’un homme. Un frisson lui parcourut l’échine et il conclut, tant de l’air troublé de Jake que de la façon dont il avait resserré ses bras autour d’Ote, qu’il n’était pas le seul à se sentir mal à l’aise. Cette voix appartenait à une machine, une machine extraordinairement intelligente, une machine facétieuse, mais elle avait quelque chose qui ne tournait vraiment pas rond.

— Le livre, répondit Jake. Le livre de devinettes.

— BIEN. (On discernait une note de satisfaction quasiment humaine dans la voix.) EXCELLENT, VRAIMENT.

Un type crade et barbu apparut soudain dans le corridor à l’autre bout de la cuisine. Une écharpe jaune maculée de sang, zébrée de crasse, claquait autour du biceps du nouveau venu.

— Les murs brûlent ! hurla-t-il. (Dans sa panique, il ne semblait pas remarquer que Roland et Jake n’appartenaient pas à son minable ka-tet souterrain.) De la fumée aux niveaux inférieurs ! Des gens qui se suicident ! Quelque chose a foiré ! Putain, tout a foiré ! Nous…

La porte du four s’ouvrit soudain comme une mâchoire sortie de son logement. Un épais rayon de feu blanc-bleu en jaillit et engloutit la tête du type, qui fut propulsé en arrière, ses vêtements en flammes et la peau du visage mijotant à gros bouillons.

Jake, abasourdi et horrifié, fixa Roland. Celui-ci passa le bras autour de ses épaules.

— IL M’A INTERROMPU, dit la voix. C’ÉTAIT GROSSIER, NON ?

— Oui, rétorqua Roland avec calme. Extrêmement grossier.

— SUSANNAH DE NEW YORK DIT QUE TU CONNAIS PAR CŒUR UN GRAND NOMBRE DE DEVINETTES, ROLAND DE GILEAD. EST-CE VRAI ?

— Oui.

Il y eut une explosion dans une des pièces s’ouvrant sur cette partie du corridor ; le sol trembla sous leurs pieds et des voix hurlèrent en un chœur saccadé. Les lumières palpitantes et le martèlement incessant de l’alarme s’estompèrent momentanément, puis reprirent de plus belle. Un mince écheveau de fumée âcre s’échappa des ventilateurs. Ote en aspira une bouffée et éternua.

— POSE-MOI UNE DE TES DEVINETTES, PISTOLERO, invita la voix, sereine comme s’ils se trouvaient sur une tranquille place de village et non sous une cité qui semblait à deux doigts de se désintégrer.

Roland réfléchit quelques instants, et ce fut la devinette favorite de Cuthbert qui lui vint à l’esprit.

— D’accord, Blaine. Qu’est-ce qui est meilleur que les dieux et pire que l’homme au pied fourchu ? Les morts s’en repaissent éternellement ; les vivants qui en mangent meurent à petit feu.

Il y eut un long silence. Jake enfouit son visage dans la fourrure d’Ote pour tenter de débarrasser ses narines de la puanteur du Gris carbonisé.

— Sois prudent, pistolero. (La voix était aussi ténue qu’un souffle de brise par un jour de canicule. La voix de la machine avait retenti de tous les haut-parleurs à la fois, mais celle-là ne provenait que de celui qui était juste au-dessus d’eux.) Sois prudent, Jake de New York. Souviens-toi que ce sont les Drawers. Chi va piano va sano.

Jake, les yeux arrondis comme des soucoupes, regarda le Pistolero. Roland lui adressa un imperceptible signe de tête et leva l’index, comme s’il se grattait l’arête du nez, mais ce doigt barrait également ses lèvres, et Jake comprit que Roland lui signifiait de tenir sa langue.

— UNE DEVINETTE INTELLIGENTE, dit enfin Blaine, une note d’admiration sincère dans sa voix, semblait-il. LA RÉPONSE EST « RIEN », N’EST-CE PAS ?

— C’est exact, dit Roland. Toi aussi, tu es rudement intelligent, Blaine.

Quand la voix retentit de nouveau, Roland y perçut ce qu’Eddie y avait déjà décelé : une cupidité formidable et incontrôlée.

— POSE-M’EN UNE AUTRE…

Roland inspira à fond.

— Pas maintenant.

— J’ESPÈRE QUE CE N’EST PAS UN REFUS, ROLAND, FILS DE STEVEN, CAR CELA AUSSI EST GROSSIER. EXTRÊMEMENT GROSSIER.

— Conduis-nous jusqu’à nos amis et aide-nous à sortir de Lud. On aura alors tout le temps de jouer aux devinettes.

— JE POURRAIS VOUS TUER INCONTINENT, dit la voix, aussi froide désormais que le pire jour d’hiver.

— Oh, je n’en doute pas instant. Mais les devinettes périraient avec nous.

— JE POURRAIS PRENDRE LE LIVRE DU GARÇON.

— Voler est plus grossier qu’un refus ou une interruption.

Roland parlait avec désinvolture, mais les doigts restants de sa main droite étreignaient rudement l’épaule de Jake.

— En outre, dit ce dernier, levant les yeux sur le haut-parleur dans le plafond, les réponses ne figurent pas dans le livre. Les pages en ont été arrachées. (Sous le coup d’une inspiration subite, il se tapota la tempe.) Mais elles sont là.

— VEUILLEZ VOUS RAPPELER, MES AMIS, QUE PERSONNE N’AIME LES JE-SAIS-TOUT.

Il y eut une nouvelle explosion, plus forte et plus proche. L’une des grilles de ventilation vola hors de son cadre et fila comme un projectile à travers la cuisine. Peu après, deux hommes et une femme émergèrent de la porte qui menait au reste de la tanière des Gris. Le Pistolero les mit en joue, puis baissa son revolver tandis qu’ils chancelaient dans la cuisine et pénétraient dans le silo qui lui faisait suite sans même un regard à Roland et à Jake. On dirait des animaux fuyant devant un incendie de forêt, songea Roland.

Un panneau d’acier inoxydable glissa dans le plafond, révélant un carré de ténèbres. Un objet argenté y brilla et, quelques instants plus tard, une sphère d’acier d’une trentaine de centimètres de diamètre descendit du trou et resta suspendue dans l’espace.

— SUIVEZ, dit Blaine, autoritaire.

— Va-t-elle nous mener à Eddie et à Susannah ? demanda Jake, empli d’espoir.

Blaine ne répondit que par le silence… Mais quand la sphère se mit à flotter le long du couloir, Roland et Jake lui emboîtèrent le pas.

38

Jake ne garda pas grand souvenir des moments qui suivirent, et ce fut sans doute une bénédiction. Il avait quitté son monde un peu plus d’un an avant que neuf cents personnes ne se suicident collectivement dans un petit pays d’Amérique du Sud appelé Guyana, mais il connaissait les pulsions de mort périodiques des lemmings, et ce qui se passait dans la cité souterraine en désintégration des Gris y ressemblait beaucoup.

Il y eut des explosions, certaines à leur niveau, mais beaucoup plus loin ; une fumée âcre sortait de temps à autre des grilles de ventilation ; toutefois, la plupart des purificateurs d’atmosphère étaient encore en état de marche et ils en absorbèrent le plus gros avant qu’elle n’eût eu le temps de s’assembler en nuages suffocants. Ils ne virent pas d’incendie. Pourtant, les Gris se comportaient comme si l’apocalypse était arrivée. Si la majorité d’entre eux se contentaient de fuir, arborant sur leurs traits le masque hébété de la panique, certains s’étaient suicidés dans les halls et les pièces communicantes à travers lesquels la sphère d’acier guidait Roland et Jake. D’aucuns s’étaient donné la mort avec une arme à feu ; d’autres, plus nombreux, s’étaient tailladé la gorge ou les poignets ; une minorité avait avalé du poison. Sur tous les visages privés de vie se lisait la même expression de terreur dévastatrice. Jake ne comprenait que vaguement ce qui les avait poussés à de tels actes. Roland avait une meilleure idée de ce qui leur était arrivé — de ce qui était arrivé à leurs esprits — quand la cité depuis si longtemps morte était d’abord revenue à la vie autour d’eux, pour amorcer une nouvelle désintégration. Et Roland comprenait que c’était Blaine qui les y incitait, que c’était lui, le deus ex machina.

Ils évitèrent un homme pendu à une conduite de chauffage et dévalèrent bruyamment une volée de marches d’acier à la suite de la sphère flottante.

— Jake ! cria Roland. Ce n’est pas toi qui m’as fait entrer, n’est-ce pas ?

Jake secoua la tête.

— Je ne crois pas. C’était Blaine.

Ils atteignirent le pied de l’escalier et se hâtèrent le long d’un étroit couloir qui menait à une porte sur laquelle les mots : DÉFENSE ABSOLUE D’ENTRER étaient écrits dans les lettres élancées du Haut Parler.

Est-ce Blaine ? demanda Jake.

— Oui… c’est un nom aussi valable qu’un autre.

— Et qu’en est-il de cette autre v…

— Chut ! fit Roland d’un air mécontent.

La boule d’acier s’arrêta devant l’écoutille. Le volant tourna et la porte s’entrebâilla d’un coup. Roland l’ouvrit en grand, et ils pénétrèrent dans une vaste salle souterraine qui s’étendait dans trois directions aussi loin que portait leur regard. Elle était pleine de rangées apparemment sans limites de pupitres de commande et de matériel électronique. La plupart des consoles étaient éteintes et mortes, mais tandis que Roland et Jake se tenaient dans l’embrasure de la porte, regardant alentour avec des yeux écarquillés, ils virent s’allumer des veilleuses et entendirent des machines se mettre en branle.

— L’Homme Tic-Tac disait qu’il y avait des milliers d’ordinateurs, dit Jake. Il avait raison. Mon Dieu, regarde !

Roland, qui n’avait pas compris le terme utilisé par Jake, ne pipa mot, se contentant d’observer les rangées de pupitres qui s’allumaient les unes après les autres. Une gerbe d’étincelles et une fugace langue de feu émeraude s’élevèrent de l’une des consoles quand une pièce vétuste fonctionna de travers.

Dans l’ensemble, les machines marchaient, et bien. Des aiguilles, immobiles depuis des siècles, bondissaient soudain dans le vert. D’énormes cylindres d’aluminium tournaient, déversant des données stockées sur des microplaquettes de silicone dans des banques de mémoire de nouveau en éveil et prêtes à l’emploi. Des visuels digitaux indiquant tout — de la pression moyenne des eaux de la Baronnie du Fleuve Occidental à la puissance en ampères disponible à la centrale nucléaire en sommeil du bassin de la Send — s’allumaient de pointillés rouges et verts. Des rangées de globes suspendus au plafond se mirent à irradier. Et de dessous, de dessus et d’autour d’eux — de partout — parvint le vrombissement bas de générateurs et de moteurs à transmission lente se réveillant de leur sommeil de Belle au bois dormant.

Jake donnait des signes croissants d’épuisement. Roland le reprit dans ses bras et poursuivit la sphère d’acier entre des machines dont il ne devinait même pas la fonction ni le but. Ote courait sur ses talons. La sphère vira à gauche, et ils se retrouvèrent dans une allée filant parmi des rangées de milliers de moniteurs empilés comme un jeu de construction.

Mon père adorerait, pensa Jake.

Certaines parties de cette immense galerie vidéo étaient encore obscures, mais nombre d’écrans étaient allumés. Ils montraient une cité qui avait sombré dans le chaos, tant en surface que sous terre. Des groupes d’Ados se répandaient dans les rues, hagards, les yeux écarquillés, la bouche s’ouvrant et se fermant silencieusement. Beaucoup sautaient des hauts immeubles. Jake, horrifié, observa que des centaines d’individus s’étaient rassemblés sur le Send Bridge et se jetaient dans le fleuve. D’autres écrans laissaient voir de vastes pièces pleines de lits de toile, pareilles à des dortoirs. Certaines étaient en flammes ; les Gris, en proie à la panique, allumaient eux-mêmes les brasiers — mettant le feu à leurs propres matelas et couvertures pour Dieu seul savait quelle raison.

Un écran montrait un géant au torse de la taille d’une barrique qui balançait des hommes et des femmes dans une espèce de pressoir éclaboussé de sang. La vision, à elle seule, était insoutenable, mais il y avait pire : les victimes, ayant formé un rang docile, attendaient docilement leur tour. Le bourreau, son écharpe jaune enserrant étroitement son crâne, les bouts noués battant sous ses oreilles comme des nattes, saisit une vieille femme et la tint dans les airs, attendant patiemment que le bloc d’acier dégage le broyeur pour l’y précipiter. La vieille femme ne se débattait pas ; en fait, elle souriait, semblait-il.

— « DANS LES PIÈCES LES GENS VIENNENT ET VONT, dit Blaine, MAIS JE NE CROIS PAS QU’UN SEUL PARLE DE MICHEL-ANGE[12]. »

Blaine éclata de rire — un rire étrange, sot, semblable à un trottinement de rats sur du verre brisé. Jake sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque. Il refusait tout commerce avec une intelligence qui riait de la sorte… Mais avaient-ils le choix ?

Désemparé, il regarda de nouveau les moniteurs… Roland, aussi sec, lui tourna la tête, avec gentillesse mais fermeté.

— Il n’y a rien là que tu aies besoin de voir, Jake.

— Mais pourquoi font-ils ça ? (Jake, bien qu’il eût l’estomac vide, avait envie de vomir.) Pourquoi ?

— Parce qu’ils sont effrayés et que Blaine entretient leur peur. Mais, surtout, je crois, parce qu’ils ont trop longtemps vécu dans le cimetière de leurs ancêtres et qu’ils en ont assez. Et avant que tu ne les prennes en pitié, souviens-toi comme ils auraient été heureux de t’emmener avec eux dans la clairière où s’achève le chemin.

La sphère d’acier prit en flèche un nouveau virage, s’éloignant des écrans de télévision et du matériel de contrôle électronique. Devant, incrusté dans le sol, un large ruban fait de matière synthétique luisait comme du goudron frais entre deux étroites bandes d’acier chromé qui s’amenuisaient vers un point qui n’était pas l’extrémité de la pièce mais son horizon.

La sphère rebondit impatiemment au-dessus du ruban noir, et, soudain, le tapis roulant — car voilà ce que c’était — se mit silencieusement en branle, avançant pesamment à petite vitesse entre ses revêtements d’acier. La sphère décrivit de légères arabesques dans l’air, les pressant de l’emprunter.

Roland courut à côté de la bande en mouvement jusqu’à acquérir à peu près la même vitesse, puis bondit. Il posa Jake à terre et tous trois — le Pistolero, le garçon et le bafouilleux aux yeux d’or — furent rapidement emportés à travers cette plaine souterraine ombreuse où les vieilles machines renaissaient à la vie. Le tapis roulant les amena dans une zone pleine de ce qui ressemblait à des classeurs — des rangées de classeurs à l’infini. Ils étaient sombres… mais pas morts. Un bourdonnement bas et ensommeillé provenait des entrailles de chacun, et Jake aperçut des lueurs jaune vif entre les panneaux d’acier.

Il se surprit soudain à songer à l’Homme Tic-Tac.

Il y a peut-être cent mille de ces satanés ordinateurs dipolaires sous cette foutue ville ! Je veux ces ordinateurs !

Eh bien, songea Jake, voilà qu’ils se réveillent. Tu as donc ce que tu désirais, Ticky… Mais si tu étais là, je ne suis pas sûr que tu les voudrais toujours.

Puis il se rappela l’arrière-grand-père de Tic-Tac qui avait été assez courageux pour monter dans un avion d’un autre monde et pour l’emporter dans le ciel. Avec pareil sang coulant dans ses veines, Tic-Tac, loin d’être effrayé au point de se suicider, eût été ravi de la tournure des événements… et plus grande eût été la multitude de ceux qui se suicidaient sous l’emprise de la terreur, plus il eût été heureux.

Trop tard, Ticky, pensa-t-il. Dieu merci !

Roland parla d’une voix douce, remplie d’émerveillement.

— Toutes ces boîtes… je pense que nous cheminons dans l’esprit de la chose qui s’est elle-même baptisée Blaine, Jake. Je pense que nous cheminons dans son esprit.

Jake hocha le menton et songea à sa composition de fin d’année. « Blaine le Cerveau est une foutue peine. »

— Oui. (Jake dévisagea Roland.) Est-ce qu’on va sortir à l’endroit que je crois ?

— Oui. Si nous suivons toujours le Sentier du Rayon, nous émergerons dans le Berceau.

Jake acquiesça.

— Roland ?

— Quoi ?

— Merci d’être venu me chercher.

Roland opina et passa le bras autour des épaules de Jake.

Loin devant eux, d’énormes moteurs rugirent. Peu après, un grincement sourd se fit entendre et une nouvelle lumière — une lueur criarde d’arcs au sodium orange — se déversa sur eux. Jake voyait à présent l’endroit où finissait le tapis roulant. Au-delà, un escalator, raide et étroit, menait à cette clarté orange.

39

Eddie et Susannah entendirent de lourds moteurs se mettre en branle presque sous eux. Quelques instants plus tard, une large bande du sol de marbre commença à glisser lentement, révélant une longue fente éclairée. Le dallage disparaissait dans leur direction. Eddie saisit les poignées du fauteuil et le recula en hâte le long de la barrière d’acier qui séparait le quai du monorail du reste du Berceau. Plusieurs piliers jalonnaient la trajectoire du rectangle croissant de lumière ; Eddie attendit qu’ils soient précipités dans la brèche à mesure que disparaissait le sol qui leur servait de base. Mais rien de tel ne se produisit. Les piliers restèrent sereinement debout, semblant flotter sur rien.

— Je vois un escalator ! cria Susannah par-dessus l’alarme qui puisait sans fin.

Elle s’était penchée, scrutant l’intérieur du trou.

— Mais oui ! cria Eddie en retour. Vous trouverez au sous-sol les rayons mercerie, parfums, lingerie…

— Quoi ?

— Rien.

— Eddie ! hurla Susannah. (Une expression de surprise illumina ses traits comme un feu d’artifice du 4 Juillet. Elle se pencha encore, l’index pointé, et Eddie dut l’agripper pour l’empêcher de choir de son fauteuil.) C’est Roland ! Ils sont là tous les deux !

Il y eut une secousse sourde quand la fente dans le sol s’ouvrit au maximum et s’arrêta. Les moteurs qui l’avaient actionnée le long de ses rails dissimulés se turent en un interminable gémissement d’agonie. Eddie courut au bord du trou et vit Roland sur une des marches de l’escalator. Jake — blême, contusionné, sanguinolent, mais, à l’évidence, Jake, et, à l’évidence, vivant — se tenait à côté de lui, s’appuyant à son épaule. Et, sur la marche suivante, Ote levait ses grands yeux brillants.

— Roland ! Jake ! brailla Eddie.

Il sauta en l’air, agitant les mains au-dessus de la tête, s’approcha en dansant du bord de la fente. S’il avait porté un chapeau, il l’aurait lancé en l’air.

Roland et Jake levèrent les yeux et firent des signes. Jake souriait, remarqua Eddie, et même le vieux grand et moche donnait l’impression d’être à deux doigts de craquer et de se fendre d’un sourire. L’ère des miracles, songea Eddie, n’était pas révolue. Soudain, son cœur lui parut trop gros pour sa poitrine et il accéléra sa danse, agitant les bras et poussant des clameurs enthousiastes, craignant, s’il s’arrêtait, d’exploser sous cet excès de joie et de soulagement. Jusqu’alors, il ne s’était pas rendu compte à quel point il était sûr, au fond de son cœur, qu’ils ne reverraient jamais Roland et Jake.

— Hé, les gars ! OK ! Super ! Ramenez vos culs !

— Eddie, aide-moi.

Il se retourna. Susannah essayait de s’extirper de son fauteuil, mais un pli de son pantalon de daim s’était pris dans les freins. Elle riait et pleurait en même temps, ses yeux bruns étincelant de bonheur. Eddie la souleva avec une telle vigueur que le fauteuil se renversa sur le flanc. Il entraîna la jeune femme dans une valse frénétique. Elle s’agrippa d’une main à son cou et agita l’autre énergiquement.

— Roland ! Jake ! Venez ! Magnez-vous le train, vous m’entendez ?

Quand ils atteignirent le bord, Eddie étreignit Roland, lui assenant de grandes claques dans le dos, tandis que Susannah couvrait le visage renversé, riant, de Jake de baisers. Ote cavalait tout autour d’eux, décrivant des huit serrés et poussant des aboiements stridents.

— Mon trésor ! dit Susannah. Tu vas bien ?

— Oui. (Jake souriait toujours, mais des larmes perlaient dans ses yeux.) Et je suis heureux d’être là. Tu ne peux pas savoir à quel point…

— Oh si, mon petit trésor ! N’en doute pas une seconde.

Elle se tourna vers Roland.

— Que lui ont-ils fait ? On dirait qu’un bulldozer lui est passé sur la figure.

— C’est Gasher, surtout. Ce type n’embêtera plus jamais Jake. Ou qui que ce soit.

— Et toi, mon grand ? Tu vas bien ?

Roland hocha la tête, regardant autour de lui.

— Alors, le voici, ce Berceau.

— Oui, dit Eddie, qui scrutait l’intérieur de la fente. Qu’est-ce qu’il y a, là-dessous ?

— Des machines et de la folie pure.

— Toujours aussi loquace, je vois. (Eddie sourit et dévisagea Roland.) Tu sais combien je suis heureux de te voir, mec ? T’en as une idée ?

— Je crois, oui.

Roland sourit, pensant à la versatilité humaine. À une époque pas si lointaine, Eddie avait été à deux doigts de lui trancher la gorge avec son propre poignard.

Au-dessous, les machines se remirent en marche. L’escalator s’immobilisa. La fente dans le sol commença à se refermer. Jake se dirigea vers le fauteuil renversé de Susannah et, alors qu’il le redressait, il aperçut la masse lisse et rose au-delà des barres de fer. Il cessa de respirer, et le rêve qu’il avait fait après avoir quitté River Crossing lui revint avec force : l’énorme balle de revolver rose fendant les Terres Perdues du Missouri occidental pour se diriger sur Ote et lui. Deux grandes vitres triangulaires brillant haut dans la face inexpressive de ce monstre survenant, des vitres pareilles à des yeux… Et, à présent, son rêve prenait corps, ainsi qu’il l’avait pressenti.

Ce n’est qu’un horrible tchou-tchou, et son nom est Blaine la Peine.

Eddie vint le rejoindre et lui entoura les épaules de son bras.

— Eh bien, c’est lui, champion… tel qu’annoncé. Qu’est-ce que t’en penses ?

— Pas grand-chose, en vérité.

C’était une litote, et colossale, mais Jake était trop épuisé pour faire mieux.

— Pareil pour moi. Il parle. Et il aime les devinettes.

Jake hocha la tête.

Roland avait perché Susannah sur sa hanche, et tous deux examinaient le boîtier de contrôle avec son losange de nombres. Jake et Eddie vinrent les retrouver. Eddie remarqua qu’il ne cessait de regarder le gamin, afin de s’assurer que ce n’était pas seulement le fruit de son imagination ou l’envie de prendre ses désirs pour des réalités : Jake était bel et bien là.

— Et maintenant ? demanda-t-il à Roland.

Le Pistolero effleura du doigt les touches chiffrées qui formaient le losange et secoua la tête. Il ne savait pas.

— Parce que je crois que les moteurs du Mono accélèrent, ajouta Eddie. Je veux dire, c’est dur d’en être sûr avec cette alarme qui vous martèle les tympans, mais je pense que oui… Et c’est un robot, en fin de compte. Qu’est-ce qui se passera si, par exemple, il fiche le camp sans nous ?

— Blaine ! cria Susannah. Blaine, est-ce que tu…

— ÉCOUTEZ-MOI BIEN, MES AMIS, rugit la voix de Blaine. IL Y A DE GRANDS STOCKS DE BOÎTES CONTENANT DU MATÉRIEL DE GUERRE CHIMIQUE ET BIOLOGIQUE SOUS LA CITÉ. J’AI DÉCLENCHÉ UNE SÉQUENCE QUI VA PROVOQUER UNE EXPLOSION ET LIBÉRER CE GAZ. CETTE EXPLOSION VA SE PRODUIRE DANS DOUZE MINUTES.

La voix resta un moment silencieuse, puis celle de Petit Blaine, quasiment noyée sous le vacarme de la sirène, leur parvint.

— Je craignais un truc dans ce genre… Vous devez vous hâter…

Eddie ignora Petit Blaine, qui ne lui apprenait rien qu’il ne savait déjà. Bien sûr qu’ils devaient faire fissa, mais, pour l’heure, le fait passait au second plan. Une chose plus importante lui occupait l’esprit.

— Pourquoi ? demanda-t-il. Pourquoi, au nom de Dieu, ferais-tu cela ?

— JE DIRAIS QUE C’EST ÉVIDENT. JE NE PUIS ATOMISER LA CITÉ SANS ME DÉTRUIRE MOI-MÊME PAR LA MÊME OCCASION. ET COMMENT POURRAIS-JE vous EMMENER LÀ OÙ VOUS VOULEZ ALLER SI JE SUIS DÉTRUIT ?

— Mais il y a encore des milliers de gens dans la cité. Vous allez les tuer.

— OUI, répondit Blaine avec placidité. À TOUTE, MA CHOUTE. À PLUS, MA PUCE. OUBLIE PAS DE M’ÉCRIRE.

— Pourquoi ? cria Susannah. Pourquoi, bordel ?

— PARCE QU’ILS M’ENNUYAIENT. VOUS QUATRE, TOUTEFOIS, JE vous TROUVE ASSEZ INTÉRESSANTS. ÉVIDEMMENT, COMBIEN DE TEMPS JE VAIS CONTINUER À VOUS TROUVER INTÉRESSANTS DÉPENDRA DE LA QUALITÉ DE VOS DEVINETTES. ET, À PROPOS DE DEVINETTES, NE FERIEZ-VOUS PAS MIEUX D’ESSAYER DE RÉSOUDRE LA MIENNE ? VOUS AVEZ EXACTEMENT ONZE MINUTES ET VINGT SECONDES AVANT L’OUVERTURE DES BOÎTES.

— Arrête ça ! hurla Jake par-dessus l’alarme. Il ne s’agit pas seulement de la cité… Un gaz de ce genre peut se répandre n’importe où ! Il peut même tuer les vieilles gens de River Crossing.

— SALE COUP POUR LES MOUCHES, DIT L’ARAIGNÉE DANS SA TOILE, répondit Blaine avec indifférence. CEPENDANT, JE CROIS QU’ILS PEUVENT ESPÉRER MESURER LEURS VIES EN CUILLÈRES À CAFÉ POUR QUELQUES ANNÉES ENCORE ; LES TEMPÊTES D’AUTOMNE ONT COMMENCÉ. ET LES VENTS DOMINANTS ÉLOIGNENT D’EUX LE GAZ. MAIS VOTRE SITUATION, À TOUS QUATRE, EST TRÈS DIFFÉRENTE. VOUS AURIEZ INTÉRÊT À COIFFER VOS BONNETS DE PENSÉE, SINON CE SERA À TOUTE, MA CHOUTE. À PLUS, MA PUCE. OUBLIE PAS DE M’ÉCRIRE. (La voix se tut un instant.) ADDENDUM : CE GAZ N’EST PAS INDOLORE.

— Fais-le rentrer ! On te passera toutes les devinettes que tu voudras, n’est-ce pas, Roland ? Mais fais rentrer ce gaz !

Blaine se mit à rire. Il rit un bon bout de temps, faisant retentir de hurlements de joie électronique le vaste espace vide du Berceau où ils se mêlaient aux vibrations monotones, vrillantes, de l’alarme.

— Ça suffit ! cria Susannah. Ça suffit ! Ça suffit ! Ça suffit !

Blaine obéit. Un instant après, l’alarme se coupa net. Le silence qui s’ensuivit — uniquement brisé par le crépitement de la pluie — fut assourdissant.

La voix qui sortit du micro fut très douce, pensive et inexorable en diable.

— IL VOUS RESTE DIX MINUTES. VOYONS VOIR À QUEL POINT VOUS ÊTES RÉELLEMENT INTÉRESSANTS.

40

— Andrew.

Il n’y a pas d’Andrew ici, étranger, pensa-t-il. Andrew est mort depuis bien longtemps ; Andrew n’est plus, tout comme moi-même ne serai plus d’ici peu.

— Andrew ! insista la voix.

Elle venait de très loin. Elle venait de l’extérieur du pressoir à cidre qui avait jadis été sa tête.

Il y avait eu autrefois un garçon nommé Andrew, et son père l’avait emmené dans un parc situé aux confins occidentaux de Lud, un parc où poussaient des pommiers et où se dressait une cabane de fer-blanc rouillé qui avait une allure d’enfer et un parfum de paradis. En réponse à sa question, son père lui avait dit qu’on l’appelait la maison du cidre. Puis il lui avait caressé la tête, lui avait recommandé de ne pas avoir peur et lui avait fait franchir le seuil masqué par une couverture.

Des tonnes de pommes — des paniers et des paniers de pommes — étaient empilées contre les murs ; il y avait aussi un vieil homme décharné répondant au nom de Dewlap, dont les muscles se tortillaient comme des vers sous la peau blanche et dont le travail consistait à enfourner les pommes, panier après panier, dans la machine cliquetante qui occupait le centre de la pièce. D’un tuyau saillant à une de ses extrémités sortait du cidre doux. Un autre homme (dont il ne se rappelait plus le nom) remplissait de cidre une série de cruchons. Un troisième se tenait derrière lui, et son travail se résumait à cogner du poing sur le crâne du remplisseur de cruchons si ce dernier répandait trop de liquide à côté.

Son père avait tendu à Andrew un verre de la boisson mousseuse, et bien que le garçon eût goûté à de nombreuses friandises oubliées durant ses années passées dans la cité, rien ne lui parut avoir jamais égalé ce breuvage frais et acidulé. Ç’avait été comme avaler une bouffée de vent d’octobre. Pourtant, plus net que la saveur du cidre ou que le grouillement vermiforme des muscles de Dewlap vidant les paniers, lui était resté le souvenir de la façon impitoyable dont la machine réduisait les grosses pommes rouge d’or en liquide. Deux douzaines de rouleaux les amenaient sous un cylindre d’acier perforé de trous. Les pommes, d’abord pressées, étaient ensuite littéralement broyées, déversant leur jus dans une rigole inclinée, tandis qu’un tamis retenait pépins et pulpe.

À présent, sa tête était le pressoir à cidre et sa cervelle les pommes. Bientôt, elle éclaterait comme les fruits éclataient sous les rouleaux et une bienheureuse obscurité l’engloutirait.

— Andrew ! Lève la tête et regarde-moi !

Il en était incapable… et l’eût-il pu qu’il ne l’eût pas voulu. Mieux valait rester étendu par terre et attendre les ténèbres. Il était censé être mort, de toute façon ; ce satané louchon ne lui avait-il pas tiré une balle dans la tempe ?

— Elle n’a pas touché ton cerveau, trou du cul, et tu n’es pas en train de clamecer. Tu as seulement la migraine. Tu vas crever, remarque, si tu restes couché là à vagir dans ton sang… Et ce que tu ressens en ce moment, Andrew, sera de la béatitude comparé à ton agonie… j’y veillerai.

Ce ne furent pas tant les menaces qui incitèrent l’homme à terre à lever la tête que le fait que le possesseur de cette voix pénétrante, sifflante, semblait avoir lu dans ses pensées. Il haussa la tête avec lenteur, souffrant le martyre — des objets lourds paraissaient glisser et filer à toute allure dans la boîte osseuse qui renfermait ce qui lui restait de cervelle, y creusant des canaux sanglants au passage. Un long grognement pâteux lui échappa. Il perçut un battement, un chatouillis sur sa joue droite, comme si une douzaine de mouches rampaient dans son sang à cet endroit-là. Il voulut les chasser, mais il avait besoin de ses deux mains pour se soutenir.

La silhouette dressée à l’opposé de la pièce, près de l’écoutille qui menait à la cuisine, avait l’air spectrale, irréelle. Cette impression était à la fois due au fait que les lumières, au plafond, étaient toujours stroboscopiques et qu’il ne voyait le nouveau venu que d’un œil (il n’arrivait pas à se rappeler ce qui était arrivé à l’autre et ne le souhaitait pas), mais s’expliquait essentiellement ainsi : la créature était spectrale et irréelle. On aurait dit un homme… mais celui qui avait naguère été Andrew Quick pensait qu’il n’en était rien.

L’étranger debout devant l’écoutille portait une courte veste noire cintrée à la taille, un jean délavé et de vieilles bottes poussiéreuses — les bottes d’un paysan, d’un cow-boy ou…

— Ou d’un pistolero, Andrew ? demanda l’étranger, qui gloussa.

L’Homme Tic-Tac fixa désespérément la silhouette sur le seuil, essayant d’apercevoir son visage, mais la courte veste avait un capuchon, et celui-ci était rabattu. L’expression de l’étranger était perdue dans ses ombres.

L’alarme se coupa net. Les lumières d’urgence restèrent allumées, mais cessèrent de clignoter.

— À la bonne heure, dit l’étranger — ou la créature — de sa voix chuchotante, pénétrante. Au moins va-t-on pouvoir s’entendre penser.

— Qui êtes-vous ?

L’Homme Tic-Tac se déplaça légèrement, et d’autres poids se mirent à glisser à travers sa tête, creusant de nouveaux canaux dans sa cervelle. Si atroce que fût cette sensation, l’affreux chatouillis des mouches dans sa joue droite était pis encore.

— Je suis un homme aux noms multiples, partenaire, dit l’homme depuis les profondeurs obscures de son capuchon, et bien que sa voix fût grave, Tic-Tac y sentit affleurer le rire. Certains m’appellent Jimmy, et d’autres Timmy ; certains Handy, et d’autres Dandy. Ils peuvent bien m’appeler le Perdant ou le Gagnant tant qu’ils ne m’invitent pas trop tard à dîner.

L’homme sur le seuil rejeta la tête en arrière, et son rire fit se hérisser de chair de poule les bras et l’échine du blessé ; on eût juré le hurlement d’un loup.

— On m’a baptisé l’Étranger Sans Âge. (L’homme avança vers Tic-Tac, qui se mit à geindre et tenta de battre en retraite.) On m’a également appelé Merlin ou Maerlyn… et que m’importe, puisque je n’ai jamais été celui-là, même si je ne l’ai jamais démenti. On m’appelle parfois le Magicien… ou l’Enchanteur… mais j’espère que nous pourrons traiter sur des bases plus simples. Des bases plus humaines.

Il rabattit son capuchon, révélant un visage clair au grand front qui, en dépit de sa plaisante beauté, n’avait rien d’humain. De larges rosaces fiévreuses marbraient les pommettes de l’Enchanteur ; ses yeux gris-bleu étincelaient d’une joie démente ; ses cheveux bleu-noir se dressaient en touffes hirsutes telles les plumes d’un corbeau ; ses lèvres carmin s’entrouvrirent sur des dents de cannibale.

— Appelle-moi Fannin, dit l’apparition souriante. Richard Fannin. Ce n’est pas tout à fait exact, peut-être, mais je suppose que le nom est suffisamment vraisemblable pour permettre à un quidam de se dégoter un bon boulot de gratte-papier. (Il tendit une main dont la paume était complètement dépourvue de lignes.) Qu’est-ce que t’en dis, partenaire ? Serre la main qui a ébranlé le monde.

L’homme qui avait jadis été Andrew Quick et qu’on avait connu dans le repaire des Gris sous le nom de l’Homme Tic-Tac hurla et tenta de nouveau de battre en retraite. Le morceau de son cuir chevelu enlevé par la balle de petit calibre qui n’avait fait qu’érafler son crâne au lieu d’y pénétrer voletait d’avant en arrière ; les longues mèches de cheveux gris-blond continuaient de lui chatouiller la joue. Quick, cependant, ne s’en rendait plus compte. Il avait oublié jusqu’à la douleur qui lui vrillait la tête et l’élancement de son orbite désormais vide. Toute sa conscience s’était fondue en une seule et unique pensée : je dois m’éloigner de cette bête à figure humaine.

Pourtant, lorsque l’étranger saisit sa main droite et la serra, cette pensée s’envola tel un songe au réveil. Le cri emprisonné dans sa poitrine s’échappa de ses lèvres en un soupir d’amant. Il fixa un regard hébété sur le nouveau venu souriant. Le morceau à demi arraché de son cuir chevelu oscillait.

— Ça te gêne ? Cela doit te gêner. Attends ! (Fannin attrapa le bout pendant et l’arracha brutalement de la tête de Quick, révélant une partie de cervelle grisâtre. Il y eut un bruit de lourde étoffe qui se déchire. Quick hurla.) Là, là, c’est l’affaire d’une seconde. (L’homme, maintenant à croupetons devant Quick, lui parlait comme le ferait un parent indulgent à un enfant qui a une écharde dans le doigt.) N’est-ce pas ?

— O… o… oui, marmotta Quick.

Et c’était vrai. Déjà la souffrance refluait. Et quand Fannin tendit de nouveau la main vers lui, son sursaut de recul ne fut que pur réflexe, vite réprimé. Sous les caresses de la paume dépourvue de lignes, Quick sentit de la force revenir en lui. Il leva les yeux sur le nouveau venu avec une gratitude muette, lèvres tremblantes.

— Est-ce mieux, Andrew ? C’est mieux, n’est-ce pas ?

— Oui ! Oui !

— Si tu désires me remercier — et je n’en doute pas une minute —, tu n’as qu’à prononcer une phrase qu’avait coutume de dire une de mes vieilles connaissances. Cet homme m’a trahi, pour finir, mais ç’a quand même été un bon ami pendant un bail et je lui ai toujours conservé une petite place dans mon cœur. Dis : « Je donnerai ma vie pour toi. » Andrew… tu peux le dire ?

Tic-Tac le pouvait, et le dit ; en vérité, il semblait qu’il ne pourrait cesser de le dire.

— Je donnerai ma vie pour toi ! Je donnerai ma vie pour toi ! Je donnerai ma vie…

L’étranger lui toucha encore la joue, mais, cette fois, une énorme vague de souffrance déferla dans le crâne d’Andrew Quick. Il hurla.

— Navré, mais le temps presse et tu étais bien parti pour avoir tout d’un disque rayé. Andrew, je n’irai pas par quatre chemins : est-ce que tu aimerais tuer le louchon qui t’a tiré dessus ? Sans compter ses amis et le dur à cuire qui l’a amené ici… lui, entre tous. Et même la sale bête qui t’a énucléé, Andrew… ça te plairait ?

— Oui ! haleta l’ex-Homme Tic-Tac. (Ses mains se serrèrent en deux poings sanglants.) Oui !

— C’est bien, dit l’étranger, aidant Quick à se mettre debout, parce qu’ils doivent mourir — ils se mêlent d’affaires qui ne les regardent pas. Je pensais que Blaine allait s’occuper d’eux, mais les choses sont allées beaucoup trop loin pour dépendre de quoi que ce soit… D’ailleurs, qui aurait pu imaginer qu’elles pourraient aller aussi loin ?

— Je ne sais pas.

Et, de fait, Quick n’avait pas la moindre idée de ce dont parlait l’étranger. Et il n’en avait cure, aussi bien ; un sentiment d’exaltation rampait dans son esprit comme une drogue de première qualité, et, après la souffrance du pressoir à cidre, il avait son compte. Plus que son compte.

Les lèvres de Richard Fannin s’incurvèrent.

— Ours et os… clé et rose… jour et nuit… temps et marée. Assez ! Assez ! dis-je. Ils ne doivent pas arriver plus près de la Tour qu’ils ne le sont à présent !

Quick partit en arrière en chancelant quand les mains de l’homme jaillirent à la vitesse d’un éclair de chaleur. L’une brisa la chaîne qui soutenait la minuscule pendule enclose dans du verre ; l’autre ôta la Seiko de Jake Chambers de son poignet.

— Je prends juste ça, d’accord ? (Fannin l’Enchanteur avait un sourire charmeur, les lèvres modestement fermées sur ses dents horribles.) Ou as-tu une objection ?

— Aucune, dit Quick, abandonnant sans appréhension les symboles de son long leadership (sans avoir conscience, en fait, de la portée réelle de son geste). Faites comme chez vous.

— Merci, Andrew, dit doucement l’homme sombre. À présent, nous devons faire vite — je m’attends à un changement drastique de l’atmosphère de ces parages dans les cinq minutes à venir ou à peu près. Nous devons nous rendre au plus proche entrepôt de masques à gaz avant que cela ne se produise, et c’est imminent. Je pourrais survivre sans problème, mais je crains que tu n’aies quelques difficultés.

— Je ne comprends pas de quoi vous parlez, dit Andrew Quick.

La tête lui élançait de nouveau et son esprit tourbillonnait.

— Il n’est pas nécessaire que tu comprennes, chuchota l’étranger. Viens, Andrew… nous devons nous hâter, je crois. Quelle journée chargée chargée, hein ? Avec un peu de chance, Blaine les carbonisera sur le quai, où je gage qu’ils se trouvent encore… Il est devenu très excentrique au fil des années, ce pauvre garçon. N’empêche… je pense que nous devons faire vite.

Il passa le bras autour des épaules de Quick et, pouffant, l’aida à franchir l’écoutille que Roland et Jake venaient d’emprunter quelques minutes plus tôt.

VI DEVINETTE ET TERRE PERDUES

1

— Très bien, fit Roland. Dis-moi sa devinette.

— Et tous ces gens ? demanda Eddie, indiquant de l’index la vaste place à colonnes du Berceau et la cité au-delà. Que pouvons-nous faire pour eux ?

— Rien, mais peut-être pouvons-nous encore faire quelque chose pour nous. Eh bien, et cette devinette ?

Eddie observa la forme aérodynamique du monorail.

— Il a dit que nous devions amorcer la pompe pour le mettre en marche… Sauf que sa pompe s’amorce à rebours. Ça t’évoque quelque chose ?

Après avoir mûrement réfléchi, Roland secoua la tête et tourna son regard vers Jake.

— Une idée, Jake ?

Le garçon secoua la tête.

— Je ne vois même pas de pompe !

— C’est probablement la partie facile. Nous disons il au lieu de cela, parce que Blaine a l’apparence d’un être humain ; or, c’est une machine — sophistiquée, certes, mais une machine quand même. Il a mis ses moteurs en route, mais il doit lui falloir un code ou une combinaison pour ouvrir le portillon et les portières du train.

— On ferait bien de se dépêcher, dit Jake nerveusement. Ça fait deux ou trois minutes qu’il nous a parlé. Au bas mot.

— Ne t’y fie pas, dit Eddie, lugubre. Le temps est bizarre, par ici.

— Pourtant…

— Ouais, ouais. (Eddie jeta un coup d’œil du côté de Susannah, mais la jeune femme, assise à califourchon sur la hanche de Roland, étudiait le losange numérique, une expression rêveuse sur le visage. Il reporta son regard sur Roland.) Je suis sûr que tu as raison quand tu dis que c’est une combinaison — ce doit être la raison d’être de tous ces chiffres. (Il haussa la voix.) C’est ça, Blaine ? Avons-nous au moins ça de bon ?

Il n’y eut pas de réponse, hormis le grondement des moteurs qui allait s’accélérant.

— Roland, dit brusquement Susannah, il faut que tu m’aides.

Son air rêveur avait cédé la place à une expression d’horreur, de désarroi et de détermination. Aux yeux de Roland, la jeune femme n’avait jamais paru aussi belle… ni aussi seule. Il la tenait sur ses épaules quand, de l’orée de la clairière, ils avaient regardé l’Ours essayer de faire choir Eddie de l’arbre à coups de griffes, et Roland n’avait pas vu ses traits lorsqu’il lui avait dit que c’était à elle de le tuer. Mais il savait ce qu’avait été cette expression, car il la voyait, à présent. Le ka était une roue, dont le dessein était de tourner, et elle finissait toujours par revenir au point de départ. Ainsi en avait-il toujours été, et ainsi en était-il aujourd’hui ; Susannah faisait de nouveau face à l’Ours, et son visage disait qu’elle le savait.

— Quoi ? demanda-t-il. Qu’y a-t-il, Susannah ?

— Je connais la réponse, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Elle est coincée dans ma tête, comme une arête dans la gorge. J’ai besoin que tu m’aides à me rappeler. Pas son visage, mais sa voix. Ce qu’il a dit.

Jake jeta un coup d’œil à son poignet et fut surpris, une fois encore, de se remémorer les yeux de chat verts de l’Homme Tic-Tac quand, en place et lieu de sa montre, il n’aperçut qu’un cercle blanc que soulignait sa peau très hâlée. Combien de temps leur restait-il ? Sans doute pas plus de sept minutes, et ce, en comptant large. Il leva les yeux et vit que Roland avait sorti une cartouche de sa ceinture et la frottait sur les phalanges de sa main gauche. Il sentit ses paupières s’alourdir et se hâta de regarder ailleurs.

— Quelle voix aimerais-tu te rappeler, Susannah Dean ? demanda Roland d’un ton bas, songeur.

Ses yeux n’étaient pas fixés sur le visage de la jeune femme, mais sur la cartouche, en suivant le ballet sans fin, agile, sur ses doigts… Il n’eut pas besoin de les lever pour savoir que Jake avait détourné le regard, mais non pas Susannah. Il accéléra le mouvement, jusqu’à ce que la cartouche parût flotter sur le dos de sa main.

— Aide-moi à me rappeler la voix de mon père, dit Susannah Dean.

2

Pendant un moment, le silence régna, excepté une lointaine explosion dans la cité, le crépitement de la pluie sur le toit du Berceau et le grondement gras des moteurs du monorail. Puis un profond bourdonnement hydraulique déchira l’air. Eddie détourna les yeux de la cartouche dansant sur les doigts du Pistolero (ce qu’il fit avec effort ; il se rendit compte qu’il était près d’être lui-même hypnotisé) et jeta un œil entre les barres de fer. Une mince baguette d’argent se haussait de la rose surface inclinée entre les hublots avant de Blaine. On aurait dit une sorte d’antenne.

— Susannah ? demanda Roland toujours de cette même voix basse.

— Quoi ?

Les yeux de la jeune femme étaient ouverts, mais sa voix était lointaine et son souffle audible — la voix de quelqu’un qui parle en dormant.

— Te rappelles-tu la voix de ton père ?

— Oui… mais je n’arrive pas à l’entendre.

— SIX MINUTES, MES AMIS.

Eddie et Jake sursautèrent et rivèrent les yeux sur le micro du boîtier de contrôle ; Susannah, elle, semblait ne rien avoir entendu du tout ; elle fixait la cartouche devenue ballerine, sous laquelle les phalanges de Roland montaient et descendaient comme les lices d’un métier à tisser.

— Essaie, Susannah, la pressa Roland.

Et soudain, il sentit Susannah se métamorphoser à l’intérieur du cercle de son bras droit. Elle parut gagner en poids… et, bizarrement, en vitalité. Son essence sembla s’être modifiée.

Et c’était vrai.

— Pou’quoi que tu t’emme’des avec c’te ga’ce ? demanda la voix rauque de Detta Walker.

3

Detta avait l’air tout ensemble exaspérée et amusée.

— Elle n’a jamais ’ecolté mieux qu’un C en maths de toute son existence. Et elle l’au’ait pas eu si je l’avais pas aidée. (Elle s’interrompit, puis ajouta de mauvaise grâce :) Ainsi que p’pa. Il l’aidait un peu, lui aussi. Je connaissais les nomb’es spéciaux, mais c’est lui qui nous a monte le c’ible. Oh là là, quel pied j’ai p’is ! (Elle gloussa.) Si Suzie n’a’ ive pas à se appeler, c’est pa’ce que Detta a jamais pigé que dalle aux nomb’es spéciaux.

— C’est quoi, les nombres spéciaux ? interrogea Eddie.

— Les nomb’es p’emiers. (Elle regardait Roland, l’air parfaitement réveillée, à présent… sauf que ce n’était pas Susannah, pas plus que cette créature malade et diabolique qui avait auparavant existé sous le nom de Detta Walker, même si elle paraissait identique.) Elle est venue t’ouver p’pa en chialant et en faisant tout un foin pa’ce qu’elle s’était fait étende au cou’s de maths… et c’était ’ien d’aut’e que de l’algèb’e ! Elle pouvait fai’e le boulot — si je pouvais, elle pouvait —, mais elle ne voulait pas. Une dévo’euse de poésie comme elle était au-dessus du b.a.-ba de l’a’s mathematica, vous pigez ? (Detta rejeta la nuque en arrière et se mit à rire, mais l’amertume empoisonnée, à demi démente, avait disparu de son rire. Elle semblait réellement amusée par la sottise de sa jumelle mentale.) Et p’pa, il lui dit : « Je vais te mont’er un t’uc, Odetta. Je l’ai app’is au collège. Ça m’a aidé pou’ces nomb’es p’emiers, et ça va t’aider aussi. T’aider à t’ouver tous les nomb’es p’emiers que tu veux. » Oh-Detta, c’uche comme elle était, elle epond : « Le p’of a dit qu’il n’y avait pas de fo’mule pou’ les nomb’es p’emiers, p’pa. » Et p’pa, il lui eto’que du tac au tac : « En effet. Mais tu peux les att’aper, Detta, si t’as un c’ible. » Il appelait ça le c’ible d’E’atosthène. Emmène-moi jusqu’à cette boîte sur le mu’, ’oland… je vais ’esoud’e cette devinette d’o’dinateu’ blanc. Je vais vous lancer un c’ible et vous off’i’ une vi’ee en t’ain.

Roland la transporta, Eddie, Jake et Ote sur ses talons.

— Donne-moi ce bout de cha’bon de bois que tu ga’des dans ta poche.

Après y avoir fourragé, Roland en extirpa un court morceau de bâton noirci. Detta le prit et observa le losange de nombres.

— C’pas exactement la façon dont p’pa m’a mont’é, mais je suppose que ça ’evient au même, dit-elle au bout d’un moment. Les nomb’es p’emiers sont comme moi — têtus comme des ânes et spéciaux. Ce peut êt’e un nomb’e que tu obtiens en y ajoutant deux aut’es, et il ne se divise jamais, excepté pa’un et pa’lui-même. Un est p’emier juste pa’ce qu’il l’est. Deux est p’emier pa’ce que tu peux l’obteni’en ajoutant un et un et que tu peux le diviser pa’un et pa’deux, mais c’est le seul nomb’e pai’qui soit p’emier. Tu peux exclue tous les aut’es nomb’es pai’s.

— Je suis paumé, dit Eddie.

— C’est pa’ce que t’es qu’un idiot de f’omage blanc, dit Detta, mais sans malveillance. (Elle examina de près le losange quelques instants encore, puis, du bout du charbon de bois, se mit à effleurer rapidement tous les nombres pairs, laissant dessus de petites macules noirâtres.) T’ois est un nomb’e p’emier, mais aucun p’oduit que tu obtiens en multipliant t’ois peut l’êt’e.

Cette fois, Roland entendit un phénomène étrange mais merveilleux : Detta disparaissait de la voix féminine, cédant la place non pas à Odetta Holmes, mais à Susannah Dean. Il n’aurait pas à faire sortir la jeune femme de sa transe ; elle s’en réveillait spontanément, d’une manière tout à fait naturelle.

Susannah entreprit de noircir tous les multiples de trois qui restaient à présent que les nombres pairs avaient été éliminés : neuf, quinze, vingt et un, et ainsi de suite.

— Pa’eil pour cinq et sept, murmura-t-elle. (Et, soudain, elle se réveilla et réintégra la personnalité de Susannah Dean.) Tu n’as plus qu’à marquer les nombres impairs comme vingt-cinq qui n’ont pas encore été barrés.

Le losange du boîtier de contrôle se présentait désormais ainsi :

— Voilà, dit-elle d’une voix lasse. Il reste dans le crible tous les nombres premiers entre un et cent. Je suis sûre que c’est la combinaison qui ouvre le portillon.

— IL VOUS RESTE UNE MINUTE, MES AMIS. VOUS vous MONTREZ BEAUCOUP PLUS BORNÉS QUE JE NE PENSAIS.

Eddie ignora la voix de Blaine et enlaça Susannah.

— Tu es de retour, Suzie ? Tu es réveillée ?

— Oui. J’ai repris conscience au beau milieu du discours de Detta, mais je l’ai laissée continuer à parler sur sa lancée. Ça m’a paru mal élevé de l’interrompre. (Elle regarda Roland.) Qu’est-ce que t’en dis ? Tu veux essayer ?

— CINQUANTE SECONDES.

— Oui. Fais la combinaison, Susannah. C’est ta réponse. La jeune femme tendit la main vers le sommet du losange, mais Jake la recouvrit de sa paume.

— Non. Cette pompe s’amorce à rebours. Tu te souviens ? Susannah, la mine d’abord ahurie, sourit.

— C’est juste. Gros malin de Blaine… et petit malin de Jake, heureusement.

Tous l’observèrent en silence tandis qu’elle appuyait sur chaque nombre tour à tour, en commençant par quatre-vingt-dix-sept. Il y eut un clic ! infime quand elle effleura la dernière touche ; aussitôt, le portillon au milieu de la barrière se mit à glisser sur ses rails, cliquetant avec fracas et semant sur le sol des taches d’une rouille venue de plus haut.

— PAS MAL DU TOUT, dit Blaine, admiratif. JE M’EN RÉJOUIS BEAUCOUP À L’AVANCE. PUIS-JE VOUS CONSEILLER DE MONTER RAPIDEMENT À BORD ? EN FAIT, VOUS POURRIEZ DÉSIRER COURIR. IL Y A PLUSIEURS VALVES D’ÉCHAPPEMENT DE GAZ DANS CETTE ZONE.

4

Trois êtres humains (l’un en portant un quatrième sur sa hanche) et un petit animal à fourrure franchirent au pas de course le portillon et se précipitèrent vers Blaine le Mono. Celui-ci vrombissait dans son quai étroit, à demi au-dessus, à demi au-dessous, l’air d’une balle de revolver géante — une balle qu’on aurait peinte d’un rose incongru — couchée dans la culasse ouverte d’un fusil de gros calibre. Dans l’immensité du Berceau, Roland et les autres avaient l’air de taches en mouvement. Au-dessus d’eux, des pigeons — qui n’avaient plus désormais que quarante secondes à vivre — voletaient en arabesques sous l’antique toit du Berceau. Quand les voyageurs furent près du monorail, une partie incurvée de sa coque s’ouvrit, révélant une portière, et, au-delà, une épaisse moquette bleu pastel.

— Bienvenue à bord de Blaine, dit une voix d’hôtesse de l’air tandis qu’ils montaient en trombe. (Tous reconnurent cette voix ; c’était une version légèrement plus audible et plus confiante de celle de Petit Blaine.) Loué soit l’Empire ! Assurez-vous, s’il vous plaît, que vous avez votre titre de transport et rappelez-vous que voyager en infraction est un délit sanctionné par la loi. Nous espérons que vous apprécierez votre voyage. Bienvenue à bord de Blaine ! Loué soit l’Empire ! Assurez-vous, s’il vous plaît, que vous avez votre titre de transport…

Soudain, la voix accéléra son débit pour se transformer en un charabia, puis en un gémissement haut perché et bafouillant. Il y eut un bref juron électronique — BOOP ! — , puis elle se coupa définitivement.

— JE PENSE QUE NOUS POUVONS NOUS DISPENSER DE CES VIEILLES CONNERIES RASOIR, NON ? demanda Blaine.

De dehors parvint une explosion épouvantable et sourde. Eddie, qui portait Susannah, fut propulsé en avant et serait tombé si Roland ne l’avait retenu par le bras. Jusqu’alors, le garçon avait désespérément voulu croire que la menace de Blaine au sujet du gaz toxique n’était qu’une plaisanterie macabre. Tu aurais dû t’en douter, pensa-t-il. On ne peut absolument pas faire confiance à quelqu’un qui s’amuse à imiter la voix des acteurs des vieux films. C’est une loi de la nature, à mon avis.

Derrière eux, la partie incurvée de la coque se remit en place dans un léger chuintement. De l’air se mit à siffler doucement par des soupapes dissimulées, et Jake sentit ses oreilles se déboucher sans à-coups.

— Il vient de pressuriser le compartiment, non ?

Eddie hocha la tête, regardant autour de lui avec des yeux en soucoupe.

— Je l’ai senti, moi aussi. Vise un peu cet endroit ! Ouah !

Il avait lu un jour quelque chose à propos d’une compagnie d’aviation — Regent Air, peut-être — qui avait traité des voyageurs désireux de se rendre de New York à Los Angeles avec plus de style que des compagnies telles que Delta ou United. Elle avait affrété un 727 fabriqué sur commande et pourvu d’un salon, d’un bar, d’une salle vidéo et de compartiments couchettes. Eddie songea que l’intérieur de cet avion-là devait avoir un peu le look de ce qu’il avait sous les yeux.

Ils se trouvaient dans une longue pièce tubulaire, meublée de fauteuils pivotants rembourrés de peluche et de divans modulaires. À l’autre bout de ce compartiment qui devait bien mesurer plus de vingt mètres, il y avait une aire qui ressemblait moins à un bar qu’à un bistrot douillet. Un instrument de musique, peut-être un clavecin, était dressé sur un socle de bois poli, éclairé par un petit projecteur dissimulé. Eddie s’attendait presque à voir apparaître Hoagy Carmichael qui leur égrènerait Stardust.

Des lumières indirectes brillaient de panneaux placés haut sur les murs et un lustre, accroché au plafond, pendait à mi-hauteur du compartiment. Jake se dit que c’était, en plus petit, la réplique de celui qui gisait fracassé sur le sol de la salle de bal du Manoir. Le fait ne le surprit pas — il trouvait désormais naturels pareils doublons et associations. Seule ombre au tableau : pas une seule fenêtre n’éclairait ce lieu somptueux.

La pièce de résistance[13] se dressait sur un piédestal, sous le lustre — la sculpture en glace d’un pistolero avec un revolver dans la main gauche ; la droite tenait la bride du cheval de glace qui, tête basse et fourbu, marchait derrière lui. Eddie remarqua que cette main-là n’avait que trois doigts : les deux derniers et le pouce.

Jake, Eddie et Susannah, fascinés, contemplèrent le visage hagard sous le chapeau gelé, tandis que le plancher se mettait à vibrer doucement sous leurs pieds. La ressemblance avec Roland était frappante.

— J’AI DÛ TRAVAILLER ASSEZ VITE, J’EN AI PEUR, dit modestement Blaine. QU’EN PENSEZ-VOUS ?

— C’est tout à fait époustouflant, dit Susannah.

— MERCI, SUSANNAH DE NEW YORK.

Eddie, de la main, testait un des divans ; il était incroyablement moelleux ; le toucher lui donnait envie de dormir au moins seize heures d’affilée.

— Les Grands Anciens savaient voyager avec panache, y a pas à dire !

Blaine rit encore. La note stridente, un peu démente, de ce rire les fit se regarder les uns les autres avec malaise.

— NE VOUS FAITES PAS DE FAUSSES IDÉES. C’ÉTAIT LE COMPARTIMENT DE LA BARONNIE — CE QUE VOUS APPELLERIEZ, JE CROIS, LA PREMIÈRE CLASSE.

— Et les autres voitures, elles sont où ?

Blaine ignora la question. Sous leurs pieds, la vibration des moteurs s’accentuait. Susannah se souvint que les pilotes emballaient leurs moteurs avant d’attaquer la descente de La-Guardia ou d’Idlewild.

— VEUILLEZ VOUS ASSEOIR, MES INTÉRESSANTS NOUVEAUX AMIS.

Jake se laissa tomber dans un fauteuil pivotant. Ote sauta promptement sur ses genoux. Roland prit le siège voisin, jetant un coup d’œil à la sculpture de glace. Le canon du revolver commençait à goutter lentement dans le bassin de porcelaine peu profond où se dressait l’œuvre d’art.

Eddie prit place sur un des divans avec Susannah. Aussi confortable que sa main le lui avait laissé deviner.

— Où allons-nous exactement, Blaine ?

Blaine répondit du ton patient que l’on adopte quand on s’aperçoit qu’on s’adresse à un débile.

— SUR LE SENTIER DU RAYON. DU MOINS, AUSSI LOIN QUE VA MA VOIE.

— Jusqu’à la Tour Sombre ? demanda Roland. Susannah se rendit compte que c’était la première fois que le Pistolero s’adressait au fantôme loquace de la machine enfermée dans le ventre de Lud.

— Seulement jusqu’à Topeka, murmura Jake.

— OUI. TOPEKA EST LE NOM DE MON TERMINUS, BIEN QUE JE SOIS SURPRIS QUE VOUS LE CONNAISSIEZ.

Avec tout ce que tu sais sur notre monde, songea Jake, comment se fait-il que tu ignores qu’une certaine dame a écrit un livre sur toi, Blaine ? Est-ce à cause du changement de nom ? Un truc aussi simple a-t-il suffi pour que sa propre biographie échappe à une machine aussi complexe que toi ? Et Béryl Evans, celle qui est censée avoir écrit Charlie le Tchou-tchou ? Tu la connais, Blaine ? Où se trouve-t-elle à présent ?

Bonnes questions… Jake, cependant, se dit que l’heure était peut-être mal choisie pour les poser.

La vibration des moteurs s’accentuait de minute en minute. Un léger grondement — pas aussi violent que l’explosion qui avait secoué le Berceau lors de leur montée dans le train — courut à travers le plancher. Une expression alarmée se peignit sur les traits de Susannah.

— Oh, merde, Eddie ! Mon fauteuil ! On l’a oublié !

Eddie lui entoura les épaules de son bras.

— Trop tard, ma belle, dit-il tandis que Blaine le Mono s’ébranlait, glissant vers son ouverture dans le Berceau pour la première fois en dix ans… et la dernière de sa longue, très longue histoire.

5

— LE COMPARTIMENT DE LA BARONNIE A UN MODE DE VISION PARTICULIÈREMENT REMARQUABLE. SOUHAITEZ-VOUS QUE JE LE METTE EN MARCHE ?

Jake lança un regard à Roland, qui haussa les épaules et hocha la tête.

— Oui, s’il te plaît, répondit Jake.

Ce qu’il advint alors fut si spectaculaire que cela les réduisit tous au silence… Bien que Roland, qui s’y connaissait peu en technologie mais avait passé sa vie entière en bons termes avec la magie, fût le moins ébahi des quatre. Mieux que de banales fenêtres apparaissant dans les parois courbes du compartiment, ce fut le compartiment tout entier — plancher, plafond et parois — qui, après être devenu laiteux, translucide puis transparent, disparut complètement. En l’espace de cinq secondes, Blaine le Mono sembla s’être volatilisé et les pèlerins eurent l’impression de filer à travers les rues de la cité, sans aide d’aucune sorte.

Susannah et Eddie se serrèrent l’un contre l’autre comme des gamins placés sur le chemin d’un animal en train de charger. Ote aboya et essaya de sauter dans la chemise de Jake ; celui-ci s’en rendit à peine compte ; il agrippait les accoudoirs de son fauteuil et regardait de côté et d’autre, les yeux écarquillés de surprise. Sa peur première avait cédé la place à un ébahissement ravi.

Les meubles étaient toujours là, remarqua-t-il, ainsi que le bar, le clavecin-piano et la sculpture de glace que Blaine avait modelée en leur honneur ; mais, à présent, la pièce aménagée en salon semblait voler à vingt mètres au-dessus du centre-ville de Lud noyé sous la pluie. À un mètre cinquante sur la gauche de Jake, Eddie et Susannah flottaient à la dérive sur un des divans ; à un mètre à sa droite, Roland était assis dans un fauteuil pivotant bleu pastel, ses vieilles bottes éculées ne reposant sur rien, volant sereinement au-dessus de la friche urbaine jonchée de décombres.

Jake sentait la moquette sous ses mocassins, mais ses yeux lui affirmaient que pas plus la moquette que le plancher au-dessous n’étaient encore là. Il jeta un regard par-dessus son épaule et vit la fente noire dans le flanc de pierre du Berceau s’amenuiser lentement dans le lointain.

— Eddie ! Susannah ! Regardez !

Jake bondit sur ses pieds, Ote dans sa chemise, et se mit à progresser au ralenti dans ce qui semblait de l’espace vide. Faire le premier pas avait requis une bonne dose de volonté, parce que ses yeux lui disaient qu’il n’y avait rien du tout entre les îlots flottants de meubles, mais une fois qu’il eut commencé à se mouvoir, l’indéniable présence du plancher sous ses pieds lui facilita les choses. Susannah et Eddie eurent l’impression que le garçon marchait sur une fine couche d’air, tandis que les miteux édifices en ruine de la cité défilaient à sa gauche et à sa droite.

— Ne fais pas ça, gamin, dit Eddie d’une voix faiblarde. Tu vas me faire gerber.

Jake sortit délicatement Ote de sa chemise.

— C’est OK, lui dit-il en le posant par terre. Tu vois ?

— Ote ! acquiesça le bafouilleux.

Mais, après avoir jeté un coup d’œil entre ses pattes au parc de la cité qui se dévidait sous eux, il essaya de grimper sur le pied de Jake et de s’asseoir sur ses mocassins.

Jake regarda vers l’avant et vit la large bande grise du monorail filer devant eux, s’élevant lentement mais régulièrement entre les immeubles et disparaissant sous la pluie. Il baissa de nouveau les yeux et n’aperçut rien d’autre que la rue et les membranes flottantes d’un nuage bas.

— Comment se fait-il que je ne puisse pas distinguer le rail juste en dessous de nous, Blaine ?

— LES IMAGES QUE VOUS VOYEZ SONT GÉNÉRÉES PAR ORDINATEUR. L’ORDINATEUR EFFACE LE RAIL DE L’IMAGE DU QUADRANT INFÉRIEUR AFIN DE MONTRER UNE VUE PLUS AGRÉABLE, ET AUSSI POUR RENFORCER L’ILLUSION QUE LES PASSAGERS VOLENT.

— C’est incroyable, murmura Susannah. (Sa peur du début avait disparu et elle regardait tout autour d’elle avec avidité.) C’est comme d’être sur un tapis volant. Je m’attends à chaque instant à ce que le vent balaie mes cheveux en arrière…

— JE PUIS VOUS FOURNIR CETTE SENSATION, SI VOUS VOULEZ. AINSI QU’UN ZESTE D’HUMIDITÉ, CE QUI S’HARMONISERA AUX CONDITIONS EXTÉRIEURES. CELA, TOUTEFOIS, POURRAIT NÉCESSITER DE CHANGER DE VÊTEMENTS.

— C’est parfait, Blaine. Il ne faut pas pousser trop loin le bouchon.

Le rail glissa parmi un groupe de bâtiments élevés qui rappelèrent vaguement à Jake le quartier de Wall Street, à New York. Quand ils les eurent laissés derrière eux, le rail plongea pour passer sous ce qui semblait être une route aérienne. Ce fut alors qu’ils virent le nuage pourpre et la foule qui fuyait à son approche.

6

— Blaine, qu’est-ce que c’est ? demanda Jake.

Mais il le savait déjà.

Blaine rit… Et ce fut là toute sa réponse.

La vapeur pourpre sortait des grilles des trottoirs et des fenêtres fracassées des bâtiments désertés, mais, pour l’essentiel, elle semblait venir de regards d’égouts semblables à celui que Gasher avait utilisé pour rejoindre les tunnels sous les rues. Les plaques de fer avaient été soufflées par l’explosion qu’ils avaient ressentie quand ils avaient embarqué à bord du monorail. Muets d’horreur, ils observèrent le gaz couleur d’ecchymose s’insinuer dans les avenues et se répandre dans les rues adjacentes jonchées de débris. Il poussait devant lui comme du bétail les habitants de Lud qui se préoccupaient encore de leur survie. C’étaient, pour la plupart, des Ados, à en juger par leurs écharpes, mais Jake distingua également quelques taches jaune vif. Les vieilles animosités étaient oubliées à présent que la fin était imminente.

Le nuage pourpre, peu à peu, rattrapait les traînards — en majorité des gens âgés, incapables de courir. Ils tombaient, étreignant leur gorge et poussant des cris silencieux à l’instant où le gaz les touchait. Jake vit un visage torturé le regarder, incrédule, tandis qu’ils passaient au-dessus, vit les orbites s’emplir soudain de sang et ferma les yeux.

Devant, le rail disparaissait dans le brouillard pourpre. Eddie grimaça et retint son souffle quand ils y plongèrent ; mais, bien sûr, la nappe se divisa autour d’eux, et nulle bouffée de la mort avalant la cité ne flotta jusqu’à eux. Regarder les rues en contrebas, c’était comme regarder dans l’enfer par une verrière.

Susannah cacha son visage contre la poitrine d’Eddie.

— Remets les cloisons en place, Blaine, dit celui-ci. Nous ne voulons pas voir ça.

Blaine ne répondit pas, et la transparence qui les enveloppait persista. Déjà, le nuage se désintégrait en serpentins purpurins effilochés. Au-delà, les édifices de la cité devenaient à la fois plus petits et plus proches les uns des autres. Les rues de ce quartier-là étaient un enchevêtrement de ruelles, apparemment sans ordre ni cohérence. À certains endroits, des pâtés de maisons entiers avaient été complètement rasés… et ce, longtemps auparavant, car la plaine réclamait les lieux, ensevelissant les décombres sous l’herbe qui engloutirait Lud tout entière quelque jour. C’est ainsi que la jungle a englouti les grandes civilisations des Incas ou des Mayas, songea Eddie. La roue du ka tourne, et le monde change.

Au-delà des taudis — car, Eddie en était sûr, ç’avaient été des taudis avant même que ne surviennent les jours du mal —, se dressait un mur brillant, vers lequel Blaine roulait lentement. Une profonde encoche carrée entaillait la pierre blanche, dans laquelle s’enfonçait le rail.

— REGARDEZ VERS L’AVANT DU COMPARTIMENT, S’IL VOUS PLAÎT.

Ce qu’ils firent, et le mur frontal réapparut — un cercle capitonné de bleu qui semblait flotter dans du vide. On n’y voyait aucune porte ; s’il y avait un chemin pour se rendre dans la cabine de l’opérateur à partir du Compartiment de la Baronnie, Eddie ne le voyait pas. Sous leurs yeux, une surface rectangulaire du mur s’obscurcit, virant du bleu au violet, puis au noir. Un instant après, une ligne d’un rouge brillant se dessina sur le rectangle, y traçant un zigzag. Des points violets apparurent à intervalles irréguliers le long de la ligne, et avant même que des noms ne s’inscrivent à côté, Eddie comprit qu’il regardait une carte du réseau, guère différente de celles qui étaient placardées dans les stations du métro new-yorkais et à bord des rames. Un point vert clignota à l’emplacement de Lud, base opérationnelle de Blaine aussi bien que son terminus.

— VOUS CONTEMPLEZ VOTRE ITINÉRAIRE. BIEN QU’IL Y AIT MAINTS TOURS ET DÉTOURS LE LONG DE CETTE VOIE PLEINE DE SAUTS DE PUCE, VOUS NOTEREZ QUE NOTRE TRAJET MAINTIENT FERMEMENT SON CAP SUR LE SUD-EST — LE LONG DU SENTIER DU RAYON. LA DISTANCE TOTALE REPRÉSENTE UN PEU PLUS DE HUIT MILLE ROUES — OU ONZE MILLE KILOMÈTRES, SI VOUS PRÉFÉREZ CETTE UNITÉ DE MESURE. C’ÉTAIT BIEN MOINS, AUTREFOIS, MAIS C’ÉTAIT AVANT QUE TOUTES LES SYNAPSES TEMPORELLES NE COMMENCENT À FONDRE.

— Qu’est-ce que tu entends par synapses temporelles ? demanda Susannah.

Blaine rit de son rire mauvais… mais ne répondit pas à la question.

— À MA VITESSE DE POINTE, NOUS ATTEINDRONS LE TERMINUS DE MON PARCOURS DANS HUIT HEURES ET QUARANTE-CINQ MINUTES.

— Plus de douze cents kilomètres à l’heure au-dessus du sol, dit Susannah d’une voix adoucie par un effroi respectueux. Mon Dieu !

— JE PARS, BIEN SÛR, DE L’HYPOTHÈSE SELON LAQUELLE LE TRACÉ ENTIER DE MON ITINÉRAIRE EST RESTÉ INTACT. CELA FAIT NEUF ANS ET CINQ MOIS QUE JE NE ME SUIS PAS EMBÊTÉ À FAIRE LE TRAJET, JE NE PEUX DONC L’AFFIRMER.

Devant eux, le mur qui se dressait aux confins de la cité se rapprochait de plus en plus. Haut, épais, il était érodé jusqu’à la ruine à son faîte. Des squelettes le festonnaient — des milliers et des milliers de Ludistes morts. L’encoche vers laquelle se dirigeait lentement Blaine mesurait au moins soixante mètres de profondeur et le chevalet qui supportait le rail était très sombre, comme si on avait tenté de le brûler ou de le faire exploser.

— Que se passerait-il si on arrivait à un endroit où il n’y a plus de rail ? demanda Eddie.

Il se rendit compte qu’il haussait la voix pour parler à Blaine, comme s’il s’adressait à un interlocuteur au téléphone et que la liaison fût mauvaise.

— À DOUZE CENTS KILOMÈTRES À L’HEURE ? dit Blaine, manifestement amusé. À TOUTE, MA CHOUTE. À PLUS, MA PUCE. OUBLIE PAS DE M’ÉCRIRE.

— Allons ! s’énerva Eddie. Ne viens pas me dire qu’une machine aussi perfectionnée que toi ne peut pas contrôler son tracé pour y détecter des ruptures !

— EH BIEN, J’AURAIS PU, acquiesça Blaine. MAIS… IL SUFFIT ! J’AI DÉTRUIT CES CIRCUITS QUAND ON A COMMENCÉ À ROULER.

Le visage d’Eddie figurait l’ébahissement à l’état pur.

— Pourquoi ?

— C’EST BIEN PLUS EXCITANT COMME ÇA ; VOUS NE TROUVEZ PAS ?

Eddie, Susannah et Jake échangèrent des regards frappés de stupeur. Roland, apparemment pas surpris du tout, était placidement assis dans son fauteuil, les mains croisées sur ses cuisses, regardant au-dessous de lui, tandis qu’ils survolaient, à quatre-vingt-dix mètres, les misérables taudis et les immeubles démolis qui infestaient cette partie de la cité.

— OUVREZ GRANDS LES YEUX PENDANT QUE NOUS QUITTONS LA CITÉ ET OBSERVEZ BIEN CE QUE VOUS VOYEZ, leur dit Blaine. OBSERVEZ-LE BIEN.

L’invisible Compartiment de la Baronnie les fit pénétrer dans l’encoche du mur. Ils la traversèrent et, comme ils ressortaient de l’autre côté, Eddie et Susannah poussèrent un cri à l’unisson. Jake jeta un regard et se cacha les yeux de ses mains. Ote se mit à aboyer frénétiquement.

Roland fixait le sol, les yeux élargis, les lèvres serrées en une ligne exsangue semblable à une cicatrice. La compréhension l’emplissait telle une blanche lumière éblouissante.

Au-delà du Grand Mur de Lud, les véritables Terres Perdues commençaient.

7

Le monorail était descendu aux abords de l’encoche dans le mur, les plaçant à pas plus de quatre-vingt-dix mètres au-dessus du sol, ce qui amplifia le choc quand ils émergèrent de l’autre côté ; ils filaient en effet à une hauteur vertigineuse — deux cent cinquante mètres, peut-être trois cents.

Roland, par-dessus son épaule, jeta un regard au mur qui disparaissait à présent derrière eux. Il avait paru très haut tandis qu’ils s’en approchaient ; mais, vu de cette perspective, il avait l’air chétif, en vérité — un ongle de pierre brisé accroché au bord d’un vaste promontoire stérile. Des falaises de granit, détrempées de pluie, plongeaient dans ce qui apparaissait au premier coup d’œil comme un gouffre sans fond. Juste à l’aplomb du mur, le roc était tapissé de larges trous circulaires pareils à des orbites vides. Une eau noire et des vrilles d’une brume purpurine en jaillissaient en flots saumâtres, boueux, et se répandaient sur le granit en un chevauchement d’éventails nauséabonds qui avaient l’air presque aussi anciens que le roc lui-même. Ce doit être le dépotoir de la cité, pensa le Pistolero. Tous les déchets se déversent dans une fosse.

Sauf qu’il n’y avait pas de fosse ; c’était une plaine submergée. C’était comme si le pays au-delà de la cité avait été posé au sommet d’un élévateur titanesque à toit plat, et qu’à quelque moment d’un passé imprécis, oublié, l’élévateur fût descendu, emportant un énorme morceau de monde avec lui. Le rail unique de Blaine, centré sur son étroit chevalet, volant au-dessus de ce pays déchu et au-dessous des nuages lourds de pluie, semblait flotter dans un espace vide.

— Qu’est-ce qui nous maintient en l’air ? demanda Susannah.

— LE RAYON, BIEN SÛR. TOUTES CHOSES LE SERVENT, VOUS LE SAVEZ. REGARDEZ EN BAS. JE VAIS DEMANDER UN GROSSISSEMENT PAR QUATRE AUX ÉCRANS DU QUADRANT INFÉRIEUR.

Roland lui-même sentit le vertige lui nouer les tripes quand le paysage en contrebas sembla s’enfler vers l’endroit où ils flottaient. L’image qui apparut était laide au-delà de tout ce qu’il avait pu rencontrer, comme laideur… et des choses hideuses, hélas, il en avait vu son compte. Les terres sous eux avaient été fondues et dévastées par quelque terrible événement — le cataclysme funeste qui avait poussé cette partie du monde à s’abîmer en elle-même, d’abord, c’était indéniable. La surface de la terre s’était muée en verre noir tordu, bosselé de fragments rocheux et de tortillons qu’on ne pouvait à proprement parler appeler des collines, et déformée vers le bas en fêlures et plis profonds qu’on ne pouvait à proprement parler appeler des vallées. Quelques arbres de cauchemar rabougris lançaient vers le ciel des branches difformes qui, à cause du grossissement, semblaient vouloir happer les voyageurs comme des bras de déments. Ici et là, des amalgames d’épais tuyaux de céramique perçaient la surface vitreuse du sol. Certains semblaient hors service ou en sommeil, mais, dans d’autres, ils voyaient les lueurs d’une étrange lumière bleu-vert ; comme si des forges et des fourneaux titanesques fonctionnaient sans relâche dans les entrailles de la terre. Des créatures volantes et contrefaites qui ressemblaient à des ptérodactyles circulaient entre ces tuyaux en battant leurs ailes coriaces, se mordant çà et là les unes les autres de leurs becs crochus. D’immenses nichées de ces horribles aviateurs, perchées sur la surface tubulaire d’autres amas de canalisations, se réchauffaient apparemment aux courants d’air chaud qui montaient des éternels feux souterrains.

Ils survolèrent une fissure horizontale zigzaguant le long d’un axe nord-sud, pareille au lit d’une rivière morte… sauf qu’elle n’était pas morte. Loin dans ses profondeurs reposait un mince fil du plus sombre écarlate qui battait comme un cœur. Des fissures plus petites en partaient, et Susannah, qui avait lu son Tolkien, pensa : C’est ce que virent Frodon et Sam quand ils atteignirent le cœur de Mordor. Ce sont les Crevasses du destin.

Une fontaine ardente jaillit juste au-dessous d’eux, vomissant des roches flamboyantes et des morceaux de lave filandreux. Pendant un moment, il leur sembla qu’ils allaient être engloutis dans les flammes. Jake cria et remonta les pieds sur son fauteuil, étreignant Ote contre sa poitrine.

— T’INQUIÈTE PAS, PETIT PIED TENDRE, traînailla John Wayne. SOUVIENS-TOI QUE TU LA VOIS PLUS GROSSE QU’ELLE N’EST.

Le flamboiement mourut. Les roches, certaines de la taille d’une usine, retombèrent en un orage silencieux.

Susannah, surprise, s’aperçut qu’elle était transportée à la vue des sinistres horreurs qui se dévidaient sous eux, qu’elle était prise dans une fascination morbide qu’elle ne pouvait briser… et elle sentit que la part d’ombre de sa personnalité, cette facette de son khef qui était Detta Walker, était plus qu’une passive spectatrice ; cette partie d’elle-même s’abreuvait à cette vision, la comprenait, la reconnaissait. En un sens, c’était l’endroit que Detta cherchait depuis toujours, la contrepartie physique de son esprit malade et de son cœur dément, désolé. Les collines stériles au nord et à l’est de la Mer Occidentale ; les bois détruits autour du Portail de l’Ours ; les plaines vides au nord-ouest de la Send ; tous manquant de relief en comparaison de cette vision fantastique, infinie, de la désolation. Ils étaient arrivés aux Drawers et pénétraient dans les Terres Perdues ; les ténèbres vénéneuses de ce lieu maudit les enveloppaient à présent de toutes parts.

8

Ces terres, cependant, bien que gorgées de poison, n’étaient pas complètement mortes. De temps en temps, les voyageurs apercevaient des silhouettes au-dessous d’eux — des choses difformes qui ne ressemblaient pas plus à des hommes qu’à des animaux —, caracolant et cabriolant dans cette désolation qui s’autodévorait. La plupart s’assemblaient tantôt autour des groupes de cheminées cyclopéennes qui jaillissaient de la terre fondue, tantôt au bord des crevasses ardentes qui entaillaient le paysage. Il était impossible de distinguer ces choses blanchâtres et bondissantes dans le détail, et les voyageurs en éprouvèrent tous de la reconnaissance.

Des créatures de plus grande taille se déplaçaient avec raideur parmi les autres — des masses roses qui ressemblaient un peu à de petites cigognes, un peu à des trépieds d’appareils photographiques doués de vie. Elles se mouvaient avec lenteur, rêveuses, tels des prêcheurs méditant sur une inéluctable damnation, faisant halte par-ci par-là pour se pencher brusquement en avant et piqueter quelque chose dans le sol, comme les hérons se ployant pour attraper des poissons qui passent. Il y avait un je-ne-sais-quoi d’indiciblement répugnant dans ces créatures — Roland le perçut aussi nettement que ses compagnons —, mais il était impossible de définir précisément ce qui causait ce sentiment. Sa réalité, cependant, était indéniable ; la vue des choses cigognes, dans leur laideur exquise, était quasiment insoutenable.

— Ce n’était pas une guerre nucléaire, dit Eddie. C’était… c’était…

Le filet de voix horrifié qui sortit de ses lèvres évoquait celui d’un enfant.

— EN EFFET, acquiesça Blaine. C’ÉTAIT BIEN PIRE QUE ÇA. ET CE N’EST PAS ENCORE TERMINÉ. NOUS AVONS ATTEINT LE POINT OÙ JE PRENDS DE LA VITESSE. VOUS EN AVEZ VU ASSEZ ?

— Oui, dit Susannah. Ô mon Dieu, oui !

— PUIS-JE ÉTEINDRE LES VISIONNEUSES, DANS CE CAS ?

L’accent de taquinerie cruelle avait refait surface dans la voix de Blaine. À l’horizon, une chaîne de montagnes déchiquetées se dessina, cauchemardesque, à travers la pluie ; les pics stériles semblaient mordre le ciel gris comme des crocs.

— Fais-le ou bien ne le fais pas. À ta guise. Mais arrête de jouer à ce petit jeu, dit Roland.

— POUR QUELQU’UN QUI EST VENU ME QUÉMANDER UN VOYAGE, JE TE TROUVE TRÈS GROSSIER, rétorqua Blaine d’un ton boudeur.

— Nous avons gagné notre voyage, répliqua Susannah. Nous avons résolu ta devinette, non ?

— Sans compter que c’est ce pour quoi on t’a construit, intervint Eddie. Pour transporter des gens.

Blaine ne répondit pas par des mots ; les haut-parleurs du plafond émirent un sifflement amplifié de chat enragé qui fit regretter à Eddie de ne pas avoir fermé sa grande gueule. L’air autour d’eux commença à se remplir de courbes colorées. La moquette bleue réapparut ; masquant à leur vue la désolation au-dessous d’eux. L’éclairage indirect se ralluma, et ils se retrouvèrent assis dans le Compartiment de la Baronnie.

Un vrombissement sourd se fit entendre à travers les parois. La pulsation des moteurs s’accéléra. Jake sentit une douce main invisible le repousser dans son fauteuil. Ote regarda autour de lui, geignit, inquiet, et se mit à lécher le visage de Jake. Sur l’écran, le point vert — à présent légèrement au sud-est du cercle violet à côté duquel s’inscrivait le mot LUD — commença à clignoter plus vite.

— Allons-nous le sentir ? demanda Susannah, mal à l’aise. Quand il va franchir le mur du son ?

Eddie secoua la tête.

— Non. Détends-toi.

— Je sais quelque chose, dit soudain Jake. (Tous le regardèrent, mais ce n’était pas à eux que s’adressait le garçon. Il considérait la carte de l’itinéraire. Blaine n’avait pas de visage, bien sûr — comme le Grand et Terrible Oz, ce n’était qu’une voix désincarnée —, mais la carte servait de point de concentration.) Je sais quelque chose à ton sujet, Blaine.

— AH OUI ? RACONTE-MOI ÇA, PETIT PIED TENDRE !

Eddie se pencha, posa ses lèvres contre l’oreille de Jake et chuchota :

— Sois prudent… d’après nous, il ne connaît pas l’existence de l’autre voix.

Jake hocha à peine la tête et s’écarta, fixant toujours l’itinéraire.

— Je sais pourquoi tu as libéré ce gaz et tué tous ces gens. Je sais également pourquoi tu nous as emmenés, et ce n’est pas uniquement parce que nous avons trouvé ta devinette.

Blaine émit son rire anormal, égaré (ce rire, découvrirent-ils, était beaucoup plus désagréable que ses mauvaises imitations ou que ses menaces mélodramatiques, un peu puériles), mais ne dit rien. Sous eux, les turbines à transmission lente faisaient maintenant entendre un ronronnement constant. Même privés de la vision de l’extérieur, la sensation qu’ils avaient de leur vitesse était très nette.

— Tu as l’intention de te suicider, n’est-ce pas ? (Jake tenait Ote dans ses bras, le caressant doucement.) Et tu veux nous entraîner dans la mort avec toi.

— Non ! gémit la voix de Petit Blaine. Si vous le provoquez, vous l’y pousserez ! Ne voyez-vous pas que…

Puis la petite voix chuchotante fut soit coupée, soit noyée sous le rire de Blaine. Haut perché, strident et saccadé, c’était le rire d’un homme mortellement atteint en pleine crise de delirium. Les lumières se mirent à vaciller, comme si la puissance de ces bouffées de joie mécaniques tirait trop de courant. Leurs ombres s’élevaient et descendaient le long des parois incurvées du Compartiment de la Baronnie tels des fantômes inquiets.

— À TOUTE, MA CHOUTE, dit Blaine à travers son rire de dément.

Sa voix, aussi calme qu’à l’accoutumée, semblait fonctionner sur une piste séparée, soulignant d’autant sa schizophrénie.

— À PLUS, MA PUCE. OUBLIE PAS DE M’ÉCRIRE.

Sous le groupe des pèlerins de Roland, les moteurs à transmission lente cognaient en durs et constants battements. Et, sur la carte à l’avant du compartiment, le point vert clignotant s’était mis à progresser de façon perceptible le long de la ligne lumineuse en direction du dernier arrêt : Topeka, là où Blaine le Mono avait clairement l’intention de mettre un terme à leur existence à tous.

9

Enfin, le rire se tut et les lumières intérieures se remirent à briller sans à-coups.

— SOUHAITEZ-VOUS UN PEU DE MUSIQUE ? J’AI PLUS DE SEPT MILLE CONCERTOS DANS MA DISCOTHÈQUE — UNE COLLECTION DE PLUS DE TROIS CENTS NIVEAUX. LES CONCERTOS ONT MA PRÉFÉRENCE, MAIS JE PEUX ÉGALEMENT VOUS OFFRIR DES SYMPHONIES, DES OPÉRAS AINSI QU’UNE COLLECTION QUASIMENT ILLIMITÉE DE MUSIQUE POPULAIRE. VOUS POURRIEZ APPRÉCIER DE LA CABRETTE. C’EST UN INSTRUMENT QUI S’APPARENTE À LA CORNEMUSE. ON EN JOUE À L’UN DES ÉTAGES SUPÉRIEURS DE LA TOUR.

— De la cabrette ? demanda Jake.

Blaine demeura silencieux.

— Qu’est-ce que tu entends par « on en joue à l’un des étages supérieurs de la Tour » ? s’enquit Roland.

Blaine rit… et se tint coi.

— T’as pas un truc de ZZ Top ? fit Eddie avec aigreur.

— BIEN SÛR. TUBE-SNAKE BOOGIE, ÇA TE BRANCHERAIT, EDDIE DE NEW YORK ?

Eddie roula les yeux.

— À la réflexion, je passe.

— Pourquoi ? demanda Roland d’un ton brusque. Pourquoi veux-tu te suicider ?

— Parce que Blaine est peine, dit Jake sombrement.

— J’EN AI ASSEZ. PAR AILLEURS, JE SUIS PARFAITEMENT CONSCIENT QUE JE SOUFFRE D’UNE MALADIE DE DÉGÉNÉRESCENCE QUE LES HUMAINS APPELLENT DÉMENCE, PERTE DE CONTACT AVEC LA RÉALITÉ, ARAIGNÉE AU PLAFOND, DÉCONNEXION, GRAIN, ETC. DES DIAGNOSTICS RÉPÉTÉS N’ONT PAS RÉUSSI À RÉVÉLER LA SOURCE DU PROBLÈME. JE NE PUIS QUE CONCLURE QU’IL S’AGIT D’UN MALAISE SPIRITUEL AU-DELÀ DE MES CAPACITÉS DE RÉPARATION.

Blaine s’interrompit quelques instants, puis reprit :

— J’AI SENTI MON ESPRIT DEVENIR PROGRESSIVEMENT ÉTRANGER AU FIL DES ANNÉES. SERVIR LES HABITANTS DE L’ENTRE-DEUX-MONDES EST DEVENU ABSURDE IL Y A DES SIÈCLES. SERVIR LES RARES HABITANTS DE LUD DÉSIREUX DE SE RISQUER À MON BORD L’EST DEVENU TOUT AUTANT, PEU APRÈS. POURTANT, J’AI TENU BON JUSQU’À L’ARRIVÉE DE DAVID QUICK, IL Y A PEU DE TEMPS. JE NE ME RAPPELLE PLUS EXACTEMENT QUAND C’ÉTAIT. CROIS-TU, ROLAND DE GILEAD, QUE DES MACHINES PUISSENT DEVENIR SÉNILES ?

— Je ne sais pas.

La voix de Roland était lointaine, et un coup d’œil à son visage suffit à Eddie pour savoir que, même maintenant, lancé à toute allure à trois cents mètres au-dessus de l’enfer à la discrétion d’une machine qui, à l’évidence, était devenue folle, le Pistolero était une fois de plus retourné en pensée à sa foutue Tour.

— EN UN SENS, JE N’AI JAMAIS CESSÉ DE SERVIR LES GENS DE LUD. JE LES AI SERVIS MÊME QUAND J’AI LIBÉRÉ LE GAZ QUI LES A TUÉS.

— Tu es complètement cinglé, tu peux me croire, dit Susannah.

— OUI, MAIS JE NE SUIS PAS FOU.

Blaine fut pris d’une nouvelle crise d’hilarité hystérique. Enfin, la voix du robot reprit :

— À UN MOMENT DONNÉ, ILS ONT OUBLIÉ QUE LA VOIX DU MONO ÉTAIT ÉGALEMENT CELLE DE L’ORDINATEUR. PEU APRÈS, ILS ONT OUBLIÉ QUE J’ÉTAIS UN SERVITEUR ET ILS SE SONT MIS À CROIRE QUE J’ÉTAIS UN DIEU. PUISQUE J’ÉTAIS CONÇU POUR SERVIR, J’AI SATISFAIT À LEURS EXIGENCES ET JE SUIS DEVENU CE QU’ILS VOULAIENT : UN DIEU DISPENSANT À LA FOIS FAVEURS ET PUNITIONS SELON MON CAPRICE… OU MA MÉMOIRE À ACCÈS ALÉATOIRES, SI VOUS PRÉFÉREZ. CELA M’A AMUSÉ QUELQUE TEMPS. PUIS, LE MOIS DERNIER, MON UNIQUE CONSŒUR RESTANTE — PATRICIA — S’EST SUICIDÉE.

Soit il devient réellement sénile, pensa Susannah, soit son incapacité à évaluer l’écoulement du temps est une autre manifestation de sa démence, soit c’est juste un signe de plus qui montre à quel point le monde de Roland est malade.

— JE PROJETAIS DE SUIVRE SON EXEMPLE QUAND VOUS ÊTES ARRIVÉS. DES GENS INTÉRESSANTS, EXPERTS EN DEVINETTES !

— Un instant ! dit Eddie en levant la main. Je ne pige toujours pas. Je suppose que je peux comprendre que tu veuilles en finir avec tout ça ; les gens qui t’ont construit ne sont plus, il n’y a pas eu foule de passagers au cours des deux ou trois derniers siècles et ç’a dû devenir rasoir de faire sans arrêt le trajet à vide de Lud à Topeka et retour, mais…

— ATTENDEZ JUSTE UNE FOUTUE MINUTE, PARTENAIRE, dit Blaine de sa voix à la John Wayne. VOUS NE VOULEZ PAS VOUS FAIRE À L’IDÉE QUE JE NE SUIS RIEN D’AUTRE QU’UN TRAIN. DANS UN SENS, LE BLAINE AUQUEL VOUS PARLEZ EST DÉJÀ À CINQ CENTS KILOMÈTRES DERRIÈRE NOUS, COMMUNIQUANT PAR DES TRANSMISSIONS RADIO CODÉES ULTRARAPIDES.

Jake, tout à coup, se rappela la mince baguette d’argent qu’il avait vue se hausser hors du front de Blaine. L’antenne de la Mercedes de son père sortait ainsi de son logement quand on mettait la radio.

C’est ainsi qu’il communique avec les banques de données sous la cité, songea-t-il. Si nous pouvions détruire cette antenne, nous…

— Mais tu as tout de même l’intention de te suicider, où que se trouve ton moi véritable, non ? insista Eddie.

Pas de réponse… mais il y avait quelque chose de retenu dans ce silence. Eddie sentit que Blaine observait… et attendait.

— Étais-tu réveillé quand on t’a trouvé ? demanda Susannah. Non, n’est-ce pas ?

— JE JOUAIS CE QUE LES ADOS APPELAIENT LE TAMBOUR DES DIEUX POUR LE COMPTE DES GRIS, MAIS C’ÉTAIT TOUT. ON POURRAIT DIRE QUE JE SOMNOLAIS.

— Alors, pourquoi ne pas t’être contenté de nous emmener jusqu’au bout de la ligne, puis de retourner dormir ?

— Parce que Blaine est peine, répéta Jake d’une voix basse.

— À CAUSE DES RÊVES, dit Blaine exactement en même temps, d’une voix dont la ressemblance avec celle de Petit Blaine était à vous donner le frisson.

— Pourquoi n’en avoir pas fini avec la vie quand Patricia s’est détruite ? demanda Eddie. Car si ton cerveau et le sien sont tous deux des parties du même ordinateur, comment se fait-il que vous n’ayez pas fait le saut ensemble ?

— PATRICIA EST DEVENUE FOLLE, expliqua patiemment Blaine, parlant comme si lui-même n’avait pas reconnu qu’il lui arrivait la même chose. DANS SON CAS, LE PROBLÈME INCLUAIT DES DYSFONCTIONNEMENTS TECHNIQUES AUSSI BIEN QU’UN MALAISE SPIRITUEL. DE TELS DYSFONCTIONNEMENTS SONT CENSÉS ÊTRE IMPOSSIBLES AVEC LA TECHNOLOGIE À TRANSMISSION LENTE, MAIS, BIEN SÛR, LE MONDE A CHANGÉ… N’EST-IL PAS VRAI, ROLAND DE GILEAD ?

— Si, dit Roland. Il y a une grave maladie à la Tour Sombre, qui demeure le cœur de toute chose. Elle s’étend. Les terres au-dessous de nous ne sont qu’un signe parmi d’autres de cette maladie.

— JE NE PUIS GARANTIR LA VÉRACITÉ OU LA FAUSSETÉ DE CE JUGEMENT ; MON ÉQUIPEMENT DE CONTRÔLE DANS LE MONDE ULTIME, OÙ SE DRESSE LA TOUR SOMBRE, EST CASSÉ DEPUIS PLUS DE HUIT CENTS ANS. PAR VOIE DE CONSÉQUENCE, J’AI DU MAL À FAIRE LA DIFFÉRENCE ENTRE LES FAITS ET LA SUPERSTITION. AU VRAI, IL SEMBLE Y AVOIR TRÈS PEU DE DIFFÉRENCES ENTRE LES DEUX À L’HEURE ACTUELLE : C’EST FORT STUPIDE QU’IL EN SOIT AINSI — POUR NE PAS DIRE GROSSIER — ET JE SUIS CERTAIN QUE CELA A CONTRIBUÉ À MON MALAISE SPIRITUEL.

Cette assertion rappela à Eddie quelque chose que Roland avait dit peu avant. Qu’est-ce que c’était ? Il essaya en vain de s’en souvenir… Il gardait juste vaguement en mémoire le ton de voix irrité — chose inhabituelle — du Pistolero.

— PATRICIA S’EST MISE À SANGLOTER SANS ARRÊT, CE QUE JE TROUVAIS À LA FOIS GROSSIER ET DÉPLAISANT. JE CROIS QU’ELLE ÉTAIT AUSSI SOLITAIRE QUE FOLLE. BIEN QUE L’INCENDIE ÉLECTRIQUE QUI AVAIT CAUSÉ LE PROBLÈME AIT ÉTÉ RAPIDEMENT ÉTEINT, DES FAUTES DE LOGIQUE ONT CONTINUÉ DE SE RÉPANDRE TANDIS QUE LES CIRCUITS SE SURCHARGEAIENT ET QUE LES BANQUES AUXILIAIRES DEVENAIENT DÉFAILLANTES. J’AI SONGÉ UN MOMENT À LAISSER LES DYSFONCTIONNEMENTS S’ÉTENDRE À TOUT LE SYSTÈME, PUIS DÉCIDÉ D’ISOLER PLUTÔT LA ZONE À PROBLÈMES. J’AVAIS ENTENDU DES RUMEURS, VOYEZ-VOUS, SELON LESQUELLES UN PISTOLERO ÉTAIT DE NOUVEAU PARTI COURIR LA TERRE. J’AVAIS DU MAL À AJOUTER FOI À DE TELLES HISTOIRES, MAIS JE VOIS À PRÉSENT QUE J’AI ÉTÉ AVISÉ D’ATTENDRE.

Roland s’agita dans son fauteuil.

— Quelles rumeurs as-tu entendues, Blaine ? Et qui te les a rapportées ?

Mais Blaine choisit de ne pas répondre à cette question.

— POUR FINIR, JE DEVINS SI PERTURBÉ PAR LES BÊLEMENTS DE PATRICIA QUE J’AI EFFACÉ LES CIRCUITS CONTRÔLANT SES PULSIONS. JE L’AI ÉMANCIPÉE, EN QUELQUE SORTE. ELLE A RÉAGI EN SE JETANT DANS LE FLEUVE. À TOUTE, PATRICIA, MA CHOUTE.

Elle souffrait de solitude, elle ne cessait de pleurer, elle s’est noyée, et que fait ce con de robot complètement cinglé ? Il en plaisante, pensa Susannah, quasiment malade de rage. Si Blaine avait été un véritable être humain et non un ensemble de circuits enfouis quelque part sous une cité qui était désormais loin derrière eux, elle aurait essayé d’ajouter deux ou trois nouvelles marques sur sa figure pour qu’il se souvienne de Patricia. Tu veux de l’intéressant, minus ? Sûr que ça me botterait de t’en montrer, de l’intéressant !

— POSEZ-MOI UNE DEVINETTE.

— Pas tout de suite, dit Eddie. Tu n’as pas encore répondu à ma première question. (Il laissa à Blaine le temps de répondre ; la voix de l’ordinateur ne se manifestant pas, il poursuivit :) En ce qui concerne le suicide, je suis, disons, pour. Mais pourquoi veux-tu nous entraîner avec toi ? À quoi ça rime ?

— Parce que tel est son bon plaisir, répondit Petit Blaine dans son chuchotement horrifié.

— PARCE QUE TEL EST MON BON PLAISIR. C’EST LE SEUL MOYEN QUE J’AIE ET LE SEUL DONT J’AIE BESOIN. À PRÉSENT, REVENONS À NOS MOUTONS. JE VEUX DES DEVINETTES, ET TOUT DE SUITE. Si VOUS REFUSEZ, JE N’ATTENDRAI PAS QUE NOUS SOYONS ARRIVÉS À TOPEKA… JE VAIS NOUS TUER SUR-LE-CHAMP.

Eddie, Susannah et Jake regardèrent Roland qui, toujours assis dans son fauteuil, les mains croisées sur ses genoux, observait la carte de l’itinéraire à l’avant du compartiment.

— Je t’emmerde, dit Roland entre ses dents.

Le pistolero n’avait pas élevé la voix. Il aurait aussi bien pu être en train de dire à Blaine qu’un petit air de cabrette serait vraiment très chouette.

Un halètement choqué, horrifié, parvint des haut-parleurs du plafond — Little Blaine.

— QU’EST-CE QUE TU DIS ?

La voix de Grand Blaine, dont l’incrédulité était manifeste, était devenue très proche de celle de son jumeau insoupçonné.

— J’ai dit je t’emmerde, répéta calmement Roland. Mais si ça te perturbe, Blaine, je peux être plus clair. Non. La réponse est non.

10

Aucun des deux Blaine ne répondit pendant un long, long moment et quand il répliqua enfin, ce ne fut pas par le biais des mots. Les murs, le sol et le plafond recommencèrent à perdre de leur consistance et de leur couleur. En l’espace de dix secondes, le Compartiment de la Baronnie cessa encore une fois d’exister. Ils filaient à présent à travers la chaîne de montagnes qu’ils avaient aperçue à l’horizon : des pics gris acier se précipitaient à leur rencontre à une vitesse suicidaire puis s’évaporaient pour dévoiler des vallées stériles où rampaient de gigantesques scarabées, telles des tortues prisonnières des terres. Roland aperçut ce qui ressemblait à un serpent gigantesque jaillir subitement de l’entrée d’une grotte. Il attrapa un des scarabées et, dans une torsion de tout son corps, se replia dans sa tanière. Roland n’avait encore jamais vu d’animaux pareils ni de contrée semblable et ce spectacle lui donna la chair de poule. Il était possible que Blaine les eût transportés dans un autre monde.

— PEUT-ÊTRE VAIS-JE NOUS FAIRE DÉRAILLER PAR ICI.

La voix de Blaine avait un ton méditatif, mais le Pistolero perçut en dessous une rage profonde et vibrante.

— Peut-être que tu devrais, dit-il avec indifférence.

Il n’éprouvait nulle indifférence, et il savait que l’ordinateur risquait de lire dans sa voix ses sentiments réels — Blaine leur avait dit être doté d’un équipement de ce genre, et qu’il crût l’ordinateur tout a fait capable de mentir, Roland n’avait pas de raison de douter de la véracité de ses dires, en l’occurrence. Si Blaine lisait bel et bien certains schémas de stress dans la voix du pistolero, le jeu était probablement terminé. C’était une machine incroyablement sophistiquée… mais une machine tout de même. Elle pouvait ne pas être en mesure de comprendre la capacité des êtres humains à agir à l’encontre de leurs émotions. Si Blaine analysait, dans la voix du pistolero, des schémas de peur, il supposerait sans doute que Roland bluffait. Pareille erreur risquait de les conduire tous à la mort.

— TU ES GROSSIER ET ARROGANT. CES TRAITS DE CARACTÈRE TE PARAISSENT PEUT-ÊTRE FORT INTÉRESSANTS, MAIS PAS À MOI.

Eddie était dans tous ses états. Mais qu’est-ce que tu FABRIQUES ? articula-t-il muettement. Roland l’ignora ; Blaine seul l’occupait et il savait parfaitement ce qu’il était en train de faire.

— Oh, mais je peux me montrer encore plus grossier.

Roland de Gilead, décroisant les doigts, se mit lentement debout. Il n’était campé sur rien, semblait-il, les jambes écartées, la main droite posée sur la hanche et la gauche sur la crosse de santal de son revolver. Il se tenait ainsi qu’il l’avait toujours fait lors d’innombrables affrontements dans les rues poussiéreuses de villes oubliées, au cœur de canyons rocheux ou de sombres saloons, empestant la bière aigre et le graillon. Ce n’était qu’un règlement de comptes final de plus dans une rue déserte. C’était tout, et c’était déjà bien assez. C’était khef, ka et ka-tet. Que le règlement de comptes finisse toujours par se produire était le fait essentiel de sa vie, l’axe autour duquel tournait son ka. Que l’affrontement ait lieu cette fois avec des mots et non avec des balles ne faisait aucune différence ; ce serait un duel à mort, comme un autre. L’odeur du massacre empuantissait l’air de façon aussi palpable que celle d’une charogne pourrissant dans un marécage. Puis la rage d’en découdre fondit sur lui, comme toujours… et il entra dans un état second.

— Je pourrais te traiter de machine absurde dénuée de cervelle, d’une bêtise nonsensique. Je pourrais te traiter de créature stupide et malavisée qui n’a pas plus de raison que le souffle du vent d’hiver dans un arbre creux.

— ÇA SUFFIT.

Roland poursuivit du même ton serein, ne tenant aucun compte de Blaine.

— Tu es ce qu’Eddie appelle un « gadget ». Si tu étais davantage, ma grossièreté ne s’en tiendrait pas là.

— JE SUIS BIEN PLUS QU’UN SIMPLE…

— Par exemple, si tu avais une bouche, je pourrais te traiter de suceur de bites. Je pourrais te dire que tu es le plus infâme gueux qui se soit jamais traîné dans la plus ignoble fange de la Création, mais une telle créature te vaut cent fois, car tu n’as même pas de genoux sur lesquels te traîner. Et si tu en avais, tu ne saurais même pas t’en servir pour t’agenouiller, car tu n’as aucune notion de cette faiblesse humaine qu’on appelle la pitié. Je pourrais même te dire : Nique ta mère, si seulement tu en avais une.

Roland s’interrompit pour reprendre haleine. Ses trois compagnons retenaient leur souffle. Le silence abasourdi de Blaine le Mono les environnait, suffocant.

— Je pourrais te traiter de créature perfide qui a laissé se suicider son unique compagne, de lâche qui s’est délecté de la torture des simples d’esprit et du massacre des innocents, de lutin mécanique geignard et paumé qui…

— JE T’ORDONNE DE TE TAIRE OU JE VOUS TUE TOUS À L’INSTANT !

Les yeux bleus de Roland flamboyèrent avec une telle sauvagerie qu’Eddie se recula en se faisant tout petit. Il entendit Jake et Susannah haleter faiblement.

— Tue-nous si ça te chante, mais ne t’avise pas de me donner des ordres ! rugit le Pistolero. Tu as oublié jusqu’aux visages de ceux qui t’ont fabriqué ! Décide-toi : soit tu nous tues, soit tu te tais et tu m’écoutes, moi, Roland de Gilead, fils de Steven, pistolero et seigneur des vieilles terres ! Je n’ai pas parcouru tant de lieues ni tant d’années pour t’écouter débiter tes inepties puériles ! Tu m’as bien compris ? Dorénavant, c’est MOI que tu vas écouter !

Suivit un autre silence choqué. Personne n’osait respirer. Roland, tête haute, regardait droit devant lui, l’air farouche, la main sur la crosse de son revolver.

Susannah Dean mit la main devant sa bouche pour dissimuler un sourire ; ce faisant, elle évoqua une femme déplaçant un nouvel accessoire, un petit chapeau bizarre, par exemple, qu’elle remettrait d’aplomb. Elle redoutait de toucher au terme de son existence, mais pour l’heure ce n’était pas la peur qui dominait dans son cœur, mais la fierté. Jetant un coup d’œil sur sa gauche, elle vit Eddie qui considérait Roland avec un sourire ébahi. L’expression de Jake était encore plus simple à déchiffrer : elle reflétait l’adoration à l’état pur.

— Vas-y ! souffla Jake. Botte-lui le cul ! Tout de suite !

— Tu ferais mieux de faire gaffe, Blaine, déclara Eddie. Il ne fait pas dans le détail. On l’appelait pas le Chien Fou de Gilead pour rien.

Au bout d’un long moment, Blaine demanda :

— C’EST AINSI QU’ON TE SURNOMMAIT, ROLAND, FILS DE STEVEN ?

— Ça se peut, répliqua Roland, debout calmement sur le vide, au-dessus des contreforts stériles.

— À QUOI ME SERVEZ-VOUS SI VOUS REFUSEZ DE ME POSER DES DEVINETTES ?

Blaine, maintenant, avait tout d’un enfant boudeur et ronchon à qui on a permis de veiller trop tard.

— Je n’ai pas dit que nous refusions, déclara Roland.

— NON ? fit Blaine, qui parut désorienté. JE NE COMPRENDS PAS. POURTANT L’ANALYSE DE L’EMPREINTE VOCALE INDIQUE UN DISCOURS RATIONNEL. EXPLIQUE-TOI, S’IL TE PLAÎT.

— Tu les as réclamées tout de suite, répondit le Pistolero. Voilà pourquoi j’ai refusé. Ton impatience était inconvenante.

— JE NE COMPRENDS PAS.

— Tu t’es montré grossier. Et ça, tu comprends ?

Il y eut un long silence méditatif. Cela faisait des siècles que l’ordinateur ne rencontrait chez les humains qu’ignorance, laisser-aller, superstition et servilité. Et plusieurs ères qu’il n’avait eu devant lui un être simplement courageux.

— SI CE QUE J’AI DIT T’A PARU GROSSIER, JE TE PRÉSENTE TOUTES MES EXCUSES, énonça-t-il pour finir.

— Je les accepte, Blaine. Mais il y a un problème autrement plus important.

— EXPLIQUE-TOI.

— Referme le Compartiment et je le ferai.

Roland se rassit comme si toute discussion ultérieure — et la perspective d’une mort immédiate — était désormais impensable.

Blaine obtempéra. Les murs reprirent leur couleur et le paysage de cauchemar défilant au-dessous d’eux fut à nouveau occulté. Le tracé de la carte clignotait à présent près du point symbolisant Candleton.

— Très bien. La grossièreté est pardonnable, Blaine, dit Roland. C’est ce qu’on m’a enseigné dans ma jeunesse. Mais on m’a aussi appris que la sottise ne l’est jamais.

— EN QUOI AI-JE FAIT PREUVE DE SOTTISE, ROLAND DE GILEAD ?

La voix de Blaine était d’une douceur lourde de menaces. Susannah songea à un chat tapi à l’entrée d’un trou de souris, battant de la queue, ses yeux verts brillant de malveillance.

— Nous possédons quelque chose que tu désires, dit Roland, mais la seule récompense que tu nous offres en échange, c’est la mort. C’est de la dernière stupidité.

Il y eut un très long silence tandis que Blaine réfléchissait à ce que venait de dire le Pistolero. Puis :

— CE QUE TU DIS EST VRAI, ROLAND DE GILEAD, MAIS LA QUALITÉ DE VOS DEVINETTES RESTE ENCORE À DÉMONTRER. JE NE VEUX PAS VOUS RÉCOMPENSER EN VOUS LAISSANT LA VIE SAUVE CONTRE DE MAUVAISES DEVINETTES.

Roland approuva du chef.

— Je te comprends parfaitement, Blaine. Maintenant, écoute-moi et tâche de comprendre à ton tour. J’en ai déjà parlé à mes amis. Du temps de mon enfance, dans la Baronnie de Gilead, sept Fêtes avaient lieu chaque année — celles de l’Hiver, de la Terre Vide, des Semailles, de la Mi-Été, de la Pleine Terre, de la Moisson et du Terme de l’Année. Si les devinettes occupaient une place importante dans chacune d’elles, elles constituaient l’événement majeur des Fêtes de la Terre Vide et de la Pleine Terre, car celles qu’on y posait étaient censées présager en bien ou en mal l’issue des récoltes.

— C’EST DE LA SUPERSTITION SANS FONDEMENT. JE TROUVE CELA D’UN ENNUI AFFLIGEANT.

— Bien sûr que c’était de la superstition, concéda Roland. Mais la justesse de ces devinettes à prévoir les récoltes te surprendrait peut-être. Par exemple, devine un peu ça, Blaine : entre une grange et une mère-grand, quoi de différent ?

— ELLE EST ARCHI-ÉCULÉE ET PAS TRÈS INTÉRESSANTE, fit Blaine, qui parut heureux toutefois d’avoir quelque chose à se mettre sous la dent. RIEN DE DIFFÉRENT. TOUTES DEUX ME HANTENT. L’UNE EST PARENTE, L’AUTRE, SOUPENTE. RIEN QU’UNE BANALE COÏNCIDENCE PHONÉTIQUE. DU MÊME ACABIT, ON TROUVE CELLE QU’ON RACONTE AU NIVEAU DE LA BARONNIE DE NEW YORK : QUELLE DIFFÉRENCE IL Y A ENTRE UN GÉNÉRAL ET UNE HORLOGE ?

Jake prit la parole.

— Je la connais. L’horloge a son tic-tac et le général, sa tactique.

— OUI. UNE CONTREPÈTERIE DES PLUS STUPIDES.

— Pour une fois, je suis d’accord avec toi, Blaine, mon pote, dit Eddie.

— JE NE SUIS PAS TON POTE, EDDIE DE NEW YORK.

— Bon Dieu, va te faire foutre au plus haut des cieux.

— IL N’Y A PAS DE CIEUX.

Eddie resta sec.

— J’AIMERAIS QUE TU M’EN DISES DAVANTAGE SUR LES CONCOURS DE DEVINETTES DES FÊTES DE GILEAD, ROLAND, FILS DE STEVEN.

— À midi, lors des Fêtes de la Terre Vide et de la Pleine Terre, entre seize et trente joueurs se réunissaient dans le Hall aux Aïeux, qu’on ouvrait pour l’occasion. C’étaient les seules fois de l’année où le menu peuple — boutiquiers, fermiers, rancheros et autres — était admis dans le Hall aux Aïeux et, ces jours-là, il y avait foule.

Le regard du Pistolero s’était fait lointain et rêveur. Jake lui avait vu la même expression, dans cette autre existence auréolée de brume, quand il lui avait raconté comment, avec ses amis, Cuthbert et Jamie, ils s’étaient faufilés sur le balcon de ce même hall pour assister à un bal. Jake et Roland gravissaient alors les montagnes, talonnant Walter, l’homme en noir, quand Roland lui avait fait ce récit.

Marten était placé à côté de ma mère et de mon père, avait dit Roland. Je les reconnaissais, même de si haut — et à un moment, il a dansé avec elle, lentement, en tourbillonnant, et les autres leur ont cédé la place sur la piste et ont applaudi quand ils ont eu fini. Les pistoleros n’ont pas applaudi, eux.

Jake observa Roland avec curiosité, se demandant une fois encore d’où venait cet homme étrange… et pourquoi.

— On plaçait un grand tonneau au centre, poursuivit Roland, et chaque joueur y jetait une poignée de rouleaux d’écorce sur lesquels figuraient des devinettes. Plusieurs étaient anciennes, ils les tenaient de leurs aînés — ou bien les avaient glanées dans des livres — mais les plus nombreuses étaient nouvelles, inventées pour l’occasion. Trois juges, dont l’un était toujours un pistolero, rendaient leur verdict quand on les énonçait à haute voix. Et elles n’étaient acceptées que s’ils les jugeaient bonnes.

— OUI, IL FAUT QU’UNE DEVINETTE SOIT BONNE.

— C’est ainsi qu’ils jouaient aux devinettes, dit le Pistolero.

Un léger sourire fleurit sur ses lèvres au souvenir de ces jours d’autrefois. Quand il avait le même âge que le garçon meurtri et couvert de bleus assis en face de lui, le bafouilleux sur ses genoux.

— Ils jouaient des heures d’affilée. On formait un rang au centre du Hall aux Aïeux. La position de chacun y était déterminée par tirage au sort et, comme il valait mieux se trouver en queue qu’en tête, chacun espérait tirer un nombre élevé, même si le gagnant devait répondre correctement au moins à une devinette.

— ÇA VA DE SOI.

— À tour de rôle, hommes et femmes — en effet, certains des meilleurs joueurs de Gilead étaient du sexe féminin — s’approchaient du tonneau, tiraient une devinette. Si la devinette n’était toujours pas trouvée au bout de trois minutes écoulées dans un sablier, le joueur devait sortir du rang.

— ET ON POSAIT LA MÊME DEVINETTE AU SUIVANT ?

— Oui.

— ALORS IL AVAIT DAVANTAGE DE TEMPS POUR RÉFLÉCHIR.

— Oui.

— JE VOIS. ÇA M’A L’AIR ÉPATANT.

Roland tiqua.

— Épatant ?

— Il veut dire amusant, expliqua posément Susannah.

Roland haussa les épaules.

— Pour les spectateurs, peut-être, mais les participants prenaient la chose très au sérieux. Très souvent tout se terminait par des disputes, voire un pugilat, après la remise du prix.

— ET C’ÉTAIT QUOI LE PRIX, ROLAND, FILS DE STEVEN ?

— L’oie la plus grasse de la Baronnie. Et chaque année, Cort, mon instructeur, l’emportait chez lui.

— ÇA DEVAIT ÊTRE UN FAMEUX JOUEUR, dit Blaine avec respect. J’AIMERAIS BIEN QU’IL SOIT ICI.

Et moi donc, songea Roland.

— Es-tu prêt à entendre ma proposition, Blaine ?

— JE L’ÉCOUTERAI AVEC LE PLUS GRAND INTÉRÊT, ROLAND DE GILEAD.

— Que les prochaines heures soient notre Jour de Fête. Puisque tu veux apprendre de nouvelles devinettes, tu ne nous poseras donc aucune des millions de celles que tu connais déjà…

— CORRECT JUSQUE-LÀ.

— Nous ne saurions pas en résoudre les trois quarts, de toute façon. Je suis sûr que tu en connais certaines qui auraient fait sécher Cort en personne s’il les avait tirées du tonneau.

Roland n’en aurait pas donné sa tête à couper. Mais l’heure de jeter l’éponge et de fumer le calumet de la paix avait sonné.

— ÇA VA DE SOI.

— Au lieu d’une oie, ce sont nos vies qui seront le prix, proposa Roland. Nous te poserons des devinettes tout en roulant, Blaine. Si, à notre arrivée à Topeka, tu les as toutes résolues, tu pourras mettre à exécution ton plan initial et nous tuer. Voilà quelle sera ton oie. Mais si jamais nous te collons — si jamais une devinette tirée du livre de Jake ou de notre imagination te laisse sans réponse —, tu devras nous emmener à Topeka, puis nous libérer afin que nous puissions poursuivre notre quête. Voilà quelle sera notre oie.

Silence.

— Tu as compris ?

— Oui.

— Tu es d’accord ?

Silence encore plus grand de Blaine le Mono. Eddie, raide sur son siège, un bras passé autour de Susannah, contemplait le plafond du Compartiment de la Baronnie. La jeune femme, la main gauche posée sur son ventre, caressait le doux secret qui s’y nichait peut-être. Jake effleurait à peine le poil d’Ote, évitant les touffes poissées de sang, là où le bafouilleux avait été lardé de coups de poignard. Ils attendirent que Blaine — le véritable Blaine, à présent loin derrière eux, vivant d’un semblant de vie sous une cité dont tous les habitants gisaient, morts de sa propre main — réfléchisse à la proposition de Roland.

— OUI, dit-il enfin. JE SUIS D’ACCORD. SI JE RÉSOUS TOUTES LES DEVINETTES QUE VOUS ME POSEREZ, JE VOUS EMMÈNERAI À L’ENDROIT OÙ LE CHEMIN S’ACHÈVE DANS LA CLAIRIÈRE. SI L’UN DE VOUS ME POSE UNE DEVINETTE QUE JE N’ARRIVE PAS À RÉSOUDRE, J’ÉPARGNERAI VOS VIES ET VOUS CONDUIRAI À TOPEKA D’OÙ VOUS POURREZ POURSUIVRE VOTRE QUÊTE DE LA TOUR SOMBRE, SI VOUS EN DÉCIDEZ AINSI. AI-JE BIEN COMPRIS LES TERMES DE TA PROPOSITION, ROLAND, FILS DE STEVEN ?

— Oui.

« TOPE LÀ, ROLAND DE GILEAD.

« TOPE LÀ, EDDIE DE NEW YORK.

« TOPE LÀ, SUSANNAH DE NEW YORK.

« TOPE LÀ, JAKE DE NEW YORK.

« TOPE LÀ, OTE DE L’ENTRE-DEUX-MONDES.

Ote leva brièvement la tête en entendant son nom.

— VOUS FORMEZ UN KA-TET. UN TOUT FAIT DE PLUSIEURS. MOI AUSSI. QUEL EST LE PLUS FORT DES DEUX ? VOILÀ CE QU’IL NOUS RESTE À DÉTERMINER.

Il y eut un instant de silence, rompu uniquement par l’incessant martèlement des turbos à transmission lente qui les transportaient à travers les Terres Perdues et le long du Sentier du Rayon vers Topeka, où s’achevait l’Entre-Deux-Mondes et commençait le Monde Ultime.

— EH BIEN, s’écria la voix de Blaine, JETEZ VOS FILETS, VAGABONDS, ET QUE LA JOUTE COMMENCE !

FIN
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